Alexandre Brongniart (1770-1847)

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Le texte qui suit a été publié dans UNE GRANDE FAMILLE DE SAVANTS : LES BRONGNIART par Louis de Launay -- Librairie G. RAPILLY ET FILS, 1940


CHAPITRE III
LE GÉOLOGUE ALEXANDRE BRONGNIART. LA JEUNESSE ET LES AVENTURES RÉVOLUTIONNAIRES


Alexandre Brongniart, par Hall

En parlant de Théodore Brongniart, nous avons déjà rencontré à diverses reprises son fils Alexandre qui devait apporter une gloire toute particulière à la famille.

Alexandre Brongniart est né à Paris, rue Greneta, le 5 février 1770 [Extrait du registre de la paroisse Saint-Sauveur de Paris : « Le mardi, sixième du mois de février de l'année 1770 a été baptisé Alexandre, né d'hier, fils d'Alexandre Théodore Brongniart,architecte et d'Anne-Louise Dégremont, son épouse, rue Greneta, parain (sic), Jean-François Le Tellier, entrepreneur des bâtiments du Roi, paroisse Saint-Etienne du Mont; mareine (sic) Marie-Catherine de Savigny, fille majeure, paroisse Saint-Eustache, soussignés »]. Nous avons deux fois son portrait à 7 ans, en buste par Houdon, en miniature par Hall. Plus que la miniature légèrement traitée dans le goût de Fragonard, le buste nous donne l'idée de l'enfant sérieux, attentif, volontiers un peu austère, que devait être dès lors Alexandre. Rapidement, la tournure scientifique des ancêtres pharmaciens s'accusa chez lui en réaction contre la vocation artistique de son père, sans cependant exclure un certain goût des arts qui devait trouver plus tard, sa place dans l'organisation de la manufacture de Sèvres. On destinait le jeune homme à la médecine, et, en attendant, il étudiait les diverses branches des sciences naturelles et chimiques qu'exige la pharmacie. Mais, au regret de sa mère qui aurait voulu lui voir une carrière lucrative, il montra bientôt clairement que son goût était d'abord pour la science pure et pour le professorat, qu'il s'agît d'anatomie, de zoologie, de botanique ou de chimie, se passionnant ici pour les méthodes nouvelles de Linné, là pour celles de Lavoisier. Sauf à anticiper un peu, nous trouvons dans les lettres de sa mère, des traits de son caractère à 22 ou 23 ans qui devaient certainement préexister. Le portrait le plus typique est tracé en septembre 1793, sous l'émotion de son départ à l'armée :

« J'ai été pénétrée de la tendresse que l'on porte à mon enfant. Cet homme qui n'a aucune marque particulière d'amitié, qui a plus l'air indifférent qu'aimant, est aimé de tous... Ils ont presque de la vénération pour lui. Dites-moi donc quel charme a cet enfant pour avoir toujours l'air de commander à tous et d'être aimé malgré cela de tous, d'être le camarade de tous ? C'est toujours le même enfant qui disait : « Baissez la tête, levez le nez ! » Il est toujours primant sans qu'on s'en offense. Enfin jugez de cet ascendant qu'il a sur les cœurs... Il est parti avec sa philosophie et sa résignation ordinaire. Le désir qu'il a d'être utile à sa patrie le soutenait... »

Et le père écrit une autre fois : « Il ne faut pas nous plaindre ; car nos trois enfants existent à notre satisfaction, malgré la rudesse de l'aîné, la nonchalance de la grande fille et l'étourderie de la petite. Il n'est personne ici qui ne me félicite sur mon fils, malgré sa tête baissée et sa distraction. On voit que l'amour de l'étude en est la seule cause. »

Alexandre Brongniart est encore presque sur les bancs du collège et commence à peine à préparer ses examens de médecine, qu'on le voit constamment occupé à observer la nature, à herboriser, à disséquer et, d'autre part, à analyser, à distiller, à combiner les réactifs chimiques. Sa chambre est un laboratoire, un atelier, une ménagerie. Il suit, à l'École des Mines naissante, le cours de minéralogie professé par Sage. Son oncle Antoine l'initie à la chimie. Et, dès lors, toutes les fois qu'il peut trouver une occasion d'exposer ses idées, de répandre sa jeune science, par la parole ou par l'écriture, il la saisit, un peu embarrassé au début pour se produire en public mais prenant vite de l'assurance.

En 1787, à 17 ans, le manuscrit d'une leçon d'ouverture qui s'est trouvé conservé nous le découvre faisant un cours de minéralogie à la « Société Gymnastique ». Dès la formation de la Société Philomathique, le 10 décembre 1788, il s'y intéresse vivement et prend une part active à ses travaux. Ce sera longtemps pour lui un centre de réunion intellectuelle, où il rencontre constamment Riche (frère de Prony) [Riche mourut jeune au Mont-Dore, en septembre 1797 ; Silvestre devint membre de l'Institut ; Philomathique vient de « philo-mathein » (ami des sciences)] et Silvestre qui en sont les secrétaires, où il se liera plus tard intimement avec Cuvier et avec Geoffroy Saint-Hilaire.


Alexandre Brongniart, par Houdon

Cette Société Philomathique, un peu oubliée aujourd'hui et à laquelle Brongniart resta attaché toute sa vie, soit pendant près d'un demi-siècle, eut de suite cet avantage de fournir un organe aux jeunes savants qui y faisaient leurs premières communications, aujourd'hui réservées à nombre de sociétés savantes; mais elle devait surtout jouer un rôle important pendant l'interrègne révolutionnaire de l'Académie des Sciences, quand la science, délaissée, sinon persécutée, n'avait plus aucune tribune pour se faire entendre. C'était une société fermée dont le nombre de membres était limité à 50 et où, par suite, la difficulté d'être admis en faisait apprécier l'honneur. D'après son règlement, remanié et précisé en juillet 1791, puis en 1797, elle se proposait un objet très vaste : l'histoire naturelle, l'anatomie, la physique, la chimie, l'art de guérir, les arts mécaniques et chimiques, l'économie rurale et le commerce, les mathématiques, l'archéologie. Elle effectuait des expériences et publiait un bulletin mensuel. Les membres étaient « astreints à un travail périodique et à une présence habituelle aux séances », toute absence non justifiée ou simplement tout retard entraînant une amende. Elle comprenait des membres, des associés libres et des correspondants.

Vient la révolution de 1789, dont les débuts sont accueillis par la famille Brongniart avec l'enthousiasme qui fut alors général dans la bourgeoisie française. Avant même que la Bastille ne soit prise, Théodore Brongniart a posé le plan d'une place devant se substituer au monument abhorré. Le 14 juillet, Alexandre Brongniart s'enrôle comme volontaire dans la garde nationale non soldée, deuxième division, huitième bataillon, compagnie du guidou, sous les ordres du prince de Salm-Kyrbourg. Mais cela ne l'empêche pas de poursuivre ses études et, le 20 octobre 1789, il est reçu maître es-arts de l'Université de Paris. Ici, je ne résiste pas au plaisir de reproduire son diplôme dont les grâces latines contrastent avec la sécheresse de nos titres modernes :

« Universis présentes litteras inspecturis, Rector et Universitas studii parisiensis, salutem in eo qui est omnium vera salus. Cum universi fidei catholicae cultores, tam naturali aequitate, quam divinae legis praecepto sint obstricti, ut fidele testimonium perhibeant veritati, multo magis convenit, ut viri Ecclesiastici diversarum scientiarum Professores, qui veritatem in omnibus scrutantur, ac in ea alios instruunt et informant, ut sic nec amore, vel timore, aut alia quacumque occasione devenit a rectitudine veritatis et rationis. Hinc est, quod nos in hac parte versati testimonium perhibere cupientes, omnibus et singulis, quorum interest, tenore praesentium notum facimus, quod dilectus noster Alexander Brongniart, Parisiens, in Artibus Magister, gradum Magisterii in praeclara Artium Facultate Parisiensi, examinibus rigorosis, anno Domini millesimo septingentesimo octogesimo nono, die veri vigesima mensis octobris secundum prsedictae Facultatis Artium statura et consuetudines, diligenter praehabitis solemnitatibus in talibus assuetis, laudabiliter et honorifice adeptus est. In cujus rei testimonium sigillum nostrum magnum praesentibus litteris duximus apponendum... »

Le 4 août 1790, une autre pièce certifie que Brongniart a suivi le cours de médecine de Nizon depuis les vacances de 1789.

En même temps, il organise, dans le bâtiment des Invalides qu'habitent encore ses parents, un cours de chimie destiné à vulgariser les théories si discutées de Lavoisier; et Lavoisier, venu un jour l'entendre en cachette, lui adresse ses félicitations.

Dans cet été de 1790, alors qu'il est maître es-arts et prépare sa licence en médecine, nous le voyons faire en Angleterre un voyage d'études qui dure trois mois. Les lettres montrent qu'il voyage avec une grande économie, mais que pourtant son père lui a ouvert un crédit à discrétion qui prouve sa confiance absolue dans la sagesse du jeune homme. Quant à la mère, elle trouve ce voyage prématuré et aurait voulu que, pour mieux en profiter, il apprît d'abord l'anglais. Entre elle et lui apparaît un léger dissentiment qui durera : elle insistait pour qu'il prépare sa carrière de médecin et lui préférant porter sa curiosité en tous sens. Son carnet de notes qui nous a été conservé, le montre tel qu'il devait être toute sa vie, minutieux, méthodique et attentif, observant tout ce qu'il rencontre et notant tout ce qu'il juge susceptible de l'instruire, aussi bien comme industrie que comme phénomènes naturels.


Alexandre Brongniart, par Mme Vigée-Lebrun, 1788
Collection Dumas Milne-Edwards

Il se rend à pied de Paris à Dieppe, ce qui sera toujours sa manière favorite de voyager. A Marly, il étudie la machine élévatoire; à Saint-Germain, il apprend à faire des sangles. Quand il longe la Seine, il prend sa température. A Rouen, il trouve la ville mal bâtie, presque toutes les maisons à charpente apparente, les rues étroites et obscures. Il observe que les collines sont faites de craie renfermant de gros silex noirs et prend le dessin des charrettes et des brouettes qui lui paraissent originales. A Dieppe, il recueille des fucus, des éponges, quelques insectes et des poissons.

Il s'embarque et note avec le même soin les vicissitudes du mal de mer, comme s'il avait à en faire la description clinique.

A Londres, il visite une série de naturalistes : l'un qui lui fait voir l'herbier des Linné père et fils, l'autre qui lui montre une collection de plantes grasses en lui expliquant la manière de les conserver dans de l'alcool, le troisième qui possède une collection d'insectes surtout riche en phalènes et en papillons et il ne perd pas une occasion de rompre des lances en faveur de nos principes révolutionnaires. Après quoi, ce sont des visites à tous les hôpitaux dont la propreté le frappe. Au théâtre, il voit représenter, comme dans un cinéma d'actualité, la Fédération qui vient d'avoir lieu à Paris un mois auparavant. Enfin, il visite des usines de tous genres et s'arrête spécialement dans une fabrique d'émaillage où il recueille les éléments d'un travail personnel. Il se met en route, toujours à pied, vers le Derbyshire, en observant la nature des terrains, visite des mines de houille et de plomb, non sans un certain trouble de néophyte qui, dit-il, l'empêche de faire des observations de température comme il l'aurait voulu.

Enfin, rentrant à Londres, il y visite encore des moulins à farine actionnés par des pompes à feu. Il voit, dans les caves de la Banque, une immense quantité de lingots d'or gros comme des demi-livres de chocolat. Revenu en France par Douvres, il trouve l'occasion d'étudier près d'Arras les puits artésiens et les premières exploitations de houille ; et il apprend en route qu'il a été nommé membre de la Société d'Histoire Naturelle.

Ce voyage devait laisser sa trace dans la première publication de Bron-gniart, un mémoire sur les émaux qui, tout à fait par hasard, préludait à sa principale occupation future pendant la seconde partie de sa vie, la direction de la manufacture de Sèvres.

L'été suivant, au mois d'août 1791, peu après la fuite de Varennes, il fait, dans le même ordre d'idées, un court voyage en Bourgogne en compagnie d'un M. Dandrada : voyage pédestre mais avec accompagnement d'un cheval que le piéton se fatigue à suivre. Il nous décrit son costume d'explorateur qui sent bien son époque et ne ressemble guère à l'attirail d'un géologue moderne : « Ma veste, mon pantalon, ma coiffure, mon chapeau rond et mon grand sabre me font ressembler tout juste à Crispin, surtout dans mon ombre à cause de la noirceur. » D'ailleurs ses lettres sont, dans cette excursion, pleines d'allusions à la politique et toujours dans le sens le plus « patriotique » : soit qu'il applaudisse à l'arrestation des jeunes gens monarchistes d'Auxerre, soit qu'à Dijon il écoute « un discours rempli d'éloquence et de raisonnements justes sur la nécessité d'accorder aux prêtres la permission de se marier ». Mais il n'en reste pas moins fidèle à son programme scientifique en visitant les forges de Montbard et les usines du Creusot où il s'applique à dessiner presque toutes les machines, « du moins à en faire un croquis suffisant pour se les rappeler et pouvoir les dessiner à Paris ». On est parfois surpris, avec nos idées actuelles de spécialisation de plus en plus stricte, quand on voit les hommes de la Révolution, un Monge, un Brongniart, passer brusquement de la science à l'industrie; mais c'est qu'ils s'y trouvaient préparés par le trésor accumulé de leurs observations antérieures.

Dès cette période pourtant, l'histoire naturelle, et spécialement la zoologie, a toutes ses préférences. Deux communications faites en 1791 à la Société Philomathique portent : l'une sur une nouvelle espèce de Lamie, l'autre (en collaboration avec Romain Coquebert, oncle de sa future femme) sur la formation de la coquille du Strombus fissurella. [Romain Coquebert (1767-1829) avait, comme son frère François-Etienne, membre de l'Institut, et comme son aîné Antoine-Jean, minéralogiste, le goût des sciences].

Dans les années suivantes, nous le voyons rechercher ou saisir de tous côtés les occasions d'enseigner et, pour enseigner, de s'instruire. C'est le Lycée proprement dit ; c'est le nouveau Lycée des Arts, ou lycée révolutionnaire ; c'est la Société d'Histoire Naturelle. Qu'étaient ces deux lycées que l'on serait volontiers tenté de confondre ? Le Lycée, fondé en 1788 (Brongniart, le 27 juin 1793, écrit : « Le lycée de 1786 ») par La Harpe, avait eu aussitôt un grand succès. On en trouve une description dans les souvenirs du baron de Frenilly qui mentionne à cette occasion avec éloge le cours « du jeune Brongniart ». « Le Lycée, dit-il, avait alors, après la politique, la vogue de Paris. C'était un beau et spacieux local près du Palais Royal et au lieu même où avait brûlé l'Opéra. On y trouvait de jolis salons, une riche bibliothèque et une immense salle où, de neuf heures du matin à dix heures du soir, se succédaient des cours en tous genres : physique, chimie, histoire naturelle, anatomie, botanique, astronomie, littérature; plus l'histoire et les langues... Les professeurs étaient Garat, La Harpe, Parcieux, Fourcroy, Sue... Tous les jours, matin et soir, au milieu du fashionable auditoire du Lycée, au milieu de l'émulation des modes, des parures et des immenses chapeaux qui avaient pris la place des paniers, on voyait assise une jeune femme d'une beauté ravissante et d'une taille à servir de modèle, vêtue en blanc et coiffée de ce mouchoir noué sur le front que les créoles appellent « véhoule ». C'était Mme Récamier. Au bal, au spectacle, à la promenade, elle se montrait en robe blanche et en véhoule... Tout cela lui seyait à merveille... La véhoule fit fortune... Mme de Staël avait des prétentions à tout. Mme Récamier n'avait de prétention à rien. Ou du moins elle avait celle de paraître n'en avoir aucune. L'union fut donc prompte et intime. La véhoule blanche opéra tout cela. »

Plus modestement, Théodore Brongniart étant actionnaire du Lycée, sa femme et sa fille Emilie venaient régulièrement y suivre des cours d'histoire ou d'astronomie.

Quant au Lycée des Arts, c'était la concurrence républicaine fondée seulement en 1793 et qui fut loin d'avoir le même succès. Voici comment, à la date du 15 avril 1793, Brongniart nous expose ses occupations multiples : « J'ai été chargé vendredi de commencer demain mardi, une leçon sur les amphibies au Lycée des Arts. Je connais fort peu cette classe de l'histoire naturelle et j'ai été obligé de travailler sans relâche pour préparer les premières leçons de ce cours. Bien plus, je commence samedi à la Société d'Histoire Naturelle, mon cours d'entomologie que je continuerai les mardis et samedis soirs. Ainsi me voilà beaucoup d'ouvrage sur les bras... »

Et, le 25 avril : « Je n'avais ce matin que trois leçons à faire par semaine. Maintenant j'en ai quatre et ce sont trois cours différents. M. Fourcroy m'a dit ce matin qu'un professeur d'histoire naturelle (Millin) avait fait offrir au Lycée de faire un cours gratuitement. M. Fourcroy a observé qu'il ne fallait point de professeur gratuit et m'a aussitôt rappelé que j'avais été présenté depuis longtemps. J'ai accepté et je commence un cours sur les vers, et surtout sur ceux qui se trouvent dans le corps de l'homme et des animaux, de jeudi en huit et il a été arrêté que je recevrais 300 livres. Je ne sais pas comment je me tirerai de tout ce travail. »

La mère écrit à ce propos le 11 mai : « Votre fils a fait sa seconde leçon à notre Lycée jeudi dernier, toujours avec succès. Je le suis dans ce cours. Il a une timidité au commencement de sa leçon qui me fait souffrir, tant il est pâle et ses mains tremblent; cela n'est pas long. Il intéresse les spectateurs par cette timidité qui sied si bien à son âge et qui ne dure pas assez pour impatienter ; au contraire, on est étonné de la fermeté et du savoir de ce jeune homme. On se rassemble après la leçon autour du professeur pour discuter; et c'est là qu'on voit que notre jeune professeur est ferré. C'est ce que j'ai entendu dire jeudi. Il avait passé la nuit pour sa leçon. Je craignais qu'elle ne s'en ressentît ; mais elle a été parfaitement bien. »

Le 16 mai 1793, Brongniart résume ainsi sa situation : « Je fais trois cours d'histoire naturelle et il n'y avait pas moyen d'en refuser un parce que je les avais demandés dans la croyance qu'ils ne viendraient point à la fois. Celui de la Société sur les insectes, les mardis et samedis à 8 heures du soir ; j'ai environ 30 personnes. Le Lycée des Arts s'est fondé depuis peu. Son ouverture s'est faite avec beaucoup de bruit. Il ne sera probablement pas de longue durée; car il n'y a pas de souscripteurs. Il y a des cours de tout, même d'architecture; M. Fourcroy m'a proposé. J'y fais l'histoire naturelle des amphibies, ou grenouilles, lézards, tortues, serpents, etc., les mercredis à une heure et demie. Reste le Lycée proprement dit, où je fais l'histoire naturelle des vers les jeudis à midi et demi. Si tu ajoutes à cela l'ouvrage de M. d'Orcy que je ne néglige pas, l'Encyclopédie, les petits travaux de la Société Philomathique et de la Société d'Histoire Naturelle, cela fait un travail considérable. »

Un mois après, le 27 juin, Brongniart précise la manière dont il comprend son enseignement : « Mon cours au Lycée de 1786 traite des vers, c'est-à-dire de tous les animaux mous privés de la plupart des sens dont sont doués les autres animaux. J'ai cherché dans ma première leçon à exciter l'attention de mes auditeurs. J'ai donc été obligé de ramasser en un seul cours tous les faits piquants, tous les phénomènes singuliers que l'on peut observer dans les vers en considérant ces animaux dans un certain ordre physiologique qui m'a été fourni par un ouvrage de M. Vicq d'Azir. J'ai terminé en faisant connaître les ordres qui ont été établis dans cette classe. Ils sont au nombre de cinq : 1° les vers intestins, c'est-à-dire ceux qui se trouvent dans l'intérieur du corps des animaux. J'ai fait voir le plus d'individus qu'il m'a été possible; on m'en a prêté beaucoup à l'école vétérinaire; je n'ai jamais parlé que de ceux dont j'ai pu montrer des exemples ou des gravures. — Le second ordre renferme les vers mollusques, c'est-à-dire tous ceux que l'on rencontre sur la terre et dans la mer et qui ne sont recouverts par rien. — J'en suis maintenant au 3e ordre, aux vers testacés, c'est-à-dire à ceux qui habitent dans les coquilles. Ici, j'ai beaucoup de beaux échantillons à faire voir. C'est M. Lamarck qui me les prête... J'en suis à ma huitième leçon, j'en ai encore quatre à faire. Je traiterai des coquilles pendant encore deux leçons; je ferai ensuite l'histoire des coraux et des madrépores; enfin, je terminerai par celle des vers microscopiques... J'ai suivi absolument la même marche dans le cours sur les amphibies que je viens de finir au Lycée des Arts et dans celui que je fais sur les insectes à la Société d'Histoire Naturelle. »

Qu'était-ce que cet ouvrage de M. d'Orcy dont Brongniart fut très occupé pendant plusieurs années parallèlement à ses cours : à la fois pour lui occupation scientifique et gagne-pain? Gigot d'Orcy, Inspecteur des Mines et Receveur général des finances (1733-1793), qui avait constitué à la mode du temps un très riche cabinet d'histoire naturelle, avait voulu immortaliser son nom en publiant un grand ouvrage illustré qui en reproduirait les types les plus intéressants. Avec l'association d'un moine augustin nommé Engramelle, il avait publié d'abord en 6 volumes in-40 « Les Papillons d'Europe » dont le succès l'avait encouragé à faire une histoire générale des insectes et il en avait chargé l'entomologiste Guillaume-Antoine Olivier qui y travailla assez activement pour pouvoir faire paraître, en 1789 et 1790, les deux premiers volumes des insectes coléoptères. Mais, à la suite du 10 août, Olivier crut prudent de quitter la France et put se faire donner une mission lointaine en Turquie et en Perse qui allait l'occuper pendant six ans. Durant son absence, Brongniart le remplaça : ce qui lui permettait de faire, par la même occasion, un cours sur les insectes. Nous le voyons, par exemple, en janvier 1795, traiter les genres Macrocephalus et Pyrochre. En effet, la mort de M. d'Orcy, en juin 1793, n'avait pas interrompu le travail qui fut pieusement continué par sa veuve. Mais, à la fin de 1799, Olivier revint de son expédition, il fut aussitôt nommé à l'Institut et ce fut lui qui termina l'ouvrage comme il l'avait commencé. L'Encyclopédie dont nous a parlé Brongniart était un autre legs d'Olivier. La librairie Panckoucke, ayant voulu entreprendre une grande Encyclopédie méthodique, s'était adressée à Olivier pour les insectes et celui-ci, avant son départ, était arrivé à la lettre E. Là aussi, Brongniart le remplaça (Voir l'éloge d'Olivier par Cuvier; II, 61).

En même temps, comme Brongniart l'écrivait, notre jeune homme était très occupé par ses sociétés scientifiques dont il prenait à cœur les travaux et pour lesquelles il recrutait des adhérents et des correspondants jusqu'à Bordeaux, mais en commençant par les examiner avec sévérité. Pour alimenter son insatiable curiosité, il se montre avide d'échantillons, de préparations, il se précipite sur les animaux à disséquer et fouille curieusement leur anatomie, sans se douter que, dans le même temps, loin de là, en Normandie, un grand émule destiné à devenir son ami et collaborateur, Cuvier, s'applique de son côté à la même tâche et commence à jeter les bases de l'anatomie comparée. Et, sans trop de modestie, il se résume en écrivant, après trois mois d'enseignement : « Je pourrai me flatter d'avoir fait trois cours qui n'avaient encore été faits à ce que je crois sur aucune autre partie du globe et d'avoir en si peu de temps plus que quadruplé mes connaissances, surtout dans une partie extrêmement intéressante mais bien négligée jusqu'à présent, l'histoire naturelle des vers... »

Malgré son zèle et son talent, il eut, cet été-là, un déboire cruel en se voyant préférer un autre candidat pour une place au Muséum. Les lettres que l'on va lire prennent rétrospectivement quelque piquant quand on sait que le candidat préféré dont il parle avec un tel mépris devait devenir plus tard le grand zoologiste Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, dont le fils Isidore a continué la glorieuse dynastie :

« 21 juin 1793... M. d'Orcy est mort; mais Mme d'Orcy continue l'ouvrage et m'engage à aller très vite. M. de Saint-Pierre, Intendant du Jardin des Plantes [Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), l'auteur de Paul et Virginie qui fut un moment, en I792, Intendant du Jardin des Plantes avant de devenir en l'an III, professeur de morale à l'École Normale, avait trouvé le moyen, au cours de sa vie aventureuse, de se brouiller avec tout le monde ; ce doux philanthrope était un aigri] n'a pas très bien vécu avec les savants de cet établissement et il paraît qu'il a assez déplu à MM. Daubenton [Daubenton (1716-1800) (voir sa notice par Cuvier)] et Lacépède pour que ce dernier donnât sa démission. Sa place venant à vaquer, personne ne l'a su, aucun concours n'a été ouvert. M. Daubenton a donné la place à un jeune homme de 21 ans qui s'occupe de minéralogie à peu près depuis un an : Geoffroy [Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) (voir sa notice par Flourens)] qu'il ne faut pas confondre avec le Geoffroy que tu connais, fils du médecin. Cette nomination despotique a fait murmurer tout le monde. Mais il vient d'arriver une grande révolution au Jardin des Plantes. La Convention a décrété que le projet de règlement proposé par les officiers de ce jardin serait mis à exécution. Dans ce projet, l'Intendant est supprimé; en effet, il mérite de l'être. Des professeurs de zoologie sont créés. C'est de cette création dont on s'occupe maintenant, et voici comment : La zoologie est divisée en 6 classes, les quadrupèdes, les oiseaux, les amphibies, les poissons, les insectes et les vers. Dans ce projet, il n'y a que deux professeurs pour tout cela et ces deux professeurs sont choisis de la manière suivante. Le jeune homme dont je viens de te parler professe les quatre premiers ordres. M. de Lamarck [De Monet de Lamarck (1744-1829) (voir sa notice par Cuvier)] est chargé des insectes et des vers. Cette nomination est comparable à celle dont il est parlé dans Figaro : « Il fallait un ministre, on prit un danseur ». Le jeune inconnu de 21 ans qui est chargé des quatre premiers ordres ne s'en doute pas. M. de Lamarck, homme de grand mérite, de l'Académie des Sciences, est un des meilleurs botanistes de l'Europe et connaît assez bien les vers; mais je puis, sans craindre de l'injurier, dire qu'il ne se doute pas des insectes. A quoi sert d'avoir travaillé, de s'être fait un peu connaître. Quand il s'agit de nommer à une place, ce n'est pas celui qui peut la remplir que l'on choisit; non, c'est celui qui, toujours chez M. Daubenton, l'a aidé à étiqueter ses minéraux. Comment un homme du mérite de M. Daubenton peut-il se laisser aller à d'aussi petites considérations ? Cependant tout n'est pas désespéré pour moi. On présente une chaire particulière d'entomologie. Comme je crois y avoir quelques droits, je la demanderai ouvertement, à moins que M. Richard se présente... Tu sais que c'est là le terme de mon ambition et que je me regarderais comme fort heureux si j'étais digne de l'avoir à 30 ou 40 ans... Pourquoi aurions-nous donc combattu si les abus du despotisme existaient toujours ? »

Et, le 27 juin, il écrit encore à ce propos : « Je vais maintenant te rendre compte de ce que j'ai fait à l'égard du Jardin des Plantes. J'ai été voir M. Fourcroy ainsi que je te l'avais annoncé. M. Fourcroy est fort irrité ainsi que tout le monde contre la nomination qui s'est faite. Il m'a conseillé d'écrire à l'Assemblée des professeurs pour demander une place. Cette lettre a été fort bien reçue et appuyée par tous ceux qui étaient présents et qui me connaissaient tous. Mais je ne peux être nommé dans ce moment que dans le cas où on créerait une nouvelle place de professeur de zoologie. Or le Comité d'instruction publique, auquel on a demandé cette création, ne veut point en entendre parler pour le moment. Ainsi il faut attendre l'organisation de l'instruction publique. Car, quand même on renverrait le jeune homme qui est chargé des quadrupèdes et des oiseaux, cette place est due à un naturaliste célèbre bien avant moi. Il est bien singulier que ce jeune homme dont je te parlais reste dans sa place malgré tout le monde. J'ai vu dernièrement M. Desfontaine, professeur de botanique, que je craignais de rencontrer pour lui et qui est également révolté. Mais, comme il a son brevet, on ne sait comment lui ôter la place. »

Et, le 8 juillet, il écrit encore : « Cette injustice est si criante qu'elle m'a plus révolté qu'affligé. »

L'impression est, on le voit, profonde et tenace. Mais il ne faut pas y voir seulement la mauvaise humeur du candidat évincé. La Révolution avait exaspéré chez les Français le sentiment de la justice impartiale et égale pour tous qui est si naturellement cher, en leur faisant espérer qu'il n'y aurait plus ni faveurs ni privilèges. Or, quels qu'aient été plus tard les mérites de Geoffroy Saint-Hilaire, la faveur dans ce cas était éclatante et les biographes du grand zoologiste ne le dissimulent pas. Ils racontent même qu'il voulait se récuser n'étant que minéralogiste et que Daubenton lui dit : « Il n'y a jamais eu un cours de zoologie en France. Osez ! » En 93, on le sait, l'audace était à la mode! Cette mauvaise entrée en matière n'empêcha pas d'ailleurs les deux jeunes gens d'être bientôt rapprochés par leurs goûts communs, en attendant qu'ils devinssent confrères et collègues à l'Institut et au Muséum. Dumas, le gendre de Brongniart, a raconté (évidemment de première source) que Geoffroy Saint-Hilaire, ayant failli se noyer pendant la campagne d'Egypte, eut comme première pensée : « Au moins Brongniart sera donc professeur au Muséum ! »

La même lettre du 8 juillet marque une autre déception : « On a fait dans Paris une recrue de 1.800 hommes pour envoyer dans le département de l'Eure assurer l'arrivée des subsistances à Paris. On a tiré au sort dans presque toutes les sections. Je viens de ma compagnie qui devait fournir 2 hommes comme toutes les autres, mais qui, n'en ayant pu trouver qu'un de bonne volonté, a été obligée de faire l'autre par le sort. J'ai donc tiré à la milice pour la première fois. Je ne m'y attendais guère dans un gouvernement libre ! » Pauvre Brongniart, s'il avait su que le premier bienfait et peut-être le plus durable de la Révolution serait de vouer tous les peuples à la conscription universelle!

Quelques semaines après, au mois d'août 1793, Brongniart avait encore une autre preuve que les Révolutions n'apportent pas toujours le bonheur et la paix plus que la justice aux savants. Ce fut la première mais non la dernière fois que son goût pour l'herborisation lui valut d'être mis en prison. J'ai déjà fait allusion à cette aventure désagréable dont sa douce philosophie ne tira, du reste, aucune conclusion fâcheuse pour le régime.

Le 10 août, la France devait célébrer la fête de la Fédération. Brongniart eut, avec deux amis, l'idée malheureuse d'en profiter pour faire une excursion de trois jours dans la forêt de Fontainebleau. C'était oublier les exigences d'une époque où l'on ne pouvait pas s'écarter de deux kilomètres sans s'être muni, au préalable, d'innombrables paperasses officielles enrichies de non moins nombreuses signatures :

« Nous devions, écrit Brongniart, coucher dans la forêt et nous avions fait des provisions de vivres en pommes de terre, fromage, chocolat, farine, etc. Nous nous promettions un grand plaisir de cette partie de sauvages. La difficulté d'avoir des passeports et le temps qu'il faut employer pour les obtenir, nous firent négliger cette formalité, d'autant plus que quelques personnes qui venaient de ce pays, nous assurèrent que des cartes de citoyen suffisaient. Nous partîmes donc munis seulement de nos cartes et de nos autres papiers civiques. Nous allâmes le premier jour coucher à Champrosay. Le lendemain nous parcourûmes les forêts de Senard et de Rougeault et arrivâmes le soir dans la forêt de Fontainebleau. Nous nous établîmes dans les rochers où nous couchâmes. Le lendemain nous parcourûmes toute la partie septentrionale de la forêt. Il faisait un temps superbe. Nous couchâmes encore ce soir dans la forêt vers un petit village que l'on nomme Reclose. Le lendemain, nous nous, aperçûmes que nos provisions de pain commençaient à nous manquer. Nous résolûmes donc d'aller déjeuner au village. C'était le 10 août, le jour de la Fédération. Nous arrivâmes dans ce village vers 7 heures du matin. Nous demandâmes à déjeuner. Nous finissions notre omelette et nous allions emballer le pain de quatre livres que nous avions acheté, lorsque plusieurs citoyens de l'endroit entrèrent où nous étions et nous demandèrent nos passeports. Nous leur fîmes voir nos cartes de citoyens et nos autres papiers. Après les avoir examinés, ils nous dirent qu'ils les trouvaient bons, mais qu'ils ne voyaient rien là-dedans qui nous autorisât à aller dans la campagne. Nous voulûmes alors leur expliquer le but de notre course, la difficulté d'avoir des passeports en règle, etc. Tous nos raisonnements furent vains. Ils nous dirent qu'il allaient nous conduire à Nemours vis-à-vis le district qui nous entendrait. En effet, la garde nationale qui devait aller faire à Nemours la Fédération nous plaça au milieu d'elle et nous conduisit tous trois le sac sur le dos et tambour battant à la ville de Nemours éloignée de deux lieues de l'endroit où nous venions d'être arrêtés. Nous comparûmes devant le district qui agit envers nous avec beaucoup d'honnêteté, mais nous laissa à la disposition de la municipalité de Reclose. Cette municipalité voulut probablement nous faire sentir tout son pouvoir ; car, malgré nos papiers qui devaient lui prouver que nous n'étions pas des gens suspects, elle nous condamna à rester en état d'arrestation jusqu'au moment où nous serions réclamés par nos sections. Nous fûmes donc conduits dans les prisons de Nemours où nous sommes restés cinq jours : temps nécessaire pour que nos lettres arrivassent et revinssent de Paris. Nous écrivîmes à mon cousin Fourcroy, aux professeurs du Muséum d'histoire naturelle qui mirent tous la plus grande activité pour nous réclamer. Nous reçûmes donc le mercredi deux lettres du maire de Paris (Pache) et on nous rendit notre liberté. Dans cette aventure, il n'y a eu de malheureux que l'inquiétude qu'elle a causée à maman et la contrariété de passer en prison un temps que nous aurions beaucoup mieux employé. »

A ce moment, la Convention ayant voté la réquisition de 300.000 nouveaux soldats, Brongniart, âgé de 23 ans, tombait sous le coup de la loi. Mais il put, comme élève de pharmacie, se faire attacher au service des hôpitaux en qualité d'officier de santé avec le titre d'apothicaire-élève et les membres du Conseil de Santé qui le connaissaient, Parmentier, Pelletier, Bayen, etc., choisirent, pour l'envoyer à l'armée, un endroit où il pourrait se rendre utile à la fois comme pharmacien et comme naturaliste. Un des médecins qui avaient à le juger, dit : « C'est perdre notre temps que d'examiner un professeur. Nous connaissons votre savoir. » Le sculpteur Daujon qui avait à viser son certificat de civisme, lui fit compliment sur le patriotisme qu'il avait témoigné précédemment. C'est ainsi qu'entré aussitôt en fonction, il fut chargé, comme commissaire du pouvoir exécutif, d'inventorier les objets d'histoire naturelle des dépôts nationaux, en commençant par l'Académie des Sciences, où il dut se rencontrer avec Monge. Après quoi, suivant ordre du 6 septembre, il partit comme aide-pharmacien à l'armée des Pyrénées où il devait rester exactement un an du 15 septembre 1793 au 7 septembre 1794. Nous sommes très renseignés sur ce temps de service militaire par ses lettres et par son journal et l'impression un peu inattendue que nous en retirons, c'est que, dans cette année tragique, on pouvait satisfaire à la conscription avec une vraiment grande facilité en continuant à s'occuper surtout d'histoire naturelle. La fin du séjour fut seule troublée par une seconde arrestation résultant d'une nouvelle imprudence, arrestation que nous aurons bientôt à raconter.

Et d'abord Brongniart, suivant son habitude, tout en prenant la diligence, fait le plus possible de la route à pied sans se presser exagérément, en profitant de l'occasion pour étudier la flore, la faune et la géologie. Il reçoit 30 sols par lieue pour ses frais de voyage et 150 livres d'appointements par mois. Son itinéraire le conduit à passer par Bordeaux où il rend visite à son père du 20 septembre au 3 octobre, faisant connaissance avec tous les Bordelais qui s'intéressent aux sciences, étudiant des usines et des moulins, mais n'allant pas moins au théâtre presque tous les soirs et employant des après-midi en parties de campagne. C'est ainsi qu'il fait notamment la connaissance de Brémontier, le célèbre ingénieur des Ponts et Chaussées qui transforma les Landes en fixant les sables par ses plantations. On le voit également visiter des ruines romaines et exprimer des opinions en architecture.

Du 3 au 13 octobre 1793, il gagne Bayonne, qui doit être sa résidence pendant six mois, en passant par Mont-de-Marsan et Dax. Il voyage, moitié à pied, moitié à cheval, ayant pu requérir un cheval de selle « attendu qu'il n'est pas en état de faire la route à pied ». Il recueille des plantes, des insectes, des fossiles. Il tue des oiseaux qu'il empaille le soir. Avec une méthode admirable, il divise son journal en paragraphes : route, lithologie, phytologie, zoologie agriculture, commerce, costume, usages, etc., et s'attache à prendre des notes sur tout, reprochant à Young dont on lui a prêté les lettres à Bordeaux, de ne pas être assez complet sur des pays que lui-même a également traversés. Il notera par exemple à Dax : « Les femmes sont maigres; elles ont la peau assez blanche ; elles ont le nez long et la figure comprimée », ou encore : « costume dans les Landes toujours pieds nus; le bonnet plat et rond de couleur brune, veste de grosse laine; les hommes hâlés; cependant quelques blonds, bien faits. »

A Bayonne, sa position officielle est d'être « élève en pharmacie à l'hôpital ambulant des Carmes ». Et on le voit, en effet, y prendre la garde; mais il est visiblement beaucoup plus occupé par sa passion pour l'histoire naturelle et le voisinage de Biarritz, où il se rend constamment en chassant, fait qu'il étudie la faune maritime, achète des poissons, les dissèque, cherche des vers dans leurs intestins, etc. Il s'est entendu avec un coureur de montagne qui lui rapporte des curiosités et, lorsqu'il est à l'hôpital, il s'y absorbe encore dans le classement et l'étude de son herbier. Ses chefs n'ont pas été longtemps à reconnaître cette vocation irrésistible et on lui fait faire des cours de science. Comme il l'écrit un jour à son père : « On peut dire avec raison que j'ai la fureur des cours. Je me rappelle que quelqu'un, me voyant à Paris faire tant de cours, me disait : « Si vous allez jamais en Afrique, vous y ferez quelques cours ! » Eh bien, j'en fais un à Bayonne. Ce sont les principaux phénomènes de la chimie expliqués d'après la théorie moderne. » Non seulement il parle, mais il écrit. Il a rédigé pour son père une description du règne minéral et celui-ci lui réclame également le règne végétal et l'animal. Il commence des éléments d'histoire naturelle par un dictionnaire français-latin destiné à en expliquer les termes.

Au milieu de ces occupations toutes scientifiques, on se douterait à peine qu'on est en guerre et pendant le règne de Robespierre, si Brongniart n'était nommé membre d'une commission chargée de recueillir du salpêtre et s'il ne parlait incidemment de visites domiciliaires, d'exécutions, de banquets patriotiques, de cérémonies en l'honneur de Marat, où il est seulement choqué par le mauvais goût de la pyramide sur laquelle on porte son buste et s'il ne nous décrivait son costume de travail assez typique, bonnet rouge et pantalon.

Quand l'hiver s'avance, le désir d'étendre son rayon d'exploration l'amène à aborder la région plus militarisée, où, dit-il, les postes espagnols et français s'amusent à échanger des balles. C'est, du 25 au 28 février 1794, une course à Urugne et au camp des Sans-Culottes qui domine Fontarabie, avec retour par « Chauvin-dragon » (Saint-Jean-de-Luz), Ascain et Saint-Pé.

Malgré tout, il s'ennuie, d'autant plus qu'il a attrapé la gale et la dysenterie. Il voudrait rentrer à Paris et il écrit à ses protecteurs Parmentier et Fourcroy pour obtenir par leur influence un congé qui lui sera bientôt accordé sous la forme d'un rattachement au Comité de Salut Public. En attendant, on le change de poste et, du 8 au 22 avril, il repart en naturaliste pour Barèges [l'ordre signé du nom de Jacques-Toussaint Paul Dubreton, commissaire général de l'armée des Pyrénées-Orientales et établi sur la demande du citoyen Mazenc, pharmacien en chef des hôpitaux de ladite année, est seulement du 29 avril (10 floréal); mais, à la date (sans doute inexacte) du 18 avril (30 prairial), Brongniart, pharmacien de 2e classe, reconnaît avoir reçu du citoyen Treffenscheidl, apothicaire en chef de l'hôpital militaire de Barèges, toute une longue liste de médicaments, bien qu'à cette date il soit seulement arrivé à Oléron], où il doit retrouver un botaniste célèbre, Broussonnet, dont l'amitié va lui causer une fâcheuse aventure. Inutile de dire qu'il profite de l'occasion pour étudier les sources salées de Salies, les sources thermales de Baurre et des Eaux-Chaudes et que l'herbier et le sac d'échantillons se remplissent chemin faisant.

A Barèges où il va encore passer quatre mois, il est maintenant sous-aide ou pharmacien de seconde classe aux appointements de 300 livres par mois (en assignats). Mais on lui donne un service à son gré en le chargeant de ramasser des plantes pour les hôpitaux et ne le mettant de garde à l'hôpital comme élève qu'en cas de nécessité. Le voilà donc officiellement invité à courir la montagne, tout en chassant et faisant de la géologie. Avec le printemps, les promenades se multiplient : un jour sur la montagne de Leris, un autre aux carrières de Campan, puis à Tarbes, à la montagne de Ponsac, à la vallée d'Asté. S'il est de service à l'hôpital parce qu'il y est arrivé des malades, c'est surtout pour faire sécher son herbier ou disséquer un isard.

Le 28 juin, il va encore avec deux compagnons, Broussonnet et Treffenscheidl, également amateurs de botanique et de zoologie, guidés par un chasseur d'isards, au lac de Peylade, le 29 à Grip, le 4 juillet au Véziaou, le 10 juillet dans la vallée de Barrocé. La récolte des cochlearia en est le prétexte officiel. Mais il a également combiné un système de notations pour reporter sur sa carte les indications géologiques. Enfin, le 17 juillet, il part avec les mêmes camarades pour une grande course plus hasardeuse jusqu'à Gavarnie.

Hasardeuse, parce que la crête de Gavarnie marque la frontière espagnole qu'il est interdit de franchir et dont on ne peut approcher qu'avec des permissions spéciales des commandants de poste. Brongniart prend cette direction très innocemment. Mais il n'en est pas de même de Broussonnet qui supporte avec peine le régime dénué de suavité auquel on a soumis la France et qui s'est décidé à profiter de l'occasion pour émigrer.

Ce Broussonnet, né en 1761, donc sensiblement plus âgé que Brongniart n'était pas le premier venu. A 18 ans, il avait été choisi comme professeur par l'Université de Montpellier; à 21 ans, revenant d'Angleterre, il en avait rapporté la révélation du livre de Fabricius sur l'entomologie; à 24 ans, il avait été nommé membre de l'Académie des Sciences et Secrétaire de la Société d'Agriculture. L'un des premiers avec Bosc, il avait épousé et vulgarisé la nomenclature de Linné. Puis il avait, à partir de 1789, quelque peu délaissé les paisibles recherches de la science pour s'intéresser à la politique. Il s'était occupé d'abord de l'approvisionnement périlleux de la capitale. En 1792, il avait été nommé député à la Législative. Rentré ensuite à Montpellier, il avait été en juin 1793, au moment où la province se révoltait contre la Commune de Paris, délégué par ses compatriotes à la Commission insurrectionnelle de Bordeaux et nommé député à la « Convention libérée » que l'on projetait de réunir à Bourges. Incarcéré alors, il avait pu s'évader par miracle et était venu se réfugier auprès de son frère, médecin dans l'armée des Pyrénées, où, grâce au désordre général, il était parvenu à se faire oublier : moyen qui réussissait alors quelquefois mais qui ne laissait pas de comporter des risques, auxquels Broussonnet préféra parer en s'esquivant.

Il avait, en effet, pour le renseigner et le mettre en garde, le sort d'un autre naturaliste et futur académicien, ayant comme lui joué un rôle à la Législative, Ramond, qui s'était lui aussi réfugié dans les Pyrénées et qui, maintenant, depuis le 15 janvier 1794, attendait sa condamnation dans les cachots de Tarbes, trop heureux que son jugement tardât.

Le 18 juillet 1794, les trois savants couchèrent donc à Gavarnie et engagèrent un guide nommé Capdeviel pour aller voir le lendemain les escarpements au-dessus de la cascade. Ils s'approchent alors de la brèche de Roland. Mais, à ce moment, Broussonnet, qui a son idée, commence, sous un prétexte quelconque, à s'écarter et grimpe dans la direction du camp espagnol sans répondre aux cris d'alarme qu'on lui adresse en croyant qu'il s'est égaré. Finalement il disparaît par la brèche et Brongniart revient tristement en se demandant s'il lui est arrivé un malheur et ne paraissant pas soupçonner le motif réel de cette fugue. Mais le commandant du poste français n'a pas, lui, d'hésitation et, à défaut du fugitif, il fait aussitôt arrêter ses compagnons, peut-être ses complices, que des volontaires armés de sabres et de pistolets conduisent à Luz chez le commandant. Là on les fouille, on met les scellés sur leurs portefeuilles, on les interroge et la municipalité mène son enquête contradictoirement avec l'armée dont elle se méfie, s'opposant même à ce qu'on les envoie à Pau pour tirer l'affaire au clair. Les inculpés doivent coucher sous la garde de dix hommes sûrs.

Cependant, comme les paysans s'en méfiaient, l'esprit des officiers n'est pas tout à fait le même que celui des municipalités et Brongniart, muni d'excellents papiers civiques, est traité par eux avec quelques égards. On l'autorise à prévenir sa mère, son défenseur habituel Fourcroy et son chef de Barèges qui doit le réclamer au nom de son hôpital. Le 22 juillet, on amène les prisonniers à Argelès où le peuple s'attroupe et les accable d'injures. Un gendarme de garde a peine à les protéger contre la fureur de la foule. L'auberge où on les couche est entourée toute la nuit par la garde nationale. Puis, on les conduit par étapes à Lourdes, à Estelle, enfin à Pau où ils arrivent le 24 et où on les enferme dans la grande prison qui fut autrefois le château de Henri IV. « En entrant dans ce triste lieu, écrit Brongniart, une odeur infecte nous saisit l'odorat. Des figures hâves ou pâles vinrent nous examiner. Nos idées tristes furent augmentées par le récit que l'on nous fit des maladies qui régnaient dans ce lieu et les exemples que l'on nous offrait de gens qui, croyant n'y rester que deux jours, y avaient pourri plusieurs mois. » Trois jours après, à la date mémorable du 9 thermidor, il note sur son carnet : « Ne recevant aucune nouvelle, je commence à beaucoup m'ennuyer. »

Mais, avec la confiance de la jeunesse, il ne paraît guère soupçonner le danger profond auquel il est exposé et se préoccupe seulement d'échapper à l'ennui et à la maladie. La date du 9 thermidor, même lorsqu'il apprend plus tard les événements qui l'ont marquée, ne lui donne pas l'impression d'une brusque délivrance.

C'est le soir du 3 août, ou le 16 thermidor, que Mme Brongniart reçoit enfin, à Paris, la fâcheuse nouvelle. Elle se précipite aussitôt chez Fourcroy, mais ne réussit à le trouver que le lendemain, Fourcroy ayant passé une partie de la nuit au Comité de Salut Public. Tous les protecteurs se démènent et le fait que le détenu vient précisément d'être appelé à Paris par le Comité de Salut Public pour collaborer à ses travaux, parle évidemment en sa faveur. Mais, même après la chute de Robespierre, il ne suffit pas que ce Comité expédie dès le 5 août l'ordre de le libérer. Il y a encore beaucoup de flottement dans les esprits au sujet de cette révolution faite par les extrémistes de gauche et que seule, la pression irrésistible de l'opinion publique transforme rapidement en une révolution de droite. D'ailleurs, en ce temps-là, on devait compter avec les municipalités provinciales qui n'étaient nullement disposées à s'incliner devant les ordres de Paris. Celles-ci se piquaient d'appliquer à la lettre le principe suivant lequel la loi doit être égale pour tous, comme put l'expérimenter le ministre Gaspard Monge, inscrit sur la liste des émigrés ardennais pendant son ministère et ne pouvant obtenir sa radiation avant le Consulat. Tout se passe donc avec une lenteur administrative et non sans confusion. Car, à Paris, le 23 août, on en est encore à un rapport dont Prieur est chargé sur « les 41 pièces relatives à cette malheureuse affaire », tandis qu'à Pau, depuis dix jours, on s'est décidé à ouvrir les portes de la prison.

Aussitôt libéré, Brongniart partait pour Paris. Quant au pauvre Broussonnet, il devait mener longtemps une vie errante, traqué en Espagne par les émigrés comme révolutionnaire, tandis que l'accès de la France lui était fermé comme émigré, passé de là en Portugal où, dénoncé comme franc-maçon, il faillit subir le sort de Pangloss dans les prisons de l'Inquisition, passé ensuite au Maroc avec une ambassade des États-Unis et finalement rentré seulement en France, en avril 1796, pour finir sa vie à Montpellier sans jamais reparaître à l'Institut.

Six semaines avant cet incident, la mère Brongniart avait eu, avec le cousin Fourcroy, jouant au bourru bienfaisant, une scène qu'elle raconte ainsi à son mari : « J'ai été au Lycée à la leçon de mon cousin Fourcroy pour pouvoir lui parler relativement à la gale de mon fils qui m'en avait chargée, croyant comme vous que c'était une chose facile. Je me suis tendue entre les deux portes de crainte qu'il ne filât par celle où je n'étais pas. Il m'a dit que mon fils était un imbécile de faire tant de choses qui pouvaient lui faire mal, qu'il n'avait qu'à mettre du soufre dans un jaune d'œuf, l'avaler et se frotter avec le même procédé. Il m'a dit : « Ton fils va venir. — Ah, ah, je n'en ai pas entendu parler. — Il n'y a plus de père et de mère; les enfants appartiennent à la République. — Il vous faut pourtant des mères pour vous faire des républicains et je crois que vous n'avez pas à vous plaindre des élèves de la mère Brongniart ». Tout cela s'est dit en courant, bien vite, bien vite... »

En effet, le 26 juin, le Comité de Salut Public avait arrêté qu'Alexandre Brongniart « se rendrait incessamment à Paris pour y prendre les ordres du Comité » et Robespierre, Collot d'Herbois, Couthon, Prieur, Carnot, Billaud-Varenne, Barrère et Lindet avaient tous, suivant les exigences du temps, signé au registre. Le 8 septembre, Brongniart, revenu à Paris, peut ainsi dire avec joie : « Je suis arrivé hier au grand étonnement de tout le monde... J'ai vu Fourcroy un instant au Comité de Salut Public dont il est... On a la bonté de se disputer à qui m'aura. L'Agence des Mines veut me faire ingénieur des mines. Fourcroy veut me faire agent des mesures. Je ne sais ce qui adviendra... » Et, le 12 septembre : « On m'a nommé Ingénieur des Mines. Je voyagerai 8 mois de l'année et passerai l'hiver à Paris. C'est une place charmante : 1.000 écus et les frais de route payés ... ». Le 12 septembre, le Comité du Salut Public renouvelé lui fait délivrer un mandat de 515 livres, pour remboursement de ses frais de voyage et cette fois signent Fourcroy, Treilhard, Delmas, Prieur, Eschassériaux, Thuriot, Calon.

Voilà donc, par une improvisation révolutionnaire, cet élève pharmacien, cet étudiant en médecine, ce zoologiste spécialiste des vers ou des insectes, devenu ingénieur des mines et l'on peut dire que l'improvisation fut heureuse, puisqu'elle nous a valu un grand géologue. J'ai, d'ailleurs, eu soin de noter que la curiosité universelle de Brongniart s'était portée à l'occasion sur la visite attentive de nombreuses usines et d'au moins deux mines, l'une de houille, l'autre de plomb en Angleterre.

En quoi consistait alors le Corps des Mines auquel Brongniart se trouvait ainsi subitement attaché ? Le Comité de Salut Public, par un arrêté du Ier juillet 1794 (13 messidor an II) avait, sur les conseils d'Hassenfratz, alors très puissant auprès des pouvoirs publics, créé une Agence des Mines qui fut d'abord placée sous l'autorité de la Commission des armes et poudres, puis sous sa propre direction en vertu de la loi du 24 août 1794 (7 fructidor an II). Cette Agence composée de Gillet de Laumont, Lefèvre d'Hellancourt et Dabancourt (ce dernier bientôt remplacé par Adet, puis par Lefèvre), avait sous ses ordres le Corps des Mines et correspondait directement avec tous les concessionnaires et exploitants de mines. Elle était installée Hôtel de Périgord, rue de l'Université, à côté de l'Hôtel de Mouchy, occupé par l'École des Mines et la Conférence des Ingénieurs.

L'Agence des Mines, destinée à devenir plus tard le Conseil des Mines, organisa le Corps des Mines, composé de 8 inspecteurs (Guillot-Duhamel, Monnet, Hassenfratz, Faujas de Saint-Fond, Schreiber, Vauquelin, Baillet du Belloy), de douze ingénieurs, parmi lesquels figure Brongniart avec Blavier et Guillot-Duhamel fils et de 40 élèves attachés aux professeurs pour leur servir d'aides. La liste des ingénieurs, dressée par l'Agence, approuvée par le Comité de Salut Public, devait comprendre « d'anciens inspecteurs ou ingénieurs, des directeurs de travaux de mines, ou autres personnes ayant les connaissances nécessaires pour en remplir les fonctions ». C'est à ce dernier titre que Brongniart put y figurer et que l'on put y accueillir plus tard, des savants tels que Dolomieu, Haüy, Coquebert de Montbret (futur beau-père de Brongniart) et Silvestre, son ami fidèle.

Très rapidement, en octobre 1794, Brongniart part pour une première tournée d'inspection minière dans les quatre départements normands (Son passeport, valable pour six décades, lui est délivré le 26 septembre). Il profite de l'occasion pour aller voir à Caen, une salle de spectacle bâtie par son père. Arrivé à Alençon, il y attend longtemps son camarade d'inspection Baillet du Belloy que l'on a chargé d'établir une fonderie de canons pour laquelle il n'a que des connaissances vagues et profite de ce répit pour aller à Luc-sur-Mer s'entendre avec des pêcheurs qui lui fournissent des poissons à disséquer : « Ma chambre, écrit-il, est un charnier à poissons et à vers. »

Sa vocation de naturaliste n'a pas, en effet, souffert de sa nouvelle profession. Tout l'hiver 1794-95 (qui est celui où son père revient de Bordeaux), il continue à être occupé, presque autant que par l'Agence des Mines, par son cours au Lycée, par la Société Philomathique, par la Société d'Histoire Naturelle, par ses insectes ou ses plantes et par l'ouvrage posthume de d'Orcy. Un jour, il dissèque une seiche avec Cuvier, collaboration qui s'ébauche; un autre, il va déterminer des insectes chez Bosc. Ou bien il arrange ses poissons et autres préparations dans l'eau-de-vie. Entre temps, il va à l'Ecole Centrale causer avec Hassenfratz sur l'uniforme des mines, etc. Sur quoi, le 17 mars, à la Conférence des Mines, son chef Gillet de Laumont l'invite à partir en tournée d'inspection pour les Alpes et la Provence et, le 6 avril, il quitte Paris en emmenant trois élèves, Rummel, Descotils et Advenier, qu'il enverra bientôt en permanence apprendre le métier à la fonderie d'Allemont. Sa tournée, dont le journal est conservé durera près de sept mois jusqu'au 27 octobre. Ce journal ressemble fort à ceux que rédigent, aujourd'hui, les élèves des mines, avec cette différence toutefois que le zoologiste et le botaniste subsistent toujours ici côte à côte avec le minéralogiste. Les gisements et les appareils y sont minutieusement décrits avec croquis à l'appui.

Un autre ordre de préoccupations qui revient constamment est un signe des temps. Nous sommes, en effet, en pleine dépréciation des assignats, en crise d'inflation produisant ses effets ordinaires de spéculation et de vie chère. On donnerait une très fausse idée de cette tournée si on se bornait à ses résultats scientifiques sans indiquer au moins ce côté de la question.

A Paris déjà, Brongniart s'en inquiétait quand il voyait sa mère acheter une maison, rue Montmartre, en empruntant pour cela des fonds en assignats qu'elle s'engageait à ne pas rembourser avant 12 ans : « Que feras-tu; lui disait-il, si d'ici là l'argent reprend son ancienne valeur, sans qu'il en résulte une réduction dans le chiffre de ta dette ? » Mais la question prend une âpreté plus immédiate dans cette zone frontière du Mont-Blanc, où les relations trop fréquentes avec l'étranger font qu'on ne veut plus d'assignats à aucun prix. Durant le voyage vers les Alpes, les assignats vont tomber de 50 francs-papier par louis d'or jusqu'à 4.000. Entre le moment où l'Agence des Mines envoie des fonds à Brongniart et celui où il les reçoit, ils perdent moitié, quand on consent à les recevoir. D'où la misère continue. Il n'est pas parti depuis huit jours et n'a pas dépassé Lyon qu'il écrit à l'Agence une lettre éplorée en lui envoyant sa carte de dépenses et exprimant la crainte que les frais de route excessifs ne le forcent à suspendre le voyage. Et le Directoire finira par être réduit, en mai 1796, à accorder aux ingénieurs, une subvention en nature des vivres, du bois, un habit complet, une paire de bottes et une paire de souliers.

La conséquence ordinaire en ces périodes d'inflation est que chacun cherche à convertir son argent en valeurs réelles, en marchandises, sur lesquelles il espère bien réaliser un bénéfice. Le père Brongniart, nous l'avons vu, a l'idée peu pratique de vouloir faire acheter par son fils, à Marseille, du sucre, de la chandelle, du drap. La sœur Louise de Saint-Aubin se fait envoyer de Grenoble, des gants pour les revendre. Le fils Brongniart lui-même abandonne un instant ses collectes de minéraux et de plantes pour acheter du savon et du riz à Marseille; mais il s'embrouille dans les calculs de poids, les charançons mangent le riz et l'opération qui devait être magnifique, apparaît déficitaire. Dolomieu également songe à acheter des citrons à Malte pour les revendre en France.

Il serait sans intérêt de suivre Brongniart dans tout son itinéraire. Mentionnons seulement les principales mines visitées dont quelques-unes peuvent présenter un certain intérêt historique. C'est le cuivre de Sain-Bel et le plomb de Mont Pipet près Vienne, le charbon de la Motte et de la Mure, le fer de Pierre Plate près Vizille, le mercure de Pruguières, l'or de la Gardette, les Chalanches, la fontaine brûlante de Saint-Barthélémy, le plomb de Minglou, celui de Condorcet, le lignite de Valdonne, le fer de Mazauger près Toulon, la plombagine de Saint-Geniez, le plomb de Curban, de Servoz, de Pesey et de Macot, le fer d'Allevard et de la Taillat.

A la fin de cette tournée, Brongniart fit, avec Dolomieu et les savants genevois Pictet et Tingry, une course dans le massif du Mont-Blanc qui eut certainement une influence sur sa formation géologique en attirant son attention sur des problèmes différents de ceux qui l'avaient surtout préoccupé jusqu'alors, ceux de la tectonique. Dolomieu, plus âgé que lui de vingt ans, pouvait lui parler avec l'autorité amicale que lui assuraient ses longues et fructueuses observations antérieures sur le volcanisme, au sujet duquel Brongniart avait été entendre ses leçons l'hiver précédent. Cet ancien chevalier de Malte, brouillé avec son ordre et destiné toute sa vie à de multiples aventures, était un esprit vif, passionné à tous égards, remuant beaucoup d'idées, dont la conversation ne pouvait manquer d'être fort suggestive (Dolomieu avait quitté Malte en 1790 et travaillé depuis lors à divers mémoires scientifiques. Il devait professer un instant la géographie physique à l'École des Mines avant d'accompagner Bonaparte en Egypte et de subir au retour une longue détention dans les prisons de Naples). Ayant son habitation de famille à la Côte Saint-André qu'il avait, il est vrai, quittée depuis huit ans, mais où il avait passé son enfance, il était familier avec les aspects des régions bouleversées par les mouvements du sol et il formait, en même temps, un lien tout naturel avec le groupe très actif des savants genevois, accoutumés aussi aux études alpestres, dont le centre était Saussure, le premier ascensionniste du Mont-Blanc. Attaché lui aussi à l'Agence des Mines, Dolomieu faisait de son côté une tournée de mines parallèlement à celle de Brongniart et les deux savants correspondirent longtemps avant de parvenir à se rejoindre, d'autant plus que Dolomieu, à ce moment, eut la douleur de perdre sa mère et fut, en conséquence, absorbé par des affaires de famille.

Enfin, dans les derniers jours d'août 1795, la rencontre parut devoir se réaliser à Genève. Brongniart passa la frontière : ce qui lui valut de faire plus ample connaissance avec les difficultés monétaires : d'une part, interdiction de sortir plus de six livres en numéraire et, d'autre part, refus absolu de recevoir les assignats en Suisse. Quand Brongniart arriva à Genève, Dolomieu et ses amis genevois venaient d'en partir. Mais l'on se rencontra le 24 août, à la mine de plomb de Servoz et la tournée en commun qui devait durer un mois jusqu'au 27 septembre, commença par Chamonix, d'où on alla visiter le nouveau pavillon-refuge construit au Montanvers; ce qui se traduisit par cette inscription sur le livre des voyageurs, ou « livre des amis » : « Sept naturalistes à pied, le marteau à la main, le sac sur le dos, suivaient philosophiquement, cassant de temps en temps une pierre. » De là, on alla au Glacier du Bois, à la Tête Noire et aux Salines de Bex ; mais les courses étaient gênées par les mouvements de troupes, dans l'ignorance absolue de la nationalité qu'aurait plus tard le département du Mont-Blanc [Lettre de Dolomieu du 28 septembre 1795 (II, 83)]. Au moins autant que par les observations directes faites sur le terrain, l'excursion fut pourtant fructueuse par les longues conversations et discussions à tournure philosophique qui forment la pâture ordinaire des géologues pendant leurs courses à pied et leurs soirées solitaires dans quelque abri de hasard. Brongniart note sur son journal qu'ils s'entretenaient de « la théorie de la terre ». Les lettres de Dolomieu montrent celui-ci très occupé des redressements, renversements, contournements, chevauchements qu'offrent à la vue les escarpements alpestres et qu'il venait précisément d'observer dans les jours précédents avec une intensité particulière. Une lettre de Dolomieu à Pictet, le professeur de physique genevois, datée du 9 août, parle en effet de ces « superpositions singulières » sur lesquelles il aimerait à discuter avec lui. « Que de choses à dire sur les causes qui ont pu produire les montagnes, sur celles qui ont dégradé, renversé et contourné les couches qui les composent ! » Nul doute que la discussion prévue n'ait eu lieu avec Pictet et Brongniart et qu'elle n'ait contribué à dégager ce dernier des théories actualistes et neptuniennes de Werner auxquelles il était jusqu'alors resté trop soumis. Dolomieu semble, en effet, avoir eu une vague intuition de nos théories des charriages et, dans la même lettre, il écrivait : « de Saussure a renoncé à faire soulever les montagnes par l'effet d'un dégagement de fluide élastique. » Et ces grandes spéculations percent évidemment dans les rapports de Brongniart à l'Agence des Mines. Car on l'invite de Paris à « se méfier des théories ».

Brongniart écrit également à son ami Silvestre, son fidèle collaborateur à la Société Philomathique : « J'ai appris à Genève, quatre faits intéressants : sur les chauves-souris, l'électricité animale, les mines et la végétation. » Cependant les difficultés matérielles sont devenues insupportables. Pendant son séjour dans la région du Mont-Blanc, il a dépensé chaque jour, malgré la plus stricte économie, au moins 50 francs et n'en a reçu très irrégulièrement que 15 de son Agence [On peut comparer, avec le carnet de Brongniart sur ce voyage, celui de Dolomieu que possède M. Lacroix (loc. cit., II, 77)]. Il a été obligé en conséquence d'emprunter quatre louis à Dolomieu et de demander à ses parents, si gênés de leur côté, l'argent nécessaire pour le rembourser. Aussi est-il un moment (ce ne sera pas la dernière fois) bien près d'abandonner sa carrière scientifique pour prendre, suivant le désir de sa mère, dans le domaine médical, un métier plus lucratif. Le 28 septembre, il écrit à son père : « Je me décide à me faire pharmacien ». Ce qui ne l'empêche pas de courir chez le curé de Vénosque « qui vend de la minéralogie ». [Pendant ce voyage, la question de la réquisition s'était posée pour les officiers de santé appartenant à la levée prescrite par le décret du 23 août 1793 et le conseil de santé prit le 16 juillet 1795 un arrêté déclarant que les officiers de santé non employés aux armées n'en restaient pas moins à la disposition des commissions executives « qui peuvent, de moment à l'autre les requérir pour le service des hôpitaux et des années » et devaient en conséquence rester dans leur domicile. Brongniart était dans ce cas.]

L'amitié ainsi formée entre Brongniart et Dolomieu se traduisit à la fin d'octobre (27 octobre au 1er novembre) par une visite que fit Brongniart à la Côte Saint-André. On vit alors notre naturaliste de 23 ans s'entretenir gaiement avec les sœurs de son ami, dont l'une allait bientôt devenir la marquise de Drée et commencer à leur lire les 37 volumes du Magasin des Fées. Si cette amitié n'était pas troublée par les dissentiments politiques, il faut en conclure que les opinions républicaines de Brongniart s'étaient déjà singulièrement atténuées depuis deux ans. Car Dolomieu, qui avait été un moment en 1789 séduit par les généreuses chimères de la Révolution, ne voyait plus à cette époque que le sang répandu et le désordre organisé. Frère d'émigré, il exprime en toute occasion son indignation et proteste même à l'idée que l'Agence des Mines va lui donner comme collègue le sectaire Hassenfratz. Alors qu'on lui demande de faire à Paris un cours de minéralogie à côté de ce jacobin, il parle de donner sa démission.

Cependant les grandes colères s'apaisent, en même temps que la situation politique, malgré quelques derniers soubresauts de la tempête, commence à se calmer et tout le monde rentre à Paris reprendre ses paisibles travaux scientifiques.

C'est dans cet hiver 1795-96 que l'Académie des Sciences, précédemment guillotinée par la Convention en tant qu'institution monarchique, ressuscita sous le nom de première classe de l'Institut et retrouva la plupart de ses anciens membres, auxquels s'en ajoutèrent quelques nouveaux. Parmi ceux-ci, Dolomieu fut élu le 9 décembre 1795 et vint retrouver les minéralogistes Darcet, Haüy, Desmarest, Duhamel, Lelièvre, les botanistes Lamarck, Desfontaines, Adanson, de Jussieu, l'Héritier Ventenat; les zoologistes Daubenton, Lacépède, Tenon, Broussonnet, Cuvier, Richard; les chimistes Guyton de Morveau, Berthollet, Fourcroy, Bayen, Pelletier et Vauquelin. Dès lors, on voit Brongniart graviter de plus en plus dans ce milieu de l'Institut où des confrères plus âgés l'accueillent avec bienveillance. La relation avec Dolomieu et Haüy reste particulièrement étroite, entretenue par leur collaboration à l'Agence des Mines où on les a chargés de composer une description des minéraux qui deviendra le Traité de minéralogie d'Haüy et pour laquelle Brongniart est très occupé à confectionner des signes minéralogiques. Mais, en même temps, il fait de l'analyse chimique avec Vauquelin (né en 1763), il montre ses plantes à Lamarck (né en 1744) et surtout il se lie de plus en plus étroitement avec Cuvier, son contemporain, qui travaille dans le même ordre d'idées que lui, c'est-à-dire dans l'anatomie et la zoologie, avec une certaine avance.

Passionné dès son enfance, comme Brongniart, pour les sciences naturelles, Cuvier avait fait ses études en Allemagne sous une discipline un peu différente. Puis il avait passé les années tragiques de 1791 et 1794 auprès de Fécamp dans la famille d'Hérici où il était entré comme précepteur et il en avait profité pour beaucoup observer et disséquer les êtres marins. Là il fut remarqué par Tessier, botaniste de l'Institut, alors médecin en chef de l'hôpital militaire de Fécamp, qui le recommanda à ses amis du Jardin des Plantes et le fit nommer suppléant de Mertrud pour le cours d'anatomie comparée. A peine était-il arrivé à Paris que l'amitié avec Brongniart se forma toute seule par leur communauté de goûts et de milieu. On trouve déjà, à la date du 18 mars 1795, cette note de Brongniart un peu dépitée : « Cuvier vient le matin. Nous disséquons une seiche ensemble. Il a vu tout ce que j'ai vu. J'abandonne ce travail. »

On sait, en effet, que Cuvier, était à cette époque très occupé à débrouiller ce monde inconnu, cette inextricable confusion que formait jusqu'alors la classe des vers ou « animaux à sang blanc » de Linné dans laquelle son premier mémoire sensationnel de cette même année 1795 établit trois classes distinctes : les mollusques comprenant précisément la seiche, les insectes et les zoophytes.

Malgré cette petite contrariété, on voit fréquemment, dans les semaines suivantes, les deux amis se réunir pour disséquer, regarder des préparations anatomiques et déjeuner ensemble. Ils se rencontrent à la Société d'Histoire Naturelle. Puis, quand Cuvier, porté par une gloire précoce, est nommé le 13 décembre 1795, membre de l'Institut à sa fondation, son amitié fidèle prend une nuance croissante de protection qui convenait à la gravité facilement majestueuse de son caractère. Dans leurs relations, quoique la différence d'âge soit à peine de quelques mois, il joue le rôle d'un frère aîné. Brongniart applaudit quand, le 21 janvier 1796, Cuvier lit à la première séance de l'Institut National son mémoire fameux sur les éléphants fossiles où il révélait aux savants stupéfaits et sceptiques l'existence de créations antérieures à la nôtre et détruites par des catastrophes. Brongniart assiste à toutes ses leçons, il lui soumet le résultat de ses recherches et c'est sous la pression de Cuvier qu'il se décidera bientôt (1796) à présenter son premier mémoire important sur la myologie des singes, au sujet duquel Cuvier fera à l'Institut un rapport des plus flatteurs. Ils plongent ensemble dans cet inconnu que présentaient encore à cette époque tous les invertébrés. Ce qui ne les empêche pas, jeunes gens de 26 ans, de s'arrêter ensemble pour prendre des glaces à la terrasse d'un café, ou, détail plus imprévu, d'aller au printemps 1801, en compagnie de Biot déguisé au bal de l'Opéra.

On sait combien leur collaboration devait être fructueuse en créant, une quinzaine d'années plus tard, avec la Description du Bassin de Paris, la stratigraphie paléontologique. Nous aurons, à ce propos, à rechercher la part respective des deux auteurs. Dans la suite leur liaison resta toujours intime, ils habitaient la même province du Muséum et Brongniart était assidu aux samedis célèbres de Cuvier : ce qui n'empêchait pas entre eux, à l'occasion, soit à l'Institut, soit au Muséum, des discussions d'autant plus vives que l'autocratie de Cuvier supportait plus difficilement la contradiction. Mais l'opinion finale de Brongniart sur son ami se résume dans ce cri qu'il poussa après la mort de Cuvier, un jour où un adversaire discutait sa gloire : « Oser attaquer le géant Cuvier ! »

Nous avons là, dans cette association avec Cuvier pour des recherches anatomiques, un Brongniart un peu différent du pur géologue auquel son nom fait d'abord penser, mais avec lequel les pages précédentes ont déjà familiarisé le lecteur. Brongniart n'était pas dans le cas d'un géologue moderne qui passe des certificats de zoologie et de botanique pour cesser ensuite de s'en occuper s'il n'est pas chargé d'enseigner l'histoire naturelle dans un lycée et qui en retient seulement ce qui peut servir à sa science propre. La spécialisation n'était pas encore devenue nécessaire et Brongniart nous apparaît à toutes les époques de sa vie, mais surtout dans sa jeunesse, comme le type du naturaliste observateur et collectionneur, à la curiosité très générale et beaucoup plus intéressé par les faits que par les théories, tel que le Muséum en a heureusement tant produit. Cette multiplicité de recherches se compliquera un jour de travaux sur la céramique et les vitraux. Mais, jeune, il est déjà animé du même esprit et, à l'époque où nous sommes arrivés, il continue à s'occuper beaucoup plus d'anatomie comparée que de minéralogie. La chaire qu'il avait visée au Muséum était, nous l'avons vu, celle de Geoffroy Saint-Hilaire. Il y obtint finalement celle de minéralogie et l'occupa à merveille; mais ce n'était pas là sa vocation première : la minéralogie étant d'abord une géométrie et une chimie avant de devenir une optique. La vieille idée d'une carrière médicale n'est même pas complètement abandonnée par lui et nous le voyons encore, en octobre 1796, combiner avec Cadet-Gassicourt le projet d'une association pour tenir ensemble une boutique de pharmacien, rue Vivienne. Cette universalité de connaissances en zoologie et en botanique comme en minéralogie contribuera puissamment, nous le verrons, à faire de lui un novateur et un précurseur Pour ouvrir en science des voies non frayées, il est toujours utile d'avoir jeté plus qu'un regard superficiel sur les sciences voisines.

Cela ne l'empêche pas d'ailleurs, mais accessoirement, de se familiariser avec les grandes théories à la Descartes ou à la Buffon par la conversation de la Methrie et la lecture de son livre ou par la relation suivie avec Dolomieu; mais, à l'exemple de Werner que lui et Cuvier considèrent d'abord comme leur maître, il s'en méfie et commence par les trouver toutes chimériques ou prématurées.

En même temps, il continue à saisir toutes les occasions de professer sur des sujets divers, partout où on répand la manne de la science. C'est à l'une de ces fameuses Écoles Centrales que l'on vient de créer avec fracas et incohérence, où on le charge d'enseigner l'histoire naturelle et où il va avoir, parmi ses élèves, le duc de Broglie qui le lui rappellera aimablement vingt-cinq ans après et qui le note dans ses mémoires. C'est au Lycée Républicain où il commence le 29 décembre 1796 un cours de zoologie. C'est au Conseil des Mines où, en octobre 1796, il donne sa première leçon de minéralogie. C'est à la Société d'Histoire Naturelle où il va professer le premier cours d'entomologie qu'il y ait eu à Paris. Le professorat a toujours tenu une place essentielle dans son activité scientifique et, parmi ces enseignements, nous devons nous arrêter un instant sur le cours professé à l'École Centrale de Paris, d'abord au Collège des Quatre Nations, puis au Collège du Plessis : cette organisation qui précéda l'instruction publique étant peu connue.

D'après la loi du 25 octobre 1795 sur l'instruction, un jury formé de Garat, Laplace et Lagrange avait dressé une liste de professeurs pour deux des cinq Écoles Centrales attribuées au département de la Seine. La liste, approuvée par l'administration du département, comprenait notamment : pour l'histoire naturelle, Cuvier et Brogniard jeune (sic) ; pour les mathématiques, Lacroix et Labbé ; pour la physique et la chimie expérimentale, Brisson et Vauquelin ; pour les langues anciennes, Grou l'aîné et Binet. En conséquence, Brongniart fut nommé le 12 janvier et averti que le cours annuel était de dix mois, à raison d'une leçon d'une heure et demie chaque jour, sauf les quartidi, septidi et décadi et que le salaire annuel était, par assimilation avec les administrateurs de département, de 1.500 myriagrammes de froment, auxquels s'ajouterait une rétribution annuelle déterminée par l'administration qui, pour l'ensemble des professeurs, ne pourrait dépasser 25 livres par élève : somme à se partager entre eux. Après une série de réunions préliminaires pour mettre non sans difficulté la machine en branle, le cours ouvrit le 31 mai 1796 à 1 h. 1/2. Il était consacré cette année-là à l'histoire naturelle des animaux, avec applications à l'agriculture et aux arts; mais, ultérieurement, son objet varia. Ainsi, en 1802-1803, au Collège du Plessis, l'hiver fut consacré à la minéralogie et aux arts chimiques qui y sont relatifs, l'été à la physique végétale, à la botanique et à son application agricole. Brongniart avait conçu un enseignement très sérieux et très scientifique avec examen d'échantillons et courses aux environs de Paris. Mais les doléances réitérées de sa correspondance prouvent qu'au début il était dénué de tout. Peu à peu, cependant, il arriva à se constituer un jardin botanique dont les arbres lui étaient fournis par les pépinières nationales. Il avait également formé des collections de fossiles, de bois, de résines, d'oiseaux, de reptiles, etc.

Disons de suite qu'en 1802, l'enseignement de l'Ecole Centrale passa du collège Mazarin dans les vieux bâtiments du Plessis près le lycée Louis-le-Grand où devait être installée en 1810 l'École Normale et qu'à ce moment une grande partie des arbres et arbustes que Brongniart avait obtenus et soignés avec amour fut attribuée à l'École de Médecine.

Les auditeurs de l'École Centrale étaient surtout recrutés parmi les jeunes gens qui travaillaient les mathématiques ou qui terminaient l'étude des langues anciennes; aussi ne semblent-ils avoir été ni très assidus ni très nombreux aux leçons d'histoire naturelle et il semble que Brongniart se soit trouvé là vis-à-vis des professeurs de lettres dans la position un peu dépréciée qui a été longtemps de règle pour les professeurs de botanique ou d'allemand dans l'Université. Cependant cet enseignement se poursuivit jusqu'à la création de l'Université de 1806, où Brongniart, tout naturellement, garda sa chaire pour l'abandonner seulement en 1822 quand il fut nommé au Muséum.

Plus encore qu'à ses cours, il s'intéresse toujours à la nature vivante et, dans le petit appartement que ses parents lui ont attribué au haut de leur maison, rue Saint-Marc, il n'a pas seulement des vitrines de minéraux, des herbiers, des cartons d'insectes, des animaux empaillés, mais aussi des bêtes vivantes, marmottes et cochons d'Inde, qu'il a installés sur une terrasse attenante à son cabinet et dont les fugues lui causent de fréquentes émotions.

Ajoutons la Société Philomathique et la Société d'Histoire Naturelle dont il reste membre très actif. Pour subvenir à cette besogne acharnée, il multiplie avec sa méthode habituelle les règlements de vie, sur l'exécution desquels il fait constamment son examen de conscience. Mais il ne paraît pas pressé de publier et, jusqu'ici, il en reste à son mémoire sur l'émaillage, fruit de son voyage en Angleterre, et à trois petites notes d'histoire naturelle données dans le Bulletin de la Société Philomathique en 1791 (sur une Lamie et sur un strom-bus et, en collaboration avec Robillard, le 3 mai 1791, sur la myologie des singes). Il faut que Cuvier le pousse pour qu'il rédige un mémoire plus important sur cette dernière question où, dans les cinq dernières années, il s'est laissé quelque peu devancer par Vicq d'Azir et par Cuvier lui-même. Ce mémoire fut présenté le 5 avril 1796 à l'Institut et Cuvier, nommé commissaire avec Lacépède, lut à son sujet un rapport élogieux le 20 avril suivant.

D'après ce rapport de Cuvier, Brongniart avait fait là un travail très original sur la question encore fort mal connue des muscles chez les animaux et sur les raisons qui avaient amené le développement de tel ou tel muscle chez telle ou telle espèce. Les observations étaient limitées aux singes dont il avait disséqué cinq espèces dans l'hiver 1791-92 ; mais Cuvier semblait annoncer la continuation du travail pour une autre famille. Il faisait remarquer quelques légères discordances avec ses propres observations en les attribuant au fait qu'ils avaient examiné des singes différents et continuait en invitant l'auteur à étudier l'historique de la querelle des anciens anatomistes sur « la question si longtemps agitée de savoir s'ils ont disséqué les cadavres humains ou seulement des cadavres d'animaux ».

Ce mémoire d'anatomie comparée, resté, croyons-nous, inédit, est, en effet, remarquable par le talent d'observation qu'il dénote comme par la netteté de l'exposé et la rigueur des déductions. Il présente les faits sous la forme d'un tableau à six colonnes, dont cinq consacrées aux cinq espèces de singes étudiées et la dernière à une comparaison minutieuse avec l'homme. En dernier lieu, ses conclusions de détail sont résumées de la manière suivante en les dégageant des particularités trop techniques :

« 1° Les singes ont un plus grand nombre de muscles que l'homme.
2° Ces muscles sont plus charnus, souvent plus allongés ; mais, en général, les aponévroses sont moins considérables.
3° Souvent aussi ils sont insérés plus loin du point d'appui et plus près de la résistance. Ces trois conditions réunies doivent donner à ces animaux une force musculaire considérable et beaucoup d'agilité.
4° Les muscles du bassin et des extrémités postérieures sont disposés de manière à s'opposer à la station verticale longtemps continuée.
5° Si les muscles des cuisses par leurs insertions prolongées sur les jambes empêchent les singes de se tenir et de marcher droits, par ce même prolongement, par leur longueur, leur force, leur peu d'adhérence entre eux, ils donnent au plus haut degré à ces animaux la faculté de sauter et de grimper.
6° On remarque, dans les muscles moteurs des doigts du pied des singes et dans ces doigts même, une organisation semblable à celle des doigts de la main : ce qui augmente encore la faculté de sauter et de grimper.
7° On observe que souvent les tendons, soit des extenseurs, soit des fléchisseurs, sont tellement réunis, ainsi que les muscles auxquels ils correspondent, que l'extension ou la flexion des doigts ne peut se faire séparément : ce qui ôte à ces animaux beaucoup de l'adresse qu'ils pourraient avoir.
8° Plusieurs muscles de l'épaule se prolongeant jusqu'à la tête contribuent, comme dans les autres quadrupèdes, à la soutenir dans la position horizontale.
9° Les muscles du ventre, par leurs connexions nombreuses et intimes, contribuent à renforcer les parois de l'abdomen qui, dans tous les animaux qui marchent à quatre pattes, soutiennent entièrement le poids des viscères du bas-ventre et, par leur prolongement jusqu'à la première côte, ils empêchent que le poids des viscères ne nuise à la respiration.
10° Enfin, les singes se rapprochent beaucoup plus des animaux quadrupèdes par leur organisation musculaire que de l'homme. Cette dernière conséquence paraîtra plus frappante lorsque j'aurai décrit les muscles de quelques carnivores que j'ai disséqués et que je les aurai comparés avec ceux de l'homme. C'est ce que je me propose de faire incessamment. »

Ces conclusions nous ont paru intéressantes à reproduire, non seulement pour leur valeur propre qui subsiste, mais aussi parce qu'on voit là Brongniart à l'œuvre dans ces recherches de zoologiste qui, pendant la première partie de sa vie, occupèrent surtout son activité.

Quant à son métier officiel d'ingénieur des mines, pendant longtemps il se borne à son cours et à des conférences avec Haüy, puis, à partir de l'été 1796, à des courses avec les élèves. Il n'est plus question pour lui de tournées lointaines, parce que le gouvernement est de plus en plus dépourvu de fonds en raison de la faillite croissante des assignats [Dolomieu écrit le 10 mai 1797 : «Je recommence mes courses géologiques à mes frais, parce que le gouvernement ne destine cette année aucun fond pour les voyages de l'inspection des mines. »]. Une lettre de Dolomieu nous apprend qu'à ce moment le traitement annuel d'un ingénieur des mines représentait à peine 50 livres en argent. C'est, j'ai déjà eu l'occasion de le dire, le moment où l'on prit le parti de les payer en nature et nous voyons Brongniart perdre son temps en démarches pour aller toucher difficilement sa ration de bois. Les voyages d'étude se trouvent ainsi abandonnés pour lui, jusqu'en 1817 où il les recommencera comme directeur de Sèvres en visitant le Jura et en 1820 où il parcourra longuement l'Italie.

Les courses géologiques avec les élèves, qui se faisaient naturellement dans un rayon restreint autour de Paris devaient commencer à familiariser Brongniart avec la géologie du Bassin Parisien, sur laquelle il allait être conduit à faire un mémorable travail.

Incidemment, nous le voyons un jour adresser au Conseil des Mines un rapport sur l'exploitation des mines de houille du Creusot (1796) et, un autre jour, il va au Faubourg Saint-Antoine étudier les divers procédés pour faire de la faïence, comme si un secret pressentiment l'avertissait qu'il devait un jour diriger Sèvres.

Le Conseil des Mines est si peu, malgré son titre officiel, son occupation principale que, dans l'hiver 1797-98, il demande même à être dispensé pour un an de son cours de minéralogie à l'École des Mines ; ce qui ne l'empêche pas de professer la botanique à l'École Centrale et de commencer cet hiver-là au lycée Républicain, un cours sur les reptiles : sujet que nous l'avons vu aborder brusquement quatre ou cinq ans auparavant en avouant alors son ignorance et où il est maintenant passé maître comme va le prouver, deux ans plus tard, un mémoire capital de janvier 1800.

En avril 1798, c'est le départ pour « la grande expédition », lisez l'Egypte. Autour de Brongniart, tout le monde s'embarque avec enthousiasme. C'est Dolomieu, c'est Geoffroy Saint-Hilaire, c'est Ernest Coquebert de Montbret (dont il devait plus tard épouser la sœur), c'est son ami Alexandre Gérard, le frère du peintre. Brongniart n'apparaît pas tenté de les imiter. Peut-être ne le lui propose-t-on pas ? Peut-être aussi est-il retenu par des considérations de famille ou d'argent? Il a, cependant, vers la même époque, des velléités de voyages lointains : une fois pour aller à Constantinople comme naturaliste, une autre fois pour accompagner de Laborde dans son grand voyage artistique en Orient. Laborde vient même déjeuner chez lui pour le décider à partir; mais finalement il résiste. Il inscrit alors sur son journal une résolution de plus : « Mon but est de me rendre tellement maître de moi que former dorénavant un projet et l'exécuter soit la même chose. Si j'en viens à bout, je me promets beaucoup de bonheur de cet heureux changement. »

Un peu plus tard, en août 1798, il fait le plan d'un roman encyclopédique destiné à instruire les jeunes gens sous une forme attrayante, autre manière d'appliquer sa vocation d'éducateur : projet auquel il pensera plusieurs années, auquel il donnera même un commencement d'exécution et qui aurait pu former un devancier des Jules Verne.

En cette année 1798, le 16 novembre, la réouverture des cours de l'École des Mines fut solennelle (Journal des Mines, 9, p. 177). Gillet de Laumont parla au nom du Conseil des Mines. Brongniart, qui avait déjà professé en l'an V s'excusa, en commençant le cours de minéralogie, de remplacer à la fois Haüy absorbé par la préparation de son traité de minéralogie qui parut en 1801 et Dolomieu parti pour l'expédition d'Egypte. Puis Boullet, Vauquelin et Hassenfratz lurent de brefs discours.

En décembre 1799, il accepte un cours de plus, celui de chimie au lycée Républicain, pour lequel Fourcroy lui demande de le remplacer, mais qui l'amène à abandonner dans le même établissement celui d'histoire naturelle, où Cuvier prend sa place avec un succès qui lui arrache un cri de jalousie.

En janvier 1800, Brongniart lit d'abord à la Société Philomathique, puis à l'Institut (21 et 31 janvier) son grand mémoire sur les reptiles qui, venant après celui sur la myologie des singes, le classe définitivement comme zoologiste.

Le rapport très favorable que signèrent à cette occasion Cuvier et Lacépède, mais qui apparaît dû surtout à Cuvier, est intéressant à analyser pour bien replacer cet important travail à sa date et montrer (ce qui est bien vite oublié en science) tout ce qu'il comportait alors d'original. Cuvier commence par remarquer combien Brongniart contribue à établir le vrai système de la nature dont l'idéal consiste dans ces mots, que chaque être soit placé précisément auprès de ceux qui lui ressemblent le plus et que les distances qu'ils observent entre eux soient proportionnées aux sommes de leurs différences. Il rappelle alors que les ordres établis par Linnseus dans sa classe des amphibies demandaient à être totalement modifiés : ce à quoi divers naturalistes s'étaient essayés sans succès, faute d'observations anatomiques assez précises. « L'idée principale du citoyen Brongniart, ajoute-t-il, est d'autant plus heureuse que plusieurs naturalistes semblaient l'avoir entrevue et cependant n'en avaient fait aucun usage, quoique la justesse en soit évidente à présent qu'il l'a développée. Il a remarqué que les salamandres, qui jusqu'à présent ont été laissées dans les genres des lézards parce qu'elles ont quatre pattes et une queue, sont cependant bien plus voisines des grenouilles par leur cœur, qui n'a qu'une oreillette, par leur peau nue et visqueuse, par leurs organes de la génération, par leur manière de se féconder, par leurs œufs sans coque dure et qui se gonflent après avoir été pondus, par les petits qui en naissent et qui ont d'abord la forme de poissons, vivent dans l'eau, respirent par des branchies, mais ensuite développent des pattes, perdent leurs branchies et vont à terre respirer par des poumons. Il a vu que ces animaux sont les seuls reptiles qui méritent véritablement le nom d'amphibies, puisque ce sont les seuls qui vivent simultanément ou successivement sur la terre et sur l'eau... Il en a donc composé un ordre particulier... Son ordre des sauriens ou des lézards a été divisé par lui d'une manière nouvelle sur des caractères pris dans les organes de la manducation, de la préhension et du toucher, et conformément à la théorie de la subordination des caractères. Il en résulte, comme ce devait être, des genres si naturels que quiconque aura vu une espèce de chacun, leur rapportera sans hésiter et au simple coup d'œil la plupart des espèces qu'il pourra rencontrer par la suite... »

Dumas remarquera à ce propos que l'on doit à Brongniart les quatre ordres de reptiles dont il a créé les noms : les chéloniens ou tortues, les sauriens ou lézards; les ophidiens ou serpents; les batraciens ou grenouilles.

Cuvier ajoute que, dans le détail, Brongniart a apporté quelques espèces nouvelles et, mérite plus grand encore dont tout naturaliste appréciera la valeur, a su réduire le nombre des espèces en en réunissant plusieurs dont on n'avait pas su reconnaître la communauté tel cet « igname goitreux » classé précédemment par Gmelin sous 5 noms différents dans cinq divisions distinctes.

A ce moment, la vie intime de notre savant se trouva complètement transformée. Le 9 février 1800, Brongniart, âgé de trente ans, épousa Cécile Coquebert de Montbret, fille d'un savant, membre de l'Institut, avec lequel il était depuis longtemps en relation (Coquebert venait à ce moment d'être nommé consul à Amsterdam et son départ prochain fit presser le mariage) et petite-fille du vieil architecte Hazon, déjà membre de l'Académie d'Architecture sous la monarchie. Il entrait ainsi dans une vieille famille dont nous aurons l'occasion de signaler les nombreuses illustrations. Sa vie scientifique subit du même coup une évolution inattendue. Le fiancé n'avait, en effet, pour vivre que ses appointements montant exactement à 4.500 francs (2.000 au Conseil des Mines, 2.500 à l'École Centrale), ce qui lui suffisait à peine étant garçon et la faible dot de la jeune fille n'était pas de nature à rétablir la balance. C'est pourquoi, pendant les fiançailles, on voit Brongniart reprendre, avec le désir d'aboutir enfin, les projets de pharmacie qu'il n'avait jamais complètement abandonnés et que sa mère plus encore envisageait pour lui. Faisant une fois de plus un règlement de vie, il écrit : « J'ai trois grandes choses à mener de front, mes études pharmaceutiques, mon entomologie, mes cours. » Il va voir diverses personnes pour les prier de le conseiller dans l'acquisition d'un fonds, il étudie avec sa fiancée plusieurs magasins, consultant des hommes de loi, visitant des logements correspondants, etc..

D'autre part, toujours pour améliorer ses finances, il a accepté une proposition que lui apportait Patru au nom du libraire Déterville de faire l'entomologie de l'édition in-18 de Buffon [Cuvier signale également (Proc. verb. Inst., I, 105) sa coopération à l'entomologie du citoyen Olivier pour la partie qui a été publiée pendant que celui-ci voyageait en Orient, de 1792 à 1799]. Il s'engage, moyennant 3.600 francs, à lui livrer au plus tard dans neuf mois le manuscrit d'une entomologie de 12 à 15 volumes in-18 faisant suite à l'édition de Buffon de Castel : gros travail qui va l'occuper toute cette année 1800 et qui aboutira à une Histoire Naturelle des Insectes parue en l'an X chez Déterville et rééditée en 1828, puis 1830, en 10 puis 20 volumes, mais signée, je ne sais pourquoi, de Tigny.

Toujours dans le même ordre d'idées nous le verrons l'année suivante entreprendre un long travail de librairie scientifique dans le dictionnaire des sciences naturelles. Mais, avant tout, le désir de ses protecteurs de venir en aide au jeune ménage va amener bientôt sa nomination à la direction de Sèvres.

Le 24 mars 1800, six semaines après le mariage, Brongniart note en effet : « Madame Berthollet vient à 9 heures nous dire que son mari me propose une place de directeur de la manufacture de Sèvres qui est à donner. Je vais aussitôt le voir pour cet objet. Il croit que cela me fera quitter mon École Centrale, ce qui me contrarierait. Je vais au Jardin des Plantes voir Fourcroy qui pense que je ne dois point abandonner la carrière de l'histoire naturelle et surtout celle de l'instruction. D'après ses conseils si conformes à ma manière de voir, je retourne chez Berthollet et, lui témoignant combien je suis sensible à tout ce qu'il fait pour moi, je lui dis que je ne puis me décider à abandonner tout à fait mon École Centrale. Le citoyen Costas, chargé de la rédaction du projet, pense qu'on doit toujours aller de l'avant et, en effet, on me le communique et on convient de le laisser tel qu'il est... 21 mars. Je vais à l'École Polytechnique voir Fourcroy et lui parler de mon affaire... 15 mai. A 11 heures, Mme Berthollet vient nous annoncer que le ministre a signé ma nomination à la place de directeur de la manufacture de Sèvres. »

La manufacture de Sèvres, gouvernée par un comité depuis la chute de la monarchie, était tombée dans un désordre auquel le premier consul voulait porter remède en lui imposant une direction unique, et l'association de la science avec les arts qui caractérisait la famille Brongniart avait paru une raison suffisante de s'adresser à elle. Brongniart note les jours suivants : « Je vais voir le citoyen Hettlinger, directeur-adjoint et le citoyen Salmon. On me montre le jardin, le potager, le logement. J'annonce que je prendrai le logement du directeur occupé actuellement par le citoyen Salmon. Cela ne souffre aucune difficulté. » La seconde partie de la vie de Brongniart commençait.




CHAPITRE IV
LA PÉRIODE DES GRANDS TRAVAUX GÉOLOGIQUES, DES RECHERCHES CÉRAMIQUES ET DES HONNEURS

Jusqu'ici nous avons connu un Alexandre Brongniart surtout occupé de dissections, d'anatomies, d'insectes, ambitionnant au Muséum la chaire de zoologie, publiant des mémoires sur les singes ou sur les reptiles, officier de santé à l'armée et revenant encore souvent à l'idée de s'établir pharmacien, tout en étant officiellement Ingénieur des Mines. Désormais, bien qu'il continue le même genre de travaux, nous allons le voir se spécialiser comme géologue et minéralogiste, mais occuper une grande partie de son activité à la direction de Sèvres. Si nous voulons mettre en relief la valeur et la portée de travaux scientifiques traitant de matières aussi diverses, nous serons obligés d'établir entre eux une démarcation factice pour consacrer à la géologie et à la céramique des chapitres distincts. Nous ne ferons ainsi que l'imiter lorsqu'il divisait, comme nous le dirons, sa semaine entre trois domiciles consacrés chacun à une de ses occupations principales. Mais il faut bien cependant, au risque de paraître nous répéter, commencer par marquer les étapes essentielles d'une carrière aussi bien remplie en les exposant dans un ordre chronologique comme une éphéméride et les reliant aux menus incidents de cette existence. J'estime ces précisions de détail indispensables pour bien comprendre une œuvre, surtout quand il s'agit d'une époque où, comme alors, la géologie dont il va surtout être question, était en formation et en éclosion. Ce sera l'objet de ce chapitre où nous allons nous borner à raconter la vie de Brongniart depuis son mariage, avec une sécheresse dont nous ne pouvons que nous excuser. Cette vie, nous devons en avertir aussitôt, ne présentera plus rien de romanesque. Sa première moitié nous avait offert quelques incidents pittoresques et nous avons pu, grâce à des documents inédits, insister sur ces années de jeunesse qui déterminent l'orientation d'un homme célèbre et qui sont toujours les plus mal connues. A partir de maintenant, Brongniart est, au contraire, un personnage officiel et en vue, bientôt un père de famille, pourvu d'honneurs croissants, tel en somme à quelques particularités près, que nous apparaissent les savants nos contemporains dans leur salle de cours ou dans leur laboratoire.

Le personnage est très digne, un peu austère, ayant gardé de son éducation suivant les règles de l'Emile et de ses premiers enthousiasmes républicains un certain goût des principes, une certaine confiance dans les formules et les étiquettes, avec une foi dans une morale supérieure indépendante et de la religion et des conventions traditionnelles, mais cependant guéri de beaucoup de chimères par le passage à travers les années tragiques. Il nous apparaît très bon, et même très bonhomme, très accueillant pour les jeunes, très soucieux de ses responsabilités morales à l'égard de ses élèves ou de ses subordonnés, très pénétré de l'esprit de famille, mais faisant passer avant tout son culte de la science et donnant toujours dans ses pensées la première place à son désir passionné de connaître, à force d'observations minutieuses et patientes, sans excès de théories aventureuses, le vrai visage de la nature.

Et d'abord, comme de juste, Sèvres va absorber une grande partie de son temps au début de son administration : Sèvres dont il a été improvisé directeur ainsi qu'on l'avait un an auparavant bombardé ingénieur des mines, avec cette conviction révolutionnaire propre aux démocraties et aux peuples jeunes que les hommes sont interchangeables et que celui qui est supérieur dans une partie est susceptible de le devenir également dans toutes. Cette théorie, parfois un peu hardie, Brongniart va paraître la justifier puisqu'il sera en somme un bon directeur dans sa fabrique de porcelaines comme il a été un bon ingénieur au Conseil des Mines. Nous l'avons laissé venant s'installer dans la vieille manufacture un peu délaissée, où le désordre régnait et que l'on avait même songé (ce ne fut pas la dernière fois) à abandonner. Aussitôt il s'applique à sa nouvelle tâche avec la même ardeur consciencieuse qu'à ses examens de muscles ou de squelettes. Il fait des démarches au ministère de l'intérieur pour obtenir le payement de l'arriéré dû aux ouvriers. Il installe des soupes économiques. Il s'occupe à la fois de technique et d'art. Il choisit les bois pour la cuisson. Il organise leur séchage. Il installe des pompes. Il essaye des produits colorants nouveaux, etc. D'autre part, il confère avec les deux grands architectes néo-classiques, Percier et Fontaine et fait dessiner par Chaudet ou par son père des profils de vases ou des décorations d'après l'antique. Il commande à Vernet un portrait de Bonaparte à cheval pour l'exécuter sur porcelaine. Néanmoins, le jour où il examine la comptabilité de l'affaire, il a ce cri désolé : « L'aperçu des dépenses comparé à la probabilité des recettes me désespère. » Mais, à peine un an après, il pourra résumer ainsi le premier résultat de son effort. « La manufacture a repris plus d'activité. Les ouvriers et surtout les peintres viennent plus assidûment. On vend beaucoup plus. Je me suis occupé des couleurs et notamment de la peinture sur verre. J'ai lu le 16 janvier 1802 un mémoire à l'Institut sur cet objet (Essai sur les couleurs tirées des oxydes métalliques et fixées par la fusion sur les différents corps vitreux. Ce mémoire a fait, le 21 avril 1802, l'objet d'un rapport à l'Institut par Fourcroy et Vauquelin. Voir également un mémoire lu en 1828 à l'Académie des Beaux-Arts). » La reconstitution de l'art des vitraux, sujet de recherches qu'il devait constamment poursuivre et techniquement pousser à bien !

Même pendant cette année de début, Brongniart n'avait pourtant pas abandonné ses travaux d'histoire naturelle. (Une communication de 1800 porte sur un nouveau genre d'insecte des environs de Paris.) Il en avait même entrepris de nouveaux, tant pour élucider des questions intéressantes que pour subvenir aux dépenses du ménage. Le 24 janvier 1801, il note : « Je vais dîner chez Cuvier. Il s'agit de composer un dictionnaire d'histoire naturelle. On me charge de la direction et de la rédaction de la minéralogie. On m'offre 4.000 fr. pour la seule direction et 30 fr. par feuille en sus. Cuvier, Jussieu, Lamarck, Dumeril, Latreille sont de cette société. Jauffret en est le rédacteur général. » En effet, le 21 avril 1801, il signe un traité avec M. Jauffret, « secrétaire perpétuel de la Société des Observateurs de l'Homme, en son nom et comme fondé de pouvoir des concitoyens Levrault et Magimel, libraires, entrepreneurs d'un nouveau dictionnaire qui s'appellera « le Dictionnaire des Sciences Naturelles » et désormais, pendant 28 ans, jusqu'à entier achèvement (le 24 avril 1829) de cette œuvre considérable en 50 volumes in-18, il s'y attellera malgré toutes ses autres occupations et lui donnera de longs articles tout à fait personnels et originaux sur lesquels nous aurons à revenir.

Il est en même temps occupé de candidatures multiples dans les voies les plus diverses. Ainsi, le 13 février 1801, la mort de Darcet ayant laissé vacante une place de professeur de chimie au Collège de France, Berthollet, Cuvier et Dumeril l'engagent à se présenter. Mais il s'efface bientôt devant son ami Vauquelin, avec lequel il commence à ce moment l'analyse de la chabasie. Six semaines après, le 21 mars 1801, Brongniart est candidat à l'Institut dans la section de minéralogie. Mais il n'obtient que 119 suffrages contre 230 à Sage (à cette époque tout l'Institut, aujourd'hui divisé en cinq académies, votait ensemble), 197 à Valmont de Bonzan, 171 à Gillet de Laumont, qui sont seuls présentés à l'Assemblée générale et Sage, de 30 ans plus âgé et déjà pensionnaire de l'Académie sous la royauté, est élu le 25 avril.

Après quoi, c'est au Conseil des Mines qu'il demande, le 15 décembre, la chaire de minéralogie vacante par la démission d'Hauy qui passe au Jardin des Plantes : chaire où il l'avait déjà suppléé (Haüy, remplaçant Dolomieu au Muséum, fut alors remplacé : à l'École des Mines par Brongniart, à la Faculté par Beudant). Il l'obtient, mais ne peut la garder, les mines ayant à ce moment subi une réorganisation complète dans laquelle l'École de théorie parisienne fut supprimée pour être remplacée par une école pratique à Pesey en Savoie. Brongniart fut même à ce moment obligé d'abandonner le service actif des mines, les ingénieurs ayant été astreints à séjourner dans les départements. Il garda son titre, mais désormais, pendant un moment, sans attributions ni honoraires. Cette attache assez lâche avec le Corps des Mines se continua pourtant, disons-le de suite pour ne plus y revenir. Car il fut, le 30 janvier 1819, nommé Ingénieur en chef. En 1830, on le verra encore invoquer ses droits d'ancienneté pour être occupé dans la division de Paris et, bien qu'il eût été mis en service extraordinaire le 30 mars 1832, on lui offrit en janvier 1836 une place d'Inspecteur Général qu'il ne crut pas pouvoir ajouter à ses autres fonctions. C'est ainsi qu'on put le voir assister au Conseil des Mines, participer notamment en 1825 aux discussions fameuses sur la concession de sel de Vic et même y faire des rapports et, chaque année, aux réceptions officielles de janvier, il devra endosser successivement deux uniformes, celui de l'Institut et celui des Mines, pour se rendre chez deux ministres et se mettre finalement en frac.

Vers cette même époque de 1800-1802, divers événements de famille avaient contribué à modifier son existence. Le premier fut le mariage rapide et en quelque sorte improvisé de sa jeune sœur Emilie, l'élève de David, avec laquelle il avait toujours vécu dans une grande intimité. Cette jolie personne, d'après laquelle Gérard a fait, en 1796, un de ses premiers et de ses meilleurs portraits, fut demandée le 4 décembre 1800 par M. Pichon qui allait partir comme commissaire général des relations commerciales et chargé d'affaires près les États-Unis d'Amérique. Le consentement ayant été donné le 6, le mariage eut lieu le 19 et le départ pour l'Amérique le 28. On ne pouvait aller plus vite. Dans l'intervalle, le 26 décembre, toute la famille Brongniart avec les nouveaux mariés avait été dîner chez le ministre Talleyrand. D'après une tradition de famille, ce mariage aurait causé le désespoir de Cuvier qui se trouva mal en apprenant les fiançailles. Brongniart aurait désiré l'union de sa sœur avec son ami; mais Emilie avait déclaré qu'elle n'épouserait jamais Cuvier « parce qu'il était roux ».


Émilie Brongniart, baronne Pichon, peinte par Gérard [Collection André Brongniart]

Le second événement d'une tout autre nature fut, en mai 1802, l'achat par le beau-père Coquebert d'une maison « rue Saint-Dominique près de Belle-chasse », à deux pas de l'hôtel de Monge situé lui-même au 31, rue de Belle-Chasse. Cette maison, que se partagèrent alors les trois générations des grands-parents Hazon, des parents Coquebert et du jeune ménage Brongniart et où devaient habiter plus tard, les savants de la même famille Jean-Baptiste Dumas et Hervé-Mangon, constitua, dès lors, pour Brongniart, son domicile parisien à la place du petit logement qu'il avait jusqu'alors occupé chez ses parents, rue Saint-Marc.

Le 25 mars 1802, il ouvrait au Collège du Plessis le cours d'histoire naturelle qu'il avait jusque-là professé au Collège des Nations. Cet enseignement était consacré aux reptiles qui, depuis longtemps, l'occupaient et, au sujet desquels il avait présenté à l'Institut quelques jours avant son mariage, le grand mémoire dont nous avons parlé.

En 1802 également, Brongniart inaugure à Sèvres la série des visites officielles qui devront, particulièrement sous Louis-Philippe, lui prendre une bonne part de son temps. Le 26 juin, Bonaparte arrive en coup de vent et à l'improviste suivant son habitude pour passer une tournée d'inspection avec l'architecte Fontaine. Il parcourt toute la maison pendant une heure, pose de nombreuses questions sur la main-d'œuvre et repart sans avoir vu le directeur qui se trouvait momentanément absent. On a demandé à celui-ci un plan de réorganisation et, quinze jours après, Brongniart va le lire au ministre de l'Intérieur Chaptal en lui proposant un atelier de perfectionnement à 6.000 fr. par mois.

Malheureusement pour notre curiosité, à partir de ce moment, Brongniart, trop occupé, abandonne l'habitude contractée pendant les loisirs de sa jeunesse, de noter chaque soir les incidents de sa vie et il restera près de quinze ans silencieux. Mais la succession de ses mémoires lus à l'Institut ou publiés à la Société Philomathique et dans le Journal des Mines va suffire à nous renseigner tout au moins sur son activité extérieure. C'est ainsi qu'il présente à l'Institut le 16 mai 1803, un pyromètre de son invention (différent de celui de Wedgwood) destiné à mesurer d'une façon précise la température de ses fours à porcelaine. Il continue, comme il le fera pendant la plus grande partie de sa vie, à mener de front, côte à côte, avec la direction de Sèvres, les recherches de zoologie et de minéralogie, auxquelles vont s'associer les études de géologie, dans lesquelles il saura les combiner pour fonder la stratigraphie paléontologique.

C'est ainsi qu'en zoologie il continue à débrouiller la classe des reptiles; puis il s'attaque aux trilobites, exemple d'animaux très anciens et disparus qu'il rattachera aux crustacés dans un travail classique de 1815, aboutissement fructueux de longues recherches. Ainsi, peu à peu, sa zoologie tourne à la paléontologie, ou science des animaux fossiles, qui elle-même confine à la géologie et à la minéralogie. C'est de plus en plus dans ce sens que se portera son effort et qu'il aboutira à de glorieux résultats. Le champ de l'anatomie comparée des vertébrés vers lequel il s'était porté au début, a été occupé et conquis par son ami Cuvier. Il n'a pu y rivaliser avec lui. Mais il s'attachera aux invertébrés, aux mollusques, dont les restes nombreux instruisent beaucoup plus le géologue stratigraphe que les trop rares ossements de grands animaux. Dans ce domaine relativement nouveau pour lui, il collaborera d'ailleurs fructueusement avec Georges Cuvier et avec son frère Frédéric et, dès l'été de 1806, de nombreuses courses sur le terrain, qui, pour Brongniart, partent de sa terre des Alluets ou de la propriété du grand-père Hazon à Gisors et, pour Cuvier, de Fontainebleau, jettent, comme nous le verrons, les linéaments du grand œuvre que sera, en 1808, la première Géologie du Bassin de Paris.

Au même moment, il ajoute officiellement un cours de minéralogie à ses autres enseignements d'histoire naturelle. Lorsqu'en 1806, l'Université naissante croit s'honorer en inscrivant le nom du grand cristallographe Haüy parmi ses maîtres, comme celui-ci, absorbé par le Muséum, ne peut y professer effectivement, on lui donne aussitôt pour adjoint Brongniart, qui l'a déjà suppléé à l'Ecole des Mines dans un cours sur les mêmes matières et qui, dans quelque temps, le remplacera également au Muséum. D'où une série de travaux dans cette branche : des examens et des analyses de substances nouvelles, où il substitue progressivement à l'empirisme adroit de Freiberg les déterminations rigoureuses de la chimie et de la cristallographie. Des tâches de librairie, qui auraient pu être ingrates, mais où il saisit l'occasion de marquer sa personnalité, le conduisent dans la même voie. Le grand Dictionnaire des Sciences Naturelles avance lettre par lettre. Mais de suite, il résume l'ensemble de ses connaissances minéralogiques dans un ouvrage destiné à l'enseignement des lycées et commandé par l'État, ouvrage en deux volumes in-8° intitulé : « Traité élémentaire de minéralogie avec des applications aux arts », qui est présenté à l'Institut le 23 février 1807 et loué par Haüy. Après quoi, toujours à l'instigation de l'État, il prépare un ouvrage semblable pour la géologie.

Entre temps, une nouvelle candidature à l'Institut a réussi. Le 23 mars 1807, il a été nommé correspondant pour la section de minéralogie par 29 voix sur 40, en concurrence avec l'inspecteur des mines Baillet, Brochant de Villiers, Cordier, D'Aubuisson, de Drée, Hassenfratz, Fleuriau de Bellevue et Cubières. [Brochant devait devenir membre en 1816; Cordier correspondant en 1808 et membre en 1822; D'Aubuisson de Voisins correspondant en 1821, membre en 1822; Fleuriau de Bellevue correspondant en 1816; le marquis de Cubières correspondant en 1810, membre libre en 1816. Les autres, Baillet, de Drée et Hassenfratz n'aboutirent pas.]

Les années 1808 à 1810 sont marquées par deux œuvres géologiques de premier ordre dont nous montrerons plus tard l'importance : la Géologie du Bassin de Paris et la reconnaissance, dans le terrain tertiaire où l'on ne voulait voir jusque-là que l'évaporation d'une même mer, de dépôts manifestement formés en eau douce ou saumâtre, prouvant ainsi la complexité d'une histoire que l'on avait supposée trop simple.

En janvier 1813, Brongniart l'architecte meurt. Il faut liquider la succession, vendre ce qui restait de tableaux et d'objets d'art. Mais surtout le fils pieux commence à préparer, sur les œuvres architecturales de Théodore Brongniart, un ouvrage qui ne pourra voir le jour qu'en 1824. Dans cette année 1813, Brongniart donne « un essai d'une classification minéralogique des roches mélangées » et « une description géologique du département de la Manche », à la suite de laquelle il insère, dans le Journal des Mines, « quelques considérations sur la classification géologique des terrains ».

On ne voit pas que les événements de 1814 et 1815 aient exercé une influence bien profonde sur cette existence paisible de savant, malgré le campement des cosaques autour de Sèvres. Le 23 octobre 1815, le calme une fois revenu, il lit à l'Institut le grand mémoire, depuis longtemps préparé, sur les trilobites qui marque un nouveau pas dans l'utilisation des fossiles pour la classification des terrains les plus anciens. Le 23 novembre 1815, Brongniart est présenté par la section de minéralogie à la place laissée vacante par Desmarest, en même temps que Gillet de Laumont, Cordier, Brochant, Duhamel fils, Lucas fils et, le 20 novembre 1815, il est élu par 37 voix contre 13 à Gillet de Laumont et 5 à Cordier. Dès lors, une occupation nouvelle vient s'ajouter à toutes celles que Brongniart avait déjà accumulées : le devoir presque administratif d'écrire, à propos de tous les travaux présentés à l'Académie, de longs rapports qui lui sont souvent une occasion pour exprimer des idées personnelles.

Le premier, qui fut lu à l'Institut, le 26 février 1816, et qui remplit à lui seul 6 colonnes entières, est sur un mémoire de M. de Bonnard : « Essai géognostique sur l'Erzgebirge, c'est-à-dire sur les montagnes métallifères de la Saxe ». L'Erzgebirge, c'était le domaine du pontife Werner, dont les généralisations où il prétendait exclure toute théorie commençaient à s'écrouler, mais qui n'en restait pas moins, suivant l'expression de Brongniart, « le père de la vraie géognosie qui a pour objet, non pas la théorie de la formation de la terre mais la connaissance exacte de la structure de cette couche mince du globe qui seule peut être soumise à nos observations». Cependant, depuis un travail de Charpentier, en 1778, il n'avait été fait aucune étude d'ensemble sur cette terre classique et de Bonnard abordait ainsi un domaine vierge, en même temps qu'un autre ingénieur français, Héron de Villefosse, publiait la première carte géognostique de la Saxe (Il ne faut pas oublier que la Saxe avait été longtemps et jusqu'à la trahison de Leipzig, alliée à la France), Brongniart, qui avait lui-même visité une partie du pays, affirmait l'exactitude des descriptions qu'il avait pu contrôler.

Un second rapport de Brongniart, lu le 18 mars 1816, est relatif à un mémoire de Brochant de Villiers : « Observations sur les terrains de gypse ancien qui se rencontrent dans les Alpes et particulièrement sur ceux qui sont regardés comme primitifs ».

Le 27 mars 1816, l'Institut était reconstitué sur une base nouvelle et divisé de nouveau en académies distinctes. C'était une occasion pour éliminer quelques savants trop mêlés à l'activité révolutionnaire; mais la mesure qui atteignait des hommes comme Monge et Carnot n'était, pour Brongniart, toujours resté en dehors de la politique, qu'une simple consécration de la situation acquise.

Le 30 septembre 1816, nouveau rapport (en collaboration avec Lamarck) sur un mémoire de Marcel de Serre : « Observations sur les terrains d'eau douce ». On vient de voir que la notion même d'un sédiment d'eau douce était due à Brongniart. Il devait donc accueillir favorablement ceux qui, comme Marcel de Serres, marchaient dans la même voie et qui retrouvaient près de Montpellier ou dans le Gard, des faits analogues à ceux que lui-même avait signalés dans le Bassin de Paris. Ce travail met en évidence la distinction, désormais acquise, entre les trois faciès marin, saumâtre et lacustre.

Du 7 juillet au 20 septembre 1817, Brongniart fait un voyage géologique dans le Jura.

L'année 1818 est consacrée à de nombreuses courses géologiques dans le Bassin de Paris : à Montmartre, Gentilly, Fontainebleau, Château-Landon; en septembre, avec Cuvier et Berzélius, à Montmartre, Bagnolet, Romainville, Bas-Meudon. Ses enfants ont grandi (un garçon et deux filles) et commencent à tenir une place essentielle, non seulement dans sa vie privée mais aussi dans sa vie scientifique. C'est ainsi que, dès ce moment, avec l'aide du botaniste Candolle, il commence à diriger son fils Adolphe, alors âgé de 17 ans, dans l'étude des végétaux fossiles, où celui-ci remportera plus tard, des succès classiques.

En avril 1819, il inaugure à Sèvres, des leçons annuelles sur les poteries, à la suite desquelles il conduit ses auditeurs visiter les ateliers. Puis vient, au mois de juillet 1819, une candidature malheureuse pour obtenir, au Muséum, la chaire de géologie vacante par la mort de Faujas de Saint-Fond. Dans le scrutin des professeurs du Muséum, il n'obtient que 4 voix (Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Vauquelin et Berthollet) contre 6 à Cordier. Le 30 août, un vote de l'Académie confirme la présentation en première ligne de Cordier par 30 voix contre 18 à Brongniart et 1 à Brochant de Villiers. Brongniart note : « Ce résultat m'affecte beaucoup. »

Le 27 septembre 1819, il donne à l'Institut un long rapport sur un mémoire de Bonnard : « Distribution géognostique des terrains » : mémoire qui, pour nous, lecteurs du lendemain, met surtout en évidence les difficultés rencontrées encore, il n'y a pas beaucoup plus d'un siècle, par la géologie naissante pour établir une classification paléontologique des terrains et distinguer, par exemple, entre eux les divers calcaires.

L'année 1820 est occupée par un grand voyage, à la fois géologique et céramique, de près de six mois en Italie (6 avril au 21 septembre). Il emmène avec lui son fils Adolphe qui désormais l'accompagnera partout et M. Fernand Geslin. Le but est à la fois de visiter les fabriques de faïence en étudiant les appareils et récoltant des échantillons pour le musée céramique de Sèvres et d'étudier les terrains ou les roches. Au retour, on le voit reprendre son étude sur les trilobites pour compléter le mémoire de 1815 et aboutir finalement en 1822, à l'ouvrage sur les crustacés fossiles publié en collaboration avec Desmarest, puis s'attaquer à un mémoire sur « le gisement des ophiolites (roches à base de serpentine), des euphotides, etc., dans quelques parties des Apennins » : fruit de son voyage récent, qui est communiqué à l'Institut, le 26 décembre 1820, et qui fera l'année suivante l'objet d'un volume spécial. Ce qu'il aborde là, c'est la grande question, toujours débattue, des roches vertes et de leurs conditions de gisement si mystérieuses.

Vers le même moment, le 11 décembre 1820, il lit à l'Institut un rapport sur un mémoire de Constant Prévost, élève indiscipliné avec lequel nous le verrons en discussion : « Essai sur la constitution physique et géognostique du bassin à l'ouverture duquel est située la ville de Vienne en Autriche. »

Deux travaux importants de cette époque : l'un se rapporte encore à son voyage d'Italie sur « les terrains calcaréo-trappéens du pied méridional des Alpes », pour lequel on le voit déterminer des coquilles du Vicentin ; l'autre « sur les caractères zoologiques des formations avec l'application de ces caractères à la détermination de quelques terrains de craie » (présenté à l'Institut, le 3 septembre 1821). Il prépare aussi la seconde édition de la Géologie du Bassin de Paris qui doit paraître en 1822, il poursuit ses recherches sur les trilobites et, continuant à collaborer avec son fils dans l'étude des plantes houillères, il publie dans les Annales des Mines une notice « sur des végétaux fossiles traversant les couches du terrain houiller ».

Et toute cette activité ne l'empêche pas de noter, le 15 octobre 1820 : « Je suis contrarié et découragé par des travaux qui anticipent sur les miens et leur ôtent leur intérêt. »

Le 12 novembre 1821, il commence à suppléer Haüy dans son cours de minéralogie au Muséum, comme il l'a suppléé deux ans à l'École des Mines, puis, dès l'origine, à l'Université et, Haüy n'ayant pas fait de leçon cette année, il débute par des leçons de cristallographie qui doivent le changer singulièrement de son ordre d'idées habituel.

L'année 1822 est marquée par deux ouvrages de premier ordre : celui sur les trilobites et autres crustacés qui paraît enfin le 13 février et la seconde édition de la Géologie du Bassin de Paris (1er juin 1822). « L'histoire naturelle des crustacés fossiles sous les rapports géologiques et zoologiques » est faite en collaboration avec Desmarest pour ce qui concerne les crustacés autres que les trilobites et la Géologie du Bassin de Paris conserve la collaboration de Cuvier.

Il publie encore, en 1822, un mémoire sur la magnésite du Bassin de Paris et un mémoire « sur quelques terrains d'eau douce de la Suisse et de l'Italie, propres à établir la théorie de ces terrains ».

Enfin, la mort d'Haüy ayant laissé vacante la chaire de minéralogie au Muséum, Brongniart qui, rappelons-nous le, avait auparavant demandé en vain dans cet établissement les chaires de zoologie et de géologie, est cette fois choisi à l'unanimité par le Muséum, à la presque unanimité par l'Institut (45 voix sur 47, le 22 juillet) et nommé le 6 septembre : ce qui l'amène à donner sa démission de professeur à la Faculté des Sciences et ce qui lui octroie un logis de plus au Muséum, où il prend aussitôt possession de tout l'appartement occupé par Haüy, mais où il ne logera que par intermittences, ayant déjà deux autres domiciles : à Sèvres et rue Saint-Dominique. Comme Haüy, il fera désormais sa leçon tous les lundis matin à 10 h. 1/2, le même jour que l'Institut. C'est à ce moment qu'il organise son temps avec cette division tripartite qui a fait son originalité dans la seconde partie de sa vie et dont ses contemporains, ses collègues et ses enfants avaient conservé le souvenir amusé, quoiqu'elle parût alors beaucoup moins singulière qu'elle ne le serait aujourd'hui.

Pour satisfaire à ses devoirs multiples, cet homme d'ordre qui divisait jadis son journal en si beaux compartiments, en établit de pareils dans son existence, sauf à compliquer quelque peu la vie de sa femme et à troubler parfois légèrement l'harmonie du ménage. Maître Jacques de la science, il va, pendant les années qui lui restent à vivre, changer à la fois d'occupation, de pensée dominante et de logis suivant les jours de la semaine. Tout d'abord, depuis vingt ans, comme si la manufacture était située au bout de la province, il voyage alternativement, avec la régularité minutieuse qui est propre à son caractère, de Sèvres à Paris, de Paris à Sèvres. A Paris, il oscille entre la rue Saint-Dominique et le Muséum. Nous essayerons plus tard, de résumer en un tableau d'ensemble ce qu'il put y avoir d'intéressant dans cette vie privée qui ne connut aucun incident grave. En ce moment, nous nous bornons à poursuivre nos éphémérides. Remarquons pourtant en passant que, chez cet homme heureux, les inquiétudes, les préoccupations, les angoisses dont nous avons déjà signalé des symptômes, tiennent une place chaque jour croissante. Sa santé qui n'a rien de particulièrement fragile, le tourmente constamment. Les événements politiques apparaissent grossis par son imagination. Un jour, le bruit s'étant répandu que Napoléon s'est évadé de Sainte-Hélène, il voit déjà la France et l'Europe à feu et à sang. La guerre d'Espagne, chère à Chateaubriand, lui semble pouvoir amener une nouvelle révolution et un avenir épouvantable. « C'est, écrit-il le 3 décembre 1822, pis que la folie de Moscou »; ou encore « Pichon (son beau-frère) prononce tout haut le mot de ma pensée fixe : Nous serons le champ de bataille ». Que sera-ce quand viendront la Révolution de 1830 et les émeutes constantes du temps de Louis-Philippe ?

Le 5 novembre 1823, il traite avec l'éditeur Déterville qui lui achète 9.000 fr. une nouvelle minéralogie géologique.

En 1824, son fils Adolphe ayant passé avec succès son cinquième et dernier examende médecine, le 29 mai, il l'emmène du 29 juin au 16 octobre dans un grand voyage en Suède, à la suite duquel il montre à M. et Mme Cuvier les estampes rapportées de son voyage et à Cordier, Beudant, etc., les roches rapportées de Suède et de Norvège, avec des minéraux qu'il offre à l'École des Mines et des fossiles de Christiania qu'il va étudier. Un travail sur les délaissements de la mer actuelle et les déplacements du niveau marin résultera plusieurs années après de ce voyage.

L'année 1824 marque encore l'aboutissement du travail entrepris pour célébrer la mémoire de son père. Le 12 décembre 1824, il se rend aux Tuileries pour présenter l'ouvrage à Charles X.

En 1825, se produit un événement de famille sur lequel nous aurons à revenir : le mariage de sa fille aînée Herminie avec le chimiste Jean-Baptiste Dumas, dont la brillante carrière scientifique, les visées politiques et, au début, les malheurs industriels vont tenir une très grande place dans ses pensées.

Le 12 avril 1825, il note : « Assemblée du Muséum. Discussion aigre entre Cuvier et moi sur les affaires du Jardin. Je ne crois pas devoir céder en public à son ton dogmatique et présomptueux. Il me reproche tout bas ensuite mon ton cassant et mes opinions arrêtées. Ai-je tort ? Cela serait possible. J'y prendrai encore plus garde. » Cette dernière réflexion donne le ton conciliant de Brongniart dans ses relations avec le peu commode grand homme. Nous aurons à en citer d'autres exemples.

L'année 1826 commence par la nomination de Brongniart à la vice-présidence de l'Académie : ce qui ne se faisait pas alors automatiquement et par ordre d'ancienneté comme aujourd'hui. Le 2 janvier, il obtient 26 voix sur 51 votants et, le 6 juin, il reçoit une autre distinction plus administrative, la rosette d'officier.

A ce moment, en raison de son nouvel enseignement au Muséum, les mémoires minéralogiques se succèdent : (1826) sur la bustanite (bisilicate de manganèse et de chaux du Mexique) ; sur la présence de l'anatase dans les mines de diamant du Brésil; (1828) sur la présence de la webstérite dans l'argile plastique d'Auteuil près Paris, etc. La fin de 1826 et 1827 sont également occupés par un rapport sur la peinture sur verre qui aboutira le 14 juin 1828 à une lecture devant l'Académie des Beaux-Arts.

D'autre part, cette période 1826-1827 est celle où il marie ses deux derniers enfants : Mathilde avec le naturaliste Audouin, le 6 décembre 1827 et Adolphe avec Agathe Boitel, le 15 décembre 1827 [En 1826 également, la fille de sa sœur, Emilie Pichon, fait un mariage scientifique avec le physicien Claude Pouillet qui entrera à l'Institut, lui aussi, en 1837].
Ces deux projets, formés directement par les jeunes gens n'ont pas été sans susciter les craintes et les objections du père, frappé par les difficultés matérielles que vont rencontrer les jeunes ménages et par la paralysie qui risque d'en résulter pour l'œuvre de deux savants auxquels il s'intéresse vivement. Adolphe Brongniart est alors, comme nous le verrons mieux dans le chapitre qui lui est consacré, en plein essor scientifique : concours d'agrégation, candidature comme aide-naturaliste de Desfontaines au Muséum, prix à l'Institut, etc. Les objections du père font qu'il se décide un moment à embrasser la médecine pratique pour avoir un gagne-pain assuré [D'après le contrat de mariage en date du 12 décembre 1827, le fiancé apportait seulement 6.000 fr. d'économies et 5.000 de ses parents, la fiancée 2.000 fr. en deniers et un trousseau de 2.000 fr. Mais Agathe Boitel, fille d'un artiste, artiste elle-même, ajoutait une nouvelle note d'art dans la famille]. Mais Brongniart, qui aime de longue date sa future belle-fille comme une enfant de la famille, ne fait qu'une résistance de principe et se laisse vite attendrir. Il en est de même pour Audouin, son élève, son collaborateur, dont il apprécie tout le mérite et l'avenir scientifique, mais auquel il reproche seulement de n'avoir aucune situation.

C'est l'année aussi où, dans la personne du grand Cuvier, le Muséum fut cruellement frappé par la mort rapide de Clémentine Cuvier qui venait de se fiancer après un projet de mariage rompu avec J.-J. Ampère : projet que j'ai eu l'occasion de raconter ailleurs. Les réunions du samedi chez Cuvier, qui formaient un centre habituel pour le monde scientifique et littéraire, comme celles du dimanche chez Brongniart, en furent attristées et troublées pendant les cinq ans qui lui restaient à vivre.

Quant à Brongniart, les ménages de ses trois enfants, tous intimement mêlés au mouvement scientifique, les candidatures, les succès ou les échecs de son fils et de ses gendres tiennent dès lors dans ses pensées une place importante et toute naturelle, sur laquelle nous nous proposons de revenir.

Scientifiquement, l'année 1827 est marquée par un travail sur la formation des arkoses et, plus généralement, par la classification des roches homogènes et hétérogènes. Un souvenir d'Italie amène une note sur les terrains d'eau douce des environs de Rome et le voyage de Suède trouve un écho dans une notice sur «les blocs des roches des terrains de transport en Suède » (1828 et 1829).

A cette époque, une question qui intéressait tout particulièrement Brongniart, à savoir la prééminence de la paléontologie sur la stratigraphie, se trouve mise en question et vivement discutée : non pas pour les fossiles animaux, qui avaient dès lors conquis leur place légitime mais pour les fossiles végétaux, au sujet desquels les naturalistes conservent des doutes. Élie de Beaumont avait découvert, à Petit-Cœur dans les Alpes, une couche de grès à végétaux houillers intercalée entre des schistes jurassiques à bélemnites. Supposant la succession des couches régulière, il crut pouvoir en conclure que des plantes houillères avaient persisté là jusque dans le jurassique. Brongniart, gardant sa foi entière dans l'évolution végétale, soutint qu'il fallait chercher une autre explication dans le déplacement des couches et tous les travaux ultérieurs lui ont en effet donné raison.

Peu après, une étude depuis longtemps poursuivie avec Cuvier provoque une notice sur « les brèches osseuses et les minerais de fer pisiformes de même position géognostique »; c'est-à-dire sur le fameux sidérolithique qui a joué longtemps un si grand rôle dans les théories.

Enfin un mémoire d'Élie de Beaumont, concernant l'ancienneté relative des différentes chaînes de montagnes d'Europe, donne à Brongniart l'occasion (26 octobre 1829), tout en rendant justice à la nouveauté de vues géniales, d'exprimer quelques idées personnelles sur ces délicates questions de tectonique, aujourd'hui la préoccupation ordinaire des géologues, qui ne l'ont jamais intéressé qu'accessoirement.

A la fin de 1829, il perd, le 12 novembre, sa mère à 86 ans : « Je n'avais jamais, écrit-il, été témoin d'aucune agonie. » En même temps que par ce malheur, il est très troublé par une affaire industrielle malheureuse où son gendre Dumas s'est trouvé entraîné par la mort accidentelle de son frère, où le chimiste lui-même s'est un peu laissé conduire par son imagination et dont la liquidation désastreuse se traduit par des dettes croissantes dont le beau-père est appelé à couvrir les échéances.

1830, c'est la chute de Charles X. Avec le caractère chagrin qui s'accuse de plus en plus chez notre géologue, la note, on le conçoit, est loin d'être un cri de joie. Dès le 10 août 1829, il écrivait : « Très préoccupé du coup funeste donné à la confiance publique et des conséquences matérielles et morales de ce coup d'État si mal calculé. » Le 20 mai 1830, il note : « Quel avenir nous présage la funeste erreur du Roi ! Et moi qui ai tant de besoins, avec 100.000 fr. employés et à moitié perdus pour mon gendre, de conserver mes places pour continuer à secourir mes enfants qui n'ont point d'état, dont l'un a 150.000 fr. de dettes, que va-t-il m'advenir ! » Le 22 juillet 1830, il se met cependant en route pour une mission céramique qu'il a sollicitée; mais, huit jours après, la Révolution le force à revenir. Puis ce sont, en décembre, les angoisses du procès des ministres. Le 14 juillet 1831, il écrira encore cette réflexion assez piquante pour un ancien révolutionnaire de 1789 : « Quelle triste existence ! Inquiétude perpétuelle sur l'avenir si sombre, si sombre !... Toujours la même fausseté de raisonnements qu'en 1789, exaltant les droits, exagérant les maux de la partie la moins éclairée !... »

Il a d'ailleurs à cette époque des soucis de tous genres : les mauvaises affaires de Dumas qui, depuis trois ans, semblent s'aggraver chaque jour, ainsi que celles de M. Audouin, père de son autre gendre; le 30 août 1830, la mort tragique de son beau-père Coquebert (9 avril 1831), la ruine de son cousin Brongniart par la banqueroute d'un banquier (24 septembre 1830). C'est cependant le moment où, pour sa famille et pour lui, il se crée une distraction nouvelle en acquérant une petite propriété campagnarde en Normandie.

Le 8 août 1831, autre sujet de mélancolie. On fait à l'Académie une élection de botanique à la place de Dupetit-Thouars : élection très disputée entre deux fils de naturalistes célèbres, Brongniart et Jussieu. Son fils Adolphe, quoique seul présenté par la section, n'obtient que 23 voix contre 25 à Adrien de Jussieu qui est élu. Et sa trop grande jeunesse n'est pas en cause. Si Adolphe n'a que 30 ans, Adrien de Jussieu n'en a que 34. La dynastie des Jussieu l'a emporté cette fois sur la dynastie Brongniart. Mais pas pour bien longtemps puisque Adolphe sera élu moins de trois ans après et que les deux pères pourront alors se féliciter réciproquement de voir leurs deux fils siéger en même temps qu'eux.

On sait combien le règne de Louis-Philippe a été constamment troublé par les émeutes, les attentats et par le progrès croissant des idées révolutionnaires qui devaient finir par emporter un trop faible barrage en 1848. Brongniart passe alors son temps à se lamenter sur « cet abîme sans issue ». Il a personnellement lieu de s'inquiéter. Car, tantôt on parle d'empêcher le cumul des places, ce qui l'atteindrait aussitôt, tantôt de fermer Sèvres ou de le livrer à l'industrie privée. Dans cet état d'esprit, il prend au tragique les discussions que l'attitude hautaine de Cuvier et l'humeur parfois difficile de Geoffroy Saint-Hilaire entretiennent dans l'assemblée du Muséum. Le Jardin des Plantes n'a jamais été un asile de la paix; mais, à cette époque, les querelles paraissent avoir pris une aigreur particulière. Un jour, c'est Geoffroy Saint-Hilaire qui reproche à Brongniart, avec « des paroles très vives », de lui avoir fait manquer d'une voix la présidence de l'Institut contre Dumeril. Puis « toujours des débats aigres entre MM. Geoffroy et Cuvier me rendent ces assemblées détestables ». Ou encore : « Altercation vive entre M. Cuvier d'une part, MM. Blainville et Dumarest de l'autre. Je garde le silence. Le lendemain M. Cuvier me parle de la scène d'hier avec beaucoup d'animation et me reproche vivement mon silence. Je ne m'attendais pas à ce reproche »; ou encore, le 9 octobre 1837 : « A l'Académie, scène scandaleuse de Geoffroy ». Ce qui n'empêche pas son amitié pour ses deux belliqueux confrères et sa stupeur douloureuse quand, le 13 mai 1832, Cuvier est frappé de paralysie et son émotion quand celui-ci, avant de mourir, lui donne des marques d'affection énoncées avec effort « qui lui sont bien sensibles ».

Ajoutons que les attaques scientifiques ne manquent pas non plus : « 19 décembre 1831. A la Société Géologique, je reçois une bordée de critiques préparées par M. Boué ». Et nous allons voir bientôt Brongniart combattu aussi pour avoir soutenu les idées d'Élie de Beaumont. A quoi se joignent des attaques politiques contre sa direction de Sèvres, visée par quelque ambitieux.

Cette année 1831 n'en fut pas moins productive en travaux scientifiques. C'est d'abord un « tableau théorique de la succession et de la disposition la plus générale en Europe des terrains et roches qui composent l'écorce du globe »; puis un « essai sur les orbicules siliceux et sur les formes à surfaces courbes qu'affectent les agates et autres silex (17 octobre 1831) » se rattachant à un grand article sur le silex dans le Dictionnaire d'Histoire Naturelle.

1832, c'est, à partir du mois de mars, le choléra à Paris entraînant à la fois des craintes, des déplacements de toute la famille fuyant devant le fléau de Sèvres au Muséum, du Muséum à Sèvres; enfin des candidatures par la mort de Laugier, professeur de chimie au Muséum, auquel le gendre Dumas ne réussit pas à succéder. Mais bientôt Brongniart a la satisfaction de voir ce même Dumas nommé, le 6 août, à l'Académie des Sciences.

En 1833, le 18 mars, le second gendre Audouin obtient la place de Latreille comme zoologiste au Muséum (il devait être, lui aussi, élu à l'Institut le 5 février 1838). Enfin Adolphe Brongniart obtient successivement : le 29 novembre 1833 la place de professeur au Muséum, et le 20 janvier 1834, un fauteuil à l'Institut dans la section de botanique.

Toute la famille n'avait pas à se plaindre. Dumas atteignait le port à 32 ans, Adolphe à 34; Audouin allait y arriver à 40 et le neveu Pouillet à 47 ans. Néanmoins Brongniart écrivait à ce moment (8 octobre 1833) : « L'âge, la faiblesse et surtout, surtout la perspective du bouleversement social et de tous les maux qu'il entraînera m'ôtent tout courage en m'ôtant tout avenir. » Ou encore, 22 mai 1834 : « Enterrement de Lafayette; dans ce triste pays, on ne sait jamais si on sera le soir sous le même gouvernement. » Ces lamentations continuelles qui ont maintenant un siècle de date ne sont peut-être pas inutiles à rappeler pour montrer qu'en France tout au moins, depuis bien longtemps, l'inquiétude est presque constamment de mise, que les événements fâcheux se succèdent et que le pays, porté par la masse profonde du tempérament national, n'en poursuit pas moins sa destinée.

En 1835, du 26 août au 17 octobre, Brongniart fait, avec son fils Adolphe, un grand voyage en Belgique, Hollande et bords du Rhin, prenant des notes sur les lignites de Friesdorf (au Sud-Est de Bonn), sur le Siebengebirge, le Drachenfels, etc.. Cette année-là paraît la troisième édition singulièrement développée de la « Description géologique du Bassin de Paris ». A l'hiver, la rivalité académique d'Élie de Beaumont et de Constant Prévost qui représentent à la fois deux écoles et deux tendances rivales, vient brouiller Brongniart avec un géologue au caractère difficile dont il avait protégé les débuts. Constant Prévost défendait cependant en géologie l'esprit d'observation directe hostile au goût des théories, qui fut toujours celui de Brongniart. Mais il y mêlait un actualisme excessif et sa mauvaise humeur contre tous ceux qui adoptaient les hypothèses, souvent géniales, parfois aventureuses ou même erronées, d'Élie de Beaumont, se trouvait accrue par l'amertume d'un échec certain à l'Institut devant l'opinion faite des académiciens. D'ailleurs, à partir de ce moment, les travaux relatifs à la céramique, amenés par la direction de Sèvres, vont, jusqu'à la fin de sa vie absorber de plus en plus l'attention de Brongniart. Nous nous bornons ici à les mentionner, nous proposant de les grouper dans un chapitre particulier.

En 1836, les rapports avec Louis-Philippe commencent à se multiplier à propos de Sèvres. D'une façon générale, le roi des Français faisait, comme ses prédécesseurs à chaque début d'année un choix de porcelaines de Sèvres à distribuer en étrennes. Mais, plus qu'eux, il s'intéressait au développement de la manufacture et, notamment, à la fabrique de vitraux créée par Brongniart dont il désirait utiliser les produits dans les chapelles qu'il faisait construire à Eu ou à Dreux. D'où résultaient de longues conversations où, suivant son habitude, le vieux roi, monologuant volontiers, parlait avec verve et familiarité des sujets les plus divers, évoquant à l'occasion les souvenirs multiples de sa vie si accidentée.

Pendant cette année 1836, Brongniart publie seulement deux mémoires : l'un de céramique « sur une couleur purpurine employée dans la peinture par impression sur les faïences fines »; l'autre de géologie sur la formation des tripolis par l'accumulation des infusoires. C'est qu'il est très occupé par un voyage céramique de quatre mois (10 mai au 24 septembre) en compagnie de Milne-Edwards, en Angleterre et en Allemagne. Le but de ce voyage est de recueillir des renseignements pour un grand ouvrage qui va occuper les dix dernières années de sa vie et, en même temps, d'enrichir le musée de céramique qu'il a fondé à Sèvres : ce qui ne lui fera pas oublier en route la minéralogie, par exemple aux mines de pyrope de Maxenitz près Bilin en Bohême. Au moment de partir, il écrit : « Folie à mon âge. Mais laisser inachevé un grand travail sur l'art de la poterie ! » Et, cela dit, il se met en route. Mais, comme le temps commence à lui manquer, à son retour il s'associe Delafosse pour la rédaction de sa Minéralogie qu'il réduit à trois volumes.

En 1838, il écrit un mémoire sur les kaolins qui est à la fois un apport à la céramique et une contribution à la géologie.

En 1839, les attaques contre la manufacture de Sèvres prennent une forme assez vive et les observations du ministre Montalivet sont assez désagréables pour que Brongniart donne un moment sa démission : ce qui rétablit l'aménité des relations.

En 1840, Brongniart, toujours absorbé par son traité de céramique, a la velléité de se présenter comme membre libre à l'Académie des Beaux-Arts, section nouvellement créée, puis y renonce.

Vers cette époque, les découvertes sensationnelles se multiplient dans la science appliquée. En 1838, Brongniart a assisté aux premières expériences de daguerréotype. En 1841, c'est le télégraphe électrique de Wheatstone. Et, géologiquement, le puits artésien de Grenelle vient démontrer directement le passage sous Paris des sables verts de l'Argonne. Cette année 1841, Brongniart publie, en collaboration avec Malagutti, un second mémoire sur les kaolins ou argiles à porcelaine.

Malheureusement, le 9 novembre 1841, Victor Audouin meurt brusquement à 44 ans, d'une congestion cérébrale et Brongniart, que nous avons si souvent entendu gémir sur son existence, pousse à ce propos un cri du cœur qui montre ce que pèsent les inquiétudes ou les contrariétés passagères à côté d'une douleur réelle : « Nous étions trop heureux! » Son autre gendre au contraire, Dumas, tout en l'inquiétant parfois par la publicité de ses ambitions, lui apporte de nombreuses satisfactions d'amour-propre : professeur au Muséum, à l'École Centrale, à la Faculté de Médecine, membre de l'Institut, président de la Société d'Encouragement, etc., etc. Son mémoire sur les substitutions a fait sensation. Mais ne s'avise-t-il pas de vouloir devenir député, administrateur de grandes sociétés, etc., le tout avec l'argent de son beau-père. Celui-ci le regarde évoluer comme une poule qui a couvé un canard. Ce n'est plus la manière paisible et en quelque sorte bourgeoise dont il a été accoutumé à envisager la science.

En 1842, il pousse vivement la rédaction de son traité de céramique. Un jour, il va causer avec Regnault de ses travaux sur la physique des poteries. Un autre jour, il étudie aux Estampes des figures chinoises. Puis, c'est M. Lenormand qu'il consulte sur les briques babyloniennes, le duc de Luynes qui lui montre des vases antiques, Sauvageot qui lui fournit des poteries du moyen âge. Il fait des voyages à Anet et à Gisors pour y étudier des carreaux émaillés de la Renaissance. Il multiplie les expériences sur la dilatation, la plasticité, la conductibilité des terres cuites.

Le 14 juillet 1842, l'accident fatal qui, en causant la mort du duc d'Orléans, contribua peut-être à la chute de la monarchie, vient le détourner un instant de ses recherches. Car le Roi veut aussitôt ériger sur le lieu de l'accident, une chapelle Saint-Ferdinand, pour laquelle il lui faut des vitraux. Brongniart, éclectique, va, sur son indication, commander ces douze vitraux à Ingres comme il en a commandé deux pour Dreux à Delacroix.

Pressé de finir son ouvrage avant sa fin qu'il sent approcher, il se fait remplacer deux ans de suite par Dufrénoy dans son cours de minéralogie au Muséum et, le 22 février 1844, il peut enfin porter au Roi un exemplaire relié en maroquin rouge du « Traité des arts céramiques ou des poteries, considérées dans leur histoire, leur pratique et leur théorie ». La « Description du Musée céramique de Sèvres » qui forme un autre important volume, est également presque achevée. Il songe alors à prendre un commencement de retraite en se faisant donner un adjoint à Sèvres. Dès 1839, son fils Adolphe avait pensé à se faire attribuer cette place pour succéder ensuite tout naturellement à son père. Puis, il y avait renoncé et visait maintenant à se faire nommer Inspecteur général de l'Université. C'est le chimiste et minéralogiste Ebelmen qui obtient cette survivance sur la présentation de Brongniart, mais non sans qu'on ait vérifié d'abord la correction de ses principes politiques.

Avec les années, les honneurs arrivent comme d'habitude. Simultanément, en avril 1845, Brongniart et son gendre Dumas sont promus commandeurs de la Légion d'honneur et c'est le Roi lui-même qui aimablement le lui annonce. Mais nous touchons au dénouement. Le 28 mars 1847, il perd sa sœur Emilie Pichon à 67 ans. Lui-même se sent atteint. En août, on le voit se reporter au temps lointain de sa jeunesse en relisant le journal de son séjour à Bayonne « pendant la triste année 1793 » et, le 7 octobre 1847, quelques mois avant la révolution qui devait une fois de plus bouleverser la France, il meurt à 77 ans.




CHAPITRE V
BRONGNIART GÉOLOGUE. LA GÉOLOGIE DU BASSIN DE PARIS

Après avoir, dans le chapitre précédent, montré comment se sont succédé, dans leur ordre chronologique, les travaux scientifiques de Brongniart et les principaux événements de sa vie, nous allons maintenant, comme nous l'avons annoncé, reprendre l'examen de ses travaux pour en faire apprécier l'intérêt, la portée et l'enchaînement. Et d'abord nous nous attaquons à ce qui constitue en somme la gloire la plus durable de Brongniart, son œuvre géologique.

Assurément Brongniart, pendant la première partie de sa vie sur laquelle nous ne reviendrons pas, avait déjà fait une large place à la géologie et à la minéralogie. Partout où il en avait trouvé l'occasion, il avait examiné des roches et recueilli des minéraux. A 17 ans, nous l'avons vu faisant un premier cours de minéralogie à certaine Société Gymnastique dont le nom ne faisait pas prévoir tant de science. A vingt ans, il employait son voyage d'Angleterre à visiter des mines. Dans les Pyrénées, pendant son séjour à l'armée, les trois règnes de la nature l'occupaient à la fois. Plus tard, le métier d'ingénieur des mines qu'il avait exercé activement dans les Alpes pendant quelques mois de 1795 avait plus particulièrement attiré son attention vers l'étude des terrains, de leurs éléments constituants et de leurs rapports entre eux. Au Conseil des Mines, on l'avait chargé d'élaborer un système de signes conventionnels destinés à désigner sur les cartes géologiques tous les minéraux représentés et ce système, qui doit correspondre à une classification rationnelle, l'avait forcé à approfondir des questions de nomenclature et d'ordonnance méthodique qu'il avait déjà dû commencer à se poser en enseignant la minéralogie. Il avait d'autre part fait seul ou avec Vauquelin quelques analyses chimiques de minéraux, chabasie, glauconie, etc. Mais, en résumé, il n'avait publié dans cet ordre d'idées aucun mémoire de quelque développement et, visiblement, son cœur n'était pas là. Ce qui l'attirait d'abord dans ses courses, c'était le monde organisé, le monde vivant, animaux et plantes. Le monde matériel ne venait qu'après et il se bornait à l'aborder en passant par cet instinct du naturaliste-né qui pousse, et qui poussait surtout jadis, un missionnaire du Muséum explorant une contrée lointaine à y récolter, quelle que soit d'ailleurs sa spécialité, des échantillons de tous genres, animaux à empailler ou à conserver dans l'alcool, herbiers de plantes, roches et fossiles. Il étudiait roches et minéraux pour eux-mêmes, de même qu'il examinait les fossiles en zoologiste sans établir encore entre les deux ordres d'idées une relation qui constitue à proprement parler la géologie et qu'il a lui-même plus que tout autre contribué à développer dans la suite. Désormais son point de vue va se modifier progressivement et il examinera au contraire fossiles et minéraux en géologue. Mais c'est toujours en réalité comme zoologiste qu'il aborde l'histoire de la terre et là est sa grande originalité scientifique : dans la mise en application de cette idée qui nous paraît aujourd'hui si élémentaire et qui eut alors tant de peine à se faire admettre, de considérer les restes organisés des couches terrestres comme l'élément fondamental pour reconstituer cette histoire.

Nous avons aujourd'hui quelque peine à nous représenter l'état d'esprit au milieu duquel Brongniart a travaillé et l'ignorance à peu près complète où l'on était alors des notions les plus élémentaires. Dans toute science de la nature, deux tendances sont aux prises, l'observation et l'induction, l'analyse et la synthèse. Plus la science est jeune, plus les observations faisant défaut, on est tenté de faire intervenir la logique. Les théories auxquelles celle-ci conduit ont une apparence ordonnée et un caractère de généralité qui séduit d'abord par sa noblesse. Mais ensuite vient une période de réaction où l'on s'aperçoit qu'en ne modelant pas strictement ses hypothèses sur les phénomènes de la nature, on s'égare et l'on tombe alors par réaction dans l'aridité d'une science de nomenclature où le seul fait de prétendre relier deux observations par une idée choque comme une hérésie. C'est la phase où l'on en était au temps de Brongniart. On était las jusqu'à l'excès des grandes théories construites dans le silence du cabinet par les Descartes ou les Buffon à l'image des scolastiques et tout l'enthousiasme de la jeunesse allait aux naturalistes patients, minutieux, exclusivement attachés à collectionner, à classer et à nommer des minéraux, des plantes ou des animaux, aux Werner et aux Linné. Dès 1778, on avait fondé une société Linnéenne qui, en 1793, promenait triomphalement le buste de Linné dans les jardins du Muséum, domaine auguste de Buffon. En ce qui concerne plus spécialement la géologie, nous trouvons dans les manuscrits de Brongniart beaucoup plus que dans les ouvrages imprimés de lui-même ou de Cuvier la preuve constante de cette tendance. Voici, par exemple, un passage extrait d'une leçon de 1798, dans lequel nous soulignons quelques mots caractéristiques : « Il y a deux espèces de géologie. La première est une science des faits qui ne peut s'acquérir que par les voyages et de nombreuses observations. La seconde, entièrement théorique, ne mérite pas toujours le mépris. Sans être vraie, elle peut être ingénieuse et même raisonnable. » Après quoi, il annonce qu'il ne dira rien sur la formation du globe terrestre parce qu'on n'en sait rien de sérieux.

Tous les jeunes naturalistes de quelque valeur partageaient alors ce dédain pour les synthèses de Buffon qui avaient suscité l'enthousiasme d'une génération précédente et ne voulaient plus admettre que l'analyse. Suivant l'usage trop habituel en France, ils étaient d'autant plus entichés de ces idées nouvelles empruntées à l'étranger qu'ils semblaient ainsi plus au courant des nouveautés mondiales et Cuvier dont l'éducation avait été allemande pesait particulièrement dans ce sens, avec Brongniart.

La révolution était complète et, comme toutes les révolutions, dépassait largement son but. Ainsi Buffon avait cherché à établir l'unité de la nature en protestant contre les nomenclateurs qui la compartimentent et qui finissent par attacher une valeur théorique à l'établissement purement pratique de leurs cases numérotées. On s'enthousiasmait au contraire pour la nomenclature binaire de Linné que l'on voulait étendre à tous les règnes. Buffon avait mis en évidence l'influence du facteur temps et de l'évolution qui en procède. On prétendait se cantonner dans l'actualisme et tout expliquer par la seule observation minutieuse des faits contemporains. Enfin Buffon s'était attaché à placer la terre dans l'ensemble des astres, comme il replaçait tout animal dans la série des êtres organisés; il avait compris le rôle des phénomènes internes dans la production des roches ignées, dans les mouvements du sol, dans les déplacements des mers. On répudiait en se signant tout recours à cet inconnaissable que constituent les parties internes de la terre, etc..

Il faut ajouter que, dans ce déplacement de la mode opéré en réaction de Buffon, celui-ci avait contre lui, outre les naturalistes, les Voltairiens et les dévots à la fois. On connaît les plaisanteries de Voltaire contre les géologues attribuant les fossiles à des êtres vivants déposés autrefois par les mers : « Comment se peut-il que des personnes éclairées et qui se piquent même de philosophie aient encore des idées aussi fausses ? » Et il se croyait très spirituel en expliquant les coquilles trouvées dans les Alpes par le passage de pèlerins, ou les poissons fossiles par les restes gâtés d'un repas qu'aurait abandonné un voyageur ! Quant aux dévots, ils avaient été scandalisés par les contradictions qu'accusaient « les Époques de la Nature » avec l'interprétation littérale alors communément adoptée, de la Genèse et la géologie leur apparaissait comme un tissu de chimères à inspiration diabolique, ainsi qu'on peut le voir par exemple encore chez Joseph de Maistre. Dans ces conditions, tout le monde était d'accord pour proscrire cette malheureuse science, « produit d'une imagination sans frein », dont Brongniart, dans ses premières leçons, n'osait même pas prononcer le nom pour ne pas effaroucher ses auditeurs, substituant à la géologie universellement condamnée, la « géognosie ».

Mais alors le règne incontesté du prophète saxon Werner, côte à côte avec le nomenclateur Linné, conduisait à un neptunisme actualiste, dans lequel toute évolution comme toute tectonique étaient éliminées [L'éloge de Werner par Cuvier (Éloges historiques, II, 113) et ce qu'il dit encore, en 1810, dans son éloge de Saussure (Ibid. p. 283) montrent assez combien Brongniart et Cuvier sont restés longtemps imbus des théories et des restrictions wernériennes]. Il ne restait absolument rien de ce qui, pour nous, fait le fond même de la géologie. On se représentait une mer unique, un « liquide universel » dont l'évaporation progressive aurait tour à tour déposé aussi bien les sédiments que les granites. Aucune place dès lors n'était attribuée aux terrains d'eau douce, aucun rôle aux bouleversements et seules les roches volcaniques étaient admises comme d'origine ignée, le fait dans leur cas étant trop immédiatement patent pour pouvoir être nié. Il n'était même pas question de faire intervenir les fossiles dans le classement chronologique des terrains, malgré le mot déjà ancien de Fontenelle sur leur assimilation à des Médailles qui, dans sa bouche n'avait nullement le sens qu'on lui attribue parfois [En 1717, dans l'éloge de Leibnitz, Fontenelle s'est borné à appeler les fossiles « les médailles incontestables du déluge »]. Sans doute on ne les considérait plus comme des jeux de la nature produits sous des influences astrales, on commençait à les rapprocher des formes vivantes et à noter leurs différences. Mais, si le zoologiste s'y intéressait, le géologue n'y voyait guère qu'une particularité curieuse et non un élément de détermination fondamental. On n'avait aucune idée d'établir par leur moyen un synchronisme entre des formations séparées par des milliers de lieues et d'établir ainsi une échelle historique valable pour l'étendue totale de la terre.

Faute de ce fil conducteur, on ne trouvait, pour se conduire que la notion de ce que nous appelons le faciès, à savoir la structure, la composition minéralogique des terrains, à laquelle on attribuait une importance décisive que la géologie moderne a dû lentement éliminer. C'est uniquement sur les différences de faciès qu'un Arduino fondait ses déterminations. On ne savait donc comment distinguer l'un de l'autre deux calcaires, deux grès, deux schistes d'âges totalement différents et l'on était loin de penser que le plus mince dépôt représentait une période ayant pu embrasser des millénaires. Parmi les observateurs consciencieux, les uns étaient à la façon du Vinci ou de Bourguet, obsédés par l'idée des alluvionnements torrentiels analogues à ceux des Alpes. Les autres songeaient trop au déluge biblique. Parmi tant d'incertitudes, Werner avait paru apporter une méthode précise sur laquelle toute la jeunesse s'était précipitée, sans en apercevoir d'abord l'étroitesse et, finalement, la très générale inexactitude. On se bornait par suite à son exemple, à distinguer simplement deux groupes de terrains, trouvant imprudent de préciser davantage, ceux antérieurs à la vie, dits primaires et ceux postérieurs, dit secondaires, auxquels on adjoignait des terrains volcaniques et des terrains de transport. Dans le secondaire, on ne réussissait à établir par les faciès que des coupures d'une valeur toute locale et Blumenthal soutenait encore en Allemagne qu'aucun fossile n'était antérieur à l'homme.

Il a fallu à Brongniart remonter un courant qui l'avait emporté lui-même pour échapper à cette emprise wernérienne, invoquer les restes organisés comme l'indication de l'âge et des conditions de dépôt d'un terrain, montrer toute la complexité des épisodes marins, saumâtres, lacustres ou continentaux prouvés par ces mêmes êtres qui se sont succédé dans un coin limité et tranquille comme le Bassin de Paris, enfin revenir au plutonisme de Hutton pour les roches ignées et se ranger enfin à côté d'Élie de Beaumont dans sa prétention révolutionnaire d'attribuer un âge aux montagnes. C'est là son œuvre propre et qu'il a poussée jusqu'au bout. Cependant pour être juste, il faut ajouter que, suivant un phénomène fréquent en science comme en industrie, l'idée à cette époque était arrivée à maturité et suscitait par suite de divers côtés des recherches indépendantes. Le géologue qu'il faut surtout rapprocher de Brongniart est l'anglais William Smith qui commença ses recherches, en 1794, exactement au même moment que Cuvier et que Brongniart et dont les ouvrages sur l'identification des couches par leurs fossiles sont de 1815, donc postérieurs aux publications de Brongniart, mais dans une époque où la propagation des découvertes scientifiques, loin de se faire instantanément comme aujourd'hui était longtemps arrêtée par la continuité des guerres.

On peut ajouter de suite que Brongniart devait développer peu à peu sa doctrine paléontologique jusqu'à des idées presque évolutionnistes. Tandis que son glorieux collaborateur, obsédé par la pensée du cataclysme qui avait dû brusquement ensevelir les mammouths congelés de la Sibérie et d'ailleurs convaincu de la fixité des espèces, imaginait sa théorie des créations successives, Brongniart devait être amené par l'examen des flores fossiles à constater que certaines espèces disparaissent tandis que d'autres se prolongent; que, par moments, la transformation se précipite pour s'attarder longtemps ensuite; qu'il existe en somme une certaine continuité.

C'est vers 1800, dans la seconde partie de sa vie étudiée par nous en ce moment, que l'orientation de Brongniart a commencé à changer, non pas par l'abandon du principe d'observation, d'expérimentation et de classement dont il avait été pénétré dès son enfance et qui lui fit toujours proscrire les théories de cabinet à la façon de Descartes, Leibnitz ou Buffon, mais au contraire parce que des observations attentives et multipliées lui démontrèrent l'impossibilité de conserver les affirmations wernériennes établies tant bien que mal dans une région limitée de la Saxe et partout démenties ailleurs. Quand on se laisse, ainsi qu'il convient, docilement conduire par les faits, on peut partir d'une théorie fausse, on ne doit pas moins progressivement tendre vers la vérité. Pour nos deux grands naturalistes, la marche des idées se fit semblablement en partant du monde actuel pour apprécier le monde disparu et des organismes vivants pour étudier les formes éteintes.

Nous possédons les notes prises par Brongniart au cours de géologie de Cuvier vers 1800. Elles sont encore empreintes du plus pur neptunisme wernérien et montrent bien le chemin qu'il a fallu faire pour arriver à admettre que les granites et les filons métallifères ne s'étaient pas formés dans la mer : démonstration qui ne convainquit décidément les récalcitrants que le jour où on put leur opposer des synthèses de minéraux par voie ignée.
Le discours de Cuvier, en 1826, sur l'état des sciences suffirait à montrer que seules les premières synthèses de minéraux granitiques par voie ignée (Mitscherlich) ont pu lui faire admettre l'origine profonde du granite. Pour Werner, le basalte même était un sédiment et lorsqu'on trouva du granite sur des sédiments fossilifères, Cuvier l'interpréta d'abord comme un sédiment marin postérieur, « incontestablement formé dans un liquide, sans aucun rapport avec un feu interne inexistant ».

Cuvier commence par attaquer avec vigueur comme pleines d'absurdités, les théories précédemment émises par Burnett Wiston, Woodward, Leibnitz et Buffon en s'attachant point par point à combattre ce dernier et il faut bien reconnaître que les objections de Cuvier nous paraissent aujourd'hui surtout accablantes pour lui-même.

Buffon soutenait l'incandescence originelle du globe : ce qui, dit Cuvier, est contraire aux idées les plus saines admises jusqu'à présent. Cette hypothèse erronée s'appuie : 1° sur le renflement équatorial; mais « les dernières recherches des astronomes ont prouvé que la terre n'a pas réellement la figure qu'on lui supposait dans le temps où Buffon a écrit ses époques de la nature »; 2° sur la chaleur interne; mais « les expériences de Saussure, Péron et Humboldt prouvent le contraire » ; 3° sur la part relativement faible de la chaleur solaire dans la température extérieure; mais alors les pôles ne devraient pas être plus froids que l'équateur; 4° sur ce que les roches peuvent être réduites en verre; mais « la chimie moderne ne convient pas du tout de ce fait ». Buffon admettait en outre avec raison que les calcaires sont composés d'organismes marins ; à quoi Cuvier objecte leurs veines de quartz.

Il s'attache alors à montrer que la terre a commencé par être totalement recouverte par les eaux d'un fluide général, ou liquide aqueux, dans lequel une seconde époque a amené la formation par précipitation ou plutôt par cristallisation des crêtes granitiques et porphyritiques. Puis, dans ce même liquide, avant qu'aucune partie sèche fut découverte, il s'est formé des couches schisteuses et calcaires antérieures à la vie (3e époque). « Ces couches, d'abord horizontales et appuyées sur les crêtes granitiques se brisèrent par une cause quelconque et prirent une position inclinée ». Les filons métallifères se formèrent très peu après cette catastrophe; « car les eaux ne pouvaient s'être encore retirées puisque leur présence était nécessaire pour que la cristallisation régulière des matières qui composent les filons ait pu avoir lieu (4e époque). Mais la mer avait diminué de volume « pour des causes dont les explications plus ou moins hypothétiques doivent être écartées ». « La mer ayant découvert quelques parties du globe, les corps organisés commencèrent à se former » (5e époque).

Rentrant alors dans un domaine où ses observations prennent toute leur valeur, Cuvier remarque que les êtres fossiles sont étrangement différents des êtres actuels et qu'ils ont commencé par des végétaux simples, « dont l'existence est presque miraculeuse, puisqu'ils se développent pour ainsi dire d'eux-mêmes et ne prennent que très peu de nourriture ». Il montre plus justement, les changements successifs de la faune, le fait que le sol ayant supporté des animaux terrestres est parfois redevenu fond de mer. Il suppose une série de bouleversements mais ne veut pas qu'ils aient été produits par des causes violentes comme le suppose Buffon, puisque les terrains peuvent renfermer à l'état intact des coquilles qui auraient été brisées par ces violences et conclut que l'homme est le dernier venu et que la dernière révolution ayant donné leur forme actuelle est très récente.

Nous avons résumé un peu longuement cette leçon de Cuvier, dont les idées, nous en avons la preuve, étaient alors entièrement partagées par Brongniart, parce qu'elle montre le point de départ d'où Brongniart devait, en quelques années, simplement par l'observation attentive des faits, arriver à constituer une géologie moderne où les idées mêmes d'Élie de Beaumont sur les chaînes de montagnes allaient trouver place. C'est la zoologie qui le guide et qui lui fournit à elle seule un point d'appui assuré. Se fondant sur l'anatomie comparée que Cuvier et lui ont inaugurée, il constate les transformations multipliées que les formes de la vie ont subies au cours des âges et, dans cet élément de détermination que l'on considérait jusqu'alors comme très secondaire, il voit désormais avec une confiance imperturbable le seul argument qui ne trompe pas. Il se passionne pour cette idée, la développe, la précise, en fait sa chose propre; et, grâce à elle, il voit clair dans cette confusion de terrains semblables, de calcaires, de schistes, de grès, pourtant séparés par tant de siècles que l'on ne savait où placer et comment distinguer les uns des autres. Il tire, lui, de la présence des organismes fossiles dans un sédiment toutes ses conséquences; et d'abord il va multiplier les subdivisions de ce « secondaire » où l'on englobait auparavant tous les terrains contenant des indices de vie et y découvrir un « tertiaire ». Puis il sépare les formations lacustres des formations marines et, après des hésitations au début, les dépôts de hautes mers des dépôts littoraux. Il est ainsi conduit progressivement, malgré son désir prédominant de rester sur le terrain solide de l'observation, par les déductions que lui imposent ces flux et reflux de la mer, à concevoir des idées de paléo-géographie et de tectonique. Impossible maintenant de continuer à s'imaginer une terre à l'écorce immuable sur laquelle se serait simplement concentré et évaporé un « liquide général ». Il en viendra donc, vers la fin de sa vie, lui l'ennemi des théories, sinon à énoncer lui-même des hypothèses qui lui inspirent toujours quelque crainte, du moins à admettre celles d'une jeunesse plus audacieuse.

D'autre part, le travail qu'il fait pour le Dictionnaire des Sciences Naturelles, l'enseignement minéralogique qu'il donne pendant près de soixante ans dans diverses écoles, le forcent à approfondir la cristallographie où il se montre le digne disciple et émule d'Haüy. A la reconnaissance purement empirique des roches d'après leurs caractères extérieurs telle qu'on l'enseignait à Freiberg, il associe d'abord la chimie, puis la géométrie, puis l'optique [En minéralogie, Werner ne voulait faire intervenir que l'aspect extérieur, pour la détermination duquel il avait acquis une grande habileté et, quoiqu'il ait vécu jusqu'en 1817, il resta toujours ignorant de la cristallographie poussée à sa perfection par Haüy, ou même de l'analyse chimique. C'est ainsi qu'il s'obstinait à classer le diamant, pour sa dureté, parmi les pierres siliceuses]. S'il ne réalise dans ce sens aucune découverte sensationnelle, il se tient du moins au courant de tous les travaux français et étrangers ; il en tire un moyen précis de définir et de classer les roches ou terrains d'après leurs éléments constituants, comme il réussit à les dater par la paléontologie et ces deux traits lui assurent, dans cette période de fermentation scientifique que fut le début du xixe siècle, le caractère d'un naturaliste essentiellement moderne.

Quand on prononce le nom de Brongniart devant un naturaliste, le premier souvenir que ce nom évoque, le premier titre de gloire qu'on lui rattache est « la Géologie du Bassin de Paris ». Après quoi seulement peuvent venir les mémoires sur les trilobites, sur le Cotentin, sur le Vicentin, sur les roches vertes d'Italie, sur le houiller des Alpes, etc. Brongniart a trouvé, en effet, autour de Paris un champ de recherches particulièrement riche et fécond qui lui a permis d'élucider un grand nombre de questions générales. Il a eu là pour collaborateur Cuvier et, quand on se rappelle quelle a été, en dehors de cet ouvrage la direction particulière de leurs recherches, on est tenté de penser que Cuvier a dû uniquement s'occuper des vertébrés et Brongniart des invertébrés, ceux-ci lui fournissant les bases d'une stratigraphie. Mais ce n'est pas tout à fait aussi simplement que doit être résolu dans leur cas le problème toujours délicat de la collaboration et quelques documents inédits vont nous permettre de le montrer.

D'après une note de Cuvier, on peut placer en 1803 le commencement d'une activité féconde sur le terrain, à laquelle l'un comme l'autre ont pris part à peu près également. C'est cette année-là que Cuvier commence en septembre ses premières communications sur les ossements fossiles trouvés dans les carrières à plâtre des environs de Paris et, sans doute, ces trouvailles qui se répétèrent dans les années suivantes, contribuèrent à attirer plus vivement son attention sur la géologie parisienne que Brongniart de son côté avait abordée depuis 1795 dans de nombreuses courses avec ses élèves de l'École Centrale et de l'École des Mines. Pendant les cinq années suivantes, les deux amis travaillèrent avec ardeur, tantôt séparément, tantôt ensemble, faisant des levés et des coupes, pratiquant des nivellements et recourant à toutes les collaborations. Diverses lettres échangées entre eux à la fin de cette période féconde nous initient au progrès de l'œuvre commune et montrent la part très active que prit Cuvier, aidé par son frère Frédéric, dans la partie stratigraphique du travail. Il faut dire à l'éloge de Cuvier que cette part apparaît volontairement réduite dans les rapports successifs faits par Cuvier à l'Institut, apparemment parce qu'à cette époque Cuvier, déjà glorieux, secrétaire perpétuel de l'Institut, universellement admiré pour son œuvre anatomique, désirait surtout favoriser la candidature de son ami Brongniart dans la section de minéralogie. Les « grosses bêtes » attirent toujours plus l'attention du public que de petits mollusques et Cuvier avait bénéficié de cet engoûment. Il a profité ensuite de sa situation pour faire rendre justice à Brongniart laissé dans une ombre plus modeste.
D'après les Mémoires sur Cuvier, de mistress Lec, Cuvier aurait, le premier, à Fontainebleau, reconnu l'existence de terrains lacustres et marins alternants (p. 101). Ces mémoires signalent (p. 313) une discussion esthétique entre Cuvier et Brongniart.

Ces lettres datent de l'automne 1806 à un moment où Cuvier s'était établi à Fontainebleau pour courir tout autour, tandis que Brongniart avait pris Gisors pour centre, que Frédéric Cuvier rayonnait, tout en chassant, le long de la Marne et de l'Essonne, de Meaux à Écharcon et que divers chercheurs secondaires, jusqu'au vieux Montlosier, se piquaient de leur apporter à l'occasion un utile concours. Elles montrent ainsi une période d'élaboration intime dont les résultats publiés ne devaient commencer à apparaître que deux ans après.

Dans une première lettre du 9 septembre 1806, Cuvier explique qu'il a poussé ses excursions jusqu'à la ceinture crétacée qui devra former la limite de leur champ d'études. « Je conclus, écrit-il, que le Bassin de Paris est dans une énorme chaudière creusée dans la craie et dont le fond est bosselé à Meudon et à Bougival. Les deux extrémités du diamètre de la chaudière sont Montereau et la Roche Guyon (Près Mantes). Il faudra que nous déterminions le reste du cercle du côté du Nord... Quant au demi-cercle du côté du Midi, il est caché par les terrains nouveaux, et surtout par les sables de la Beauce qui vont regagner les terrains primitifs entre Dreux et Mortagne. »

Cuvier continue sa lettre en insistant sur le niveau des meulières et émettant l'idée très juste qu'il y a là un phénomène d'altération chimique ayant porté sur des calcaires siliceux que nous appelons aujourd'hui calcaires de Brie (Voir la brochure de 1801, p. 29). Il donne ensuite, d'après ses récentes observations, une coupe du tertiaire parisien, étudie les poudingues de Nemours et, comme le ferait aujourd'hui l'un de nous, porte les résultats de ses courses et ceux que lui a communiqués Brongniart en « enluminures sur sa carte ».

Enfin, il termine en projetant quelques autres tournées pouvant à eux deux demander un mois et conclut : « Nous serons alors en état de rédiger un des plus jolis ouvrages géologiques qui aient encore été faits sur les terrains secondaires » (englobant, dans la langue de l'époque, notre tertiaire).

Le 20 octobre 1807, Brongniart écrit au contraire à Cuvier qu'il vient de terminer le nivellement supérieur de Montmartre et la coupe complète de la colline. En même temps, il signale une particularité géologique qui devait entraîner une véritable révolution dans les idées courantes : « Je voudrais, dit-il, que nous puissions aller un jour, visiter cette couche de marne qu'il (un ouvrier ramassant pour eux des fossiles) dit contenir des coquilles fluviatiles. » Et il projette la course pour la semaine suivante. Des pages manuscrites de Cuvier qui ont dû former la conclusion de sa note du 2 novembre 1807 sur une tête de paléothérium trouvée dans les carrières de Montmartre montrent que la course en question a eu lieu : « L'homme qui est chargé de recueillir pour moi dans les environs de Paris tout ce qui peut aider dans mes recherches m'avait apporté depuis longtemps des morceaux de marne remplis de coquillages d'eau douce qu'il disait pris au-dessus d'une carrière à plâtre. J'ai voulu vérifier un fait si important et je me suis transporté hier sur les lieux à la carrière de Romainville du côté qui regarde Pantin. J'ai trouvé là, en effet, à environ 20 pieds au-dessus du gypse, un banc de marne calcaire blanchâtre, cassante, toute remplie de coquilles de Limnées, de Planorbes et d'autres coquillages d'eau douce qui ne paraissent différer en rien de ceux de nos mares, si ce n'est qu'ils sont blanchis et dépouillés de leur gelée animale. » Cuvier poursuit en interprétant l'histoire géologique qui en découle : au-dessus du gypse, dépôt marin, formation de mares d'eau douce que la mer est venue recouvrir puis nouvelle formation d'eau douce. L'existence de terrains lacustres dans le tertiaire parisien nous semble aujourd'hui toute simple; mais il faut se rappeler combien, en 1807, elle bouleversait toutes les idées sur le fluide marin général. On objectait donc à Brongniart : 1° les alternatives de terrains marins et de terrains d'eau douce; 2° le mélange des coquilles marines et fluviatiles ; 3° la possibilité que les mêmes mollusques puissent vivre dans les deux liquides, etc., etc. L'observation de Brongniart n'en était pas moins destinée à prévaloir et cette note inédite montre Cuvier arrivant en même temps que lui à l'idée d'intercalations lacustres dans la série marine : donc à la nécessité d'une série de phénomènes très complexes. Trois ans après, en 1810, Brongniart seul communiquait à l'Institut des remarques « sur des terrains qui semblent avoir été formés dans l'eau douce », tandis que Cuvier étudiait, dans les Annales du Muséum, les squelettes du gypse et, plus d'une fois, dans la suite, on vit Cuvier attribuer au seul Brongniart la reconnaissance des terrains lacustres avec une modestie que l'on ne nous peint pas d'habitude comme ayant formé le trait dominant de son caractère. Brongniart avait, en effet, poursuivi l'étude de la question; mais on vient de voir que les deux savants avaient collaboré à ses débuts.
[Brongniart a décrit notamment les calcaires lacustres de Châteaulandon, de la Limagne, d'Aurillac, etc. A sa suite, Omalius d'Halloy a étudié, en 1812, ceux du Cher, de l'Allier et de la Nièvre. Puis Desmarest a publié, en 1813, des considérations générales sur les fossiles des terrains d'eau douce eu rappelant que, 25 ans auparavant, Robert de Paul de Lamanon avait déjà attribué d'une façon toute problématique les gypses parisiens à des délaissements du reflux marin dessalés avec le temps].

Le 27 avril 1808, dans une lettre datée de Bordeaux, Brongniart qui vient de visiter les kaolins de Saint-Yrieix, doublement intéressants pour lui comme céramiste et comme minéralogiste, explique à Cuvier qu'après avoir désespéré de rien voir dans les sables de la Sologne, il a retrouvé la ceinture crétacée près de Vierzon. Il signale, en outre, dans le Bordelais, la présence de coquilles tertiaires analogues à celles de Grignon au-dessus de la craie : ce qui confirme la généralité de la coupe établie par eux dans les environs de Paris. A ce moment, les deux auteurs avaient déjà lu à l'Institut, le 11 avril, une première communication sensationnelle sur la minéralogie des environs de Paris et Brongniart termine sa lettre en demandant : « Qu'avez-vous décidé sur la publication par extrait de notre premier mémoire ? » Dix-huit mois après, les 2 et 16 octobre 1809, ils lisaient la seconde partie du travail. Une lecture intitulée : « Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris » avait lieu en avril 1810; des observations nouvelles venaient encore l'augmenter et l'ouvrage arrivé à son achèvement, quoique destiné à être singulièrement complété et modifié au cours des éditions successives, pouvait enfin paraître en librairie avec la date de 1811. Il convient de s'arrêter sur ces deux premières publications qui marquent des étapes dans l'histoire de la géologie.

Le premier mémoire en question forme une mince brochure in-40 de 34 pages qui ne ressemble guère au volume imposant auquel on devait aboutir en 1835 avec la troisième édition de l'ouvrage, mais qui en contient déjà la substance. Il est remarquable que la paléontologie y figure à peine. L'existence des fossiles est bien signalée avec renvois à ce qu'en ont dit, au point de vue zoologique, Lamarck et Desmarest. Mais rien ne ressemble encore à ces longues listes d'organismes classés par niveaux qui remplissent aujourd'hui nos manuels. Ce fut la part propre de Brongniart de faire aux organismes une part croissante dans l'étude stratigraphique. L'introduction signale cependant l'abondance des fossiles qui contribue à faire de cette région pour le géologue un champ d'études privilégié : « Des milliers de coquillages marins avec lesquels alternent régulièrement des coquilles d'eau douce, en font la masse principale; des ossements d'animaux terrestres entièrement inconnus, même par leurs genres, en remplissent certaines parties; d'autres ossements d'espèces considérables par leur grandeur et dont nous ne trouvons quelques congénères que dans des pays fort éloignés, sont épars dans les couches les plus superficielles... «Cependant, remarquent les auteurs à notre étonnement, ce pays a été fort peu étudié... Ce qu'on en a écrit se réduit à quelques essais fragmentaires, sans aucun égard à la position de ces fossiles ». Ils voient seulement à citer, comme antérieurs à eux, quelques mémoires locaux de Lamanon, Desmarest, Gillet de Laumont, Lamarck et Coupé.

Puis vient la description des divers étages à laquelle, si sommaire qu'elle soit, il y aurait peu de chose à changer.

C'est 1° la craie de Meudon où, en réunissant les fossiles recueillis par eux à ceux observés par Defrance, ils arrivent à 50 espèces dont ils mentionnent seulement une vingtaine.

Après quoi vient (2°) l'argile plastique (notre sparnacien) contenant, d'après Dolomieu, du bois bitumineux mais pas de fossiles. Cette argile s'est déposée sans transition avec le terrain précédent. Le liquide qui l'a déposée était très différent de celui qui a déposé la craie. « Il y a eu, non seulement une séparation tranchée mais peut-être un long espace de temps dans l'intervalle et la craie était déjà solide. Ces deux formations sont les plus distinctes et les plus caractérisées qu'on puisse trouver dans la géognosie, puisqu'elles diffèrent par la nature chimique, par le genre de stratification et surtout par celui des fossiles qu'on y rencontre. »

3° Une couche de sables (yprésien) sépare souvent cette argile du calcaire-grossier parisien (lutétien), à la base duquel les fossiles sont tellement nombreux que Lamarck a pu en signaler plus de 600 espèces. « Ces fossiles ont été déposés lentement et dans une mer tranquille, par couches régulières et distinctes. Ils sont entièrement distincts de ceux de la craie... A mesure que l'on s'élève, leur nombre diminue jusqu'au moment où on n'en trouve plus ». Et les auteurs ajoutent cette remarque où nous nous séparons d'eux : « Les eaux qui formaient ces couches, ou n'en ont plus renfermé depuis, ou ont perdu la propriété de les conserver. Certainement les choses se passaient dans ces mers bien autrement qu'elles ne se passent dans nos mers actuelles. Dans celles-ci, il ne se forme plus de couches; les espèces de coquilles y sont toujours les mêmes... »

4° Sans mentionner les niveaux intercalaires du bartonien (sables de Beauchamp et calcaire de Saint-Ouen), on passe alors à la formation gypseuse dont Cuvier a étudié les ossements et Brongniart signalé le caractère lacustre ou saumâtre. Il est question des marnes vertes, des marnes calcaires, etc..

5° Viennent au-dessus les meulières, ou calcaires siliceux de Brie que leur faciès comme leur allure topographique ont rendu particulièrement faciles à suivre.

6° Le grand niveau des « grès sans coquilles » correspond à notre stampien (sables de Fontainebleau).

7° Un paragraphe est ensuite consacré au calcaire d'eau douce, qui occupe toute la Beauce et « qui recouvre constamment toutes les autres formations » calcaire dont Brongniart avait le premier reconnu la véritable nature.

Et 8° on termine par le « limon d'atterrissement » (quaternaire), qui occupe, outre le fond des vallées actuelles, des vallées anciennes où l'on trouve des os d'éléphants.

Comme l'avait déjà dit Brongniart, dans son Traité de minéralogie (tome I, p. 177), tout cet ensemble superposé à la craie ne pouvait évidemment rentrer dans aucune des formations décrites par Werner, ou admises par ses disciples intransigeants qui ne connaissaient comme terrain susceptible de contenir des organismes que le secondaire. C'était l'étage nouveau du « tertiaire », dont la distinction est une des découvertes de Brongniart.

Voici le résumé des auteurs : « En reprenant les couches depuis la craie, on se représente d'abord une mer qui dépose sur son fond une immense masse de craie et des mollusques d'espèces particulières. Cette précipitation de craie et des coquilles qui l'accompagnent cesse tout à coup. Des couches, d'une toute autre nature lui succèdent, et il ne se dépose plus que de l'argile et du sable sans aucun corps organisé. Une autre mer revient : celle-ci nourrit une prodigieuse quantité de mollusques testacés, tous différents de ceux de la craie. Elle forme sur son fond des bancs puissants, composés en grande partie des enveloppes testacées de ces mollusques; mais peu à peu cette production de coquilles diminue et cesse aussi tout à fait. Alors le sol se couvre d'eau douce; il se forme des couches alternatives de gypse et de marne qui enveloppent, et les débris des animaux que nourrissaient ces lacs et les ossements de ceux qui vivaient sur leurs bords. La mer revient une troisième fois et produit quelques espèces de coquilles bivalves et turbinées; mais bientôt cette mer ne donne plus naissance qu'à des huîtres. »

Dans cet énoncé qui constitue un premier aperçu génial, on remarquera qu'il subsiste quelques épaves des idées de Werner, avec cette idée fausse que les espèces propres à une mer dépendent uniquement, dans leur nature comme dans leur mode de dépôt, de la nature propre de cette mer, sans que la proximité de la côte, la profondeur, le sens des courants, la température semblent intervenir.

Le volume publié trois ans après, en 1811 chez Baudouin, porte le titre « Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris, avec une carte géognostique et des coupes de terrain par G. Cuvier, Chevalier de la Légion d'honneur, Secrétaire perpétuel de l'Institut de France, Conseiller titulaire de l'Université Impériale, Lecteur et Professeur Impérial au Collège de France, Professeur-Administrateur au Muséum d'Histoire raturelle et Alexandre Brongniart, Correspondant de l'Institut, Ingénieur au Corps Impérial des Mines, Administrateur de la Manufacture Impériale de Porcelaine de Sèvres, Professeur adjoint de Minéralogie à la Faculté des Sciences de Paris ».

C'est un volume in-40 de 278 pages, avec une planche de coupes, une planche de fossiles et une carte géologique en couleurs au 1/200.000e. La nomenclature des fossiles y est faite d'après les déterminations de Lamarck. Après une introduction, l'ouvrage reprend la série des formations portée à II, en décrivant successivement les diverses régions et termine par un nivellement accompagné de coupes. Malgré l'importance historique de cette œuvre, je ne crois pas utile de résumer plus longuement un travail qui, dans ses grandes lignes, correspond à la brochure antérieure et qui, dans le détail, a nécessairement, depuis plus d'un siècle, été dépassé. On y trouve cette fois des coupes locales et des listes de fossiles. Les auteurs remarquent le défaut de parallélisme entre les surfaces supérieures des trois principales sortes de terrains, craie, calcaire grossier et formations gypseuses : ce qui leur fait supposer (en s'appuyant encore sur les idées de Werner) que ces terrains ont été « déposés d'une manière tout à fait distincte et à des temps nettement séparés les uns des autres ». Ils examinent également le relief actuel du sol et discutent en y faisant des objections l'hypothèse d'un creusement par d'énormes ruissellements en concluant à ce propos : « Il faut donc se borner en géologie à l'observation des faits, puisque l'hypothèse qui paraît la plus simple et la plus naturelle, est sujette à des objections jusqu'à présent insolubles. » Leur attention est encore attirée sur les puits naturels de décalcification dans la craie, dont, fidèles à leur système de réserve prudente, ils ne proposent pas d'explication. Ils se hasardent cependant, dans les dernières lignes, à imaginer l'aspect du pays entre l'émersion de la craie et la formation de marais d'eau douce où s'abreuvaient les paléothériums. Mais ils s'arrêtent aussitôt : « Ces tableaux de ce qu'a dû être notre ancien sol plaisent trop à l'imagination ; ils nous conduisent malgré nous à violer la loi que nous nous sommes imposée de ne décrire que des faits. »

Sans insister davantage, bornons-nous pour conclure à citer un rapport fait par Cuvier cinq ans après à l'occasion d'un travail de Brongniart sur les trilobites. Dans ce rapport lui qui était mieux que personne à même d'apprécier, signale Brongniart comme ayant été sans contestation le créateur de la stratigraphie paléontologique (Voir également la notice de Dumas sur Brongniart lue à l'Institut en 1837).

« Aujourd'hui, dit-il, la plupart des naturalistes éclairés conviennent que le temps des explications n'est pas encore venu et que la Science éprouve un besoin plus pressant qui consiste à recueillir les faits et à les classer suivant certaines lois... Or, on a reconnu, depuis assez longtemps, d'une manière générale, que les matières ne se sont pas accumulées au hasard, mais qu'elles observent une certaine succession et l'on s'est également aperçu, quoique plus récemment, qu'il existe de certains rapports entre la succession des matières et celle des corps organisés qu'elles enveloppent. Chacun sent que ces découvertes ont dû ouvrir des vues toutes nouvelles sur l'histoire du globe...; mais on voit aussi que, pour être mises dans tout leur jour, il est nécessaire que des savants se livrent à des travaux longs et assidus...

« Par rapport aux êtres organisés, l'étude devient plus pénible; elle se complique d'abord de celle des roches, puisqu'il est nécessaire de déterminer à quelles roches chaque organisation appartient; ensuite il faut reconnaître et caractériser ces organisations mêmes, ce qui suppose tous les moyens de la zoologie et de l'anatomie comparée... M. Brongniart a dû se pénétrer de ces sentiments dans le cours de ses travaux. La Classe a déjà eu connaissance de ses recherches sur la géographie minéralogique des environs de Paris, où il a découvert un ordre de terrains qui avait entièrement échappé aux recherches de la célèbre École de Werner (Le tertiaire) ... Quelques naturalistes anglais viennent, en suivant ses traces, de trouver dans le midi de leur île un arrangement à peu près analogue à celui qu'il a observé dans le voisinage de notre capitale (Bientôt après, Brongniart recevait d'autres confirmations de Bruxelles, de Vienne, d'Australie, de l'Amérique du Sud, etc.).

« M. Brongniart a fait connaître ensuite à La Classe, une espèce de terrain entièrement nouvelle en géologie, celle qui, ne renfermant que des coquilles d'eau douce, paraît s'être déposée dans des lacs ou dans des mares très différentes du liquide général où se sont évidemment formés les terrains ordinaires... Les géologues anglais l'ont suivie dans toute la Grande-Bretagne. On la trouve maintenant dans plusieurs cantons d'Allemagne... Les objections que l'on a élevées contre l'origine de cette espèce de terrains n'ont fait qu'exciter à des observations nouvelles et qu'amener à des réponses qui ont peu à peu tout expliqué et qui ont engagé à les admettre aussi généralement que puisse l'être aucune théorie de ce genre. Encouragé par des découvertes aussi brillantes, M. Brongniart a entrepris de coordonner d'une manière générale l'histoire des fossiles avec celle des couches et de donner à la géologie cet appui essentiel... C'est ainsi que l'on pourra apprendre enfin l'histoire de la terre et celle de la vie; que l'on saura si les êtres vivants se sont montrés successivement ; s'il y en a eu de détruits; s'ils ont seulement été modifiés. »

Comme l'indique Cuvier dans ce passage, le grand mérite de Brongniart fut, après avoir trouvé le principe fécond de la stratigraphie paléontologique, d'avoir mis en lui une foi imperturbable, ne craignant pas d'assimiler au tertiaire parisien, du moment qu'elles contenaient les mêmes fossiles, des couches calcaires rencontrées dans des altitudes alpestres, préférant admettre un renversement des strates qu'une infraction à la paléontologie et, ce qui n'étonnait pas moins, identifiant sans hésiter deux terrains de faciès complètement différents comme un calcaire et un grès du moment qu'ils renfermaient le même groupe de fossiles.

La géologie du Bassin de Paris qui a marqué le début de cette ère nouvelle a continué à occuper Brongniart pendant une grande partie de sa vie. Il ne se lassait pas de recueillir des faits nouveaux dans ce merveilleux champ d'études, où la nature semble avoir multiplié les phénomènes stratigraphiques pour exciter la curiosité des géologues et où elle a mis en même temps à leur portée tant de fossiles dans un état de conservation exceptionnelle pour leur permettre de la satisfaire. Chaque édition successive de l'ouvrage, en 1822, en 1835, a marqué ainsi un progrès nouveau. Mais, quelque place qu'ait occupée cette région dans l'activité scientifique de Brongniart, celle-ci a été loin de se borner là.

Dès 1813, il entreprenait la classification minéralogique de ce qu'il appelait les roches mélangées : c'est-à-dire toutes celles qui ne sont pas formées par un seul genre de substances comme les calcaires, les schistes, les gypses, etc., en particulier toutes les roches ignées. Il a ainsi tracé là un programme de ce que nous appelons la pétrographie avec des erreurs qui étaient inévitables avant l'emploi systématique du microscope à la détermination des roches. Ainsi il commence par annoncer qu'il ne parlera pas du basalte, de la marne ou de la cornéenne, les ayant étudiés dans son traité de minéralogie parce que « ces minéraux lui apparaissent homogènes ». Réagissant contre la classification de Freiberg uniquement fondée sur le gisement, il prend pour point de départ très logiquement la composition minéralogique en examinant tour à tour la composition, la structure, la cohésion, la cassure, la dureté, la couleur, l'action chimique des acides et du feu, l'altération naturelle, le passage par transition à d'autres types. Suivant ces bases, il dresse un tableau dont l'intérêt ne peut plus être qu'historique : roches feldspathiques, amphiboliques, etc. On peut y remarquer en passant que les mots diabase et psammite ont été créés par Brongniart, tandis que ceux de pegmatite, euphotide, leptynite, trachyte, etc., sont dus à Haüy, avec une foule d'autres qui n'ont pas survécu.

La même année 1813, il publie « une histoire géognostique de cette partie du département de la Manche qu'on nomme le Cotentin, suivie de quelques considérations sur la classification géologique des terrains ». Brongniart, sortant du Bassin de Paris où l'histoire est écrite en clair par les superpositions, y apparaît un peu désorienté par un massif archéen aux couches verticales, généralement azoïques. L'étude des granites le force à combattre l'enseignement suranné de Werner : « On sait, dit-il, que les géognostes reconnaissent déjà des granites de trois époques différentes : les plus anciens, sous lesquels on n'a jamais pénétré; les moyens qui alternent avec du gneiss et les plus nouveaux qui alternent avec des schistes argileux et que recouvrent même quelquefois ces dernières roches... Un voyage fait en 1811 m'apprit que le granite de Flamanville, etc., n'appartenait pas aux granites anciens mais était beaucoup plus jeune. » Il constate de même que presque tous les granites du Cotentin sont postérieurs aux schistes luisants. « La première conséquence qui paraît indubitable, c'est que des roches bien évidemment cristallisées, dont toutes les parties ont été par conséquent tenues en complète dissolution se sont déposées sur des roches formées par voie de sédiment et qu'elles ont même alterné avec elles. Il n'est donc pas vrai, comme on l'a cru pendant longtemps, que l'époque de la dissolution des roches soit constamment la plus ancienne et que, du moment où la cause encore incompréhensible qui a pu mettre en dissolution les granites, les syénites, les diabases, etc., a cessé, elle ne se soit plus reproduite. » Nous n'avons pas besoin de faire remarquer comment une observation juste conduit ici à une interprétation fausse, sous l'influence persistante, du neptunisme wernérien et faute de vouloir envisager l'origine ignée et intrusive des roches cristallines. Cependant la force des faits conduit Brongniart à ajouter : « Les causes qui ont produit la dissolution des roches ont reparu sur la terre lorsque la surface, tranquille depuis longtemps, avait pu être habitée par des êtres vivants. Cette conséquence si inattendue, si opposée à l'idée qu'on s'était faite d'après un grand nombre d'observations de l'ordre de succession des terrains, demande pour être admise les preuves les plus évidentes. Mais ces observations du Cotentin concordent avec celles faites en Norvège par de Buch et Haussmann. Au lieu que le granite soit la formation la plus ancienne de toutes, on est tenté de le croire postérieur à des schistes à végétaux. On n'en est pas encore là et on n'y arrivera peut-être jamais, mais il suffit que le résultat soit rendu possible, pour qu'on apporte beaucoup de réserve dans l'application des dénominations de terrains primitifs, secondaires, etc. Le domaine de ces terrains de transition, longtemps confondus avec les terrains secondaires, s'étend maintenant aux dépens des terrains dits primitifs. » Malgré la prudence avec laquelle il s'aventure sur ce terrain prohibé, on voit qu'il commence à entrevoir la vérité.
[Pour bien comprendre ce passage, il faut se rappeler que, pour l'école de Werner, le granite était un produit sédimentaire, déposé comme les autres dans le fluide général. Werner distinguait le granite de la syénite, moins par la nature des minéraux que par la position relative.]

En 1815, Brongniart revient à la géologie, mais maintenant à la zoologie fossile en commençant une étude des trilobites qu'il complétera sept ans après, en 1822, en s'associant avec Desmarest pour traiter cette partie dans un ouvrage sur les crustacés dont Desmarest fera le reste.

Les trilobites l'avaient attiré comme un des types animaux appartenant aux couches les plus anciennes du globe et un type alors à peine connu, sous le nom duquel on avait confondu plusieurs espèces distinctes (dont l'une décrite par Edouard Luid d'après un exemplaire de Dudley et l'autre décrite par Linné) en les rapprochant à tort d'animaux vivants. Brongniart y distingua trois formes principales, dont l'une particulièrement ancienne appartenant à notre ordovicien, la Calymene Tristani et d'autres plus modernes (gothlandien) telles que la Calymene Blumenbachi et il montra comment les trilobites avaient ensuite complètement disparu. « Une fois, interprète Cuvier dans son rapport, que le liquide général eût déposé les calcaires... dans lesquels se trouve encore la Calymene Blumenbachi, il ne fut plus propre à alimenter ce genre d'animaux. Leur espèce, leur genre, leur ordre tout entier a disparu pour nous. » Affirmation d'ailleurs inexacte; car on a trouvé depuis quelques trilobites dans l'éodévonien, de même qu'il en existait déjà précédemment dans le cambrien.

En cette année 1815, l'élection de Brongniart à l'Institut vint donner une nouvelle forme à son activité. Les rapports qu'il fut obligé d'écrire à ce propos lui fournirent l'occasion d'exprimer ses idées sur des questions générales touchant à la tectonique, qu'il aborda au début avec la circonspection imposée par Werner à ses disciples, mais pour lesquelles il s'affranchit peu à peu.

La première fois qu'il prit la parole, ce fut en 1816 à l'occasion d'un mémoire de Bonnard sur l'Erzgebirge, où se retrouvaient des observations relatives au granite analogues à celles qu'il venait de faire dans le Cotentin. « La géognosie, y écrit-il, dans son état actuel, a besoin, pour faire des progrès, de se garantir de deux écueils également dangereux. Le premier est l'admission trop facile de principes et de conséquences qui ne sont fondés que sur un petit nombre d'observations. Le deuxième est l'exclusion trop rigoureuse de toute conséquence qui n'est pas le résultat d'une observation immédiate et directe... Nous allons voir, dans le travail de M. Bonnard, comment, par une suite d'observations et par les inductions simples et claires qui en résultent, on peut arriver à des théories aussi rigoureuses et, par conséquent, tout aussi admissibles que celles que l'on établit journellement dans les sciences physiques... ».

On remarquera que, pour un wernérien, Brongniart commence à friser l'hérésie. Entrant alors dans le détail, il discute le cas du granite de Donna longtemps considéré comme le noyau primitif antérieur aux gneiss et déclaré tel pendant vingt ans par d'innombrables observateurs, jusqu'au jour où Stroem avait commencé à battre en brèche ce privilège attribué d'abord d'une façon générale à tous les granites. Or, de Bonnard le montrait postérieur à du primaire fossilifère et reposant sur des phyllades ou schistes. Brongniart ayant observé en 1811 un fait pareil à Flamanville et en rapprochant des observations semblables de Buch en Norvège, se montrait donc porté à croire qu'il y avait eu précipitation de ce granite cristallin sur une série de roches plastiques englobant des calcaires fossilifères et il refusait de l'expliquer par des renversements ou par des circonstances locales. Mais il n'arrivait pas encore à l'idée d'une intrusion ignée.

Une autre fois, en 1816, c'est Brochant de Villiers qui, à propos des gypses alpins supposés primitifs, l'amène à parler de cette tectonique alpestre si compliquée qu'il avait eu l'occasion d'entrevoir en compagnie de Dolomieu dans ses tournées de 1795 et sur laquelle porte encore aujourd'hui [rédigé en 1936] le principal effort des géologues. Ici, il aborde incidemment la très grosse question, tant débattue autrefois, des renversements qui ont amené les gypses et les schistes lustrés dans cette position anormale. Rappelons à ce propos l'état de la question.

Dès 1796 et 1797, Dolomieu qui fut en cette matière un précurseur tout en subissant l'influence de Saussure, exprimait l'idée que les montagnes manifestent une impulsion ayant frappé obliquement sur l'écorce consolidée de manière à amener les terrains à se chevaucher et à s'arc-bouter. Rendant compte de ses voyages dans le Journal des mines, il écrivait : « L'invasion du calcaire secondaire sur le primitif paraît être venue de l'Est, du Nord-Est et du Nord; dans son mouvement progressif elle a rencontré la chaîne granitique des Alpes et semble s'être élevée contre cet obstacle par l'effort d'une grande force impulsive sans parvenir aie franchir... » « J'ai recueilli, ajoutait-il, bien d'autres observations sur les recouvrements, adossements et remplissages, sur les superpositions et les déplacements, phénomènes très importants pour l'histoire physique de notre globe, lesquels n'ont pas été pris en assez grande considération. Dieu sait si ma vie suffira à toutes les recherches que je médite. » Brongniart dans ses longues conversations avec lui n'avait pu manquer d'entendre le développement de ces idées, avec ces généralisations et ces hardiesses qu'exclut la réserve prudente du texte imprimé. Puis Brochant, lui-même, avait, dans un mémoire antérieur, montré que les terrains de la Tarentaise, malgré leur allure cristalline, leurs contournements et leur aspect primitif, étaient postérieurs à l'apparition de la vie, comme l'avait démontré après coup la découverte d'un organisme dans un de leurs calcaires saccharoïdes. Il avait ainsi entraîné l'assentiment de Buch, alors regardé comme le grand maître, qui, d'après les observations de Brochant, était arrivé à se demander si les gneiss de Martigny et les conglomérats de Vallorcine n'appartenaient pas aux terrains dénommés « de transition ». Maintenant, dans ce mémoire nouveau, le même géologue prouvait, pour sept gisements de gypse étudiés, dont ceux de Cogne, que ces gypses n'étaient nullement primitifs comme on l'avait toujours admis d'après leurs rapports avec des terrains, dans lesquels on apprenait à reconnaître les effets du métamorphisme. Nous allons voir bientôt Brongniart, qui adoptait les idées de Brochant revenir sur ces questions à propos d'Élie de Beaumont, soit pour le soutenir, soit pour discuter avec lui quand la foi dans la paléontologie se trouvait mise en jeu.

En 1819, un travail de Bonnard sur la distribution géognostique des terrains lui fait préciser ses idées sur cette question de la classification stratigraphique qui l'a toujours particulièrement préoccupé. Avec raison, il commence par poser la question de savoir si les différentes sortes de terrains et roches « ont dans leur composition des points importants de ressemblance dans toutes les parties de la terre ». Après avoir répondu affirmativement, il pose la seconde question : les terrains et roches semblables suivent-ils un ordre d'association et de superposition constant dans tous les climats ? Ici, il s'interrompt pour faire remarquer que l'on connaît déjà plus de cent sortes de roches et que rarement on observe la superposition directe de 6 ou 7 : ce qui rend encore impossible de présenter l'histoire des terrains dans l'ordre qu'ils présentent « puisque cet ordre n'est pas connu ». Néanmoins les grandes masses, telles que « terrains primaires, terrains intermédiaires, terrains secondaires, terrains d'alluvions et terrains volcaniques » se distinguent assez bien. A quoi de Bonnard, suivant l'exemple de Brongniart, ajoute la division particulièrement nette du secondaire en secondaire et tertiaire. Après quoi, ce géologue établit, par exemple dans le secondaire, des divisions purement minéralogiques telles que calcaire salifère, calcaire subordonné au grès bigarré, etc. : divisions qui nous semblent aujourd'hui bien surannées. « Les bases de cette classification, remarque-t-il, avaient été posées par l'école de Werner, mais d'une façon tout à fait sommaire. » Et Brongniart insiste en terminant sur l'enseignement nouveau que de Bonnard a pu tirer des corps organisés et sur le secours que la zoologie apporte désormais à la géologie.

En 1820, un grand voyage en Italie a pour fruit deux mémoires : l'un sur le gisement des roches vertes (1820), l'autre sur les terrains du Vicentin (1821) (terrains calcaréo-trappéens du pied méridional des Alpes) ; terrains d'eau douce de la Suisse et de l'Italie (1822). Le voyage de Suède en 1824 ne se traduit guère que par une note de 1828 sur les blocs des roches des terrains de transport de Suède. A cette époque, Brongniart travaille avec une activité particulière au Dictionnaire des Sciences Naturelles, dont les articles, surtout mineralogiques seront examinés dans un chapitre ultérieur.

L'année 1829 l'amène, à l'occasion d'Élie de Beaumont, à entrer pour la première fois dans le vif des grandes questions tectoniques et son adhésion à la thèse d'Élie de Beaumont va entraîner avec Constant Prévost une discussion qui prendra une forme aiguë en 1835 à propos d'une rivalité économique.

Analysant la théorie d'Élie de Beaumont sur l'âge des montagnes, Brongniart commence par témoigner de son admiration fidèle et un peu excessive pour Werner : « Depuis que le célèbre Werner, par l'heureuse et féconde liaison de faits bien observés avec une théorie ingénieuse et sage, a montré qu'on pouvait établir une sorte de chronologie géologique des événements physiques qui avaient concouru à la structure du globe... depuis qu'il a montré comment on pouvait savoir dans quelle succession s'étaient formés la plupart des minéraux, des métaux et des roches qui composent l'écorce de la terre, l'attention des naturalistes a été reportée avec ardeur sur un sujet piquant par son rapport direct avec l'histoire de tous les grands phénomènes naturels... Werner et son école avaient fondé jusque vers 1800 la chronologie géologique... et déduit l'âge des minéraux et des métaux de leur position dans ces terrains et du croisement des fissures qui les renferment... Vers cette époque, les débris organiques renfermés dans certaines roches ont offert un moyen de plus et un moyen très efficace d'établir un nouveau chronomètre géologique avec lequel on pouvait subdiviser davantage les terrains. Les principes de la science paraissaient donc assez bien réglés et leur application assez simple quand on est venu annoncer que le granite, cette roche si généralement admise comme la plus ancienne par le professeur de Freyberg... pourrait bien être dans quelques cas postérieur à certaines roches schisteuses qui renfermaient des débris organiques... Aujourd'hui, on parle du granite épanché sur des terrains de sédiment remplis de débris organiques comme d'une proposition devenue classique dans la science. »

Après ce préambule, abordant le domaine propre à Élie de Beaumont, Brongniart montre comment, d'après celui-ci, toutes les chaînes de montagnes n'ont pas été soulevées à la même époque et comment on peut reconnaître cette époque par l'observation des terrains redressés antérieurs à la chaîne et des terrains horizontaux postérieurs. « Cette proposition, ajoute-t-il, nous paraît tout à fait nouvelle. » Il énumère alors les trois chaînes de montagnes successives reconnues par Élie de Beaumont. La première (qui doit correspondre à notre chaîne hercynienne) est antérieure au crétacé et comprend les montagnes « composées de granite, de gneiss et d'autres roches primordiales » de l'Erzgebirge et du Forez. Mais on est surpris de voir qu'il la considère comme postérieure au jurassique, de même que Cuvier parlait du « Calcaire du Jura » à propos des trilobites. La seconde, parfaitement correcte, comprend les Pyrénées et les Apennins. La troisième, postérieure à une partie du tertiaire, forme les Alpes Occidentales où ont été portés « à plus de trois mille mètres d'élévation des terrains déposés dans le fond des mers », en sorte que les Alpes et le Mont Blanc sont « comme nés d'hier » : proposition qui ne pouvait manquer de paraître à cette époque singulièrement révolutionnaire. Aussi Brongniart conclut :

« Le mémoire de M. de Beaumont expose certainement une des théories les plus nouvelles, les plus hardies et les plus ingénieuses qui aient été proposées depuis longtemps ; elle semble même détruire des théories qui ont pour elles l'honorable prévention d'un nom illustre et d'un assentiment général et qui ont été adoptées, professées par plusieurs des membres de cette Académie. Cependant votre Commission non seulement n'hésite pas à vous proposer de sanctionner le travail remarquable de M. de Beaumont, mais elle vous demandera de l'encourager par votre haute approbation. »

Dans ce mémoire classique d'Élie de Beaumont, il y avait deux parties bien distinctes que tous les contemporains, à commencer par l'auteur lui-même et Brongniart après lui, eurent le tort de confondre : la notion pour la première fois précisée, mise en lumière et posée comme fondamentale, de la succession historique des chaînes montagneuses et, d'autre part, l'idée trop géométrique, trop abstraite, trop contradictoire avec l'observation directe, d'une rectilignité susceptible de faire connaître l'âge d'une chaîne par une simple mesure d'angle. Cette idée, dans laquelle était en germe le fâcheux réseau pentagonal, fut peut-être celle qui séduisit le plus grand nombre des contemporains, notamment ceux qu'une éducation mathématique avait un peu trop habitués à penser que, suivant le mot de Platon, Dieu géométrise. Ce fut, par contre, celle qui choqua de suite les purs observateurs de la nature et qui les amena par réaction à méconnaître ce qu'il y avait de génial chez Élie de Beaumont. Constant Prévost, qui s'est fait le porte-parole de cette opposition était, au contraire, comme beaucoup de naturalistes formés par la seule étude du terrain, indépendamment de toute connaissance astronomique et physique, porté à penser que les phénomènes actuels superficiels doivent à eux seuls fournir la clef de tous les phénomènes anciens et que l'intérieur de la terre n'a rien à voir dans ce que nous observons sur sa surface. Il prenait, en somme, la suite de Werner que Brongniart commençait à abandonner et il ne put pardonner à Brongniart qui avait été de son bord de s'être laissé peu à peu attirer dans le camp adverse jusqu'à protéger contre lui Prévost, seul représentant de la vérité intégrale, la candidature académique de ce trouble-fête. Brongniart n'était pourtant pas, comme nous l'avons vu, inféodé à Élie de Beaumont puisqu'il soutint vivement contre lui la discussion relative au houiller de Petit-Cœur.


Fresque peinte par Abel de PUJOL (1787-1861) située dans l'Hôtel Vendôme qui abrite l'Ecole des mines de Paris. On distingue de gauche à droite : Georges CUVIER, René-Just HAÜY, DOLOMIEU, Horace-Bénédict de SAUSSURE et Alexandre BRONGNIART
(C) Ecole des mines de Paris

A partir de ce moment, quoique Brongniart eût encore une dizaine d'années à vivre, les mémoires importants de géologie font à peu près défaut. C'est que Brongniart concentre maintenant la plus grande partie de son effort sur ses ouvrages de céramique. Je ne reviens pas sur les travaux de second ordre que j'ai eu l'occasion de citer dans le chapitre historique (Le plus développé, celui sur les kaolins, sera examiné à propos de la céramique).

Comme conclusion, il peut être intéressant de résumer la façon dont l'échelle stratigraphique des terrains a été peu à peu constituée par Brongniart en utilisant les travaux parallèles de ses contemporains. Nous possédons à ce propos des documents précieux, ce sont les classifications successives que Brongniart a adoptées presque d'année en année dans ses cours de géognosie (1804, 1810, 1811, 1812, 1813, 1814, 1816, 1819, 1824). Au début, la classification, toute inspirée de Werner, est purement minéralogique et, par conséquent, empirique, sans mention d'organismes. La présence de ceux-ci sert seulement, comme dans l'école de Freiberg, à distinguer les terrains antérieurs et postérieurs à la vie. Brongniart se pose encore la question de savoir si toutes les espèces fossiles subsistent encore à l'époque actuelle.

En 1810, après les explorations du Bassin de Paris, le tertiaire trouve sa place et l'on voit apparaître cette affirmation nouvelle : « On peut dire qu'une même roche a été formée à diverses époques. »

En 1814, nous trouvons une première série zoophytique ou de transition qui comprend notre primaire un peu élargi. Puis viennent les terrains euzoïques inférieurs encore divisés par faciès (par exemple, calcaires englobant le calcaire alpin à encrinites et le calcaire du Jura à térébratules) ; l'euzoïque moyen étant la craie et l'euzoïque supérieur, notre tertiaire.

En 1819, enfin, Brongniart se demande s'il ne va pas hardiment faire passer la notion paléontologique au premier plan et il propose ainsi la question aux réflexions de son père qu'il consulte :

« Trois sortes de considérations très différentes peuvent être employées ensemble ou séparément pour caractériser les divers terrains qui composent l'écorce du globe :

1° La position respective et, par conséquent, le plus ou moins d'ancienneté. Cette considération peut être susceptible de discussions;

2° La structure minéralogique qui est une chose de fait;

3° La présence de corps organisés qui est également susceptible de discussions, mais qui a un intérêt très grand et assez nouveau.

Et, après les avoir détaillées en appliquant à chacune de beaux noms sonores tirés du grec, tels que taractiques, macromères, catalysmiens, ogygéens, etc., il conclut : « Laquelle faut-il choisir de ces trois considérations ? Peut-on les mêler...? »

En 1824 enfin le choix est définitivement fait, la géologie moderne est constituée et le tableau où apparaissent des noms empruntés à la géologie de l'Angleterre ou de l'Allemagne, tels que old red sandstone, millstone grit, zechstein, muschelkalk, avec l'indication de fossiles caractéristiques, tels que trilobites, gryphées arquées, etc., commence à nous présenter une figure familière.




CHAPITRE VI
BRONGNIARD MINÉRALOGISTE

La géologie et la minéralogie sont deux sciences trop voisines pour que nous ne nous soyons pas déjà trouvé maintes fois parler minéraux à l'occasion des terrains. Cependant, la minéralogie proprement dite a tenu une si grande place dans la vie et dans l'enseignement de Brongniart que nous allons essayer de grouper ici ce qui la concerne. Bien qu'il soit devenu professeur de minéralogie au Muséum à son corps défendant après avoir ambitionné sans succès, dans le même établissement les chaires de zoologie, puis de géologie, Brongniart au cours de son existence scientifique, a presque toujours enseigné la minéralogie dans les milieux les plus divers : École Centrale, École des Mines, Université, Muséum, etc. Il a publié sur ce sujet plusieurs ouvrages didactiques et un grand nombre de notices particulières. Il a fait quelques analyses de minéraux. Cependant, on ne peut pas dire qu'il ait réalisé là de véritables découvertes comme en géologie et en paléontologie. Les travaux particuliers que l'on peut citer sont : 1807, sur la glaubérite; 1822, sur la magnésite; 1826 sur la brustanite; 1826 sur l'anatase; 1828, sur la webstérite; 1831 sur les agates; 1838 sur les kaolins. Mais nous insisterons de préférence sur son enseignement et sur ses travaux d'ensemble où se traduit une évolution analogue à celle que nous venons de constater pour la géologie.

La carrière minéralogique de Brongniart peut être représentée par quelques dates :

1787. Cours de minéralogie à la Société Gymnastique.

1795 et 1796. Courses dans les Pyrénées et dans les Alpes.

1797. Suppléance d'Haüy à l'École des Mines.

1801. Nomination de professeur à l'École des Mines, non suivie d'effet.

1802. Commencement de la collaboration au Dictionnaire des Sciences Naturelles (articles de minéralogie).

1806. Nomination de professeur à l'Université (suppléance d'Haüy).

1807. Traité de minéralogie en 2 volumes in-40. Nomination de correspondant à l'Institut pour la section de minéralogie.

1821. Nomination de professeur de minéralogie au Muséum.

1824. Introduction à la minéralogie et article « Minéralogie » dans le Dictionnaire des Sciences Naturelles.

1827. Article « Silex ».

1833. Tableau des espèces minérales.

1837. Projet d'ouvrage : « Le Règne minéral ».

Dans les premières années, jusqu'en 1789, il se déclare simplement disciple de Daubenton et ne voit avec lui à distinguer que quatre catégories de minéraux : les terres et pierres (dont il déclare bien difficile de préciser la nature), les sels, les substances métalliques et les substances combustibles. Les pierres elles-mêmes sont classées suivant qu'elles font ou non feu sous le choc ou effervescence avec les acides. Comme tous ses contemporains, il confond, sous le nom de schorl, au moins une dizaine de minéraux, rangeant avec Werner le diamant dans les corps siliceux quoiqu'on l'eût reconnu combustible parce qu'il était dur.

Mais, lorsque après son séjour à l'armée, il revient à Paris comme ingénieur des mines, il se trouve tout naturellement à une autre école. Dolomieu l'initie à sa science des volcans et des minéraux produits par leur activité. Mais surtout Haüy, dont il va devenir un peu partout le suppléant ou le remplaçant, à l'École des Mines, à l'Université, au Muséum, lui communique sa science nouvelle de la cristallographie et lui apprend à distinguer les minéraux par leurs propriétés géométriques et optiques, en même temps qu'avec Vauquelin, il multiplie les analyses de minéraux. Sa leçon d'ouverture au Muséum rend le plus éclatant hommage à Haüy, son prédécesseur.

Dans tout son enseignement comme dans ses livres, deux questions le préoccupent particulièrement, la classification et l'utilisation pratique. Ces questions de classification ont pris, au début du XIXe siècle une importance que nous apprécions mal aujourd'hui, étant habitués à user de classifications toutes faites dont les défauts ne nous échappent pas, mais auxquels nous nous résignons, fatigués que nous sommes de tant d'essais finalement infructueux. Il n'en était pas de même à une époque où l'idéologie était en faveur et où, dans toutes les branches, qu'il s'agît de politique ou de science, on poursuivait volontiers par la logique un absolu incompatible avec la complexité des phénomènes naturels aussi bien que des relations sociales. Nous avons vu, dans un autre ouvrage, le grand Ampère employer et l'on peut dire perdre une grande partie de son existence à tenter une classification générale des sciences. Les manuscrits de Brongniart le montrent de même, dans un domaine plus limité, celui de la minéralogie, essayant sans cesse, raturant et recommençant. Cette question d'une classification « naturelle » lui paraissait la première à résoudre et c'est, en effet, la première à résoudre pour un professeur, s'il veut distribuer rationnellement son enseignement. Mais, si elle correspond à une nécessité pratique, elle répond au fond à une idée fausse, puisque la nature, comme Buffon l'avait bien vu, ne connaît pas ces cases numérotées et ces rigoureuses subdivisions. Tout en elle se tient et fait un.

La vérité est qu'il n'y a pas de classification « naturelle »; il y a seulement des classifications artificielles plus ou moins commodes, plus ou moins aptes à rapprocher les uns des autres les corps analogues en écartant les dissemblables et vouloir atteindre la perfection porte à des remaniements sans fin dont l'enseignement de Brongniart a porté les traces multipliées. Finalement, son principe très juste exposé dans un mémoire de 1833 a été qu'il faut avant tout se fonder sur la composition chimique en tenant un grand compte de la structure cristalline. Mais l'application de cette méthode conduit bientôt à de nombreuses difficultés dont les principales sont relatives à la composition chimique. Celle-ci doit évidemment prédominer la structure cristalline, puisque le même corps (soufre, arsenic, sulfate de calcium, etc.) peut, suivant les circonstances, cristalliser dans deux systèmes différents. Mais chimiquement, pour les corps qui sont des sels faut-il se fonder sur la base ou sur l'acide ? La pratique veut que l'on réunisse ensemble tous les minerais de plomb, ceux de cuivre, etc., en se fondant par conséquent sur le métal, sur la base. Mais, pour les silicates, sulfates, carbonates, phosphates, etc., la base ne joue plus qu'un rôle accessoire puisque, sans modification du minéral, la chaux, la magnésie, la baryte, la strontiane, etc., peuvent en tout ou en partie se substituer l'un à l'autre et de même les métaux alcalins. On est ainsi forcé de réunir des groupes de minéraux siliceux différents par leurs bases, mais assimilables par leur formule chimique.

D'autre part, l'application pratique tenait, dans la minéralogie de Brongniart une place qu'on lui a retirée aujourd'hui pour la reléguer dans la géologie appliquée. Cela tenait sans doute à son passage dans l'enseignement révolutionnaire et dans une école d'application comme l'École des Mines. C'est ainsi que son cours de minéralogie à l'École Centrale commençait par des notions de chimie et se terminait par des leçons sur les travaux de mines et la minéralogie. En 1794, il n'y faisait pas moins de deux leçons sur la porcelaine comme s'il eût prévu dès lors qu'il dirigerait un jour la manufacture de Sèvres ainsi que nous avons déjà pu le remarquer.

Parmi les publications de Brongniart, on peut, en dehors du Traité de Minéralogie, signaler particulièrement sa longue collaboration de près de trente ans au Dictionnaire des Sciences Naturelles où tous les articles de minéralogie, souvent fort importants, sont de lui, ou du moins, dans les dernières années, dirigés et revus par lui. Sa correspondance avec l'éditeur Levrault nous permet d'apprécier au jour le jour le soin avec lequel Brongniart, au milieu de tant d'autres occupations, trouvait le moyen de suivre constamment cette publication et de lui donner de véritables traités qu'il faisait ensuite tirer à part pour les distribuer.

Citons, par exemple, l'article feldspath et l'article lignite parus en 1819, l'article minéralogie de 1824 (158 p. et 2 pl.), l'article plomb en 1826, l'article roche en 1826 ne comprend pas moins de 140 pages, avec trois tableaux : 1° pour les grands groupes de terrains; 2° pour la classification et les caractères distinctifs des roches; 3° pour les roches elles-mêmes.

Le même éditeur publiait en 1823 pour Brongniart, son mémoire sur le Vicentin tiré à 500 exemplaires avec 6 planches et les échinides fossiles de Desmarest.

Le 10 mars 1837, Brongniart entreprend encore chez l'éditeur Roret avec la collaboration de Delafosse, professeur à la Faculté des Sciences, un grand ouvrage intitulé « le Règne Minéral ou Histoire Naturelle des espèces minérales présentant leurs caractères et propriétés distinctives, leurs applications directes aux usages de la vie, leurs rapports entre elles, la place qu'elles occupent et le rôle qu'elles jouent dans la composition de l'écorce terrestre ». D'après le traité, l'ouvrage devait être livré en 1838 et comporter 3 volumes avec 15 à 20 planches. Le prix en était fixé à 10.000 francs. Brongniart se mit aussitôt à la besogne, dressa un plan, partagea la tâche avec son collaborateur et fit des commencements de rédaction. Mais il avait trop présumé de ses forces et, le 18 décembre 1843, par une convention nouvelle, Delafosse resta seul chargé de mener l'ouvrage à bonne fin. Un sommaire établi par Brongniart suffira pour montrer ce qu'il entendait faire :

L'historique devait être très complet et remonter jusqu'à Théophraste, Pline et Agricola pour aboutir à La Métherie, Brochant, Haüy et Patrus, avec mention de tous les auteurs allemands ou anglais jusqu'aux plus récents.




CHAPITRE VII
ALEXANDRE BRONGNIART CÉRAMISTE. LA DIRECTION DE SÈVRES

Nous avons raconté chemin faisant les rapports de Brongniart avec Sèvres. Mais son œuvre de céramiste a tenu une trop grande place dans sa vie pour que nous ne lui consacrions pas, comme nous l'avons fait pour la géologie ou la minéralogie une appréciation d'ensemble. On se fait volontiers des hommes une idée simplifiée qui facilite les classements et soulage les mémoires. Un Ampère est aussitôt catalogué physicien, un Monge géomètre, un J.-B. Dumas chimiste, un Brongniart géologue. Ce qui n'est même pas toujours exact dans notre temps de spécialisations forcées, l'était moins encore au début du XIXe siècle quand les connaissances scientifiques relativement restreintes pouvaient paraître davantage permettre une sorte de culture encyclopédique. Le géologue et zoologiste Brongniart est resté, pendant 47 ans, de 1800 jusqu'à sa mort en 1847, directeur de la manufacture de Sèvres et cette direction ne fut pas seulement pour lui une situation administrative, un gagne-pain honorifique, mais une occasion de travaux personnels qui occupèrent une grande partie de son activité et qui lui permirent de marquer son empreinte dans un sens nouveau.

On sait que la manufacture de Sèvres, succédant à celles de Saint-Cloud et de Chantilly, est devenue en 1760, une industrie d'État et qu'elle l'est restée jusqu'à aujourd'hui malgré les critiques, parfois justifiées, qui viennent périodiquement l'assaillir. Après les porcelaines à pâte tendre, on commença en 1769 à y fabriquer des pâtes dures avec les kaolins de Saint-Yrieix que l'on venait de découvrir. Puis, la fabrication, conservée pendant la Révolution comme celle des Gobelins, fut abandonnée à un comité de direction incompétent et subit une déchéance rapide jusqu'au moment où Bonaparte, premier consul, voulut la revivifier et, en 1800, confia sa direction à Brongniart. C'est le moment où elle commence à nous intéresser. Encore très restreinte, elle n'occupait pas alors les bâtiments actuels où on l'a installée seulement à la fin du second Empire et elle ne comprenait ni fabrique de vitraux, ni atelier de mosaïstes, ni musée, ni école. Brongniart lui a imposé sa conception propre pendant près d'un demi-siècle et y a réalisé un certain nombre d'importants progrès techniques.

En le choisissant, comme lorsqu'on lui donna pour successeurs le chimiste Ebelmen et le physicien Regnault, on obéissait à cette idée que la fabrication de la porcelaine était, plus encore qu'un art, une industrie nécessitant avant tout des connaissances scientifiques. Cette opinion a pu être violemment combattue surtout depuis que les principes techniques de la fabrication ont paru suffisamment fixés et l'on a généralement soutenu qu'une direction artistique eût été préférable : ce qui, dans la pratique, a généralement abouti à une direction littéraire ou politique. Il est difficile de se prononcer d'une façon absolue dans une semblable controverse où les questions de personnes commencent par jouer un grand rôle. Cependant l'expérience prouve qu'une impulsion artistique partant de l'État, donc, en fait, de quelques fonctionnaires ou fonctionnarisés, est rarement heureuse. L'art demande avant tout la liberté de l'inspiration, tandis qu'en matière de science un organisme officiel peut édicter des principes rigides et poursuivre des recherches pratiques, utiles au pays, mais par elles-mêmes le plus souvent déficitaires. Brongniart se trouvait d'ailleurs présenter par atavisme un mélange assez spécial d'art et de science et, si nous sommes maintenant mal disposés pour certaines de ses conceptions, notamment pour l'abus des tableaux sur porcelaine et pour telle coloration de grand feu trop employée comme le vert de chrome, il faut bien penser que son goût était celui de son temps et qu'un peintre de l'Empire ou de la Restauration, placé à la tête de Sèvres, aurait probablement suivi de semblables errements.

En art, Brongniart était, comme son père, comme les architectes Percier et Fontaine, ses contemporains, qui établirent le style Empire, un néo-classique Davidien, puis Ingriste : ce qui ne l'empêcha pas, nous le verrons, de demander une fois pour Dreux des cartons de vitraux à Eugène Delacroix. Il visait, ce qui nous paraît une erreur, à faire rivaliser la porcelaine avec la peinture sur toile. Il aimait un dessin fini, encerclé de traits précis, un peu raide. Il cherchait des tons solides et uniformes sans s'inquiéter beaucoup plus que Ingres si leur juxtaposition présentait quelque acidité pour le regard. Cela n'avait évidemment aucun rapport avec le flou harmonieux des colorations orientales et les stylisations de fleurs, d'animaux ou d'oiseaux, vers lesquelles se porte aujourd'hui notre préférence. Mais l'art de Sèvres tel qu'il s'est constitué au début du XIXe siècle, est un art très caractéristique, très déterminé, qui, malgré le discrédit où tend à le laisser la mode, garde, dans un milieu approprié, sa valeur décorative. On pouvait faire aux produits de Sèvres une autre critique tenant à cette conception même de l'art, c'est le prix très élevé qu'ils ne pouvaient manquer d'atteindre et qui paralysait leur vente. Brongniart en souffrait et cherchait à y remédier. Mais une fabrique d'État n'a sa raison d'être que dans une réalisation coûteuse de la beauté interdite pour des raisons mercantiles à l'industrie privée; elle doit servir de modèle, de guide, d'enseignement, apporter un honneur à la nation et non rivaliser avec le commerce.

En ce qui concerne le goût, de définition subtile, Brongniart, dans sa description du Musée de Sèvres, a fait ressortir, non sans une pointe d'ironie, la transformation complète à laquelle il avait pu assister en conduisant pendant cinquante ans d'importants visiteurs examiner ses produits : transformation qui aurait été encore plus profonde s'il avait vécu davantage : s'il avait assisté, par exemple, à la glorieuse résurrection du Style Empire, au retour vers le style Louis-Philippe, à la vogue de l'Extrême-Orient, à l'apogée du cubisme. Pendant la première période impériale, on envisageait unanimement avec un mépris profond tout l'art du XVme siècle en n'appréciant que les formes grecques. Après quoi, vers 1815, on revint brusquement et avec une véritable admiration aux produits antérieurs à la Révolution. Il faut la foi d'un artiste créateur pour être en pareil cas assuré de son jugement.

Sans insister sur ces questions discutables, passons au terrain plus solide de la technique où les progrès réalisés sous la direction de Brongniart sont du moins incontestables, comme suffirait à le montrer son grand Traité des Arts Céramiques que nous allons analyser. Dès son arrivée, il remit de l'ordre dans la maison, exigea de tous un travail régulier, surveilla l'exécution des peintures, les mises en feu, les défournements et s'attacha pour cela à séjourner sur place à peu près constamment au début. Ses notes le montrent très préoccupé de voir apparaître après cuisson tel ou tel tableau copié de Gérard Dow, de Karel du Jardin, de Girodet, de Vernet, qui a coûté à l'auteur des mois de travail.

Il introduisit le chrome dans la porcelaine et les cristaux, l'urane dans les cristaux. Il fixa la composition des pâtes et des glaçures. Il étudia leur conductibilité, leur dilatation, etc., etc. Enfin, il créa de toutes pièces l'industrie des vitraux (il s'intitulait sur ses livres : « Directeur de la manufacture royale de porcelaine et de peinture sur verre de Sèvres ») au sujet desquels on le voit faire, en 1828, une lecture à l'Académie des Beaux-Arts. C'est ainsi qu'il réalise en verrières des cartons de Devéria, Delaroche, Ingres ou Delacroix, copie un Zurbaran, etc. Ces vitraux qui nous semblent aujourd'hui répondre trop à leur nom de « peintures sur verre » intéressaient beaucoup le roi Louis-Philippe qui en fit exécuter les premières applications dans les chapelles de Dreux, d'Eu et dans la chapelle Saint-Ferdinand à Neuilly.

Il fut enfin très occupé pendant toute sa direction par le désir de créer à Sèvres un musée d'enseignement méthodique suivant une conception technique toute nouvelle qui le différenciait essentiellement des collections céramiques déjà organisées dans de nombreux musées en vue de caractériser et de faire valoir les produits les plus remarquables obtenus dans les diverses fabriques ou d'en tirer des documents archéologiques. Lui-même définissait ainsi la manière originale dont il avait dirigé ses choix : « Ce ne sont ni des objets d'art sous le rapport des formes, des compositions, du dessin, etc., ni des objets historiques sous celui des sujets représentés, ni même des objets archéologiques sous celui des inscriptions. Ce n'est aucune de ces considérations qui nous les a fait recueillir; sans être formellement exclues, elles n'ont de valeur pour nous qu'en contribuant à nous faire connaître l'histoire des arts céramiques, l'époque des découvertes des principales pâtes et glaçures, enfin les progrès de l'art. »

Pour réaliser ce programme, Brongniart fit appel à tous les concours et entreprit lui-même une série de longs voyages à l'étranger afin d'y recueillir des matières premières employées, des produits, des dessins d'appareils, etc. : 1812, Wurtemberg, Bavière, Prusse et Autriche; 182O, Italie; 1824, Suède; 1835, Belgique, Hollande et bords du Rhin ; 1836, Staffordshire anglais et fabriques allemandes de Berlin, Munich, Meissen, etc. En France, il visite tous les musées et collections qui pouvaient lui apporter des renseignements utiles (on peut lire, au début de son agenda de 1825, une liste de collections à voir). Botta lui fournit des produits assyriens, de Luynes, des céramiques grecques, Sauvageot des faïences du moyen âge ou de la Renaissance. Regnault lui vient en aide pour les propriétés physiques des argiles. Et, naturellement, l'industrie de Sèvres est largement représentée.

Ainsi peu à peu Brongniart arriva à constituer un musée rigoureusement classé suivant la méthode du naturaliste pour lequel un échantillon ne prend de valeur que si on connaît son origine et n'est intéressant pour le visiteur que s'il porte une étiquette donnant sa détermination. Ce musée commence logiquement par une partie, peu intéressante pour le touriste mais utile au fabricant, où sont rassemblés, classés et étiquetés des échantillons de toutes les matières naturelles entrant dans la fabrication des pâtes, des glaçures et des verres, avec les masses résultant de leurs mélanges ; puis des dessins, des fours et machines en usage dans les diverses fabriques. Après quoi, on aborde l'histoire et la géographie de la céramique. Ici le point de départ avait été dans une collection de vases grecs acquise par Louis XVI, à laquelle s'ajoutèrent d'abord confusément de 1805 à 1812, des produits allemands et quelques matières grossières de nos départements. C'est surtout depuis 1812 que Brongniart s'attacha à enrichir son musée par les trois procédés habituels des achats, des échanges et des dons : ceux-ci, vu la pauvreté des crédits, tenant de beaucoup la première place.

Le travail scientifique de Brongniart dans le domaine de la céramique s'est traduit dans une série de mémoires et d'ouvrages que l'on peut faire remonter à son premier article de 1791, après son voyage d'Angleterre sur « l'art de l'émailleur de métaux ». Après quoi, nous trouvons, en 1802, un « essai sur les couleurs tirées des oxydes métalliques et fixées par la fusion sur les différents corps vitreux »; en 1803, une note sur un instrument analogue au pyromètre de Wedgwood ; en 1828 un mémoire sur la peinture sur verre ; en 1836, une note sur une couleur purpurine employée dans la peinture par impression sur les faïences fines; enfin de 1838 à 1845, trois ouvrages importants sur lesquels nous devons nous arrêter un instant.

Un mémoire sur le kaolin, auquel Malagutti a collaboré pour les analyses chimiques, comprend deux parties bien distinctes : l'une de 1838 écrite par le géologue; l'autre de 1841 par le céramiste. Brongniart s'attache d'abord à préciser la composition des kaolins, sur laquelle leur mélange habituel avec des quartz, des micas et des débris de feldspath laissait des doutes. Il s'attache ensuite, en décrivant spécialement, avec coupes à l'appui, les gîtes de Saint-Yrieix qu'il vient de visiter, à chercher leur origine et il l'attribue bien à une altération superficielle des feldspaths, mais avec tendance à faire intervenir des phénomènes électro-chimiques provoqués par le contact de terrains ferrugineux. Passant alors à la céramique, il examine quelle est la composition type des mélanges à adopter pour les porcelaines de Sèvres afin d'obtenir des résultats constants et il cherche expérimentalement si l'on pourrait arriver au même résultat, soit en prenant dans la même proportion des éléments chimiques isolés, soit en utilisant d'autres silicates tels que l'amphigèbe. Sa conclusion est que, dans le premier cas, on obtient une pâte trop fusible qui se boursoufle et qu'il est préférable d'employer au moins une certaine proportion de silicates naturels. « Il faut, dit-il, apporter une grande attention, non seulement à la composition chimique des matériaux employés, mais aussi à leur état de combinaison et de structure. »

Le Traité des Arts Céramiques parut ensuite en 1844, sous la forme de deux volumes in-8° de xviii-592 pages et 708 pages et d'un atlas in-40 de 9 tableaux et 60 planches. Le titre complet est : « Traité des Arts Céramiques ou des poteries considérées dans leur histoire, leur pratique et leur théorie par Alexandre Brongniart, Membre de l'Institut (Académie Royale des Sciences), des Académies et Sociétés royales de Londres, de Stockholm, de Prusse, de Naples, de l'Académie des Sciences naturelles de Philadelphie, etc. ; Directeur de la Manufacture royale de porcelaine de Sèvres ; Ingénieur en chef au Corps royal des Mines; Professeur de minéralogie au Muséum d'histoire naturelle ».

Cet ouvrage, qui a occupé Brongniart pendant tant d'années et pour lequel il a fait, jusque dans sa vieillesse, tant de voyages, est avant tout, un traité technique et scientifique expliquant, à l'usage des praticiens, les divers procédés de fabrication des céramiques, avec plans et coupes à l'appui comme dans un ouvrage destiné à une école d'arts et métiers ; mais c'est en même temps, un traité historique et archéologique, avec une tentative de classification naturelle suivant la tendance d'esprit constante de Brongniart.

La partie historique est la plus intéressante pour nous. Elle s'appuie au besoin sur des analyses et des essais qui peuvent fournir aux archéologues un moyen précis de reconnaître les origines. Brongniart insiste sur cette idée que la poterie a été une industrie très primitive, bien que née après les armes de silex et les vêtements de peaux de bête. Il n'ajoute pas après la découverte du feu ; car on a commencé par faire des récipients simplement séchés au soleil. Malgré cette ancienneté, la poterie révèle de suite chez l'homme un besoin de jouissance artistique; car il n'est pas de pot qui ne présente un ornement rudimentaire. Les poteries peuvent être comparées aux fossiles comme moyen de dater un gisement et de connaître son origine : les métaux ou les tissus qui auraient pu fournir un renseignement analogue ayant, à l'exception de l'or, presque toujours complètement disparu. En deux mots, les vases antiques étaient incomplètement cuits ou à peine recouverts d'une glaçure qui leur laissait de la porosité. La grande transformation a eu lieu quand on a appris à appliquer sur la terre cuite une couverte imperméable : faïence au IXe siècle, porcelaine au XVIIe. Il a fallu pour cela, se servir de métaux comme le plomb, le cuivre ou l'étain qui n'étaient pas utilisés pour cet emploi avant le XIe siècle. Mais surtout la céramique ne s'est réellement développée que lorsqu'elle a pu recourir à la minéralogie pour lui fournir ses matériaux et à la chimie pour les analyser. C'est ainsi qu'on a ajouté peu à peu le cobalt, le titane, le chrome, le platine, l'iridium, l'or, l'uranium, etc., et su prévoir les colorations diverses que donnaient des feux réducteurs et oxydants.

Deux grandes difficultés pratiques tiennent au retrait et au changement de couleur sous l'action du feu : ce dernier faisant que l'on peint sans voir réellement son ouvrage, comme les tapissiers des Gobelins qui travaillent à l'envers. Brongniart a beaucoup étudié ces questions — et cela était fort nécessaire — avec l'aide de chimistes attachés à Sèvres comme Malagutti. La céramique est un art qui ne peut se passer de la science, bien qu'en utilisant la science des autres, on puisse dans une certaine mesure opérer empiriquement. Il a ainsi systématisé jusqu'à l'excès les procédés de fabrication, tandis qu'auparavant, notamment à l'époque des pâtes tendres, on avait en tâtonnant trouvé, le hasard aidant, des mélanges compliqués qu'on utilisait aveuglément.

L'ouvrage comprend, comme on pouvait le prévoir, un historique de la manufacture de Sèvres, avec une description détaillée des procédés qu'elle emploie.

Enfin, en 1845, Brongniart publia son dernier ouvrage, « la Description du Musée Céramique de Sèvres » qui forme le complément naturel du Traité des Arts Céramiques, en mentionnant, suivant leur ordre de classement, technique, historique et géographique, les divers produits de l'art céramique dans tous les pays et dans tous les temps.

 


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