COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 24 novembre 1999)
Il y a quelques années, j'avais présenté au COFRHIGEO deux cours de Géologie donnés par Cuvier au Collège de France en 1805 et 1808. Ces deux cours étaient extraits d'un recueil de leçons prises en note par Jean-Baptiste d'Omalius d'Halloy (1783-1875), géologue belge bien connu qui fit une partie de ses études à Paris durant les premières années du XIXe siècle.
Aujourd'hui, c'est un autre cours tiré de ce même recueil que je vous présente, je veux parler du cours de Géognosie professé en 1813 par Alexandre Brongniart à la Faculté des sciences de Paris.
J'ai intitulé ma communication : « un essai inédit de classification des terrains... » car c'est très exactement de cela qu'il s'agit. Inédit, ce cours l'est en effet à coup sûr, et dans la double acception du terme puisqu'il n'a jamais été publié et que son contenu correspond à quelque chose qui n'est pas connu. C'est déjà là le premier intérêt qu'on peut lui trouver. Mais de plus, le contenu en question n'est rien d'autre qu'une classification des terrains établie par Brongniart en 1813, c'est-à-dire une classification prenant place très exactement entre les deux éditions en librairie du fameux Essai sur la Géographie minéralogique des environs de Paris (publié conjointement par Cuvier et Brongniart en 1811, réédité en 1822 sous un titre un peu différent), et précédant de plus de quinze ans la parution du non moins célèbre Tableau des Terrains qui composent l'écorce du Globe (travail de Brongniart datant de 1829). On mesure alors le véritable intérêt de ce cours, qui est de nous permettre de saisir sur le vif une étape de révolution de la pensée de celui qui, par ses recherches et ses observations, a joué un rôle décisif dans l'abandon de la lithostratigraphie wernérienne au profit de la stratigraphie paléontologique.
Dans l'exposé qui va suivre, j'analyserai la classification des terrains telle que Brongniart l'a donnée dans son cours de 1813 en m'intéressant d'abord aux divisions qu'il a établies, ainsi qu'aux critères sur lesquels il s'est appuyé pour les établir, puis en examinant les moyens dont il s'est servi pour parvenir à déterminer l'ordre de succession de ces divisions. Je porterai ensuite une appréciation d'ensemble sur cette classification que je situerai par rapport aux autres classifications du même genre proposées par Brongniart dans les diverses publications où il a abordé cette question.
Mais pour commencer, il convient de donner un rapide descriptif de l'exemplaire du cours de Brongniart dont nous allons avoir à nous occuper. Il s'agit d'un manuscrit comportant au total douze pages obtenues à partir de trois feuilles de 23 cm sur 39 cm pliées en deux, reliées à la suite et soigneusement numérotées. Le volume de ces notes n'est donc pas très considérable, mais cela n'enlève rien à leur intérêt.
Ces douze pages contiennent la matière de sept leçons données par Brongniart entre le mercredi 23 juin et le mercredi 14 juillet 1813.
II - Analyse du contenu du cours
L'intitulé du cours nous en révèle le contenu : c'est un cours de Géognosie. Brongniart, rappelons-le, a toujours fait une distinction entre la Géognosie et la Géologie. Voici ce qu'il écrit à ce sujet à peu près à l'époque où il donnait le cours auquel nous nous intéressons aujourd'hui :
« La vraie géognosie a pour objet, non pas la théorie de la formation de la terre mais la connaissance exacte de la structure de cette couche mince du globe qui seule peut être soumise à nos observations ».
Pour Brongniart, les choses sont donc parfaitement claires : la Géologie est la théorie de la Terre, c'est-à-dire la recherche des causes éloignées qui ont produit la structure du Globe, tandis que la Géognosie est l'étude structurale du bâti souterrain, cette étude devant permettre de reconstituer sur la seule base des faits l'histoire de la Terre.
De fait, le canevas général de son cours de 1813 est bien une classification « géognostique » des terrains, du moins en ce qui concerne les six premières leçons car Brongniart clôture son enseignement par un long exposé un peu décousu consacré aux volcans.
Brongniart commence par diviser le bâti souterrain en huit grandes classes de terrains. Le terme de terrain, d'un usage très courant dans les ouvrages de géologie de l'époque, est un terme assez vague. Mais pour Brongniart, il a une signification bien précise, qu'il a donnée ailleurs :
« J'entendrai par terrain une suite de roches qui n'ont d'autres rapports entre elles que d'avoir été placées dans l'écorce du globe pendant une des très grandes périodes, époques ou divisions qu'on croit avoir reconnues dans la succession de sa structure ».
Le critère dont s'est servi Brongniart pour établir ces huit divisions de premier rang se laisse facilement deviner à travers la nomenclature - tirée du grec - qu'il a forgée à cette occasion. Si l'on fait abstraction des deux dernières classes, cette nomenclature fait en effet exclusivement référence à la présence ou à l'absence de débris d'organismes vivants : organismes animaux (ce qui lui permet de distinguer des terrains zootiques et des terrains azootiques), ou organismes végétaux (d'où ses terrains phytoïques). Ce faisant, Brongniart ne fait qu'appliquer un principe mis en pratique bien avant lui par l'école wernérienne. En effet, la division initiale du bâti souterrain en terrains primitifs et terrains secondaires équivalait à distinguer des terrains antérieurs et des terrains postérieurs à l'existence des êtres organisés vivants. Brongniart ne fait donc ici que reprendre ce principe, mais il l'affine, il le pousse un peu plus loin en différenciant le cas des restes d'organismes animaux de celui des restes d'organismes végétaux.
Quant aux rapports chronologiques que présentent ces différentes classes entre elles, ils sont exprimés par leur séquence, numérotée et ordonnée du bas vers le haut, c'est-à-dire en commençant par les terrains les plus anciens ; de plus, ces rapports sont encore soulignés par les épithètes inférieur, moyen et supérieur, qui traduisent des relations de superposition, et, partant, des relations d'ancienneté relative.
Au total, en combinant ces divers paramètres, Brongniart aboutit à une classification qui tranche d'emblée sur toutes celles alors en usage par le nombre élevé de grandes coupures qu'elle comporte, établies sur la base d'un mode de division purement chronologique et faisant totalement abstraction du mode de formation. Notons toutefois que la remarque ne vaut pas pour les deux dernières classes : la septième classe (celle des trapps supérieurs) est formée d'après un caractère lithologique, et la huitième, surtout, (celle des terrains pyrogènes) est bien une classe construite autour d'un mode de formation. Il y a là une incohérence manifeste, qui montre l'impossibilité dans laquelle Brongniart s'est trouvé d'appliquer rigoureusement le critère qu'il avait retenu au départ pour établir ses grandes coupures. Nous y reviendrons.
Les huit grandes classes dont nous venons de parler sont à leur tour subdivisées en un nombre variable d'époques. Arrêtons-nous un instant sur ce terme d'époque. Employé dans une classification - comme c'est le cas ici -, il introduit dans celle-ci une dimension véritablement géohistorique. Ce terme, emprunté à l'historiographie humaine par les naturalistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle (on le trouve notamment chez Buffon), a d'abord été appliqué à la géohistoire de régions limitées (par Desmarets pour les volcans éteints d'Auvergne et par Giraud-Soulavie pour le Vivarais).
Notons aussi qu'à deux endroits de la classification, le mot époque est remplacé par un autre. Dans la première classe de terrains, la première subdivision est en effet appelée formation granitique (et non pas époque granitique) ; mais cela ne change rien à ce qui vient d'être dit car, pour Brongniart, une formation est un « ensemble de couches de même nature ou de nature différente mais formées à une même époque » ;
En ce qui concerne la nomenclature, maintenant, il convient de noter que la plupart des époques sont désignées par le nom d'une roche à laquelle Brongniart a donné, le plus souvent, une terminaison adjective en -ique ou en -euse (par exemple : époque phylladique, époque sableuse). Parfois, le nom de la roche est remplacé par celui d'un minéral (par exemple : époque micacique, époque talqueuse). Ce procédé, qui consiste à désigner une division géologique par le nom d'une roche, ou d'un minéral, est, là encore, transposé de la géologie allemande. Surtout, il sous-entend qu'à chaque époque est censée s'être formée, au-delà de variations locales de détail, une roche dominante, ce qui revient à postuler l'existence de formations universelles. On reconnaît donc à travers cette nomenclature le fondement de toute la géognosie wernérienne. Brongniart fait toutefois deux entorses à cette règle de nomenclature : d'abord en proposant une époque inelytique qu'il appelle ainsi parce que, dit-il, les roches de cette époque « sont formées de cristaux enfoncés dans une pâte » (c'est donc un caractère pétrographique qui lui sert ici de critère) ; ensuite avec son époque clastique (dont la dénomination fait explicitement référence à un mode de formation). Dans les deux cas, on retrouve aussi le goût prononcé de Brongniart pour les racines grecques (mais ce n'est encore rien comparé à la terminologie qu'il développera dans sa classification de 1829).
Il n'y a pas à proprement parler dans le cours de divisions de rang inférieur à l'époque. Mais, pour chaque époque, Brongniart donne deux séries de renseignements (qui ne figurent pas dans le tableau simplifié donné en annexe), à savoir des listes de roches et des exemples de gisements.
Les listes de roches sont très détaillées (Brongniart distingue au besoin des « roches principales » ou « essentielles », des « roches subordonnées » et des « roches accessoires ») ; elles sont souvent complétées par des listes de minéraux, parfois par des listes de débris d'organismes (lorsqu'ils existent). Il faut bien reconnaître que l'accumulation de ces listes finit par donner au cours de Brongniart les allures d'un catalogue fastidieux, pour ne pas dire assommant (et c'est peut-être pour compenser cet aspect quelque peu rébarbatif de son cours que Brongniart a développé autant toute la dernière partie consacrée à l'étude des volcans et des phénomènes spectaculaires liés à leur activité).
Les exemples de gisements sont nombreux et variés. En bonne place figurent tous ceux que Brongniart a eu l'occasion d'étudier personnellement, et notamment, on s'en doute, les terrains des environs de Paris qui sont rangés dans la classe VI (celle des terrains zootiques supérieurs).
D'autres observations de terrain faites par Brongniart sont également mentionnées, notamment des gisements situés dans le Cotentin : « siénite » près de Cherbourg, diabase dans les environs de Coutances (on sait que Brongniart a fait paraître une note sur les terrains du département de la Manche un an plus tard, en 1814 ;
En définitive, la multiplicité des exemples rassemblés ici par Brongniart traduit un véritable effort de synthèse de sa part. A l'évidence, il a cherché à coordonner un maximum d'observations dans un tableau d'ensemble qu'il a voulu le plus synthétique mais aussi le plus complet possible.
Le premier moyen auquel Brongniart a eu recours pour établir l'âge relatif des différentes formations qu'il a rangées dans sa classification, c'est leur position relative. Brongniart a donc appliqué en priorité le critère de superposition.
Chaque fois que cette superposition a été effectivement constatée - par lui ou par un autre - Brongniart prend bien soin de le signaler. Ainsi pour la position du terrain de l'époque anthracique :
« Ce terrain se montre reposant sur toutes les formations précédentes depuis le granite jusqu'au calcaire à entroques [...] on en voit de recouvert par le Todtliegende, le schiste marno-bitumineux, le calcaire compact, la craie, le gypse salé ».
Ou encore à propos du calcaire siliceux :
« on l'avait d'abord considéré comme placé bout-à-bout avec le terrain marin, mais il y a de fortes raisons de le regarder comme supérieur à ce terrain [...] il y a quelques endroits où l'on voit par dessus le terrain marin des couches de calcaire compact [...] qui semblent être le calcaire siliceux ».
Et l'on pourrait multiplier les exemples.
Mais comme il n'existe aucun endroit du globe où l'on puisse observer la superposition de toutes les formations sur une même verticale (et pour cause), et comme Brongniart cherche à les faire rentrer toutes dans une même colonne, il est conduit à faire des rapprochements en se fondant sur des analogies de faciès. Il utilise ainsi le critère lithologique en complément du critère de superposition pour établir, par corrélation, l'âge d'un certain nombre de formations. Cette démarche n'a rien de surprenant venant d'un géognoste pour qui, ainsi qu'on l'a dit, chaque époque est caractérisée par le dépôt d'un type particulier de roche et donc pour qui la lithologie doit permettre de fixer l'âge d'une formation. C'est ce qu'il fait, par exemple, avec son groupe basaltique « placé ici par analogie et non d'après une vraie superposition ». De même avec les terrains de l'époque du calcaire compact qui renferment de la houille : « peut-être que les houilles des terrains à mercure comme à Meysenheim [...] dépendent de cette formation ». Le ton de cette dernière citation montre aussi que Brongniart sait rester prudent lorsqu'il procède à de tels rapprochements. Cette prudence, exprimée en plusieurs endroits du cours, laisse parfois transparaître le doute, comme dans cette réflexion à propos des gypses de l'époque saline : « il se pourrait que le gypse de Lunebourg fut d'une formation plus nouvelle ». Et lorsqu'il ne dispose pas de données suffisantes, Brongniart préfère ne pas se prononcer. Ainsi avoue-t-il que « les amygdaloïdes [de Corse] n'ont pas encore de position bien déterminée ».
Qu'en est-il alors de l'utilisation des fossiles (autrement dit du critère paléontologique) ? Mis à part l'usage qui en est fait pour définir les grandes classes (établies, on l'a vu, sur la base de leur présence ou de leur absence), ceux-ci ne servent à rien d'autre qu'à caractériser les formations au même titre que les minéraux ou que les roches. On a dit plus haut que Brongniart donnait des listes de fossiles pour chacune des formations qui en contenaient. Mais ces listes ne sont que de simples énumérations, de simples inventaires. Parfois, il est vrai, Brongniart va un peu plus loin en glissant une remarque au passage. C'est le cas, par exemple, lorsqu'il signale que les empreintes de végétaux du calcaire compact sont « différentes de celles des terrains phytoïques », ou lorsqu'il précise que les oursins « paraissent pour la première fois » dans le calcaire des terrains zootiques moyens, ou encore lorsqu'il signale qu'« on remarque pour la première fois la présence des mammifères » dans les terrains zootiques supérieurs. Mais on est très loin de l'utilisation des fossiles comme outil permettant de dater ou de corréler les terrains de lithologie différente. De toute façon, et sa nomenclature nous l'a suffisamment prouvé, Brongniart est encore prisonnier du modèle wernérien. Il faut toutefois signaler cette phrase étonnante :
« Dans le pays de Salzbourg, il y a au-dessus de la formation saline un calcaire noirâtre très abondant en coquilles qui paraissent se rapprocher des lucines. Ce calcaire correspond peut-être à la formation de la craie, et à celle des environs de Paris ».
Un calcaire noirâtre des Alpes rapproché ainsi, sur la base des fossiles qu'il renferme, de la craie du Bassin parisien, voilà qui n'est pas sans faire penser aussitôt à la corrélation historique que Brongniart établira huit ans plus tard entre le calcaire noir de la montagne des Fiz et la craie de Rouen à l'aide du seul critère paléontologique.
Quel jugement d'ensemble pouvons-nous porter sur ce cours de Brongniart au terme de l'analyse que nous venons de faire ?
En premier lieu, la classification qui y est exposée apparaît très inspirée de Wemer, mais pouvait-il en être autrement dans un cours de Géognosie ? Récapitulons : l'examen des différentes formations est conduit en progressant du bas vers le haut ; la division du bâti souterrain en grandes classes repose sur la présence ou l'absence de restes d'organismes vivants ; les époques sont désignées par le nom d'une roche dominante, ce qui sous-entend le caractère universel de ces dernières ; tous ces traits sont bien la marque de l'école de Freiberg.
Pour autant, cette classification n'est pas exempte d'originalité. Celle-ci se manifeste au premier coup d'oeil par le nombre élevé de grandes divisions qu'elle comporte et dont aucune ne reprend les dénominations de terrains primitifs (ou primordiaux), terrains de transition, terrains secondaires, etc., terminologie pourtant couramment employée dans les classifications de l'époque et que Brongniart lui-même avait utilisée en 1807 dans une classification des terrains insérée au début de son Traité de minéralogie.
Cette classification n'est pas, non plus, exempte d'incohérences et de contradictions. Elle révèle ainsi ses limites. Celles-ci nous sont apparues chemin faisant et témoignent des difficultés rencontrées par Brongniart dans sa tentative de généralisation. En fin de compte, deux difficultés majeures ressortent.
Première difficulté : l'impossibilité pour Brongniart d'aboutir à une classification générale cohérente qui fasse l'impasse sur le mode de formation. Car à privilégier comme il le fait un seul critère, celui de la présence ou de l'absence de corps organisés (qu'ils soient animaux ou végétaux), il ne peut valablement classer que des terrains de sédiment, c'est-à-dire des terrains produits par un seul mode de formation. En réalité, l'absence de fossiles dans un terrain ne constitue pas une preuve absolue de son ancienneté. Un terrain peut être dépourvu de fossiles parce qu'effectivement il s'est formé avant l'apparition des êtres organisés, mais il peut tout aussi bien être dépourvu de fossiles parce que son mode de formation excluait l'incorporation de fossiles. C'est le cas notamment pour les roches éruptives. Et voilà pourquoi Brongniart est si embarrassé avec elles. Voilà pourquoi ses classes VII (trapps supérieurs) et VIII (terrains pyrogènes) rentrent si mal dans son schéma général. Voilà pourquoi, aussi, il intercale curieusement une classe des terrains azootiques supérieurs, exclusivement faite de laves (variolites, siénites, basaltes), entre celles des terrains phytoïques et des terrains zootiques inférieurs. Preuve de son embarras, Brongniart avoue qu'il place « provisoirement » les terrains de sa classe VII au-dessus des terrains zootiques supérieurs et change la position de ses terrains azootiques supérieurs en cours d'exposé (dans sa leçon d'introduction, il les avait insérés entre les terrains zootiques inférieurs et les terrains zootiques moyens). Tous ces problèmes ne se posaient évidemment pas à lui tant qu'il n'avait à s'occuper que des terrains des environs de Paris, tous sédimentaires. Brongniart reviendra du reste assez vite à une classification privilégiant le mode de formation, comme en témoigne le tableau des terrains qui figure dans la deuxième édition de l'Essai (1822).
Deuxième difficulté : l'impasse à laquelle conduit, à terme, le principe qui a présidé à la conception des époques. Car, à dresser des listes de roches aussi complètes que possible, époque par époque, il apparaît fatalement un moment où l'on retrouve une même roche à deux époques différentes. Cela veut dire alors que la nature a pu produire des roches semblables à différentes époques. Mais cela veut dire aussi, du coup, que les caractères minéralogiques ne sont plus suffisants pour déterminer l'âge d'une formation. Et c'est tout l'édifice wernérien qui s'écroule. En 1813, Brongniart n'en est pas encore là. Quand il retrouve une même roche en deux endroits de sa classifiction, ce qui lui arrive effectivement, il s'en tire en expliquant que ces roches ne sont pas tout à fait identiques et qu'elles sont bien par conséquent d'âge différent. Par exemple, il explique que le granite de la deuxième époque « est plus rougeâtre » que celui de la première époque ; de même il précise que « les diabases (du groupe basaltique) diffèrent un peu des primitives : les cristaux y sont plus petits et souvent les parties composantes ne peuvent plus s'y distinguer » ; etc. Mais sans doute Brongniart doit-il commencer à sentir la fragilité de ce genre d'argument. En témoigne la prudence, voire le doute, dont il fait preuve lorsqu'il procède, à l'inverse, au rapprochement de deux roches sur la seule base de leur faciès pétrographique pour les ranger dans la même époque. Il y a en effet une certaine contradiction à vouloir rapprocher ou au contraire à vouloir distinguer deux roches très semblables selon qu'on souhaite ou non leur attribuer le même âge. Ce tiraillement de la pensée de Brongniart est clairement perceptible, par exemple, dans les considérations qu'il développe au sujet des basanites de la classe des terrains de trapps supérieurs : « les basanites ont déjà été mentionnées deux fois, mais il n'est cependant pas encore bien certain qu'elles n'appartiennent toutes à une même formation ».
On comprend mieux à présent pourquoi cette classification générale des terrains de 1813 est restée inédite. C'est qu'en l'exposant, Brongniart ne fait en réalité que mettre les premiers résultats de ses recherches dans ce domaine à la disposition de son public, sans lui cacher ses doutes et ses hésitations. Il ne peut donc, à cette date, que considérer son travail comme provisoire et inachevé ; de son propre aveu, d'ailleurs, Brongniart aimait attendre qu'un travail « soit assez médité pour être publié ».
« Quant aux bases de l'ordre sérial que j'ai adoptées dans l'exposition des divers groupes de terrains qui composent l'écorce du globe, elles avoient déjà été posées dès 1813, dans le cours de Géognosie que je fis à la Faculté des sciences ».
On ne saurait donc trop remercier ce bon d'Omalius d'avoir, par une coïncidence extraordinaire, permis qu'une trace de ce cours de 1813 - précisément - soit conservée !
Un autre intérêt de ce cours est de mettre en lumière le rôle important qu'a joué, chez Brongniart, son activité d'enseignant. Enseigner une matière, quelle qu'elle soit, oblige en premier lieu à mettre de l'ordre dans ses idées et à classer les faits et les notions que l'on doit pouvoir exposer le plus clairement possible. C'est la raison pour laquelle le Brongniart classificateur est indissociable du Brongniart pédagogue.
BRONGNIART, Alex. (1814). Notice pour servir à l'histoire géognostique de cette partie du département de la Manche qu'on nomme le Cotentin, suivie de quelques considérations sur la classification géologique des terrains. Journ. Mines, 35, p. 109-135.
BRONGNIART, Alex. (1815). Sur les Trilobites. Mémoire lu à l'Institut le 23 novembre 1815.
BRONGNIART, Alex. (1821). Sur les caractères zoologiques des formations, avec l'application de ces caractères à la détermination de quelques terrains de la craie. Ann. Mines, 6, p. 537-572.
BRONGNIART, Alex, et DESMARETS, A. G. (1822). Histoire naturelle des Crustacés fossiles sous les rapports zoologiques et géologiques ; Les Trilobites. Levrault, Paris, p. 1-65.
BRONGNIART, Alex. (1827). Classification et caractères minéralogiques des roches homogènes et hétérogènes. Levrault, Paris, 144 p.
BRONGNIART, Alex. (1829). Tableau des terrains qui composent l'écorce du Globe, ou essai sur la structure de la partie connue de la Terre. Levrault, Paris, 455 p.
CUVIER, G. et BRONGNIART, Alex. (1811). Essai sur la Géographie minéralogique des environs de Paris, avec une carte géognostique et des coupes de terrains. Baudouin, Paris, 278 p.
CUVIER, G. et BRONGNIART, Alex. (1822). Description géologique des environs de Paris, nouvelle édition dans laquelle on a inséré la description d'un grand nombre de lieux de l'Allemagne, de la Suisse, de l'Italie, etc., qui présentent des terrains analogues à ceux du bassin de Paris. Dufour et d'Ocagne, Paris, 428 p.
GOSSELET, J. (1896). Constant Prévost : Coup d'oeil rétrospectif sur la Géologie en France pendant la première moitié du XIXe siècle. Ann. Soc. géol. Nord, 25, 347 p.
LAUNAY, L. de (1940). Une grande famille de savants. Les Brongniart. Rapilly, Paris, 208 p.
LAURENT, G. (1987). Paléontologie et Evolution en France 1800-1860. Une histoire des idées de Cuvier-Lamarck à Darwin. Editions du C.T.H.S., Paris, Mém. Sect. Hist. Sci. Techn., 4, 553 p.
MARCOU, J. (1897). Sur les équations personnelles et nationales dans les classifications stratigraphiques. Bull. Soc. géol. Fr., 27, p. 803-830.
PASTOUREAU, M. (1998). Les emblèmes de la France. Bonneton, Paris, 224 p.
RUDWICK, M. (1997). Smith, Cuvier et Brongniart, et la reconstitution de la géohistoire. In GOHAU, G. (Ed.) : De la géologie à son histoire, Editions du C.T.H.S., Paris, p. 119-128.
CLASSIFICATION GÉNÉRALE DES TERRAINS DONNÉE PAR ALEXANDRE BRONGNIART DANS SON COURS DE GÉOGNOSIE DE 1813
TABLEAU DES FORMATIONS DES ENVIRONS DE PARIS PUBLIÉ DANS L'ESSAI DE 1811, COMPARÉ A LA CLASSE DES TERRAINS ZOOTIQUES SUPÉRIEURS DONNÉE DANS LE COURS DE 1813
ESSAI DE 1811 | COURS DE 1813*
1. Formation de la craie | Terrains zootiques moyens
| 2. Formation de l'argile plastique | 1° Epoque argilo-sableuse
| 3. Formation du calcaire grossier et du grès marin | 2° Epoque du calcaire grossier à cérithes et des grès
| 4. Formation du calcaire siliceux
| 5. Formation du gypse à ossements et du premier terrain d'eau douce | 3° Epoque gypseuse
| 6. Formation des marnes marines
| 7. Formation du grès sans coquilles et du sable | 4° Epoque sableuse
| 8. Formation du grès marin supérieur
| 9. Formation des meulières sans coquilles et du sable argileux
| 10. Formation du second terrain d'eau douce | 5° Epoque des terrains d'eau douce**
| 11. Formation du limon d'atterrissement | 6° Epoque limono-clastique
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** Les notes de d'Omalius précisent que ces terrains « avaient déjà paru dans la formation gypseuse, mais [...] Mr Brongniart a préféré faire ici [leur] histoire générale », ce qui est en accord avec la classification de 1811 (laquelle regroupe un premier terrain d'eau douce avec le gypse à ossements dans la formation n° 5).
Numérisé et mis sur le web en juillet 2010 par R. Mahl