Fils de Jean François d'Aubuisson de Voisins (1747-1808) et de Jeanne Françoise Dassié (1744-1778)
Frère de Jean-Pierre Marguerite d'Aubuisson de Voisins.
Marié en 1812 avec Louise Justine de Vignes de Puylaroque (1802-1864).
Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME III
Né le 17 août 1762, mort le 20 août 1841, Ingénieur en chef en retraite, D'AUBUISSON DE VOISINS est un membre du Corps des Mines qui ne provenait ni de la promotion nommée en 1794 pour la réorganisation du Corps, ni de l'Ecole Polytechnique (et c'était le seul qui avait ces deux caractéristiques au XIXème siècle). Ayant pris du service dans l'armée de Condé, il ne put rentrer en France qu'en 1805; il avait profité de son séjour en Allemagne pour suivre les cours de Werner à Freiberg. Le Conseil des Mines se l'était attaché, en le nommant conservateur de ses collections, à raison de Mémoires de Géologie qui furent très appréciés. On profita, en 1807, de l'absence d'élèves disponibles pour le faire nommer directement Ingénieur des Mines. Après avoir servi dans les départements annexés, d'Aubuisson acheva sa carrière à Toulouse.
Il a donné en 1819 un Traité de Géognosie en deux volumes, qui est un des premiers Traités géologiques publiés en France; il a publié divers Mémoires géologiques, et l'Académie des Sciences l'avait élu comme Correspondant dans la section de Minéralogie. Son Traité d'Hydraulique a eu deux éditions, l'une en 1834 et l'autre en 1840; son oeuvre sur ce point est complétée par son Traité du mouvement de l'eau dans les tuyaux de conduite paru en 1836.
De tous les travaux de distribution hydraulique de cette époque, il en est un qui les dépasse en intérêt et en importance et dont la réputation subsiste encore : c'est le captage et la distribution d'eaux effectués de 1817 à 1828 à Toulouse par d'Aubuisson de Voisins.
Il s'agissait de doter Toulouse, qui était alors une ville de 50 000 âmes, de 200 pouces d'eau pure (soit 43 lit par seconde) à raison de 80 lit par habitant. L'eau devait être prise à la Garonne ; mais, pour qu'elle fût clarifiée, elle était collectée par filtrage dans des galeries formant drains, établies dans les alluvions de la rivière. Deux roues hydrauliques, actionnées par une dérivation de la rivière, commandaient deux équipes de quatre pompes chacune qui élevaient l'eau à 20 m pour la répartir dans toute la ville par 16000 m de conduite alimentant 111 bornes-fontaines et 5 fontaines monumentales. Tout pour l'époque était remarquable dans ce projet; sur tous les points il constituait des innovations dans les idées comme dans l'exécution, tant pour la conception et la réalisation du captage par filtres latéraux à la rivière, que pour l'établissement des roues de côté à aubes planes qui furent adoptées, à la suite, il est vrai, de conseils donnés par l'illustre de Prony. Pour réaliser cette vaste distribution, d'Aubuisson dut commencer par établir les formules dont il avait besoin et qui n'existaient pas encore. Pendant les dix ans nécessaires à la préparation et à l'exécution du travail, d'Aubuisson eut à lutter contre toutes sortes de difficultés techniques et administratives. Il eut le rare mérite de réussir, sans dépasser en quelque sorte le devis qu'il avait présenté : il avait annoncé une dépense de 1000 000 fr, elle fut de 1083 648 fr. Quant à lui, il n'en retira tout d'abord qu'une preuve d'ingratitude de la part de ses concitoyens. Il avait dirigé le travail gratuitement à titre de conseiller municipal; deux ans après il n'était pas réélu à ces fonctions.
Extrait de Annales des Mines, 4eme série, tome 11, 1847, pp. 667 et suiv. :
Toute la vie de M. d'Aubuisson ne nous appartient pas à un égal titre , quoique la science y occupe la plus grande part : officier d'artillerie avant la révolution de 91, il a vu à cette époque sa carrière se briser, et, après de nombreuses traverses , ce n'est qu'à l'âge de 38 ans qu'il a pu la voir se fixer de nouveau en entrant, par une circonstance tout exceptionnelle, dans le corps des ingénieurs des mines, où depuis, pendant un laps de temps presque égal, il a rempli si dignement sa place. Nous devrons nous restreindre surtout sur ces premières portions de la vie de M. d'Aubuisson où la science n'occupe pas la part principale. Dans une biographie moins spéciale et moins riche à d'autres égards, ce serait sans doute une lacune à regretter : un homme de mérite aurait besoin d'être vu tout entier, et cela eût été ici peut-être particulièrement désirable ; car M. d'Aubuisson n était pas seulement un savant distingué, c'était encore un homme de coeur et d'esprit, doué d'une âme généreuse et élevée, et c'est dans des temps orageux tels que sa jeunesse les a traversés que ces qualités devaient trouver surtout à ressortir. Nous ne renonçons point à en esquisser quelques traits, mais nous n'oublierons pas néanmoins que cette simple notice doit être principalement consacrée à la vie scientifique de M. d'Aubuisson, que c'est surtout à la mémoire de l'ingénieur et du savant que nous avons à payer un tribut.
Jean-François d'Aubuisson de Voisins , ingénieur en chef directeur au corps royal des mines, officier de la Légion d'honneur, chevalier de Saint-Louis, membre correspondant de l'Institut de France , secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Toulouse, est né dans cette ville le 16 avril 1769 (L'année 1769, illustrée par la naissance de Napoléon , est remarquable dans l'histoire de la géologie : MM. Cuvier, de Humboldt, de Buch, Alexandre Brongniart lui appartiennent, ainsi que M. d'Aubuisson). Il fit ses premières études à Sorèze, école renommée alors dans le Midi, où l'éducation, quoique dirigée par des religieux, était établie sur les plus larges bases et tournée particulièrement vers les sciences exactes et les préparations à l'art militaire. Au sortir de ces premières études, à l'âge de 18 ans, M.d'Aubuisson porta d'abord ses vues vers l'étude du droit public. On le destinait à la diplomatie, où des relations de famille devaient lui faciliter l'entrée de la carrière, si la mort n'eût frappé subitement l'ambassadeur dont il avait l'appui. Sans doute les aptitudes de son esprit, si cela est suffisant, eussent pu l'y faire réussir ; sa sûreté de vues, la justesse et la portée élevée de ses idées l'eussent soutenu certainement à la hauteur des plus grands intérêts; nous devons ici nous féliciter néanmoins de ce que sa vie ait été réservée pour les sciences : elle eût pu être plus brillante, elle eût été difficilement plus utile.
Rentré dans sa famille, M. d'Aubuisson se tourna en effet plus particulièrement vers les sciences exactes, et voulut embrasser la carrière des armes savantes : il fut reçu en 1789 aspirant au corps royal d'artillerie. Mais à quelque temps de là éclatait cette violente tempête de la révolution française : l'émigration, dont le flot emportait alors, soit de gré, soit de force, une si grande portion de la noblesse , l'émigration, cette conséquence si malheureuse de nos troubles civils, enleva aussi M. d'Aubuisson au sol de son pays et l'enrôla dans la petite armée d'officiers réunis sous les ordres du prince de Condé. Il était bien jeune encore, et il ne peut entrer d'ailleurs dans notre plan de discuter ni de retracer même la part qu'il peut avoir prise dans les faits de cette grande époque, qu'il appartiendra à l'histoire seule d'apprécier, lorsque, dominant avec l'aide du temps les passions et les souvenirs encore trop vifs aujourd'hui, elle pèsera chacun à la mesure que lui avaient faite et son éducation, et ses tendances sociales, et sa religion politique. Ce qu'on peut affirmer, du moins, c'est que le mobile de M. d'Aubuisson à cette époque de sa vie, qui a eu pour lui une influence si décisive, était une vertu dont le principe est toujours noble, en quelque circonstance qu'elle s'exerce : le dévouement. Pour nous, nous ne voulons ici dire autre chose, si ce n'est comment cet exil de l'émigration fut, pour ainsi parler, le berceau scientifique de M. d'Aubuisson ; que c'est là qu'il puisa le premier goût et fit les premières applications des études qui ont fait ensuite l'occupation de toute sa vie et l'ont amené à devenir un des membres les plus distingués du corps des mines, et l'un des savants qui ont le mieux contribué à répandre en France le goût et les principes de la géologie, l'étude raisonnée des lois et des applications de l'hydraulique.
Quelques années, en effet, après que M. d'Aubuisson eut quitté la France, la marche des événements et le licenciement de l'armée à laquelle il appartenait le laissèrent sur la terre étrangère libre d'engagements politiques, mais isolé , sans appui et presque dénué de ressources. Pauvre comme l'étaient alors ses compagnons d'exil, il dut songer à se faire une existence, en mettant à profit les souvenirs d'une éducation distinguée. Mais il ne suffisait pas à un esprit comme celui de M. d'Aubuisson d'employer ses facultés à assurer le bien-être du moment, il fallait les exercer encore au profit de sa propre intelligence et du perfectionnement de son savoir. Homme de sens et de jugement par-dessus tout, il sentit qu'il fallait compter avec le temps et travailler dans un but d'avenir, si incertain qu'il fût pour lui. Il ne pouvait oublier la France qui l'avait vu naître; il ne pouvait croire que le retour dans sa patrie lui fût pour toujours fermé. Il songea donc surtout à puiser en Allemagne ce qui était propre à cette contrée, à s'enrichir des connaissances qui y étaient le plus spéciales, pour en rapporter ensuite le tribut à son pays.
L'Allemagne, pays de mines, est un des berceaux de la minéralogie et de toutes les sciences qui se rattachent à la connaissance et à l'exploitation du sol. L'étude de la minéralogie et de la géologie, déjà portée assez haut en France, car notre pays avait produit à cette époque Romé de Lisle, Buffon, Saussure, Haüy, Vauquelin, Dolomieu ; cette étude , disons-nous, brillait alors en Allemagne d'un éclat particulier : Werner, professait à Freiberg.
Attiré par la renommée du maître célèbre, ce fut à Freiberg que M. d'Aubuisson se rendit; c'est dans cette ville classique qu'il alla fixer pendant plusieurs années son laborieux séjour ( de 1797 à 1802), y faisant échange d'études, écoutant et donnant des leçons; parcourant aussi la Saxe, étudiant son sol, les travaux de ses mines, ses machines, ses ateliers métallurgiques, avec ce coup d'oeil de rectitude pratique qu'il montrait dès lors et qu'on retrouve dans tous ses travaux ultérieurs. Werner, esprit éminent, maître enthousiaste d'une science qu'il avait en partie créée, et qui brilla autant peut-être par la renommée de son école et de ses disciples que par la sienne propre, Werner ne pouvait manquer d'apprécier les hautes qualités d'esprit de M. d'Aubuisson. Il l'avait accueilli tout d'abord avec la bienveillance germanique , avec celle qui lui était propre ; lorsqu'il l'eut connu davantage, il l'honora d'une amitié particulière, à laquelle M. d'Aubuisson répondit d'ailleurs par le zèle d'un ardent prosélyte et par un attachement dont le souvenir et l'influence ne s'effaça jamais chez lui. C'est M. d'Aubuisson, en effet, qui a traduit en français l'ouvrage principal de Werner, sa Théorie des filons, et qui a l'un des premiers fait connaître chez nous les idées fondamentales de ce grand minéralogiste. Dans son petit ouvrage sur les basaltes de la Saxe, et dans les prolégomènes de son Traité de Géognosie, publié longtemps après, il a consacré à sa mémoire quelques belles et nobles pages.
De l'époque de son séjour à Freiberg, M. d'Aubuisson prit rang parmi les savants, parmi les écrivains distingués sur l'art des mines et la géologie. Chaque année depuis lors fut marquée par quelque publication importante : nous citerons d'abord celles qui furent faites en Allemagne. En 1800 et 1801, il communiquait de Freiberg au Journal des Mines trois mémoires fort étendus sur la préparation des minerais en Saxe, sujet tout pratique , mais nouveau en France , dont il avait fait sur les lieux une étude extrêmement précise. Ces mémoires avaient été précédés de deux autres . d'une portée plus élevée, consacrés du moins à des sujets d'un ordre plus général, l'un sur la jurisprudence des mines en Allemagne , l'autre sur l'administration des mines de la Saxe et sur leur produit économique : dissertation pleine d'intérêt surtout à cette époque, où l'on sentait le besoin de refaire et de régulariser la législation des mines en France. M. d'Aubuisson avait donné et donna toujours depuis lors une attention particulière à ces considérations de l'ordre législatif; aussi l'administration des mines n'oublia-t-elle point de s'éclairer de ses lumières en plusieurs circonstances, et notamment lors de l'élaboration de la grande loi sur les mines en 1810. Dans les premiers mémoires dont nous parlons, il appuyait fortement déjà sur la convenance de quelques principes qui depuis ont pris force de loi en France, par exemple celui d'une séparation complète entre la propriété des mines et celle de la surface du sol.
De 1801 à 1802, M. d'Aubuisson s'occupait d'un travail de plus longue haleine, il publiait un ouvrage en trois volumes sur les mines de Freiberg ( Des mines de Freiberg en Saxe et de leur exploitation, Leipsick, 1802. ). C'était un livre qui tenait beaucoup plus que ne le promettait son titre modeste, car cette monographie des mines de la Saxe est conçue d'après un plan si étendu, qu'elle semble un véritable traité sur l'art des mines plutôt qu'une description particulière. L'auteur y passe en effet successivement en revue l'exploitation des mines chez les peuples anciens, la classification et la disposition générale des masses métallifères d'après les idées de Werner, sur lesquelles on avait alors peu écrit; puis toutes les généralités techniques sur l'exploitation des mines métallifères, comprenant les méthodes d'aménagement et d'airage, les percements, les charpentes et maçonneries, les moteurs hydrauliques, la préparation des minerais; viennent enfin la topographie, l'histoire et la statistique des mines de Freiberg prises dans leur ensemble, la distribution de toutes leurs eaux motrices, leur administration, et en dernier lieu la description particulière de chacune d'elles. Il y avait là le germe de toutes les recherches soit minéralogiques, soit hydrauliques, qui ont rendu si intéressants pour la science les travaux de la dernière moitié de sa vie.
Il expose aussi dans cet ouvrage plusieurs séries d'expériences qu'il avait faites au fond des mines de Freiberg sur la question importante, et encore incertaine alors, de la température souterraine. Il est en effet, avec M. Cordier, aujourd'hui inspecteur général des mines, l'un des premiers savants qui se soient occupés, après Saussure, de ces intéressantes expériences, et qui aient constaté par des chiffres positifs le grand fait, mis en doute jusqu'à cette époque, de l'accroissement de température avec la profondeur. Nous devons dire toutefois qu'entraîné par la doctrine de Werner, M. d'Aubuisson n'admettait pas alors la chaleur interne du globe, ainsi qu'on peut le voir dans un mémoire sur la température de la terre, inséré au tome LXII du Journal de physique (avril 1806).
Vers la même époque (1802) parut la traduction française de la Théorie des filons de Werner.
Tous les premiers écrits de M. d'Aubuisson, tous ceux qu'il composa pendant son séjour en Allemagne, sont donc consacrés spécialement à l'étude des mines proprement dites et à celle de leur exploitation. Placé près du plus grand centre d'exploitation métallifère, il s'inspirait de la vue des lieux dans cette laborieuse investigation du travail des mineurs ; ce rude et technique labeur était peut-être au reste un effort qu'il imposait à son esprit pour tromper les regrets d'un long exil, et sans doute ce n'est qu'à son retour en France qu'il eut l'esprit assez libre pour s'occuper de publications d'un ordre plus général et moins pratique. Ce retour dans la patrie, si désirable et si désiré, eut lieu enfin, après dix ans d'attente, lors du rappel général des émigrés.
Mais à ce sujet, et dans l'intervalle de temps dont nous avons parlé, vient se placer dans la vie de M. d'Aubuisson un trait que nous ne pouvons nous résoudre à passer sous silence, malgré la réserve que nous nous sommes prescrite sur ce qui concerne uniquement sa vie privée : c'est que ce trait peint en effet d'un seul coup ce qu'il y avait de chaleureux dans son coeur et d'énergie dans son caractère. Du fond de l'Allemagne, où le retenait son exil, ses yeux demeuraient sans cesse tournés vers la France, vers sa ville natale, vers sa famille : le désir de les revoir éclata enfin si vivement qu'un jour il n'y résiste plus, il part. La loi de mort contre les émigrés sévissait alors dans toute sa rigueur; mais il a décidé qu'il reverra les siens; qu'il posera encore le pied sur le sol natal, ne fût-ce que quelques jours , et animé par une aussi pieuse idée, il entreprend ce long pèlerinage, dont suivant toute apparence il ne devait jamais revenir. Il arrive à Paris, ose assister, sous un nom allemand, à une assemblée scientifique où il est reconnu pour Français et n'échappe aux suites de cette imprudence que par miracle; de là il traverse toute la France, en partie à pied , touche à Toulouse, embrasse enfin son père et sa famille, puis le coeur content il regagne la frontière et va retrouver à Freiberg ses études, consolation de l'exil.
De semblables traits n'étaient sans doute point rares alors, où le courage français se montrait sous tant de formes ; mais quelle que soit la mesure qu'on veuille lui donner, il est certain que par son motif et son exécution il ne pouvait appartenir qu'à un coeur ferme et à un excellent coeur.
Revenu définitivement en France à la suite de l'amnistie consulaire, nous trouvons M. d'Aubuisson s'occupant de publications géologiques et l'esprit plus libre alors, se mêlant activement au grand débat de cette époque, celui des neptuniens et des vulcanistes. La bannière de M. d'Aubuisson ne pouvait être douteuse, c'était celle de Werner ; on va voir cependant qu'animé d'un esprit vraiment philosophique il ne suivait point en aveugle la trace d'un système tout arrêté et qu'il savait chercher et reconnaître la vérité, même lorsqu'elle lui coûtait l'aveu public d'une erreur.
Parcourant la Saxe en observateur, il avait cru trouver dans la position et la nature des basaltes de cette contrée des faits propres à étendre les principes de cette école de Freiberg, à laquelle il avait voué toute l'ardeur de ses premières convictions. Il fit de cette étude l'objet d'un mémoire intéressant, écrit avec élégance, où les observations étaient présentées et discutées avec un soin et une méthode remarquables, et qui produisit beaucoup d'effet à l'Institut, où il fut lu au commencement de 1803 : les neptuniens y étaient alors, je crois, en majorité.
C'était en effet un gant jeté dans l'arène : M. d'Aubuisson croyait pouvoir établir que les nappes basaltiques, qui couronnent quelques sommités de l'Erzgebirge (petite chaîne qui sépare la Saxe de la Bohême et dont le nom signifie montagnes métallifères. M. de Bonnard en a fait connaître en 1816 la constitution géologique dans son important mémoire, Essai géognostique sur l'Erzgebirge), n'étaient autres que des fragments d'une grande assise continue, dépôt moderne des eaux, qui aurait recouvert toute la contrée; conclusion qu'il semblait même donner comme universelle pour ce genre de roche. Telle était du reste l'opinion générale de Werner sur les basaltes ; cette idée, toute paradoxale qu'elle nous paraisse aujourd'hui, avait alors pour appuis d'autres autorités non moins élevées dans la science : ainsi, le travail dont nous parlons n'était pour ainsi dire que le développement de cette phrase de Dolomieu : « Les basaltes de la Saxe (trapps noirs prismatiques) peuvent être des produits de la voie humide. » M. d'Aubuisson l'avait prise pour épigraphe de son mémoire et une allusion touchante, jetée dans le courant de cet écrit, à la perte alors récente et si malheureuse de l'illustre géologue français, ne laissa pas de contribuer à répandre de l'intérêt sur son travail et acheva d'assurer à l'auteur la bienveillance de l'Institut. Une honorable preuve lui en fut donnée immédiatement. Il avouait dans son mémoire qu'il n'avait pu observer encore aucun volcan soit en activité soit éteint : l'Académie lui confia la mission de visiter ceux de l'Auvergne et du Vivarais , afin qu'il possédât les éléments d'une discussion contradictoire, et elle le chargea de lui faire au retour une communication détaillée sur cet objet.
M. d'Aubuisson remplit dignement cette mission, car il la remplit en véritable ami de la vérité, avec l'abnégation la plus rare des convictions qu'il s'était faites et qui lui avaient valu tant de suffrages. Dès son arrivée en Auvergne, il remarqua ce passage si clair des laves scoriacées au basalte , que l'on y retrouve à chaque pas; il ne put plus douter alors de son erreur sur l'origine supposée neptunienne des basaltes de la Saxe, et l'abandonnant aussitôt avec franchise, il fit, dans un rapport présenté à l'Institut en 1804, la réfutation de ses propres idées. «Et l'on vit (pour emprunter l'expression d'un homme de beaucoup d'esprit qui a voulu aussi consacrer quelques pages à la mémoire de M. d'Aubuisson son parent), l'on vit un philosophe vraiment digne de ce nom employer toutes les ressources de son esprit à démontrer qu'il s'était trompé (Eloge prononcé à l'Académie des jeux floraux par M. le vicomte de Panat). » C'était là un bel exemple. Quelques académiciens, m'a-t-il dit, ne le lui pardonnèrent jamais.
Je ne puis éviter de payer ici un juste tribut à Werner et aux principes de son école : Werner, à travers ses vues si belles et si fécondes sur la succession des terrains et sur celle des filons métallifères, a pu professer certaines idées systématiques généralement abandonnées aujourd'hui et qui peut-être ne reparaîtront jamais dans la science ; mais Werner avait vu du moins que le corps de doctrines appelé géognosie, c'est-à-dire connaissance de la terre, a son principe dans l'observation : il avait donc appris à ses disciples à observer, à écouter le langage des faits; il leur en avait donné le goût. Il avait formé en un mot de grands observateurs, et c'est en cela particulièrement qu'il a si bien mérité de la science, de la postérité ; car, avec cette méthode, l'erreur n'a plus qu'un temps, la vérité se fait jour tôt ou tard. Par elle tout sert ainsi dans les efforts des bons esprits pour étudier la nature; que ni la résistance qu'ils trouvent aujourd'hui, ni les changements qu'amènera demain le mouvement général des idées n'aient le pouvoir de les décourager : les erreurs inévitables que ce travail de l'esprit, fondé sur l'observation, peut apporter encore, ne sauraient être en effet qu'éphémères; ce qu'il apporte de vrai demeure, et servira de point de départ à d'autres mieux inspirés quelquefois, mais non point par cela seul plus méritants.
En considération de ses remarquables travaux , M. d'Aubuisson avait enfin trouvé à Paris une position , faible récompense de son mérite, mais qui du moins lui permettait de se livrer avec plus de sécurité au culte des sciences dont il s'était fait l'adepte : il avait été nommé, au commencement de 1803, adjoint au conservateur des collections minéralogiques à l'Ecole des mines de Paris, et chargé spécialement de l'examen et de la traduction des mémoires étrangers. Il usa utilement pour lui et pour la science des loisirs de cette place modeste, les employant pour la plupart à des voyages d'observation et d'étude dont il enrichissait au retour les principaux recueils scientifiques et particulièrement le Journal des Mines, où ses publications se succédèrent avec une continuité remarquable. Le mémoire sur les volcans de l'Auvergne et du Vivarais est de 1804; à peu près vers le même temps il publiait un travail d'un genre tout différent, sur les levés de plans souterrains par la méthode des coordonnées, méthode généralement suivie depuis lors et qu'il croyait avoir trouvée le premier; mais quoique inusitée elle était connue en Allemagne dès 1772. Il publiait aussi dans le Journal des Mines des notices sur les mines de houille de Silésie, sur diverses fonderies d'Allemagne et sur les machines à vapeur des mines de Tarnowitz. En 1805 parut un mémoire sur les grandes mines de houille d'Anzin : on y voit avec intérêt des observations détaillées ( des premières qui aient été imprimées) sur les ploiements singuliers et si caractéristiques qui ont donné en géologie une sorte de célébrité au terrain houiller de cette contrée, et sur le passage des grandes nappes d'eau souterraines qui rendent si difficile de pénétrer jusqu'à ses riches amas de charbon ; puissant obstacle en effet, qui semble avoir été placé là par la nature pour en défendre les approches, comme autrefois l'on dit que le dragon de la fable gardait l'entrée et les richesses du jardin des Hespérides : mais quel obstacle saurait résister aux efforts de cet Hercule moderne, la vapeur?
En 1806, M. d'Aubuisson insérait encore dans le Journal des Mines la description d'une exploitation étrangère des plus intéressantes, celle d'une couche de galène près Tarnowitz en Silésie, description complétée par un travail sur le traitement métallurgique de ce même minerai. Entre autres précieux détails que présentent ces deux mémoires, on y voit rapporté ce procédé si curieux employé à Tarnowitz pour traverser par des puits d'exploitation un terrain de sables mouvants, lequel consiste à édifier à la surface du sol une tour en maçonnerie, qu'on laisse enfoncer par son propre poids : procédé d'une invention si originale , qui avait été importé en Silésie par un Français et qui depuis a été appliqué avec tant de bonheur, par un Français encore, au percement d'un des plus beaux travaux souterrains qui existent, le tunnel sous la Tamise.
Egalement en 1806, M. d'Aubuisson écrivait un premier mémoire sur la mesure des hauteurs par le baromètre , dont il discutait et modifiait la formule : préludant ainsi à des travaux barométriques plus importants, dont nous parlerons ci-après. Il employait en outre une autre partie de la même année à des expériences sur l'effet utile des machines hydrauliques de Poullaouen et du Huelgoat en Bretagne , et sur la température dans l'intérieur de ces mines, complément des études du même genre qu'il avait faites à Freiberg. Nous devons citer aussi quelques travaux chimiques qui l'occupèrent pendant cette période de sa vie d'études, particulièrement des recherches sur l'hydrate de fer, par lesquelles il montre que l'eau y est combinée avec l'oxyde de fer en proportion définie , point de vue qui ne manquait pas alors de nouveauté.
Nous arrivons enfin à l'époque où M. d'Aubuisson obtint le prix de ses travaux qu'il ambitionnait le plus, parce qu'il assurait son avenir en satisfaisant à ses goûts et à l'objet de ses longues études : le 13 février 1807 il fut attaché au corps des mines à titre d'ingénieur. Voici à quelle occasion : Le territoire français ayant pris, par suite des conquêtes, une grande extension, l'empereur voulut qu'il fût créé quatre ingénieurs pour être attachés aux départements nouveaux que l'on avait formés aux dépens des territoires du Piémont, de la Belgique et de la Suisse. Les cadres du corps étaient restreints et deux élèves seulement se trouvaient alors disponibles ; quoiqu'il fût établi dès lors qu'il ne devait s'alimenter que par l'Ecole polytechnique, le besoin d'hommes de savoir et d'expérience étant néanmoins immédiat, M. d'Aubuisson fut proposé par le Conseil des mines et nommé bientôt après : on lui confia le service des départements de la Doire et de la Sésia. C'était sans doute une anomalie aux règles existantes; tout ce qu'il nous est permis de dire à ce sujet, c'est que cette anomalie ne pouvait être justifiée par un mérite plus réel et plus spécial, par de plus grands services scientifiques dans le passé et par de meilleures garanties pour l'avenir. C'était pour l'administration des mines, si je puis le dire, une bonne fortune extra-légale, dont on peut ici se féliciter franchement, car un exemple amené par un tel concours de circonstances et de mérite ne saurait être un dangereux précédent.
M. d'Aubuisson demeura cinq ans dans sa résidence du Piémont; il les passa dans une activité continuelle, au milieu des forges nombreuses, des mines métallifères de cette contrée subalpine, et de la haute ceinture de montagnes qui l'enclave. De temps en temps néanmoins il revenait à Paris pour la publication de ses travaux scientifiques , qui ne furent pas un instant interrompus et pour lesquels il mettait au contraire à profit les convenances de son service, celles des localités intéressantes qui l'entouraient. Les départements qu'il avait à inspecter, et l'on peut dire à organiser sous le rapport minéralogique, étaient situés sur la pente des Grandes Alpes : c'est de cette position qu'il profita pour se livrer à des études géologiques d'une part, de l'autre à des expériences du plus haut intérêt sur l'important sujet de la mesure des hauteurs par le baromètre.
Ses observations géologiques ont été résumées dans un mémoire inséré au Journal des mines, tome XXIX, sous le titre de Statistique minéralogique du département de la Doire. Indépendamment de l'intérêt matériel qui s'attache toujours à l'étude d'une contrée peu connue, la composition de ce travail et les généralités importantes qui y sont renfermées le recommandent à l'attention : il n'est point restreint en effet à des observations de minéralogie, il embrasse pour ainsi dire tous les détails de la constitution physique et climatologique de ce versant des Alpes, il décrit en style pittoresque la disposition des vallées, la structure et l'aspect des montagnes, la nature du sol, des cultures, donne les hauteurs des principaux sommets, parmi lesquelles plusieurs avaient été mesurées par l'auteur même ; il expose aussi le résultat de ses propres observations sur la limite des neiges perpétuelles, la variation des cultures avec le niveau du sol, sur la hauteur des habitations les plus élevées, enfin sur cette triste plaie des contrées montagneuses, bien digne de l'attention des naturalistes et qui avait occupé Saussure , le crétinisme. Son esprit observateur embrassait ainsi tous les sujets, saisissait tous les détails utiles ou intéressants pour la science. Quant à la partie proprement géologique, ce que ce mémoire nous paraît présenter de plus saillant au point de vue général, c'est d'avoir aperçu et signalé avec netteté, avec force , le passage graduel des roches d'apparence primordiale aux terrains que leur nature et leurs fossiles présentaient comme indubitablement secondaires , résultat dont M. d'Aubuisson ne déduisait, il est vrai, de conséquences que relativement à l'origine des terrains appelés primitifs, mais qui en réalité était, après le beau travail de M. Brochant de Villiers sur la Tarentaise, le second pas vers ce rajeunissement progressif des terrains des Alpes, continué depuis lors et achevé de nos jours, particulièrement par des géologues dont s'honore aussi le corps des mines. Les mêmes observations étaient encore un acheminement vers la mise en lumière de ces transformations de roches sédimentaires en roches cristallines par l'influence ignée, un des théorèmes les plus positifs de la géologie actuelle, mais qui était fort étranger alors aux idées de l'auteur lui-même; il était conduit néanmoins par la justesse de l'observation vers une conclusion, que l'Ecole d'Edimbourg seule commençait alors à déduire théoriquement de principes tout différents et à introduire nouvellement dans la science.
Le travail publié par M. d'Aubuisson à la même époque sur la mesure des hauteurs par le baromètre, travail à la fois théorique et expérimental, est un de ceux qui lui font le plus d'honneur. Son séjour au pied des Alpes lui en avait aussi fourni l'idée et le moyen. Nous avons vu que déjà en 1806 il avait dirigé quelques études vers la vraie forme et la vraie valeur à donner aux divers facteurs de la formule barométrique, formule dont les expériences de Pascal et celles de Mariotte avaient posé la première base et que, depuis, tant de savants distingués, Halley, Bouguer, Deluc, Laplace, Gay-Lussac, Ramond, Biot et Arago, avaient contribué à établir ou à perfectionner M. d'Aubuisson vit dans son séjour au pied des Alpes une heureuse occasion de soumettre cette importante mesure aux enseignements et à la sanction d'une expérience rigoureuse et raisonnée. De concert avec M. Mallet, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, aujourd'hui inspecteur général honoraire, il mesura par triangulation (et avec une précision que les autorités les plus compétentes, MM. de Laplace, Biot et Arago, commissaires de l'Institut, ont reconnue parfaite), la hauteur du mont Grégorio, pic situé au Nord du Piémont, à environ 2000 mètres au-dessus de la mer, et dont le sommet est complètement isolé. Il mesura ensuite la même hauteur à l'aide du baromètre, avec toutes les précautions exigées, à dix jours différents, et l'application de ses formules à cette mesure lui donna une hauteur moyenne de deux millièmes seulement plus grande que l'évaluation trigonométrique : différence extrêmement légère, dont il se servit néanmoins pour corriger encore les coefficients constants de ses deux formules comparatives. Enfin, appliquant aux mêmes mesures les différentes formules barométriques connues, il put ainsi les soumettre à une appréciation relative fort intéressante.
Mais ce n'était point assez pour M. d'Aubuisson, il voulait que son séjour dans les Alpes lui servit à épuiser tout ce qui concerne cet important sujet : il lui restait à examiner l'influence horaire et quotidienne sur les écarts variables de la méthode barométrique, à chercher le sens et la limite de ces erreurs et la part de chaque cause. A cet effet il alla établir un baromètre à l'hospice du Grand-Saint-Bernard, la plus haute habitation alors connue, et pendant cinquante-deux jours il fit, soit par lui-même, dans de fréquents et fatigants voyages, soit par les soins d'un des bons religieux, habitants de l'hospice, des observations suivies, comparées parallèlement à celles d'un baromètre placé à Turin. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail de ces intéressantes expériences; disons seulement que l'influence la plus grande fut trouvée celle de l'heure, l'heure la plus chaude donnant des hauteurs sensiblement plus grandes (un millième environ en moyenne de l'élévation totale); influence qu'il attribuait surtout à l'excès de réverbération qu'éprouve la radiation solaire à la station basse, ce qui changeait la loi de température dans les couches d'air.
Tous les résultats dont nous venons de parler furent exposés dans un beau mémoire lu à l'Institut en mars et avril 1810 et qui y reçut la plus flatteuse approbation.
Mais ces belles recherches scientifiques ne faisaient point oublier à M. d'Aubuisson les devoirs commandés par ses fonctions d'ingénieur; il les remplissait au contraire avec une activité et un succès auquel l'état étranger de ce pays donnait plus de prix; dans ses séjours à Paris l'administration réclamait aussi le concours de ses lumières lors de l'élaboration de la loi sur les mines et sur les attributions du corps des ingénieurs : il obtenait ainsi des droits à un avancement que son âge lui permettait d'ailleurs légitimement d'espérer.
En 1811, lors de la nouvelle subdivision minéralogique du territoire, il fut nommé ingénieur en chef de l'arrondissement de Toulouse, alors fort étendu.
Les voeux de M. d'Aubuisson se trouvaient remplis : rendu à son pays natal avec une position sinon brillante du côté de la fortune, au moins considérée et que devait encore relever son mérite personnel, c'est à cette position modeste qu'il borna depuis lors toute son ambition, ne cherchant qu'à l'embellir, à la rehausser par le travail. D'autres auraient pu penser à sa place qu'ayant désormais un avenir assuré, l'heure du repos était venue; mais pour un esprit comme celui de M. d'Aubuisson il n'y a point de loisirs : au lieu de voir dans sa position nouvelle un terme à ses travaux, il ne vit que l'occasion d'en agrandir le cercle et d'être utile à la fois à la science, à l'Etat et enfin à sa ville natale, à laquelle, ainsi que nous le dirons bientôt, il rendit d'éminents services pendant trente ans de résidence, mais surtout pendant les quatorze ans où il fut appelé à siéger comme conseiller municipal.
Les premières préoccupations du nouvel ingénieur en chef furent néanmoins celles de son service. Indépendamment de la partie contentieuse et administrative, à laquelle il donna toujours une attention particulière, chaque année il parcourait à cheval son arrondissement entier, c'est-à-dire tout le vaste pays qui s'étend entre Toulouse et Bordeaux, entre Foix et Bayonne, inspectant non-seulement les grandes mines de houille et de fer, mais visitant une à une les nombreuses forges des Landes, du Périgord et de l'Ariége, avec ce que je pourrais nommer un courage d'observation qui était un des traits de son caractère. Longtemps cette activité se soutint la même malgré la maturité de l'âge, et il ne peut être inutile de citer ou de rappeler de semblables exemples. Mais parmi les travaux sur lesquels s'étendait son inspection, un objet des plus importants réclama tout d'abord sa sollicitude et demanda bientôt le concours de sa fermeté et de ses lumières. Les grandes mines de fer de la vallée de Vicdessos dans l'Ariége, qui alimentaient alors plus de cinquante forges catalanes (plus de quatre-vingts aujourd'hui), et qui donnent en outre du travail, par l'extraction seule et par le transport du minerai, à la population presque entière de quatre communes, ces mines étaient alors livrées à l'exploitation aveugle d'une masse d'hommes qui, bouleversant le sol sans prudence et sans guide, menaçaient de compromettre à la fois et leur propre existence et l'avenir des travaux. Après avoir usé sans ménagement pendant plusieurs siècles des largesses de la nature et creusé sans relâche les flancs de la montagne ferrifère, ils y avaient ouvert par éboulement de vastes cavernes et entassé d'énormes amas de ruines, dont les mouvements ne peuvent encore aujourd'hui ni s'arrêter ni se régler complètement. Aux yeux d'un homme de l'art il y avait lieu de conjecturer qu'à une époque plus ou moins rapprochée non-seulement les traces métallifères pourraient être absolument perdues, mais qu'une partie de la montagne s'affaissant sur elle-même, pouvait même engloutir en un jour ou enfermer vivants toute la population des travailleurs. M. d'Aubuisson s'en émut et comme ingénieur et comme homme; dès 1811 il signalait ce sujet à la sollicitude de l'administration et lui proposait d'appeler à elle la direction de cette exploitation, alors simplement communale, ou qui du moins, cédée autrefois par le domaine à une ancienne vallée des Pyrénées et régie alors par les consuls de Vicdessos, s'était trouvée sans chefs depuis que la centralisation de 89 avait fait disparaître en France ces sortes de petites républiques, dont l'Andorre est restée peut-être aujourd'hui le seul exemple. Bientôt le voeu de M. d'Aubuisson fut réalisé et c'est surtout d'après les propositions faites par lui dans divers rapports, que fut réglée l'organisation administrative des mines de Vicdessos, placées aujourd'hui sous la sauvegarde des ingénieurs : organisation qui, pénible pour eux, mais préservatrice pour les pauvres mineurs, a rendu depuis trente ans bien des services à cette partie des Pyrénées françaises, et qui arrivera peut-être à lui en rendre de plus grands encore, s'il est possible, comme nous le croyons personnellement , d'étendre par des recherches convenables , le champ des travaux vierges, aux bases encore intactes de la montagne, et d'y porter toute l'exploitation.
Sans doute on ne pourrait dire que cette organisation administrative soit, d'une manière absolue , ce qu'il y a de plus simple et de meilleur pour l'exploitation utile d'une masse minérale; mais pour l'apprécier sainement il faudrait se reporter aux circonstances et à l'époque où elle a été instituée. Les gens de la vallée de Vicdessos, en vertu de leurs vieilles chartes, agissaient pour ainsi dire comme propriétaires individuels, chacun suivant sa portion de travail : on ne pouvait renverser d'un trait de plume les droits acquis par plusieurs siècles d'usages, on ne pouvait heurter de front toutes les habitudes de cette population catalane, nourrie pour ainsi dire à se gouverner elle-même; on ne le pouvait du moins sans danger pour la continuité du travail et pour la marche des forges qui en dépendaient. Il convenait donc de combiner les divers éléments d'administration de manière à ne donner à l'action de l'Etat qu'une surveillance d'ensemble, qu'une protection presque invisible, en lui ôtant l'embarras et la responsabilité d'une surveillance individuelle trop difficile. C'est ce que l'on fit en effet par le maintien d'une sorte de magistrature élective, celle des jurats, usitée depuis longtemps dans cette sorte de cité souterraine pour la police intérieure. En conservant cette espèce de municipe, mais sous le contrôle de l'administration, et réservant aux ingénieurs la direction des travaux d'art et de recherche, on parvenait ainsi a diriger et sauvegarder cette population turbulente de travailleurs, sans que pour ainsi dire elle se sentît gouverner, sans qu'elle s'aperçût du passage de son état premier à son état nouveau. Au reste, pour ceux qui ont connu intimement M. d'Aubuisson, il serait facile de reconnaître ici l'empreinte d'un des traits de son caractère , je veux parler de son respect pour les choses anciennement établies. Très-ardent et très-ferme pour l'établissement d'une réforme nécessaire ou d'une amélioration profitable dans le fond des choses, il n'aimait pas les simples innovations dans la forme, non plus que les secousses brusques dans les habitudes et l'organisation des masses ; sa triste expérience lui en avait fait connaître la gravité. Comme savant, il appréciait dans les rouages mécaniques l'effet désastreux des chocs brusques : c'est avec cette préoccupation du savant qu'il jugeait les mouvements de l'organisation sociale.
Malgré la douceur des réformes introduites aux mines de Rancié, M. d'Aubuisson eut néanmoins quelquefois à lutter contre la turbulence des mineurs : il le fit avec la fermeté qui lui était propre. Dans d'autres circonstances il eut à lutter encore , ce qu'il fit avec une fermeté non moins grande, contre des empiétements d'un autre genre, dirigés contre les droits et l'autorité attribués aux ingénieurs. Mais dans tout ceci il fut toujours guidé par l'amour du bien, par l'intérêt de cette population qu'il avait comme sauvée de sa ruine : ce pays lui doit beaucoup, il le sait, et M. d'Aubuisson y était personnellement aimé : sa perte, trente ans après l'époque dont nous parlons, y fut un véritable deuil.
La partie active du service d'ingénieur laissait encore à M. d'Aubuisson quelques loisirs, c'est-à-dire quelque temps à utiliser; il résolut de l'employer à une oeuvre de science, à un travail de longue haleine auquel il avait songé depuis sa rentrée en France. Il voulait résumer dans un ouvrage complet et méthodique les principales connaissances de ce temps en géologie, et particulièrement celles que l'on devait à l'école qu'il affectionnait, celle de Freiberg. Il y travailla plusieurs années et enfin en 1819 parut son Traité de géognosie.
Il ne m'appartient pas, il m'appartient peut-être moins qu'à un autre, de donner une opinion sur ce bel ouvrage, et cela serait sans doute superflu, car il est peu de géologues qui n'en aient fait l'étude et qui ne l'aient encore entre les mains. Bien des années se sont passées depuis sa publication, et les années se comptent dans une science comme la géologie : le Traité de M. d'Aubuisson ne peut donc plus guère être l'oeuvre du jour, il n'est plus l'expression des idées et des connaissances les plus nouvelles ; mais il est entré, et il marque encore dans l'histoire générale de la science (Tout ce que nous disons ici ne se rapporte qu'à la première édition du Traité de géognosie ; la seconde édition , dont il n'a revu que la première partie, a été continuée sans aucune participation de sa part, et sous l'empire d'idées tout à fait étrangères aux siennes : à part le premier volume, il n'y faut rien chercher de M. d'Aubuisson). Il a d'ailleurs des beautés de tous les temps, je veux dire un style pur et expressif, une exposition lumineuse, une méthode sûre et un talent de description qui produit un effet d'autant plus sûr, que l'expression pleine de force et d'image n'y dépasse pas néanmoins le naturel. On y trouve en outre une érudition étendue et une impartialité remarquable dans l'exposé des opinions et des faits. Cet ouvrage est au reste plutôt descriptif que systématique ; M. d'Aubuisson était de la bonne école des géologues, de l'école des observateurs, née pour ainsi dire avec Saussure et Werner ; réservé comme ces grands maîtres, il ne suppléait que le moins possible au silence des faits ou à l'incertitude d'une science encore peu avancée. Ami sincère de la vérité, et particulièrement soucieux des choses positives, il s'attachait à ce grand précepte de Descartes, qu'il a placé au milieu des plus belles pages de l'Introduction au Traité dont nous parlons : « Celui qui aspire à connaître la vérité doit, au moins une fois en sa vie, s'appliquer à douter de tout ce qu'on lui a appris». Philosophie, dirons-nous, qui sans doute ne peut être à la portée de tous les, esprits, et qui d'ailleurs ne mène pas toujours à la vérité, mais qui du moins peut seule maintenir la science et l'esprit humain dans la voie qui y conduit.
L'impartialité du géologue ne pouvait aller néanmoins jusqu'à l'indifférence de tout système : il est pour M. d'Aubuisson certaines questions de principes dans lesquelles il est resté plus ou moins strictement fidèle aux idées werneriennes, et qui dominent toutes les classifications de son ouvrage. De ce nombre est l'opinion de la nature sédimentaire des roches granitoïdes, opinion dont le principal fondement expérimental est d'une part l'universalité de ces roches, leur constance de composition, de l'autre le passage indiscernable si souvent observé entre le granit massif et des roches évidemment stratifiées, comme les gneiss et schistes micacés. Cette opinion était, comme l'on sait, celle de Saussure : elle a subi depuis lors bien des modifications , comme il arrive dans les sciences naturelles, car l'absolu n'y existe point; mais enfin elle n'a point disparu , et sous des formes nouvelles, sans exclure surtout comme autrefois l'action du feu , elle nous paraît tendre aujourd'hui à renaître dans toute sa force. Constatons donc que sous ce point de vue l'ouvrage de M. d'Aubuisson, aussi bien que ceux-de M. de Humboldt, est resté comme un jalon placé sur la route que suit incessamment la science. Peut-être y a-t-il lieu de regretter qu'il ait été moins explicite sur d'au très sujets, qu'il ait donné par exemple si peu de place à la géologie dynamique : on n'y voit presque rien en effet sur les causes de la formation des montagnes, sur la question de leur soulèvement. Et cependant l'esprit élevé de l'auteur ne méconnaissait point l'effet des causes générales ( témoin un passage remarquable du 1er volume, page 350 de la 1re édition, page 344 de la 2e ) dans le vaste relèvement des couches horizontales du sol et dans les grandes directions linéaires de ces relèvements; mais il est à regretter qu'il ait gardé sur ces questions une réserve trop strictement imitée de celle de Saussure. En revanche , tout ce qui tient à la description physique du globe, aux températures de son écorce et de son atmosphère , à l'action des eaux, à la mesure des hauteurs, est traité avec un soin et une précision des plus remarquables.
A la suite de cette publication importante M. d'Aubuisson fut élu membre correspondant de l'Institut pour la section de minéralogie : il était aussi secrétaire perpétuel de l'académie de Toulouse , et nous devons ajouter qu'il sut donner à cette société savante, soit par ses efforts personnels , soit par son exemple , un peu de cet éclat dont souvent ne brillent que trop passagèrement les sociétés de province. Mais il lui était réservé d'être d'une utilité plus réelle à sa ville natale : le monument hydraulique dont il contribua pour une si belle part à la doter fera vivre longtemps son nom dans la mémoire de ses concitoyens; il le fera vivre aussi dans celle des savants par les belles recherches sur les mouvements de l'eau et de l'air qui en furent la conséquence, et qui, réunies dans son Traité d'hydraulique avec tout le corps de cette science si précieuse, formeront ainsi le plus positif, le plus durable sans doute de ses titres scientifiques.
En 1817, le conseil municipal de Toulouse, dont M. d'Aubuisson faisait dès lors partie, décida que pour ne point laisser périmer faute d'emploi un legs de 50.000 francs fait par l'ancien capitoul Lagane, une somme importante serait consacrée à la création et à l'alimentation de fontaines qui devaient distribuer des eaux limpides dans toute la ville. Ce luxe des eaux, ce luxe vital des grandes cités, pour lequel les anciens se montraient d'une prodigalité si magnifique et d'une si grande hardiesse de travaux, la ville de Toulouse, riveraine d'un grand fleuve , ne le possédait pas encore. A diverses époques, plusieurs tentatives avaient été faites , plusieurs projets présentés, soit pour amener dans la ville des sources voisines, soit pour dévier à grands frais des affluents de la Garonne , la Garonne elle-même ou l'Ariége : mais la science et l'art avaient échoué, les moyens du moins avaient été insuffisants ou les dépenses jugées hors de proportion avec les ressources de la cité. M. d'Aubuisson, appelé à délibérer sur ce sujet si important pour la ville dans les conseils de laquelle il était entré, saisit du premier coup d'oeil le parti que l'on pouvait tirer de la grande masse d'eau courante qui en baigne les murs, et qui devait fournir à la fois et la matière alimentaire des fontaines et la force motrice nécessaire pour l'élever et la répandre. Cette idée si simple et si féconde n'était cependant encore que celle du petit nombre : M. d'Aubuisson l'étudia avec l'habileté d'un praticien, la réduisit par le calcul à ses termes les plus simples; sûr alors de ses avantages et saisissant cette conviction avec la vigueur d'esprit qui lui était ordinaire, il la défendit dans le conseil avec une persévérance et avec une lucidité de discussion qui lui donna enfin le succès. Il raconte les circonstances de cette discussion dans son Histoire des fontaines de Toulouse, petit ouvrage ( Il fait partie des mémoires de l'Académie de Toulouse, t. II, 1830. Beaucoup plus tard, en 1840, sur l'invitation pressante qu'il en reçut, M. d'Aubuisson fit un petit extrait de ce travail pour les Annales des ponts-et-chaussées ; mais cet extrait, fort court et fort pâle, ne renferme absolument que les résultats économiques de rétablissement des fontaines ) qu'il écrivit pour la ville en 1828 , et qui est précieux, si je puis ainsi parler, par une sorte de simplicité naïve, mais pleine de force, qui semble rappeler particulièrement la manière d'écrire de Saussure. Ce petit écrit, qui est surtout consacré à la description détaillée des travaux et des dépenses de l'établissement des fontaines et à celle de leur système alimentaire, retrace aussi la suite des délibérations et des essais qui en ont amené l'exécution définitive. Sous ce rapport il ne fournit pas seulement matière à l'étude des savants et des praticiens, il peut offrir aussi quelque intérêt à tous ceux qui ont à s'occuper des intérêts généraux des cités. Ils pourront y reconnaître particulièrement, ce que montrent tant d'autres exemples, de combien peu dépend souvent dans les assemblées délibérantes le sort des projets les plus importants : dans la séance du conseil municipal où l'on décida de l'opportunité de cette grande mesure de l'établissement des fontaines et presque implicitement de son mode d'exécution, si clair et et si simple, les avis furent tellement partagés que la voix prépondérante du maire, M. de Bellegarde, fut nécessaire pour empêcher l'ajournement indéfini. Et cependant le conseil municipal de Toulouse renfermait alors ce qu'il y avait de plus élevé dans la ville par la fortune, la position, l'influence, et plusieurs des personnages qui le composaient ont marqué dans nos annales politiques; c'étaient certainement des esprits distingués, mais ce n'étaient pas des hydrauliciens, et M. d'Aubuisson dut enlever leur conviction et leur suffrage, détruire des objections spécieuses et des craintes qu'il était facile d'inspirer à des esprits généralement étrangers aux sciences. Heureusement pour la ville, il y réussit, et nous ne nous serions point du reste arrêté sur ces détails, si nous n'avions eu à coeur de montrer qu'il ne possédait pas seulement le jugement et la sagacité d'un savant, mais encore ce talent assez rare de présenter ses idées sous un jour vif et lucide, qui emporte et force pour ainsi dire les convictions.
Il ne s'agissait pourtant, dans l'exécution de ce projet, nous avons besoin de le dire, d'aucun avantage personnel pour M. d'Aubuisson ; quoiqu'il assumât une responsabilité grave et qu'il se donnât une occupation longue et importante, car il devait être l'âme de l'exécution du projet comme il l'avait été de sa délibération, il n'en voulait tirer d'autre bénéfice que la satisfaction d'être utile, satisfaction toute personnelle ; car il savait dans l'intérieur de son âme qu'il n'y a point de fond à faire sur la reconnaissance des cités ,et que l'on est vite oublié lorsque le bien est accompli. Quoi qu'il en soit, ce grand projet fut immédiatement mis à l'étude et son exécution complétée au bout de dix années, ce qui peut paraître aujourd'hui un terme assez long, mais les revenus de la ville n'étaient ainsi grevés pour l'avenir d'aucun engagement , il y avait économie réelle à ne point se servir de la ressource du crédit et l'on subordonna à cette économie l'impatience de jouir; c'était le système d'alors. Nous ne nous arrêterons point du reste sur le détail des constructions, que M. d'Aubuisson lui-même a trop bien retracé dans son Histoire des fontaines de Toulouse ; qu'il nous suffise de rappeler qu'après avoir présidé à l'adoption et à l'exécution du meilleur mode de moteur hydraulique, après avoir constamment soutenu de ses conseils l'habile mécanicien qui en avait l'entreprise, il se chargea particulièrement lui-même de tout ce qui concernait la distribution d'eau dans la ville : à cet effet, sans dédaigner de recourir à de nouvelles études, il se rendit à Paris pour y examiner l'ensemble et le détail des procédés de distribution, mais au retour il en fit une question toute neuve par ses expériences et ses recherches sur les pertes de charge dans le passage de l'eau à travers les conduites et leurs branchements , sur la réduction que l'on pouvait faire éprouver à l'épaisseur des conduites habituellement employées et la grande économie qui en résulta ; enfin il mit une telle justesse dans ses calculs, tant sur la dépense de distribution d'eau que sur la dépense financière, que non-seulement toutes les parties de la ville furent largement pourvues d'une eau fraîche et limpide, mais qu'en outre, sur une somme totale de plus d'un million, il n'y eut pas erreur de 10.000 francs dans le devis préalable.
Comme peu de personnes ont entre leurs mains l'Histoire des fontaines, il a paru convenable que nous indiquions ici en quelques mots le système hydraulique de Toulouse.
L'eau de la Garonne en fournit le moteur et l'aliment. L'eau motrice est amenée directement sur les machines, placées à 45 m de la rivière ; la partie destinée à être distribuée dans la ville est seule filtrée, sa quantité est de 200 pouces, elle pourrait aller à 250 pouces ou 100 litres par habitant en 24 heures. Elle est filtrée par son lavage à travers un banc de sable qui forme en ce point le bord du fleuve, et qu'il y a accumulé depuis moins d'un siècle en amont du pont (sans doute par suite de sa construction même) : des galeries à parois perméables ont été ménagées dans ce banc, à 1 mètre au-dessous de l'étiage et sur un développement de près de 400 mètres : elles déversent l'eau limpide dans un réservoir d'où elles sont élevées dans un château d'eau par les machines à 20 mètres au-dessus du niveau des eaux moyennes du fleuve et à 6 mètres au-dessus du point culminant de la ville. Ces machines consistent en deux équipages de pompes indépendants, formés de quatre pompes chacun et mené chacun par une roue hydraulique. Ces pompes sont aspirantes et foulantes, à piston plein en cuivre poli, de l'espèce dite plungers par les Anglais, passant à travers une boîte à cuir fixe; elles sont solidaires deux à deux à l'extrémité d'un même balancier, pour régulariser le jeu de la force motrice. Les deux moteurs sont des roues hydrauliques à aubes planes encastrées dans un coursier ; leur diamètre est de 6m,50, leur largeur de lm,50, l'eau y est donnée à lm,45 au-dessus de leur point le plus bas et s'écoule par un canal de fuite souterrain qui va déboucher à un quart de lieue de là dans un ravin. La chute totale de l'eau au-dessus du fond des roues est de 2m,20, et la quantité qui s'en dépense est d'environ 1 mètre cube 1/2 par seconde. Les 200 pouces d'eau filtrée sont distribués dans la ville par 91 bouches, dont six fontaines monumentales, au moyen d'un développement de tuyaux en fonte de 11.500 m, dont 1.300 m doubles ; leur diamètre varie de 27 à 5 centimètres ; sans le doublement, les principaux auraient dû avoir près d'un demi-mètre. Leur épaisseur est comprise entre 15 et 10 millimètres. La dépense totale d'un million se divise à peu près en deux parties égales. 500.000 francs pour les machines, château d'eau, filtrage et canaux afférents ; 500.000 fr. pour la distribution. |
Au reste, dans son Histoire des fontaines, M. d'Aubuisson est loin de s'accorder une part trop large dans cette oeuvre importante, et il en dit moins que nous à cet égard; toujours vrai, il se plaît à rendre justice à tous, aux membres du conseil municipal ses collègues, à ceux de la commission des eaux, à ses adversaires mêmes; à l'habile mécanicien M. Abadie, aux enseignements qu'il avait reçus de MM. Girard, Mallet et Egault, ingénieurs des eaux de Paris, enfin aux avis du conseil des ponts et chaussées et du vénérable M. de Prony, qui, par ses judicieuses idées sur la meilleure disposition à donner aux roues hydrauliques, procura une notable économie dans la dépense d'eau motrice et dans la dimension du canal de fuite. Enfin, nous ne quitterons point ce sujet sans rappeler que tous ces soins, ces travaux de dix ans, cette direction donnée par un ingénieur de haut mérite et d'une conscience à toute épreuve, ne coûtèrent absolument rien à la ville, et ce dévouement si désintéressé lui profita plus, sans aucun doute, que le don posthume du capitoul Lagane, perpétué par elle sur un marbre monumental. En cela, M. d'Aubuisson suivait tout naturellement la noble impulsion de ses sentiments habituels, et il ne lui vint pas même à l'idée de faire valoir aux yeux de ses concitoyens son dévouement civique : il travaillait, disait-il, comme conseiller municipal, ajoutons comme ami de la science. Aussi ne lui fut-il pas même décerné un remerciment public; je me trompe, deux ans après que les premières gerbes d'eau furent lancées du haut du château d'eau sur la ville en fête, et un an après l'achèvement de tous les travaux, M. d'Aubuisson ne fut plus choisi pour ces fonctions de conseiller municipal dont il avait ainsi compris les devoirs et qui alors étaient devenues électives.
J'ai dit que le projet des eaux de Toulouse était un grand projet ; ce n'est pas , sans doute, en le mesurant sur son importance matérielle et le chiffre des dépenses, mais en ce que, par la simplicité de sa conception , la netteté de son exécution , l'absence de tout embarras d'entretien pour l'avenir, la nouveauté et la beauté de son mode de filtrage naturel, il a fait pour ainsi dire époque dans les constructions de ce genre et a produit par son exemple plusieurs autres fondations semblables, résultat si important pour l'assainissement et le bien-être des populations, qui tendent de plus en plus à s'agglomérer dans les villes. Je pourrais dire aussi que ce travail a été grand encore par ses résultats pour la science, tant à cause des recherches et expériences faites personnellement a son occasion par M. d'Aubuisson, principalement sur le mouvement de l'eau dans les conduites, que pour celles qui ont été faites sous son inspiration et par les moyens qu'il avait fournis. Toujours guidé, en effet, par un but d'utilité scientifique, il avait pensé à diriger les constructions hydrauliques de la ville de manière à les rendre propres à des expériences très-précises et variées sur les propriétés de l'eau en mouvement. Naguère, en Piémont, l'on avait construit une tour spécialement destinée à des expériences de ce genre : or une simple modification accessoire du château d'eau de Toulouse donnait à M. d'Aubuisson le moyen peu coûteux de lutter en ce genre, non sans avantage , avec la magnificence d'un prince. Cette disposition, dont il eut l'idée, lui permit, avec l'aide et la coopération active d'un homme dont il avait su démêler le mérite modeste et qu'il avait entièrement formé, M. Castel, d'exécuter ainsi une série d'expériences sur la dépense d'eau par des déversoirs et des ajutages sous diverses charges, expériences précieuses parla précision de leurs résultats, et dont M. le colonel Poncelet, son savant ami, est venu encore consacrer l'importance en y ajoutant le concours de ses expériences propres et de son mérite si élevé.
Cependant les recherches scientifiques n'absorbaient pas M. d'Aubuisson tout entier; il faut l'avoir connu familièrement pour apprécier comment son esprit vif et fin savait étendre le cercle des idées, et son imagination s'élever bien souvent au-dessus des froideurs de la science. Excepté les superfluités, rien ne lui était absolument étranger dans le domaine de l'intelligence, et pendant l'époque particulièrement où nous venons de le suivre comme savant,jamais il n'est resté en dehors du mouvement général des esprits et des affaires. En 1825, il publiait, ou du moins distribuait à ses amis un petit ouvrage qui ne manquait ni de portée politique ni de mérite littéraire, sous le titre de Considérations sur l'autorité royale et sur les administrations locales. Nous le trouvons, et nous ne sommes point seul à penser ainsi, remarquable par un certain nerf de pensée et de style, et par cette maturité, cette loyauté de vues, si désirables et peut-être trop peu communes dans toutes les oeuvres d'actualité politique. Nous n'en voulons rien dire de plus, désireux de revenir aux travaux qui doivent nous occuper spécialement, ceux du savant.
Les questions hydrauliques dont nous venons de parler avaient porté, en effet,l'esprit de M. d Aubuisson vers un ordre de recherches qui était trop en harmonie avec ses goûts et son aptitude scientifique pour qu'il ne les conduisît pas aussi loin que possible : il savait y diriger toutes les occasions que lui fournissaient, non-seulement les travaux de son choix, mais encore ceux de son service d'ingénieur. Telle a été, du reste, 1 habitude de toute sa vie; il n'a vu, dans chaque application particulière qu'il était appelé à faire de la science, qu'un moyen d'arriver à quelque résultat d'une portée plus générale. Nous en trouvons un nouvel exemple dans une série précieuse de recherches que M. d'Aubuisson faisait marcher de front avec le grand travail des eaux de Toulouse : elles ont le mérite d'appartenir à une branche particulière de la dynamique des fluides que M. d Aubuisson a pour ainsi dire expérimentalement créée, c'est celle qui a rapport aux mouvements de l'air. Déjà en 1824 il s'occupait d'un travail expérimental sur des machines soufflantes fort curieuses, en usage surtout dans les Pyrénées, les trompes, où l'eau seule, par sa chute rapide dans un canal vertical, dans un arbre creusé , aspire l'air et le refoule. En 1825, il eut à faire disposer aux mines de Rancié une conduite d'air de 400 mètres de longueur; pour un autre ingénieur, peut-être ce n'eût été tout simplement que l'aérage artificiel nécessaire au percement d'une grande galène souterraine; pour lui, le champ s'agrandissait, c'était une nouvelle branche de l'hydrodynamique , non développée, non expérimentée encore, qui s'ouvrait à ses yeux; c'était un nouveau moyen d'éclairer la science dans une de ses plus précieuses applications. Il ne pouvait cependant en entrevoir toute la portée dans l'avenir; il ne lui était pas donné d'entrevoir, par exemple, qu'un jour peut-être l'emploi de la propulsion atmosphérique dans la circulation sur les voies de fer pourrait donner aux modestes expériences de Rancié l'application la plus étendue, et, pour me servir d'une expression du jour, une portée humanitaire. Beau privilège, en effet, des travaux scientifiques, leur pouvoir ne connaît ni le temps ni l'espace; il se fortifie de ce qui amoindrit tous les autres.
L'établissement de cette longue conduite d'air fut donc l'occasion d'une nombreuse série d'expériences, faites de concert avec M. l'ingénieur Marrot, et qui portaient sur la valeur générale de la pression et de la dépense de l'air à l'extrémité d'une conduite, en fonction de sa longueur, de son diamètre et de la pression à l'entrée; sur les variations que ces valeurs éprouvent, soit par l'effet des coudes brusques, soit en terminant la conduite par des orifices en minces parois de divers diamètres ou par des ajutages coniques plus ou moins semblables aux buses des machines soufflantes, etc., etc. Elles fournissent des résultats précieux à la fois par la simplicité de leurs formes et par la précision de leur application pratique, comme M. d'Aubuisson lui-même l'a vérifié en les appliquant numériquement à une quantité considérable de machines. Au reste il a publié tous ces travaux avec détail dans les Annales des mines, années 1826 et suivantes, et les a résumés plus tard dans son Traité d'hydraulique.
La dernière de ces publications fut faite en 1829 ; M. d'Aubuisson venait de livrer à la ville de Toulouse le grand travail de distribution d'eau auquel il avait donné ses soins plus ou moins directs depuis dix ans, et aux savants il donnait aussi alors son Traité du mouvement de l'eau dans les conduites, qu'il refondit plus tard dans un ouvrage plus général. L'époque de 1830 arrivait; la vie toute utile, toute scientifique de M. d'Aubuisson, la libéralité d'esprit qu'il savait unir à la chaleur de ses principes, son absence d'ambition, les services éminents enfin qu'il avait rendus à la ville, donnaient lieu d'espérer qu'en dehors de toute pensée politique il pourrait être appelé à lui en rendre encore comme conseiller municipal : il n'en fut point ainsi ; naturellement enveloppé dans la déchéance du conseil dont il avait fait partie, M. d'Aubuisson n'était pas homme à rechercher des suffrages pour y revenir; il sentit que le moment était venu où son rôle d'homme public et son influence dans les affaires de la ville devaient cesser. Il en profita pour sa tranquillité et pour se livrer avec une plus entière abstraction a ses études favorites. La science devait gagner à ce laborieux repos ; ce fut l'époque en effet où il composa son Traité d'hydraulique destiné à résumer, en outre de ses propres recherches , l'ensemble des connaissances les plus générales et les plus précises sur les mouvements de l'eau et de l'air et sur le calcul de l'effet des machines que ces deux éléments mettent en jeu. Ce fut son dernier ouvrage ; c'est aussi, nous le croyons, son ouvrage capital, son titre sans doute le plus positif et le plus durable à la reconnaissance des savants et des praticiens. Il serait superflu de parler avec détail du Traité d'hydraulique, l'éloge même ici serait superflu : tous les ingénieurs ont ce livre entre leurs mains, et il sera longtemps leur guide. Ils y aimeront toujours cette clarté d'exposition qui vivifie et colore les matières les plus arides, illumine les plus obscures; ils y aimeront cette simplicité du calcul qui va pour ainsi dire au-devant des efforts de l'esprit au lieu de l'embarrasser; ils y aimeront aussi cet asservissement de la théorie à l'expérience, et cette richesse, cette puissance des faits qui dominait toujours dans les écrits de l'auteur. Ajoutons enfin que dans ce traité, qui embrasse toutes les parties d'une science si difficile, ils trouveront M. d'Aubuisson partout, car sous les points de vue les plus divers qu'embrasse la dynamique des fluides, ses expériences propres ont agrandi le champ de la science.
Telle fut l'occupation dans le cercle de laquelle M. d'Aubuisson enferma pendant cinq ans les loisirs de sa vie, et qui plus tard en occupa encore les derniers moments. Il avait tout à fait abandonné la géologie. «Vous savez, écrivait-il à un ami, en 1829, vous savez que je suis presque un transfuge en fait de géognosie...... Au reste, ajoutait-il, transfuge n'est pas le mot..... ce n'est pas moi qui quitte la géologie, c'est elle qui m'a quitté; pendant que je m'occupais de mines et de tuyaux de conduite, elle marchait, et lorsque j'ai voulu me remettre après elle, je n'ai plus eu assez d'activité pour la rejoindre». Il se plaint ensuite de la voie où était entrée alors cette science, et ajoute que son esprit est bien plus satisfait des occupations physico-mathématiques, soit par elles-mêmes, soit par leurs résultats positifs et utiles dans l'application..... En cela, M. d'Aubuisson ne s'apercevait point peut-être que le travail de son esprit, qui l'éloignait de la géologie, n'était autre que le travail de l'âge. La géologie est une science de jeunesse, non-seulement par l'activité qu'elle exige, mais encore en ce qu'elle touche à l'imagination; il faut que l'imagination y ait sa part. Mais il vient un âge où l'on n'aime plus à se jeter dans le champ des possibles, parce qu'on n'a plus, hélas! que peu d'espace à parcourir soi-même ici-bas; le goût des études plus positives envahit alors l'intelligence : on agit plus utilement ainsi, parce que surtout on suit en cela les indications de la nature. C'est ce que fit M. d'Aubuisson en se renfermant tout entier dans ses travaux de physique mathématique, où il avait su mettre une si heureuse et si habile précision.
Ce fut là le bonheur de ses derniers jours. En vain l'administration supérieure, plus libérale que ses concitoyens, lui offrit-elle de récompenser ses travaux et d'utiliser plus dignement ses lumières par le grade d'inspecteur général et un siège au conseil des mines. Il fallait quitter ses habitudes, dire adieu à une grande partie de sa famille et de ses amis; M. d'Aubuisson n'était déjà plus jeune, il récusa cet honneur. Allié par un mariage, modeste d'ailleurs sous le rapport de la fortune, à une famille distinguée du pays, son mérite, les agréments de son esprit et la loyauté de son caractère lui avaient créé de précieuses et douces relations dans sa ville natale; il y jouissait enfin de cette considération personnelle et de cette gratitude que les gens sages ne pouvaient refuser aux services qu'il avait rendus. Bienveillant lui-même, d'un coeur ouvert, d'un esprit fin, d'un commerce agréable et facile, toujours prêt à donner les conseils de son savoir et de son expérience, il s'était attaché de bons et solides amis, qu'il désirait ne plus quitter. Sans enfants à son grand regret, mais reportant sur des nièces et des soeurs ces soins tout paternels et cette affection intime de la famille que ses habitudes simples et patriarchales lui rendaient comme nécessaires, il se renferma dès lors dans ce cercle en apparence étroit, mais que les affections du coeur et les travaux de l'esprit savent étendre. Il vécut, dans le silence du cabinet et dans le calme de la science, au-dessus des agitations ambitieuses des hommes; il y vécut heureux. Car il y a, et cela est bon à dire, il y a une dignité propre dans la science, qui peut suffire à ceux qui la cultivent.
M. d'Aubuisson atteignit ainsi doucement le terme de sa carrière, ne regrettant qu'une chose, c'est que le travail lui fît défaut. Sa dernière occupation sérieuse fut la seconde édition de son Traité d'hydraulique, qu'il améliora encore notablement, et il eut ainsi la consolation de pouvoir mettre la dernière main à ce précieux ouvrage. Lorsque le moment approcha où la volonté de Dieu devait le retirer de ce monde et l'enlever à l'attachement de ses amis, il eut comme un pressentiment de sa fin prochaine, et sentant pour un moment revivre son activité, il voulut parcourir encore une fois, dans son arrondissement d'ingénieur en chef, tous les établissements que ses conseils avaient contribué à faire élever ou prospérer, toutes les exploitations dont il avait suivi et favorisé le progrès. Partout il faisait des adieux et cependant son activité ne nous avait jamais paru plus grande; mais quelques jours après sa rentrée, un affaiblissement général, qui attaqua d'abord la vue et à cause de cela le remplissait de tristesse, s'étendit bientôt à tout son être ; il ne s'en releva plus. A ses derniers moments toutefois et quand il vit le terme approcher, il recouvra toute sa sérénité, et la force ni la tranquillité de son esprit ne se démentirent point. Ce fut le 21 août 1841 ; le vénérable archevêque de Toulouse avait voulu lui administrer lui-même les secours de la religion; il mourut avec la tranquillité de l'homme de bien, avec la satisfaction de celui qui regardant en avant voit s'ouvrir un avenir meilleur, et qui, jetant les yeux en arrière sur quelque bien qu'il a fait, sur quelques oeuvres utiles qu'il laisse encore après lui, peut se dire comme autrefois le grand poète :
Note de R. Mahl : Aubuisson fut élu Correspondant de l'Académie des Sciences le 5 février 1821 à la suite d'une méprise, l'Académie croyait en effet que Pierre-Bernard de Palassou était décédé. Lorsque l'on apprit que Palassou vivait encore, d'Aubuisson fut maintenu en surnombre.