|
|
|
Février 2009 - L'outillage mental des acteurs de l'économie
Editorial par Pierre Couveinhes,
Rédacteur en chef des Annales des Mines
« On reconnaît le bon ouvrier à ses outils » dit un proverbe. Il semble bien en être de même pour les acteurs de l’économie, ainsi qu’il ressort des communications rassemblées dans ce numéro, qui ont été présentées lors d’un colloque organisé par l’Association française des historiens économistes (AFHE). La lecture de ces quinze textes met en évidence des rapprochements étonnants entre des lieux et des époques très différents (les cas étudiés s’étendent du Moyen-Âge à nos jours) et une permanence des problématiques qui permet d’en tirer de précieux enseignements pour l’avenir.
Cet « outillage mental des acteurs de l’économie » est parfois fondé sur des connaissances pratiques (par exemple, le poids des monnaies et leur teneur en métaux précieux, pour les changeurs de la fin du Moyen-Âge). Dans d’autres cas, il s’agit davantage des prérogatives de groupes professionnels : l’extrême stabilité des estimations de la valeur des bijoux, dans le Saint Empire romain germanique du début du XVIIe siècle, laisse penser que celles-ci résultent davantage d’un consensus (voire d’une stratégie) au sein de la profession des joailliers que d’un calcul ou d’un prix de marché…
« L’outillage » peut subitement perdre de son efficacité. Ainsi, le savoir-faire des marchands andalous du XVIe siècle, fondé sur la connaissance de la solvabilité des clients, devient sans valeur lorsque l’afflux d’argent d’Amérique permet de généraliser le paiement comptant. De même, l’outil juridique que constituait la « parfaite métairie », efficace dans l’Italie du XIXe siècle doit disparaître au milieu du XXe siècle, malgré de multiples tentatives d’adaptation.
Dans les exemples qui viennent d’être cités, on peut reconnaître, en reprenant la terminologie utilisée par Claude Riveline dans son avant-propos, des outils visant à répondre aux contraintes résultant de la matière, des hommes ou des institutions. Les outils peuvent aussi résulter de normes culturelles, s’appuyant sur une vision globale du monde économique. Celle-ci peut d’ailleurs être assez différente de ce qu’enseignent les manuels, comme le montre l’analyse des autobiographies de grands hommes d’affaires contemporains.
Les normes culturelles elles-mêmes ne sont pas éternelles et les modèles de l’économie qu’elles sous-tendent doivent évoluer pour s’adapter aux circonstances. C’est ainsi qu’entre 1948 et 1976, les rapporteurs de la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques, qui suivent d’abord la logique de l’État, adoptent progressivement les « lunettes » des entreprises, conformément à la logique de libéralisation et d’ouverture de l’économie. De même, dans l’Allemagne des XVIIe et XVIIIe siècles, les corporations mobilisent le concept traditionnel de Nahrung (ou « subsistance »), avec une signification fluctuant singulièrement selon le contexte.
Mais parfois se produisent des « crises », après lesquelles les modèles antérieurs ne fonctionnent plus. Plusieurs types de réactions peuvent alors être observés. Certains se contentent de déplorer la fin d’un monde révolu, comme le banquier Armand Gommès, ruiné à la suite la crise de 1929. D’autres se raccrochent aux solutions du passé, tels les négociants lorientais s’obstinant, au début du XIXe siècle, à réclamer le rétablissement de la Compagnie des Indes. D’autres encore préfèrent passer la main, dans un univers qu’ils ne comprennent plus : ainsi de l’industriel du textile Henri Sieber, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, face à la nécessité de fabriquer des produits bon marché, mais de moindre qualité.
Quelques uns, en revanche, s’efforcent de trouver des solutions innovantes : au lendemain de la défaite de l’Autriche à Austerlitz, l’archiduc Joseph Rainer propose diverses réformes économiques après un voyage d’étude en Bohème, en utilisant un outil nouveau : l’analyse statistique. Eugène Schneider, maître de forges puis homme politique, fait, quant à lui, œuvre de visionnaire en préconisant, dès le milieu du XIXe siècle, l’éducation des enfants, ainsi que la création de caisses d’épargne et de caisses de retraite.
Après une crise, l’élaboration d’une vision partagée du monde économique est souvent à l’origine d’un compromis nouveau entre catégories sociales, préludant à une nouvelle période de prospérité. Au XIXe siècle, les ouvriers et leurs porte-parole se sont longtemps opposés au machinisme, perçu comme source de chômage et de misère. A partir de 1848, face à l’impossibilité croissante de refuser les machines, ils imaginent des stratégies créatives visant à en atténuer et à en réguler les effets. De même, dans la France des années 1950, le concept de productivité permet la fixation d’objectifs communs aux technocrates, aux patrons et même aux syndicats dits « libres », qui acceptent un relèvement de la productivité, à la condition que celui-ci entraîne rapidement un relèvement du niveau de vie.
Après la récente crise financière, n’est-il pas temps de forger les outils économiques permettant de penser le monde de demain, ouvrant ainsi la porte à de nouveaux équilibres mondiaux ? N’y a-t-il pas là une priorité car, comme l’écrivait Arthur Miller, « si l’homme ne façonne pas ses outils, les outils le façonnent ».
|
|