La série Enjeux numériques paraît en mars, juin, septembre et décembre en version papier, et la traduction anglaise intégrale des articles est téléchargeable comme la version française sur notre site www.annales.org. Elle traite des enjeux du numérique pour un public éclairé, mais non nécessairement expert, en croisant les regards technologiques, économiques et sociétaux comme le font les Annales des Mines dans toutes leurs publications.
Introduction Marchés et numérique Le numérique et la mutation des marchés ?
Par Edmond BARANES Professeur d’économie à l’Université de Montpellier
Le rôle du numérique dans les innovations et la mutation des marchés est une réalité. La diffusion du numérique dans l’économie opère une évolution majeure des modes de production et de consommation, elle modifie également en profondeur les manières d’échanger, d’organiser et de sécuriser les paiements et les transactions financières. Tous les secteurs de l’économie sont aujourd’hui concernés, le numérique bouscule les modèles d’affaires traditionnels et fait émerger de nouveaux services. Il est un fait que l’innovation dans l’économie numérique favorise le développement rapide de nouveaux modèles d’entreprise mais elle peut aussi rendre rapidement obsolètes des activités existantes.
Ces évolutions ne concernent pas seulement les secteurs économiques traditionnels, elles concernent également le social avec l’émergence de nouveaux modes de sociabilité et d’actions collectives. Ainsi, le numérique révolutionne l’économie solidaire et sociale qui connait aujourd’hui des transformations perceptibles. Des plateformes numériques permettent aujourd’hui aux acteurs de l’économie solidaire de mieux se connecter avec leur public, de collecter des fonds et de promouvoir des causes sociales. La numérisation a également le potentiel d’améliorer l’inclusion sociale en permettant de meilleures conditions d’accès à l’information, à l’éducation et des opportunités économiques à un plus large public.
Le numérique s’invite aussi dans la culture. La diffusion des technologies numériques a un impact profond sur la création artistique, qui devient plus collaborative, participative et inclusive. De nouvelles générations d’artistes apparaissent, de nouveaux marchés émergent et bouleversent les relations entre artistes, oeuvres et publics. Les musées se transforment en même temps que la culture entre dans les foyers et parcourt les territoires.
Par Julien NOCETTI Chercheur, GEODE (Géopolitique de la datasphère, Université Paris 8) et IFRI
Faut-il se réjouir qu’en 2023 la souveraineté numérique suscite des débats aussi polymorphes et extraits des seuls cercles d’expertise auxquels elle a été confinée pendant des années ? Il est peu de dire que l’enjeu dont il est question dans ce numéro a pris une dimension nouvelle, bien au-delà de sa quasi-exclusive coloration technologique et industrielle d’origine, pour embrasser une série d’enjeux de nature démocratique, socioéconomique, sécuritaire et de défense, financière, de formation, etc.
Une actualité omniprésente
En 2023 donc, une part substantielle de l’actualité numérique et technologique renvoie à des considérations souveraines. En juillet, la polémique née de la nomination, par la Commission européenne, d’une experte américaine au poste de cheffe économiste à l’influente direction générale de la concurrence, chargée d’enquêter sur les pratiques anticoncurrentielles des entreprises – dont les Gafam – révèle tout autant le manque de sens politique de la Commission sur un enjeu majeur de la relation transatlantique et le risque bien réel d’instrumentalisation politique par des formations eurosceptiques.
En outre, le projecteur politique placé sur TikTok, des deux côtés de l’Atlantique, montre bien que la régulation des plateformes du numérique se situe au coeur des rapports de puissance, tant entre alliés qu’entre adversaires géopolitiques. Il est frappant de remarquer les analogies du discours américain sur TikTok avec les inquiétudes exprimées de longue date par l’Union européenne (UE) en matière de « souveraineté numérique ». À travers son expansion numérique, la Chine tendrait-elle un miroir déformant aux États- Unis ? Comme lors de l’entrée en application du RGPD (Règlement général de protection des données) européen, en mai 2018, l’effet d’entraînement normatif de l’UE est et restera scruté de près avec l’affaire TikTok, à travers la mobilisation des outils juridiques de celle-ci, à commencer par le Digital Services Act (DSA) entrant en vigueur.
« Dix ans de débats », suggère le titre du présent numéro. À l’évidence, la souveraineté numérique telle que discutée en 2012-2013 est différente de celle actuellement débattue. Le concept n’est lui-même pas apparu partout au même moment. En Europe, et en France en particulier, est évoqué le lien entre la souveraineté des États et l’ère de foisonnement numérique qui s’ouvre entre le milieu et la fin des années 2000, sous l’influence (certes encore modeste) de débats internationaux qui, de Genève à Tunis, commençaient à replacer les États en haut de la pyramide des acteurs de la gouvernance de l’internet. Le concept, sans surprise, monte en puissance au moment des révélations de l’ancien contractuel de la National Security Agency (NSA) américaine Edward Snowden, en juin 2013, avant que l’emprise croissante des grandes plateformes californiennes ne vienne révéler crûment les propres failles de l’Europe en matière de souveraineté.
Introduction générale:
« La France veut un développement des mondes virtuels conforme à ses valeurs » Entretien avec Jean-Noël BARROT, ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications Données et modèles dans le « gouvernement de l’épidémie »
Propos recueillis le 11 mai 2023 par Mélanie BÉNARD-CROZAT Rédactrice en chef de la revue Sécurité & Défense Magazine (S&D Magazine)
L’avenir passe par les nouveaux champs d’innovation du numérique. Les cryptoactifs, par exemple, sont actuellement détenus par 8 % des Français, et notre pays compte déjà des pépites de renommée mondiale. Nous nous sommes dotés d’un cadre réglementaire qui a inspiré l’Europe1. Mais ces technologies évoluent très vite et nous avons des places à prendre. Nous allons donc poursuivre nos efforts pour faire de la France le premier hub européen pour les innovations reposant sur la blockchain. Le métavers est lui aussi un enjeu de souveraineté numérique et culturelle majeur pour la France. Nous devons être en mesure de développer et maîtriser les briques technologiques permettant d’offrir des solutions métavers dans tous les domaines applicatifs, qu’il s’agisse par exemple de l’e-sport ou de la culture. Nous pouvons d’ores et déjà nous appuyer sur un tissu d’acteurs de grande qualité pour répondre à la volonté du président de la République de créer un métavers européen. Je pense notamment à l’Inria, Ubisoft ou à Dassault Systèmes, leader mondial sur les jumeaux numériques et dont les applications dans l’industrie peuvent renforcer substantiellement notre compétitivité. Les enjeux du métavers sont vastes et très intriqués. Il s’agit de préparer l’avenir avec ambition et détermination, et les travaux sont en cours pour conduire prochainement à une stratégie dédiée.
Par Éric FREYSSINET Officier général de gendarmerie
Lorsque nous avons commencé à travailler sur ce numéro d’Enjeux numériques, l’actualité sur les mondes virtuels était accaparée par les annonces de certains industriels, l’émergence annoncée de technologies Web3 et un engouement particulièrement visible de nombreux acteurs économiques. Depuis, Facebook a discrètement refermé la porte sur cet épisode, comme un soufflé raté. Ces soubresauts ne doivent pas masquer les réalités de fond, à savoir des technologies utiles qui transforment progressivement les apprentissages, la vie professionnelle ou les divertissements.
L’imaginaire, la création, les religions ont souvent recours à des mondes imaginaires, où l’homme projette sa personne ou des êtres surnaturels, qu’il admire ou qu’il craint. Cette capacité à se projeter est de plus en plus soutenue par des outils numériques qui permettent de jouer, simuler, tester en toute sécurité, faciliter les interactions ou encore se mêler à la réalité en l’augmentant.
Introduction:
Données et modèles dans le « gouvernement de l’épidémie »
Par Maurice RONAI Ancien membre de la CNIL et Aymeril HOANG Ancien membre du Conseil scientifique Covid-19 et expert en numérique
Première grande pandémie du XXIe siècle, la crise du Covid-19 a révélé l’impréparation des systèmes de santé et les limites de la « transformation numérique » des administrations. Cette « crise des données », inégale selon les pays, a donné lieu à une mobilisation sans équivalent : modélisations, foisonnement d’enquêtes, construction dans l’urgence de systèmes d’information, exploitation de nouvelles sources de données, accélération de la production statistique, enquêtes répétées de prévalence sur des échantillons de la population, déploiement de dispositifs pour la recherche et le suivi des contacts
Par Maurice RONAI Ancien membre de la CNIL et Aymeril HOANG Ancien membre du Conseil scientifique Covid-19 et expert en numérique
En France, « la gestion de l’épidémie a imposé à l’ensemble des acteurs un besoin de réactivité sans précédent ». Dans leur contribution, Julie Figoni et ses collègues de Santé publique France retracent les étapes de la construction d’un système de surveillance en France et son évolution au cours de la pandémie : surveillance de la sévérité de l’épidémie et de son impact sur le système de soins, surveillances spécifiques de sous-groupes de population, surveillance virologique, surveillance de la couverture vaccinale, suivi de l’évolution des comportements et de la santé mentale. « L’une des limites majeures », concluent-ils « a été la construction de systèmes de surveillance ayant peu d’interopérabilité entre eux, ou ne permettant pas l’interconnexion […] La pérennisation et l’extension d’un tel outil devraient permettre d’améliorer la surveillance de nombreuses autres maladies infectieuses ou non transmissibles dans le futur ».