Messieurs,
La mort frappe à coups redoublés au milieu de nous.
Il y a un an, jour pour jour, nous étions appelés à conduire à sa dernière demeure notre camarade Sauvage ; peu de mois avant, nous rendions nos derniers devoirs à Descos, à Delaunay, à Combes, puis, cette année même, à Audibert.
Et maintenant, nous voici réunis autour de la tombe de notre excellent ami et camarade Le Chatelier, enlevé, lui aussi, dans la force de l'âge.
Louis Le Chatelier, né le 20 février 1815, fut admis en 1834 à l'École polytechnique, et, en 1836, avec Delaunay, à l'École des mines. Quel rapprochement, Messieurs ! Réunis à l'École, les voici réunis avant le temps dans la tombe !
Delaunay choisit la science pure, Le Chatelier la science appliquée à l'industrie. L'un et l'autre ont parcouru leur carrière avec éclat; tous deux étaient encore appelés à rendre des services. La Providence en a décidé autrement. « Les voies de Dieu ne sont pas nos voies. »
Le Chatelier venait cependant de se retirer de la vie active ; il goûtait un repos largement mérité ; il consacrait désormais sa vie à sa famille, à ses cinq fils, appelés à profiter de l'expérience du père, à marcher sur ses traces. Toutefois son activité dépassait encore de beaucoup les bornes de la famille ; on recherchait ses conseils, on réclamait son concours, ou suivait ses avis.
En 1839, le jeune élève ingénieur des mines n'avait pas encore achevé ses études, lorsque déjà il fut appelé à rédiger, pour les Annales des mines, des mémoires que tout le monde sut apprécier. Il avait visité l'Allemagne à l'époque où l'on entreprit, dans les établissements métallurgiques, les premiers essais du soufflage à l'air chaud. A son retour, Le Chatelier fit connaître les résultats de ces premières tentatives, entreprises dans les forges de la Silésie. dans les fonderies de plomb et d'argent de la Saxe, dans les usines à cuivre du Mansfeld ; puis, passant de l'atelier au laboratoire, il nous initia aux ingénieuses méthodes que Harcort et Plattner venaient d'adopter à Freyberg.
A peine revenu dans sa patrie, Le Chatelier fut chargé du service ordinaire des mines de Maine-et-Loire; tous ses loisirs furent alors consacrés aux travaux chimiques. Il analysa les schistes bitumineux du bassin de Vouvant, les houilles de la basse Loire, les minerais de fer de la Vendée; il fit connaître, vers cette époque, les importants dépôts ferrugineux de Segré et d'Angers, sur lesquels l'attention publique vient d'être si puissamment attirée. Mais son principal travail, pendant son séjour à Angers, fut l'étude des eaux corrosives des mines et des ardoisières, et la recherche des procédés à l'aide desquels leur emploi peut être rendu inoffensif dans les chaudières à vapeur.
Vers la fin de 1841, le jeune ingénieur fut chargé du service des carrières de Paris, et, dès lors, pendant trente ans, son activité s'est puissamment développée, dans ce grand centre scientifique et industriel, tantôt au service de l'État, tantôt au service de l'industrie privée.
En 1840, il publia un mémoire sur les avantages des fusées de sûreté que Bickford venait d'inventer en Angleterre.
La même année il fut attaché, sous la direction de Bineau, au service central de la partie métallurgique et de l'exploitation des chemins de fer.
En 1849, le ministre lui confia le contrôle du chemin de fer de Paris à Strasbourg, et vers cette même époque il fit ses expériences mémorables sur la stabilité des locomotives et sur l'utilité des contre-poids appliqués aux roues motrices de ces appareils.
Dans le courant de 1851, l'administration supérieure le chargea d'étudier, en Angleterre, les diverses questions se rattachant à l'exploitation des chemins de fer. Depuis lors, les chemins de fer et les mines le préoccupèrent tour à tour. Tandis qu'en Espagne, en Italie et en Autriche il prit une large part au développement des chemins de fer, il contribua, dans le nord-est de la France, aux travaux de recherches qui permirent de constater le prolongement du bassin houiller de Saarbrùck vers la Lorraine.
Ses relations avec le chemin de fer du nord de l'Espagne l'amenèrent, en 1865, aux premiers essais sur la marche à contre-vapeur, dans la descente des fortes rampes; on lui doit cette idée si simple de l'injection de l'eau dans les cylindres moteurs, qui seule rend possible l'emploi prolongé de l'interversion du jeu de la machine.
Les arts chimiques, la métallurgie surtout, ont souvent préoccupé son esprit si actif.
Il a contribué au développement de la belle industrie de l'aluminium; de plus, par ses relations avec l'éminent ingénieur W. Siemens, l'emploi de la Bauxite s'est répandu dans les forges.
L'agriculture ne lui est pas non plus demeurée étrangère ; le point de vue chimique attirait spécialement son attention. On lui doit une méthode spéciale pour l'utilisation des eaux d'égout; et tout récemment il a recherché, avec M. Durand-Claye, les causes de l'action fertilisante des cendres de houille.
C'est ainsi que Le Chatelier mettait à profit les loisirs que venait de lui créer le retrait de la vie active. Malgré les changements que subit son existence, à la suite de la dernière guerre, son activité ne s'était pas ralentie : il demeurait utile à la société, nécessaire aux siens.
Ses fils et sa compagne dévouée perdent beaucoup en lui pour eux, à vues humaines, la perte est irréparable ; qu'ils acceptent du moins avec soumission les décrets de la Providence.
Si nos jeunes amis n'ont plus désormais, pour les guider le coup d'oeil sûr d'un tendre père, ils n'oublieront en tout cas, jamais l'exemple de cette vie si laborieuse, si dignement remplie.
Que le souvenir de son activité et de son affectueux dévouement puisse les consoler dans leur profonde affliction. Adieu, cher Le Chatelier, adieu et au revoir.
Aux pertes multipliées et bien douloureuses que le corps des ingénieurs des mines avait faites depuis moins de deux ans (Combes, Delaunay, Descos, Sauvage, Audibert) viennent s'ajouter, dans le cours du même mois, celles de deux autres ingénieurs qui n'étaient plus, il est vrai, dans le cadre du service actif, mais que le corps doit être fier de revendiquer comme siens, et qui tous deux ont laissé, dans les directions diverses qu'ils ont suivies, une trace durable de leurs travaux.
L'un est Burdin, depuis longtemps retraité comme ingénieur en chef des mines, ancien professeur de mécanique et d'exploitation des mines à l'École des mineurs de Saint-Étienne, dont le nom restera associé à la vulgarisation des roues hydrauliques dites turbines, qui à raison de leurs propriétés spéciales et de leurs facilités d'appropriation aux circonstances de chute les plus variées, jouent aujourd'hui un rôle des plus importants dans l'utilisation industrielle des moteurs hydrauliques.
L'autre est Le Chatelier, inspecteur général des mines, en retraite depuis moins de dix-huit mois, dont le nom n'a pas moins de notoriété, non-seulement dans la grande industrie des chemins de fer, qu'il a en quelque sorte vue naître, et au développement de laquelle il a puissamment concouru, mais en outre dans une multitude d'industries diverses, au service desquelles il a su mettre sa haute intelligence, son étonnante capacité pour le travail et la variété, en quelque sorte, encyclopédique de ses connaissances.
Celui qui écrit ces lignes a été son camarade de promotion à l'École polytechnique ; il est entré avec lui à l'École des mines; c'est avec lui encore qu'il a fait son voyage d'instruction comme élève ingénieur. Les relations d'amitié qui en sont résultées se sont continuées jusqu'aux derniers jours.
Il l'a donc suivi dans toute sa carrière, et en venant aujourd'hui faire connaître dans ses principaux détails une existence si bien remplie, et rendre ainsi à un ami bien cher un hommage justement mérité, il espère répondre au sentiment général du corps qui a compté Le Chatelier parmi ses membres, et en même temps proposer aux jeunes ingénieurs qui débutent dans la carrière un exemple rare à imiter.
Le Chatelier né à Paris, le 20 février 1815, est mort le 10 novembre 1873, après une courte maladie qui, jusqu'au dernier moment, n'a pas laissé soupçonner l'issue fatale qu'elle devait avoir et que ne pouvaient faire prévoir ni son âge, ni sa santé encore robuste.
Il était inspecteur général des mines, en retraite depuis le 16 juin 1872, membre de la Société des agriculteurs de France, membre honoraire du conseil de la Société d'encouragement, officier de la Légion d'honneur et de l'ordre de Léopold, commandeur du nombre extraordinaire de l'ordre de Charles III, chevalier de l'ordre de François-Joseph.
Le Chatelier avait fait à Paris, au collège Rollin, de brillantes études, couronnées, l'année de son entrée à l'Ecole polytechnique, par un succès peu commun, le premier prix de mathématiques spéciales et le second prix de physique au concours général. Il fut admis en 1834 à l'Ecole polytechnique dans un rang distingué, et entra à l'École des mines en 1836. Il y fit ses études complètes en deux ans seulement, et à la suite, un seul voyage d'instruction de sept mois, dans le nord de la France, en Belgique et en Allemagne.
Ce voyage avait lieu à une époque où l'industrie des mines et la métallurgie étaient en grande voie de développement et de progrès. Aussi les sujets d'études ne manquèrent pas au jeune ingénieur.
Il vit dans le Pas-de-Calais les recherches par sondages, qui se faisaient pour trouver le prolongement du bassin houiller du département du Nord, recherches qui furent alors infructueuses, mais qui devaient être reprises quelques années plus tard avec un éclatant succès. En Belgique il visita les nombreuses usines à fer nouvellement créées ou en voie de création ; au Hartz les premières échelles mécaniques, ou Fahrkunst, et les premiers emplois des câbles en fils de fer au service de l'extraction, en remplacement des câbles en chanvre ou des chaînes.
L'emploi de l'air chaud, inventé quelques années auparavant en Ecosse pour les hauts-fourneaux, commençait à jouer un rôle important dans la métallurgie.
Pour la préparation mécanique, on commençait à douter que le vieux type d'atelier établi suivant une formule unique, et consistant en un bocard et quelques tables dormantes, fût le dernier mot de l'art, et des dispositions nouvelles étaient déjà introduites ou à l'étude au Hartz, en Silésie, etc.
En Saxe, Plattner créait les méthodes au moyen desquelles le chalumeau devenait, dans certaines conditions, un instrument propre aux analyses quantitatives comme aux analyses qualitatives, etc., etc.
Le Chatelier étudia toutes ces choses avec l'entrain, l'activité au travail, la facilité d'assimilation, la curiosité d'esprit, la promptitude de coup d'oeil dont il fit toujours preuve par la suite.
Un objet nouveau qui se présentait à lui était immédiatement compris, une explication donnée était saisie dès les premiers mots; et l'on peut dire véritablement de lui qu'il semblait plutôt se souvenir qu'apprendre.
Le résultat de ce long voyage fut, pour la part de Le Chatelier, la composition de quatre mémoires qui obtinrent les honneurs de l'insertion aux Annales des mines, où ils furent, à l'époque, remarqués et appréciés.
Ce travail terminé, Le Chatelier fût envoyé en résidence ordinaire à Angers avec le titre d'aspirant, et fut nommé ingénieur ordinaire de seconde classe, le 1er juin 1841. Bien que la résidence d'Angers n'eût, au point de vue industriel, qu'une importance très-secondaire, Le Chatelier sut s'y distinguer et montrer dès le début ce qu'on pouvait attendre de lui, même dans des fonctions modestes, avec un champ d'action en apparence très-limité,
Grâce au laboratoire annexé au bureau de l'ingénieur ordinaire d'Angers, il étudia très-complètement les houilles des bassins de la Vendée, et les minerais de fer des environs de Ségré, exploités par les anciens, qu'il signala à l'attention des maîtres de forge, et auxquels des travaux récents de recherches semblent donner aujourd'hui une importance assez sérieuse. Il fit un travail sur les eaux corrosives employées souvent, dans les mines et les carrières, à l'alimentation des chaudières à vapeur. Son mémoire fut approuvé par la commission centrale des machines à vapeur, inséré aux Annales des mines, et enfin tiré à part et envoyé aux préfets avec une circulaire administrative en date du 12 octobre 1842.
Peu de temps après la rédaction de ce mémoire, il fut chargé officiellement d'étudier la préparation et l'emploi des étoupilles de Bickford, ou fusées de sûreté, récemment importées d'Angleterre, et qui depuis lors sont devenues d'un usage si étendu pour le tirage à la poudre, dans les mines, les carrières et les travaux publics. A cette occasion, des expériences furent faites sur ses indications dans les carrières d'ardoises des environs d'Angers, et le rapport qu'il rédigea à la suite de ces expériences fut imprimé à plusieurs reprises, et servit longtemps de guide aux personnes qui adoptèrent l'emploi de ces fusées. Il est mentionné dans le Traité d'exploitation de M. Combes qui a paru en 1844.
Enfin il contribua fortement par ses conseils à inaugurer dans les carrières d'Angers l'emploi des câbles en fil de fer, fabriqués par les procédés qu'il avait observés en Allemagne et qui venaient d'être importés en France. Ce fut le point de départ de la fabrication des câbles métalliques dans la ville d'Angers, industrie aujourd'hui très-developpée et très-florissante.
Signalé par ces différents travaux à l'attention de l'administration, il fut rappelé à Paris en 1842, pour être attaché, sous les ordres de M. Juncker, au service des carrières. Il le seconda d'une manière très-active dans le travail de réorganisation de ce service important laissé plusieurs années en souffrance, et sa collaboration fut très-appréciée par cet excellent ingénieur.
Cependant un service ordinaire, quelque chargé qu'il pût être, ne devait pas suffire à l'activité et au besoin de travail de Le Chatelier.
C'était à ce moment que la grande industrie des chemins de fer, après de trop longues controverses, allait enfin prendre chez nous un essor sérieux.
A la fin de 1842, nous n'avions encore que 600 kilomètres de lignes, en tronçons isolés dans la Loire, le Nord, l'Alsace, le Gard et l'Hérault, etc... ; de Paris on n'allait encore en chemin de fer qu'à Saint-Germain, Versailles et Corbeil.
Mais les lignes de Rouen et d'Orléans étaient en construction et devaient être ouvertes l'année suivante ; les pouvoirs publics, après de longs et sérieux débats, venaient de promulguer la loi de 1842, et il était évident qu'il s'ouvrait de brillantes perspectives aux ingénieurs capables qui se décideraient à entrer dans cette voie nouvelle.
Le Chatelier ne pouvait manquer de le comprendre. Il demanda donc et il obtint en 1845 de passer du service des carrières au service du contrôle, et il y resta jusqu'à la fin de 1845, saisissant, avec l'ardeur et l'entrain qu'il mettait à tous ses travaux, les occasions d'étudier les questions, alors nouvelles, que soulevaient le tracé, la construction et l'exploitation des chemins de fer. Dans cet intervalle, en 1844. M. Legrand, alors sous-secrétaire d'État des travaux publics, lui donna la mission d'aller étudier sur place en Allemagne les mêmes questions. L'Allemagne avait alors sur nous une grande avance. Ainsi, au moment de la mission donnée à Le Chatelier, elle comptait 2.830 kilomètres de chemins de fer en exploitation, tandis que nous n'en avions encore que 876. On comprend quelle était, dans ces conditions, l'importance de la mission donnée à Le Chatelier. Il la remplit en quelques semaines, en septembre et octobre 1844.
Ses études furent résumées dans un volume très-compact, très-rempli de faits, qui parut en 1845 sous le titre de Chemins de fer d'Allemagne. L'ouvrage donne la description statistique complète du réseau allemand, et pour chaque ligne, le système d'exécution, le tracé, la voie, les stations, le matériel, les frais d'établissement, l'exploitation et le produit de l'exploitation.
Il serait difficile de donner plus de renseignements sous une forme aussi brève; il eût été plus difficile encore de mettre moins de temps pour les recueillir.
C'était, en effet, un trait saillant de l'esprit et du caractère de Le Chatelier, de voir rapidement les choses par lui-même, et d'obtenir promptement la sympathie et la confiance des personnes avec lesquelles il entrait en relation ; de manière qu'on ne lui celait rien, et qu'on était au contraire empressé de répondre à toutes ses questions toujours nettes et bien posées, et même d'aller sur ce point au-devant de ses désirs.
Ces qualités lui furent souvent très-utiles, et c'est à elles, ainsi qu'à son excellente mémoire et à sa remarquable facilité à se représenter, à voir, en quelque sorte, tout ce qu'on lui décrivait, qu'il dut la masse énorme d'informations qu'il avait acquises sur une multitude de sujets, en ne faisant que des déplacements relativement rares et de peu de durée.
Eu 1846, jugeant, en quelque sorte, son stage terminé, il demanda un congé pour prendre un rôle actif d'ingénieur de chemins de fer.
De 1846 à 1848 il fut successivement chargé d'organiser le service du matériel sur le chemin de fer du Nord, puis l'exploitation et la traction sur le chemin de fer du Centre.
Rentré dans le service du contrôle, sous les ordres de M. Bineau, il fut chargé spécialement du chemin de fer de Paris à Chartres, et contribua à en préparer l'exploitation.
Dans le même temps, selon son habitude constante de mener de front, avec ses occupations principales, des travaux spéciaux d'une espèce ou d'une autre. il fit avec M. E. Gouin, l'habile constructeur, des expériences intéressantes sur les locomotives en mouvement.
A ces expériences il en ajouta d'autres qui lui sont exclusivement personnelles, à la suite desquelles il fit paraître la brochure intitulée : Étude sur la stabilité des machines locomotives en mouvement, Paris, 1849.
L'objet de cette étude est le suivant :
On sait que dans une machine quelconque en mouvement, les diverses pièces de la machine, indépendamment des forces extérieures qui sont appliquées au système, sont soumises à des réactions mutuelles dues aux forces d'inertie développées sur tous les points matériels dont le mouvement n'est pas actuellement rectiligne et uniforme.
On conçoit que la force d'inertie soit généralement tant plus grande, pour un point matériel donné, que sa masse, sa vitesse et son accélération sont plus grandes.
En particulier, dans une locomotive qui circule d'un mouvement uniforme sur une voie, les points matériels qui tournent avec les essieux des roues sont tous animés par une certaine force centrifuge, et toutes ces forces ne s'annulent pas si l'axe de l'essieu n'est pas un axe principal de rotation passant par le centre de gravité; d'un autre côté, les pièces animées d'un mouvement alternatif, comme par exemple le piston et sa tige, réagissent sur le bouton de la bielle qu'ils conduisent, avec une force variant d'intensité et de sens, selon la valeur et la direction de leur accélération actuelle.
Toutes ces forces dues à l'inertie, variables d'un instant à l'autre en direction ou en grandeur, ou à la fois en grandeur et en direction, peuvent être calculées, et l'on reconnaît que dans une locomotive allant à grande vitesse, elles peuvent prendre des valeurs numériques très-comparables aux forces extérieures qui sont en jeu sur la machine.
On conçoit, d'une manière générale, que ces forces, considérées dans leurs composantes horizontales et leurs composantes verticales, puissent donner des couples tendant à produire, des oscillations autour de trois axes rectangulaires, l'un vertical, les deux autres horizontaux, l'un parallèle et l'autre transversal à la voie; d'où résultent les mouvements parasites connus sous le nom de mouvement de lacet, de roulis et de galop, ainsi que des pressions variables entre les rails et les jantes des roues.
Le Chatelier a cherché à calculer les contre-poids à fixer sur les roues pour faire disparaître, du moins en partie, les effets de ces forces, au grand avantage de la douceur de marche de la machine, ainsi que de la conservation et de l'uniformité d'usure des roues des machines et des rails de la voie.
L'idée, comme on le voit, était fort simple, et elle s'était déjà produite antérieurement soit en Allemagne, soit en Angleterre.
C'est ce que Le Chatelier prend soin d'indiquer lui-même dans sa brochure. Mais il ne paraît pas que son importance eût attiré jusqu'alors l'attention des ingénieurs.
Le Chatelier est le premier en France qui l'ait traitée d'une manière étendue et explicite, quoique encore incomplète et peut-être un peu trop élémentaire. Depuis lors, elle a été reprise par diverses personnes, notamment en 1852 par M. Yvon Villarceau (Théorie de la stabilité des machines locomotives en mouvement), d'une manière plus complète et avec un appareil scientifique plus rigoureux.
Mais Le Chatelier a eu certainement le mérite de l'initiative en France, et cet, autre mérite, essentiel au point de vue pratique, d'être le premier, tant en France qu'à l'étranger, à poser la question dans des termes et avec les développements propres à fixer l'attention de tous les hommes spéciaux.
Cet effet fut obtenu, non-seulement grâce au développement avec lequel il traita la question dans sa brochure, mais aussi grâce à l'influence légitime qui s'attachait déjà à son nom, à l'étendue de ses relations avec les ingénieurs français et étrangers, et enfin à l'action personnelle très-marquée qu'il exerçait toujours sur les personnes avec lesquelles il entrait en communication sur un sujet donné.
En fait, si la pratique des contre-poids, recommandée par lui, est devenue actuellement universelle, c'est principalement à lui que l'honneur doit en être attribué. Je crois que cette conclusion est généralement admise en France, et elle ne paraît pas l'être moins à l'étranger.
Voici en effet ce que lui écrivait, dès janvier 1862, un ingénieur autrichien des plus distingués, M. d'Engerth :
...... « Bien que M. Haswell, chef des ateliers de construction de Vienne, ait pris en 1847 un brevet d'invention pour la même application, on n'y aurait pas mis assez d'importance, si l'on n'avait appris par votre ouvrage la grande utilité des contre-poids adaptés aux roues motrices.
« C'est donc principalement depuis cette publication que l'on a généralement adopté ladite méthode, et il y a déjà cent treize nouvelles machines sorties des ateliers du chemin de fer de Glognitz, qui font le service sur les diverses lignes de l'Autriche. Plusieurs de ces machines sont employées par le chemin de fer de l'État, et l'expérience a donné les plus heureux résultats; surtout la marche de ces dites machines est d'une régularité par faite.
« Monsieur, nous nous acquittons d'un devoir vivement senti, en vous faisant les remercîments les plus empressés pour la publication de votre estimable ouvrage ... »
Ce qui précède montre le rôle important que joua Le Chatelier pendant cette première période de trois ans, où il quitta l'administration pour se consacrer au service des compagnies de chemins de fer.
Mais en 1849 Bineau devint ministre des travaux publics, et ce fut Le Chatelier que le nouveau ministre désigna pour le remplacer, dans la direction du contrôle des chemins de fer du Nord, de l'Est et de l'Ouest, dont il cessait d'être chargé. Le Chatelier fit ainsi fonction d'ingénieur en chef jusqu'au 23 mai 1850, où il fut nommé ingénieur en chef de seconde classe.
En sa qualité d'ingénieur du contrôle, il prit une part importante à la préparation des mesures administratives adoptées pour la prolongation des concessions de chemins de fer, et à l'étude du projet de loi sur les commissaires de surveillance administrative.
Il fut nommé en 1852 membre de la commission centrale des machines à vapeur, à laquelle il ne cessa d'appartenir jusqu'à sa mort, et secrétaire du comité consultatif des chemins de fer.
En dehors de ses fonctions courantes d'ingénieur du contrôle, il remplit en 1851, en Angleterre, une mission semblable à celle qu'il avait remplie quelques années auparavant en Allemagne. Les résultats de cette mission sont consignés dans un rapport au ministre des travaux publics, qui fut inséré aux Annales des mines (1er volume de 1852). Ce rapport contribua essentiellement, entre autres choses, à vulgariser en France l'emploi des éclisses, système favorable à la douceur de la locomotion, et par conséquent à la conservation du matériel roulant, ainsi qu'à celle de la voie.
La même année 1851, Le Chatelier publia, en collaboration avec MM. Flachat, Petiet et Polonceau, l'ouvrage intitulé : Guide du mécanicien-chauffeur de locomotives, qui obtint le plus grand succès, fut considéré comme un ouvrage classique sur la matière et eut une seconde édition en 1859.
Tels furent les travaux de Le Chatelier dans la période qui s'étend de 1849 au 1er juin 1855. A cette dernière époque, il quitta de nouveau le service de l'administration, et prit un congé qui devait se prolonger jusqu'au 1 octobre 1868.
Toutefois il ne rompit pas absolument toute attache avec l'administration. Il continua, en effet, d'être un membre assidu et autorisé de la commission centrale des machines à vapeur. S'il donna en 1856 sa démission de membre du comité consultatif des chemins de fer, il fut bientôt après nommé membre du comité consultatif des arts et manufactures. Il participa en outre, occasionnellement, au travail de diverses commissions spéciales.
Mais en dehors de l'administration, ces treize années, de à 1868, ouvrirent pour lui une ère nouvelle, dans laquelle il pot enfin donner à ses éminentes facultés tout leur essor.
Indiqué par sa notoriété comme ingénieur, il fut choisi pour être le conseil technique d'une puissante société financière, le Crédit mobilier, dans l'administration de laquelle se trouvaient des hommes éminents qui l'avaient vu à l'oeuvre et avaient su l'apprécier de 1846 à 1849, et d'autres qui étaient ses amis personnels.
Pendant treize ans, sans d'ailleurs avoir à s'occuper de la partie financière des opérations, il fut, au point de vue technique, le conseiller écouté d'une société qui se proposait d'entreprendre et qui entreprit en effet, soit par ses propres ressources, soit de concert avec des capitalistes groupés par son initiative, un vaste ensemble d'opérations embrassant en quelque sorte l'Europe entière.
Pour ne parler que des chemins de fer, qui constituent la spécialité dont Le Chatelier eut surtout à s'occuper, il faut citer le chemin de fer du Midi en France, ceux du nord de l'Espagne et de Cordoue à Séville, les chemins de fer de l'État autrichien, et enfin les chemins de fer russes.
La participation de Le Chatelier à ces grandes affaires s'exerça sous des formes variées. Tantôt, comme pour les chemins de fer autrichiens, il eut d'abord à étudier les bases sur lesquelles la compagnie, formée de capitalistes autrichiens et français, pouvait accepter la cession que lui faisait le gouvernement autrichien, et il devint après la cession faite, le conseil technique du comité de Paris : tantôt, comme pour le chemin de fer du Midi, il fut, avec M. E. Flachat, le conseil de la compagnie; tantôt, comme avec le nord de l'Espagne, il fut le véritable directeur de l'exploitation, etc.
Quelle que fût la mission, et quel que fût même le nombre de ces missions dont il se trouva simultanément chargé, Le Chatelier se montra toujours à la hauteur de la situation, sut suffire à tout, et on le vit dans la même journée rédiger un rapport à présenter à une assemblée générale d'actionnaires, et discuter avec un ingénieur du matériel quelque détail minutieux de la construction d'une locomotive. Telles étaient sa puissance de travail, ainsi que la souplesse et l'élasticité de son esprit.
Pendant treize ans, ii soutint sans relâche ce lourd fardeau, fournissant chaque jour, sans apparence de fatigue, une somme de travail qui aurait suffi à absorber les facultés de plusieurs hommes moins fortement trempés qu'il ne l'était.
En 1868, toutes ces grandes affaires auxquelles il avait participé étaient terminées ; il songea à se retirer du Crédit mobilier et à rentrer dans le corps.
Il y rentra en effet, mais sans reprendre le service ordinaire. Il fut chargé d'une mission scientifique, consistant à étudier 1es procédés alors usités en France et à l'étranger pour la marche, à contre-vapeur des machines locomotives, ainsi que la méthode due à M. Siemens pour la production directe de l'acier et au fer fondu sur la sole d'un four à réverbère.
En d'autres termes, il continua, avec une attache officielle, à s'occuper d'études qui, dès longtemps, avaient attiré son attention.
Pour ne parler d'abord que de la contre-vapeur, tous les ingénieurs de chemin de fer connaissent l'importance pratique qu'elle a prise, et tous savent aussi à quelle polémique prolongée a donné lieu la question de priorité, entre Le Chatelier et un autre ingénieur attaché à l'exploitation du chemin de fer du nord de l'Espagne, alors que Le Chatelier en avait la haute direction.
Il ne me paraît pas qu'il soit opportun de revenir ici sur cette polémique, qui a, comme il arrive le plus souvent en pareille matière, laissé le débat au même point qu'à l'origine, en ce sens que chacun des deux adversaires a continué de maintenir sa prétention à la priorité.
Je veux, entre deux hommes aussi honorablement posés admettre une égale bonne foi de part et d'autre.
Mais, en tous cas, quel qu'ait pu être le Papin de cette nouvelle application de la vapeur, dont l'idée a été émise en 1865, on peut bien dire qu'en fait c'est Le Chatelier qui en a été le Watt, et le Watt entièrement désintéressé.
C'est en effet grâce à ses communications que l'idée, qui n'avait pas d'abord bien réussi sur le chemin de fer du nord de l'Espagne, à l'occasion duquel elle s'était produite, s'est promptement répandue sur le réseau français.
Au chemin de la Méditerranée, on arrivait immédiatement à la rendre pratique, et dès le 24 décembre 1866, une note étendue rédigée par M. Marié, ingénieur en chef du matériel et de la traction, en recommandait l'emploi, et son instruction du 12 juin suivant prescrivait dans le plus grand détail toutes les règles à suivre dans cet emploi pour modérer la vitesse des trains.
Au chemin de fer du Midi, le 7 du même mois de décembre, le conseil d'administration autorisait les premiers essais de l'appareil.
Des études du même genre se poursuivaient également sur les lignes d'Orléans par les soins de M. Forquenot, qui arrivait avant la fin de 1868 à la forme définitive sous laquelle le système est appliqué sur cet important réseau. [Victor FORQUENOT DE LA FORTELLE (1817-1885), ingénieur en chef aux chemins de fer d'Orléans]
L'idée de la contre-vapeur est, du reste, très-simple, comme le sont souvent des idées très-fécondes.
De tout temps, on savait qu'en renversant l'admission dans une machine locomotive en marche, les pistons, au lieu de recevoir le travail moteur de la vapeur venant de la chaudière et s'échappant ensuite à la cheminée, aspiraient l'air de la cheminée et le refoulaient dans la chaudière ; recevant ainsi un travail résistant qui venait, soit sur les pentes en déduction du travail moteur de la gravité, soit quand il fallait ralentir ou arrêter, en atténuation de la demi-force vive possédée par le train. Mais avec ce systeme, on avait un prompt échauffement et un grippement des surfaces frottantes, une rapide augmentation de pression dans la chaudière et bientôt la suspension des appareils Giffard servant à l'alimentation. L'usage du renversement de la distribution était donc peu pratiqué, jamais pour un long temps ou dans les circonstances normales, mais tout au plus accidentellement, dans quelques cas exceptionnels, par exemple lorsqu'un obstacle inattendu se présentait sur la voie, obligeant le mécanicien à user de toutes ses ressources pour arrêter son train le plus promptement possible.
M. de Bergue avait bien proposé, pour éviter une partie des inconvénients signalés plus haut, d'aspirer, non pas l'air chaud et souillé de cendres et de fumée de la cheminée, mais de l'air pur pris au dehors, et de le refouler, non plus dans la chaudière, mais dans un réservoir d'air maintenu à une pression déterminée.
Cette disposition retardait, mais n'empêchait pas finalement l'échauffement et le grippement ; car l'échauffement résultait du seul fait de la compression de l'air frais porté de la pression atmosphérique ordinaire à une pression de 10 ou 12 atmosphères et plus, comme celle qu'il fallait avoir pour opposer aux pistons une résistance suffisante. L'idée de la contre-vapeur consiste essentiellement à amener, à l'aide de tuyaux munis de robinets, à la base de l'échappement ou dans la boîte du tiroir, un mélange approprié d'eau et de vapeur venant de la chaudière, ou même, plus simplement, de l'eau de la chaudière, qui forme dans le tuyau d'échappement, en revenant à une pression peu supérieure à la pression atmosphérique, le mélange indiqué. Ce mélange doit être, dans l'échappement, en quantité telle, qu'on voie un panache de vapeur humide sortir par le haut de la cheminée. On est alors certain que les pistons aspirent, non de l'air, mais une atmosphère artificielle formée de vapeur sursaturée, analogue à de l'eau pulvérisée. Dès lors toutes les difficultés disparaissent ; il n'y a plus ni grippement ni échappement.
D'abord l'influence fâcheuse des cendres sur les surfaces frottantes est écartée. En outre, on doit concevoir que cette eau pulvérisée se vaporise en partie pendant la période d'aspiration, en enlevant de la chaleur aux masses métalliques du cylindre et des organes de la distribution, et que la partie restée liquide serve à lubréfier les surfaces, ou agisse encore, pendant la période de compression, en tempérant l'échauffement que cette compression et les frottements tendent à produire. On peut donc, dans ces conditions, avec de la vapeur en quantité suffisante et suffisamment chargée d'eau , prolonger en quelque sorte indéfiniment l'emploi de la contre-pression.
Il en résulte la possibilité de s'en servir en toute occasion, notamment dans les chemins de fer à profil accidenté, pour descendre les fortes pentes sur une longueur aussi grande qu'on le voudra. C'est un frein très-puissant, toujours prêt à fonctionner, sans les usures qu'entraînent les freins qui fonctionnent par frottement, surtout si l'on va jusqu'à caler les roues.
Tel est en peu de mots, le système, très-simple en principe, qui est aujourd'hui employé partout, et que les ingénieurs les plus expérimentés regardent comme étant à peu près indispensable (quelques-uns même sont encore plus affirmatifs) pour l'exploitation des tracés accidentés, présentant des pentes prononcées et d'un grand développement en longueur.
C'est ainsi qu'on l'emploie, par exemple, sur les pentes du Cantal (chemin de fer d'Orléans), de la Lozère (chemin de la Méditerranée), du plateau de Lannemezan (chemin de fer du Midi), du Brenner et du Sommering (chemin du sud de l'Autriche), etc., etc.
Outre cet avantage principal et essentiel, le système peut encore, quand les injections se font, comme le pratique M. Forquenot au chemin d'Orléans, sous la coquille du tiroir, améliorer la marche directe en adoucissant les frottements des tiroirs et pistons, par injection d'eau, ou la marche sur les faibles pentes, à régulateur fermé, par injection de vapeur.
En ce moment le nombre des machines munies des appareils à contre-vapeur, établis d'ailleurs par les divers ingénieurs avec quelques variantes qui ne changent rien au principe, est déjà, pour les six grands réseaux, de 3.627, sur un nombre total de 5.571 machines, et il croît encore rapidement.
On voit par ce chiffre de 3.627 machines quel service a été rendu à la grande industrie des chemins de fer par ce dispositif très-simple, qui met aux mains du mécanicien un moyen très-puissant et toujours prêt pour modérer sa vitesse en toutes circonstances.
Nous croyons que cette opinion sur l'importance de l'invention est universelle ; nous en trouvons la confirmation dans ce fait qu'à la fin de 1871 un congrès des ingénieurs des chemins de fer allemands tenu à Hambourg a recommandé l'appareil à contre-vapeur, comme frein de secours et comme se prêtant parfaitement soit à régulariser la vitesse des trains sur les longues et fortes rampes, soit à arrêter les trains dans les stations.
Nous en trouvons une nouvelle et plus éclatante confirmation dans le diplôme d'honneur qui vient d'être accordé à Le Chatelier, sur le rapport du jury international à l'exposition universelle de Vienne.
Quant à l'autre terme de la mission scientifique donnée en 1868 à M. Le Chatelier, je sais avec quel intérêt il s'en occupait; mais la mort est venue le surprendre avant qu'il eût rien publié sur la matière. Je n'ai donc aucun détail à faire connaître sur ce sujet, me reposant avec confiance sur M. Siemens, pour faire, au moment opportun, la juste part qui revient, dans l'importante question métallurgique qu'il étudie, à un collaborateur digne de lui et dont il savait apprécier la haute valeur.
Les détails qui précèdent nous conduisent jusqu'au 16 juin 1872, date de la nomination de Le Chatelier au grade d'inspecteur général. A la même date, il prit sa retraite, motivée, non par la fatigue et le besoin de repos, mais par la surdité dont il était affecté et qui lui aurait rendu assez difficile de suivre avec le détail nécessaire les délibérations du conseil général des mines, auxquelles son nouveau grade l'appelait à prendre part.
Il renonça donc au service administratif comme il avait renoncé, en 1868, à ses positions industrielles actives. Il se considéra comme arrivé au moment du repos. Mais c'était un repos comme Le Chatelier pouvait en prendre, un repos qui ressemblait singulièrement à ce que beaucoup d'hommes trouveraient une existence fort occupée et fort laborieuse.
Nous ne l'avons vu, en effet, jusqu'ici que dans son double rôle, tantôt d'ingénieur du corps des mines, tantôt d'ingénieur de compagnies de fer, et sa carrière entière, depuis son début jusqu'à sa retraite, comprend ainsi cinq périodes successives de 1839 à 1846, de 1846 à 1849, de 1849 à 1855, de 1855 à 1868 et enfin de 1868 à 1872.
Nous avons vu par quels services chacune de ces périodes a été signalée, et nous pouvons bien dire que leur ensemble suffirait à remplir la carrière de plusieurs hommes distingués. Ce ne fut pas tout cependant, et l'on n'aurait qu'une idée incomplète de ses travaux si l'on se bornait aux détails qui précèdent.
En dehors du cercle de ses obligations professionnelles, son infatigable activité trouvait encore à s'exercer dans les directions les plus variées, et l'on pourrait dire que dans le cours de sa carrière active, et même depuis sa retraite, il n'est presque aucune question industrielle importante à laquelle il n'ait touché.
Nous ne pourrions, sans allonger outre mesure cette notice, songer à en faire une énumération même à peu près complète, et nous nous bornerons à en citer quelques-unes.
En 1848 et 1849, frappé des inconvénients que présentait, surtout pour les trains rapides, l'emploi de combustibles contenant une quantité de cendres ou trop grande ou trop variable, il fit organiser, pour le chemin de fer du Nord, un service régulier d'incinérations, tant pour les houilles que pour les cokes, et il inaugura le système des traités pour fournitures de combustibles, dans lesquels sont stipulées des teneurs normales de cendres, avec primes ou amendes par unité de teneur en moins ou en plus.
Ce système, très-favorable à la régularité du service et très-acceptable pour les compagnies houillères, si les primes sont calculées d'une manière suffisamment large et avec une échelle croissante, est aujourd'hui très-adopté.
En 1856, son attention ayant été éveillée par un mémoire important de M. Jacquot, il décida des capitalistes de ses amis à se mettre des premiers en ligne pour les recherches par sondages qui s'entreprirent alors sur une grande échelle dans le département de la Moselle, sur le prolongement du bassin houiller de Sarrebrück. Après un sondage heureux, il fit foncer un puits par le procédé Kind et Chaudron.
Ce fut la première application réussie de ce procédé en France.
Ce puits fut le second par ordre de date qui arriva au charbon, et il est aujourd'hui au premier rang sous le rapport de la production et du bénéfice.
C'est par le même procédé que seront foncés les puits actuellement projetés par la société qui a groupé les principales concessions accordées par le gouvernement français, depuis que le pays nous a été enlevé à la suite de la malheureuse guerre de 1870.
Il fit faire également en divers points, soit pour le Crédit mobilier, soit sous ses auspices, tant en France qu'en Espagne et dans le midi de la Russie, des reconnaissances ou des recherches par sondages qui eurent des succès variés mais dont quelques-unes eurent pour conséquence la création de houillères d'une certaine importance.
Pourvu de connaissances très-étendues et très-complètes en chimie, quoique se livrant peu par lui-même aux exercices du laboratoire, il collabora successivement avec un grand nombre de personnes distinguées (MM. H. Sainte-Claire-Deville, Paul Morin, Jacquemart, Messonnier, Brivet, Dony, etc.), et le contingent abondant d'idées neuves et souvent heureuses, qu'il apportait pour sa part dans l'uvre commune, était fort apprécié de ces divers collaborateurs. C'est ainsi qu'il concourut à étendre l'emploi et les applications de l'aluminium et du bronze d'aluminium.
C'est ainsi qu'il participa à une série d'études diverses ayant pour objet l'utilisation de la bauxite, espèce de minerai de fer dans lequel une grande partie du peroxyde de fer est remplacée par de l'alumine qui lui est isomorphe.
Cette matière, considérée comme une source abondante d'alumine, peut être utilisée comme matière éminemment réfractaire, ou servir à fabriquer industriellement de l'aluminate de soude, qui traité à son tour par l'acide carbonique, donne de l'alumine pure. De là toute une série de fabrications chimiques nouvelles, et notamment celle de la matière première propre à la fabrication de l'aluminium. Il en résulta la création d'une industrie spéciale exploitée aujourd'hui en grand avec succès.
C'est encore ainsi que, conduit à s'occuper de la fabrication du sel marin dans le midi de la France, on lui dut les indications les plus utiles sur une quantité de fabrications annexes, notamment sur celle de la potasse extraite des eaux mères des salines, sur celle de la magnésie extraite du chlorure de magnésium, sur la nitrification artificielle par courant d'air forcé, etc., etc.
Ces diverses recherches, et notamment celles qu'il entreprit spécialement avec M. Jacquemart, sur diverses applications industrielles des sels d'alumine, l'amenèrent à penser que le sulfate d'alumine pourrait être employé à l'épuration des eaux d'égout, et il entrevit là une solution à la grande question que poursuit en ce moment la ville de Paris, celle de se débarrasser des eaux d'égout sans infecter les eaux et les rives de la Seine en aval des points où les égouts collecteurs y versent ces eaux, et subsidiairement en recueillant plus ou moins complètement les matières utiles à l'agriculture que renferment ces eaux.
Dans sa pensée, l'alumine agit en produisant une sorte de collage qui précipite les matières tenues en suspension avec lesquelles elle forme des espèces de laques. Elle précipite en partie l'acide phosphorique et diverses substances azotées, et par conséquent elle donne à la masse précipitée une valeur réelle comme engrais. La masse liquide qui surnage est limpide, inodore, et bien qu'elle contienne encore des matières organiques, elle ne semble pas apte, probablement par suite de la présence d un peu de sulfate d'alumine en excès, à subir des décompositions ultérieures, et par conséquent elle peut être, après filtration, envoyée à la rivière sans inconvénient pour la salubrité publique. Telles sont du moins les conclusions qui se déduisent d'une longue suite d'analyses exécutées par M. Durand-Claye au laboratoire de l'École des ponts et chaussées, suivant un programme arrêté entre lui et Le Chatelier.
Une note de Le Chatelier publiée dans les Annales du génie civil a fait connaître, avec les détails que comporte un avant-projet, la manière dont il comprenait l'application de son système à la ville de Paris.
En ce moment, la préférence semble acquise à un système plus satisfaisant en principe, en ce qu'il supprime les frais d'épuration et met en jeu la totalité des matières organiques contenues dans les eaux. Il consiste à appliquer directement les eaux d'égout à l'arrosage et à les renvoyer à la rivière après qu'elles ont été débarrassées de leurs matières organiques par l'action de la végétation, ou par le fait du filtrage à travers le terrain soumis à cet arrosage. On peut bien croire que c'est là en effet la solution finale de la question. Mais il faut craindre, avant d'y arriver, bien des difficultés de détail.
Pourra-t-on disposer d'une surface suffisante, à portée des points où seront amenées les eaux?
Trouvera-t-on tous les propriétaires unanimes à utiliser ces eaux, ce qui supposera souvent une transformation complète de leur culture, et probablement une immigration notable sur le territoire à arroser?
Que diront les propriétaires non cultivateurs, ceux qui auront des puits pour leurs besoins personnels, etc.?
Faudra-t-il, pour éviter ces difficultés, recourir à une expropriation en masse, et les pouvoirs publics y consentiront-ils, etc., etc. ?
Voilà bien des questions, qui peuvent, retarder l'application du système de l'arrosage, et peut-être devra-t-on revenir au système de l'épuration, soit comme mesure provisoire, soit même comme mesure partielle, mais définitive, servant de complément utile au système principal dans certaines circonstances données, par exemple lorsque la saison ou des pluies prolongées ne permettraient pas l'emploi à l'arrosage de la totalité des eaux fournies par les égouts.
Sans prétendre traiter ici plus à fond la question qui est actuellement entre les mains des hommes compétents, on peut penser que le système de Le Chatelier, étudié d'ailleurs avec le soin qu'il mettait à toutes choses, est très-rationnel et susceptible d'application utile dans des conditions et sur une échelle données.
C'est ce qui nous a conduit à en dire ici quelques mots.
Nous voyons par ce qui précède que les questions agricoles le préoccupaient comme les questions de l'industrie manufacturière et de celle des transports.
II s'en occupait encore d'une autre manière plus directe.
Au moment où se construisait le chemin de fer de Bayonne à Bordeaux, prévoyant que l'ouverture de cette ligne à travers les Landes allait vivifier un pays si longtemps déshérité, il acheta en pleine lande un domaine assez étendu, donnant ainsi, un des premiers, un exemple qui eut beaucoup d'imitateurs par la suite; par là il contribua efficacement, pour sa part, à une transformation qui frappe les veux de toutes les personnes qui circulent sur la ligne et ont autrefois parcouru le pays par la voie de terre.
Il se livra sur ce domaine à des plantations de pins et à des essais de cultures variées ; et toujours sur la brèche là où il voyait quelque amélioration possible, il publia, peu de temps avant sa mort, une étude sur les moyens préventifs à employer pour combattre le fléau redoutable auquel sont exposées les plantations du pays, celui de la propagation des incendies.
Récemment aussi, il avait acheté, de compte à demi avec un de ses amis, à l'ouest de Bordeaux, dans une partie nouvellement desséchée des Landes, une propriété qu'il se proposait, après en avoir achevé l'assainissement, d'amender au moyen d'engrais dont il avait d'avance étudié la nature, en soumettant la terre dont il s'agissait à de nombreuses analyses. Il est mort au moment où ayant complété ses études, il allait mettre la main à l'oeuvre. Cette entreprise était devenue pour lui, dans les derniers temps, une oeuvre de prédilection. Il s'en occupait encore sur les lieux quelques semaines avant sa mort.
Telles ont été les directions nombreuses et variées dans lesquelles s'est exercée l'activité d'esprit de Le Chatelier. Toutes les grandes questions industrielles l'intéressaient. Il n'en était aucune qu'il ne pût aborder, et toutes celles auxquelles il a touché conservent l'empreinte de sa puissante personnalité.
Mais ce n'est pas tout encore : en dehors de ses occupations principales et de toutes celles qu'il se donnait par surcroît, Le Chatelier trouvait encore le loisir d'intervenir officieusement dans une foule de questions de toute nature. Ses relations personnelles extrêmement étendues en France et à l'étranger, ses connaissances variées, la confiance qu'inspiraient la justesse et la promptitude de son coup d'oeil multipliaient les correspondances et les visites, et la foule était grande de ceux qui venaient lui soumettre un projet, le consulter sur une difficulté, etc.
On était sûr de trouver toujours auprès de lui, non-seulement un accueil bienveillant ou cordial, mais encore quelque indication utile.
Son esprit toujours prêt, toujours libre au milieu des occupations les plus graves, se mettait immédiatement à la question qui lui était soumise : il la saisissait dans son ensemble, en distinguait la portée, en appréciait les difficultés; et aussitôt, grâce à la rare fécondité de son imagination, se développaient devant son interlocuteur les aperçus les plus variés, les rapprochements les plus lumineux, soit sur les applications possibles de quelque procédé nouveau, soit sur les divers moyens qu'il apercevait de vaincre une difficulté donnée.
Ceux qui ne l'ont pas vu dans ces occasions ne connaissent pas un des traits les plus caractéristiques de cet homme éminent à tant d'égards.
Ajouterai-je enfin que chez lui les qualités du coeur étaient à la hauteur de celles de l'intelligence. C'est ce que savent bien les nombreux amis qu'il avait su se faire, dès l'École polytechnique où il en comptait autant que de camarades de promotion, et plus tard dans les nombreuses occasions qu'il a eues, soit en France, soit à l'étranger, d'être en contact avec des hommes en état de l'apprécier.
C'est ce que savent mieux encore ceux qui, comme moi, ont pu pénétrer dans son intimité et le voir au milieu des siens, une fois qu'il avait déposé le fardeau des affaires, et que, fuyant le monde où il aurait pu trouver l'accueil le plus distingué, il appartenait tout entier à sa famille.
Il laisse après lui une veuve inconsolable et six enfants (cinq fils et une fille), auxquels il aurait été si utile, à tous égards, au début de leur carrière, et qui font en lui une perte irréparable.
Mais élevés sous les yeux et par les soins tendres et éclairés d'une femme qui peut être justement regardée comme le parfait modèle de la mère de famille chrétienne, il est permis d'espérer que les fils se montreront dignes de leur père.
On peut bien dire, pour les deux aînés, sortis de l'École polytechnique dans un rang distingué et actuellement élèves-ingénieurs, l'un à l'École des mines, l'autre à l'École des ponts et chaussées, qu'ils donnent déjà plus que des espérances; et il ne reste qu'à demander aux plus jeunes de marcher sur les traces de leurs aînés.
Paris, décembre 1873