Fils de Jacques Hubert DELAUNAY, géomètre, et de Catherine CHOISELAT.
Ancien élève de l'Ecole polytechnique (entré major en 1834, sorti major en 1836 sur 121 élèves) et de l'Ecole des mines de Paris (entré classé 1 sur 5 élèves). Corps des mines.
Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME I, pages 251 et suiv.. Biographie rédigée par A. de Lapparent.
DELAUNAY a été tout ensemble un homme de science éminent, un professeur remarquable et un auteur didactique justement renommé. Esprit net et bien équilibré, doué d'une rare puissance de travail, il avait par surcroît une organisation physique robuste, qui semblait lui promettre de longs jours. Une catastrophe a tranché prématurément sa carrière. Mais déjà il avait su donner sa mesure et parvenir aux plus hautes situations qu'il lui fût possible d'ambitionner, en laissant une oeuvre scientifique qui suffit pour assurer l'honneur de son nom.
Né en 1816 [le 9 avril] à Lusigny [sur Barse], dans l'Aube, Delaunay appartenait à une famille de condition très modeste [père géomètre]. Envoyé de bonne heure à Troyes, chez un de ses oncles, qui exerçait une profession manuelle, il montra de grandes dispositions pour la Mécanique, employant ses loisirs à confectionner de petites machines. Les succès qu'il obtint, surtout en Mathématiques, au collège de la ville, le firent envoyer à Paris en 1833. Il entrait l'année suivante à l'Ecole Polytechnique, devenait le second au passage en première division et sortait, en 1836, avec le numéro 1.
Dans cette même année, Mme la marquise de Laplace fit accepter par l'Académie l'institution du prix annuel qui, depuis lors, a toujours été décerné à l'élève sortant le premier de l'Ecole Polytechnique. Sur son désir, la fondation eut un effet rétroactif, et Delaunay se trouva le premier titulaire du prix. Aussi Mme de Laplace, qui lui garda toujours beaucoup de sympathie, aimait-elle à l'appeler « son fils aîné ». Si l'éminente donatrice, à qui il fut donné, malgré son grand âge, de voir pendant un quart de siècle grossir la liste des lauréats, avait eu en vue la fécondité de cette distinction au point de vue du progrès des Mathématiques, elle aurait presque pu dire que Delaunay était « son fils unique »; car c'est un fait remarquable que, les titulaires du prix Laplace n'ayant fourni jusqu'à présent que deux membres à l'Académie des Sciences, Delaunay soit le seul des deux qui ait été admis dans une section ressortissant aux Mathématiques (Bour, lauréat du même prix, mourut avant d'avoir pu entrer à l'Académie, où sa place était marquée dans la section de géométrie). L'autre, Delesse, était géologue. Quoi qu'il en soit, la première application du prix fut des plus heureuses, et Delaunay aimait à répéter que ses travaux astronomiques avaient eu pour origine la lecture des oeuvres de Laplace, qui lui furent attribuées de cette manière à sa sortie de l'Ecole.
Arago proposa au jeune lauréat de l'admettre à l'Observatoire comme élève-astronome. Mais Savary, qui jugeait la position précaire, le détourna de ce dessein, et Delaunay devint élève-ingénieur des Mines. Un mariage d'inclination, dans lequel il s'engagea dès l'âge de 28 ans, ne lui enleva pas le goût de la science; car deux ans après, en 1841, il donnait à l'Académie une Note sur la précession des équinoxes, et gagnait le grade de docteur par une thèse relative à la méthode des variations. Sa soutenance lui valut la remise des droits universitaires, et, avant que l'année fût écoulée, Biot le choisissait pour suppléant de son cours d'Astronomie physique à la Sorbonne. Il est vrai que ces travaux scientifiques avaient failli coûter cher à l'élève-ingénieur, à qui l'insuffisance de ses examens techniques fit infliger une quatrième année d'études. Mais on ne devait pas lui en tenir rigueur par la suite, et Biot, qui lui témoigna toujours beaucoup de bienveillance, le dédommagea en lui donnant, de 1846 à 1847, sa suppléance au Collège de France.
Delaunay avait publié, en 1842 et 1843, quelques travaux sur les perturbations d'Uranus, ainsi que sur un point délicat de la théorie des marées. C'est en 1846 qu'il fit paraître un premier Mémoire sur une Méthode nouvelle pour la détermination du mouvement de la Lune. Plana avait publié, en 1832, une théorie de notre satellite, où la longitude vraie était prise pour variable indépendante. Suivant l'exemple déjà donné par Poisson, Lubbock et Hansen, Delaunay se proposa d'exprimer les coordonnées de la Lune en fonction du temps, comme c'est l'usage pour les planètes. Mais en même temps, pénétré de l'importance qu'offrait, pour la mesure des longitudes, l'exacte détermination du mouvement d'un astre sujet à tant d'inégalités, il voulut pousser l'approximation beaucoup plus loin que n'avaient fait ses devanciers. Ceux-ci s'étaient arrêtés aux quantités du cinquième ordre. Delaunay résolut d'atteindre le septième, parfois même le neuvième ordre. Cette approximation eût été impossible à obtenir avec les méthodes de calcul usitées jusqu'alors. Il y réussit à l'aide d'un procédé d'intégration conçu par lui et reposant sur le fractionnement des opérations.
L'oeuvre fut longue, et faillit même être interrompue presqu'au début par la mort de Mme Delaunay. Mais Liouville insista pour qu'un tel travail ne fût pas abandonné, et Delaunay s'y remit avec d'autant plus d'ardeur qu'il y trouvait un remède contre le chagrin. En 1858, alors que depuis trois ans l'Académie lui avait donné un siège dans la section d'Astronomie, il fut en mesure de présenter son premier volume, qui ne fut imprimé qu'en 1860. Le second devait voir le jour en 1867.
L'impression produite fut considérable. M. Faye (H. Faye, Discours aux funérailles) a qualifié l'oeuvre de Delaunay de « travail énorme, que les plus compétents jugeaient impossible avant lui, et où nous admirons à la fois la simplicité dans la méthode et la puissance dans l'application ».
Le même juge, appréciant l'auteur de cet immense labeur, estimait qu'on aurait peine à trouver « un esprit plus solide, qui se soit attaqué à de plus grands problèmes, et les ait aussi vigoureusement traités et résolus ». La présidence de l'Académie, décernée à Delaunay en 1868, et la médaille d'or de la Société royale de Londres, qu'il reçut en 1870, apportèrent à ses travaux la suprême consécration.
Il est remarquable que Delaunay ait pu mener de front une pareille tâche, capable d'absorber toutes les forces d'un homme, avec la poursuite d'un grand nombre de travaux bien différents. Ainsi, de 1845 à 1850, il fut le véritable fondateur des cours préparatoires à l'Ecole des Mines et, en 1849, il accepta les fonctions de répétiteur à l'Ecole Polytechnique ; puis, en 1850, comme on hésitait à le nommer titulaire de la chaire de Mécanique à la Sorbonne, où depuis un an il était chargé du cours, il voulut démontrer ses aptitudes en écrivant, au jour le jour, un Traité élémentaire de Mécanique, livre unanimement apprécié comme un modèle de clarté, de méthode et de précision. L'effet en fut immédiat, et la nomination désirée suivit l'apparition des premières feuilles (Thévenot, Biographie de Delaunay). Deux ans après, en 1851, Delaunay devenait professeur de Mécanique à l'Ecole Polytechnique. En 1854, il livrait à l'impression un Cours élémentaire d'Astronomie, destiné à atteindre une sixième édition, et en 1856 avait lieu la publication de sa Mécanique rationnelle, remarquable par les qualités de netteté et de sobriété dans le style qui distinguent tous ses ouvrages, comme elles étaient la marque de son enseignement oral.
La carrière d'un savant occupé d'aussi sérieux labeurs aurait dû, semble-t-il, se poursuivre loin de toute agitation. Il n'en fut rien cependant. Les démêlés de Le Verrier avec le Bureau des Longitudes firent de Delaunay l'un des adversaires les plus passionnés du directeur de l'Observatoire, et l'année 1860 fut marquée par une discussion d'une vivacité extraordinaire entre les deux astronomes. Si les Comptes rendus de l'Académie n'avaient pas aussi souvent gardé la trace de cette dispute, on aimerait à oublier un épisode fâcheux à tous égards, où l'on vit deux savants de la plus haute valeur, enfants de la même Ecole, dépenser l'un contre l'autre un incroyable acharnement. Sans doute l'histoire impartiale devra conclure qu'ils méritèrent tous deux leur part de reproches : Delaunay, pour avoir trop facilement cru que l'intérêt de la science lui commandait de s'associer, sans aucune mesure, à la violente campagne menée, contre le directeur de l'Observatoire, par des personnalités qui ne méritaient pas toutes un égal intérêt ; Le Verrier , pour avoir trop volontiers lancé, contre son contradicteur, certaines accusations de graves erreurs scientifiques, que les astronomes n'ont point ratifiées.
L'accélération séculaire du moyen mouvement de la Lune joua un rôle dans cette discussion. Delaunay, d'accord avec d'autres, fut conduit à reconnaître, comme cause possible mais non calculable de cette accélération, le retard infligé au mouvement de la Terre par le phénomène des marées.
Terminée devant l'Académie, la lutte se renouvela sur un autre terrain, et, Le Verrier ayant été destitué en 1870, la direction de l'Observatoire fut donnée à Delaunay, qui depuis huit ans était membre titulaire du Bureau des Longitudes.
Il n'eut pas le temps de faire ses preuves dans ce nouveau poste. La guerre survint bientôt, puis la Commune, et l'on commençait à peine à se remettre de ces violentes secousses, pendant lesquelles l'Observatoire, outre la suspension de ses travaux, avait couru de grands dangers et subi quelques dommages, lorsque, le 5 août 1872, Delaunay se noya au cours d'une promenade en bateau, entreprise dans la rade de Cherbourg, par un temps qui aurait dû le dissuader de s'aventurer en mer. Ainsi disparut, frappé dans toute sa force et en plein succès, ce vigoureux esprit sur qui la science avait encore le droit de fonder tant d'espérances.
Sa mort excita d'autant plus de regrets, que Delaunay n'avait pas eu le temps d'achever son oeuvre principale. Un troisième volume de théorie restait à publier; en outre, il fallait réduire en nombres, pour en former des tables, tous les calculs dont il avait donné les expressions algébriques. Cette tâche n'est pas encore remplie. Il faut dire que, depuis quelque temps, on a constaté dans le mouvement de la Lune l'existence d'une inégalité à longue période, faible en vérité, puisqu'elle ne comporte qu'un écart d'une seconde de temps tous les 240 ans, mais impossible à laisser de côté. Or, la cause de cette inégalité n'est pas encore connue. Il se peut qu'elle provienne de l'action des planètes, considérée comme négligeable du temps de Delaunay. Mais, pour le moment, elle ne saurait se traduire en équations. Celui qui avait entrepris la théorie générale de la Lune aurait pu aborder ce problème et modifier ses formules en conséquence. Lui disparu, il reste, comme a dit M. Tisserand (Traité de Mécanique céleste, t. III, p. 424), « une belle découverte à faire ». Mais, en attendant, les Tables demeurent en suspens et il ne paraît pas qu'il y ait aucun avantage actuel à les dresser comme Delaunay les avait conçues. Tant il est vrai qu'un travail scientifique, quelle qu'en soit la valeur, est rarement définitif, et que la durée des résultats ne correspond pas toujours au mérite de l'effort dépensé.
Albert Auguste COCHON DE LAPPARENT.
Ibid tome I page 72 :
Delaunay, répétiteur de géodésie et de machines depuis longtemps à Polytechnique, était un professeur, extraordinaire. D'aspect un peu fruste, il avait l'air bonhomme avec son visage rond, rasé, à la bouche fine, à l'oeil vif sous des sourcils embroussaillés. Doué d'une grande mémoire, d'une rare faculté d'élocution, esprit essentiellement simplificateur, il créa et publia ensuite son cours de Mécanique, qui se lit avec aussi peu de peine qu'on en avait à écouter et suivre le professeur. Les difficultés étaient par lui si habilement évitées, qu'il laissait à ses élèves la conviction qu'ils savaient la Mécanique ; peut-être y avait-il là un peu d'illusion. M. Résal lui succéda en 1872.
Les élèves de Bour, disait Lamé, voient des difficultés partout ; ceux de Delaunay, nulle part.
Discours aux obsèques de
M. DELAUNAY, INGENlEUR EN CHEF DES MINES.
Publié dans Annales des Mines, 7e série, vol. 2, 1872..
Delaunay (Charles-Eugène) était né à Lusigny (Aube), le 9 avril 1816. Entré à l'École polytechnique en 1854, il en sortît le premier, en 1836, et fut admis à l'École des mines.
Deux ans après, le jeune élève-ingénieur, dont la grande aptitude pour les sciences mathématiques était déjà constatée, était nommé répétiteur-adjoint du cours de géodésie et machines à l'École polytechnique. Les mémoires de géodésie et d'astronomie qu'il commença aussitôt à publier lui méritèrent, des le commencement de 1844, l'honneur d'être placé sur la liste de présentation à une élection académique dans la section d'astronomie.
A la fin de cette même année, Delaunay était chargé de l'enseignement du dessin de machines et de la stéréotomie à l'École des mines, où il fit bientôt aussi, pour les élèves externes, un cours préparatoire de géométrie descriptive, de physique et de calcul infinitésimal élémentaire. Il n'est pas besoin d'ajouter que, dans ces fonctions, qui exigeaient des connaissances étendues et variées, Delaunay imprima une excellente direction à l'instruction des élèves externes. Mais, à la fin de 1800, après avoir été attaché, pendant un an, au service des appareils à vapeur du département de la Seine, il demanda à être placé dans le cadre de réserve; la carrière du haut enseignement qu'il avait embrassée était parcourue, par le jeune ingénieur, avec tant de succès qu'il devait désormais se consacrer exclusivement à la science, à laquelle il était appelé à rendre de si grands services.
A la Sorbonne, Delaunay suppléa d'abord l'illustre Biot dans la chaire d'astronomie physique, de 1841 à 1848, puis fut nommé professeur du cours de mécanique physique. A l'École polytechnique, il était devenu, en 1851, professeur du cours de mécanique et machines.
On sait que, le 4 août dernier, Delaunay a péri dans une excursion maritime qu'il faisait en rade de Cherbourg ; le canot où il était monté a brusquement chaviré, sous une bourrasque, sans qu'il ait été possible de porter secours à aucun des quatre naufragés. Aux obsèques du savant et si regrettable directeur de l'Observatoire de Paris, aucun des discours préparés par les représentants de cet établissement, à la tête duquel il avait été placé en 1870, de l'Institut, où il était entré en 1855, du bureau des longitudes, dont il faisait partie depuis 1862, et du corps des mines, n'a pu, être prononcé, attendu que l'inhumation s'est faite à Ramerupt (Aube). C'est un motif de plus pour recueillir précieusement ces projets de discours où les lecteurs des Annales des mines trouveront l'expression solennelle des légitimes hommages que mérite la mémoire de Delaunay.
Honorés confrères, Messieurs,
Quelle mort cruelle que celle de notre confrère ! Frappé dans toute sa force, au beau milieu d'une existence couronnée des plus brillants succès, entouré de l'estime générale, admiré pour les plus beaux, les plus énergiques labeurs que puisse concevoir et mener à bonne fin la science de notre époque ; regretté de tous, car tous rendaient hommage depuis longtemps à ses fortes qualités : tel est l'homme qui vient de nous être enlevé subitement, à la fleur de son génie, par une mort obscure et sans but, après avoir vaillamment supporté le siège de Paris et les terreurs de la guerre civile. Il aurait, dans cette brusque exécution des décrets mystérieux d'une apparente fatalité, de quoi confondre nos esprits, si nous ne savions qu'il faut être prêt à toute heure. N'oublions pas, Messieurs, que nous sommes, grands et petits dans une main suprême qui nous départit la vie et l'intelligence en vue du bien et du progrès, et qui soudainement peut clore à son gré la page où nous inscrivons les actes de notre vie ; heureux si, comme Delaunay, nous avons bien usé du temps qui nous est laissé, si, comme lui, nous avons augmenté la science et fait avancer l'esprit, humain vers la vérité divine !
Car jamais existence n'a été mieux employée que celle de notre confrère. Sa vie, hélas ! trop courte, a été consacrée aux plus rudes travaux dont l'honneur puisse rejaillir sur notre pays. Des gens, qui ne songent qu'aux infortunes d'un jour, parlent de la puissance scientifique qui aurait déserté cette terre pour aller féconder des races nouvelles : qu'ils nous montrent donc ailleurs un esprit plus solide, qui se soit attaqué à de plus grands problèmes et les ait aussi vigoureusement traités et résolus ! La Théorie de la Lune, de Delaunay, est l'oeuvre d'une virilité scientifique élevée à la plus haute puissance de ce siècle. L'Académie, héritière de cette oeuvre, que Delaunay a entreprise pour elle et publiée sous son patronage, de ce travail énorme que les plus compétents jugeaient impossible avant lui et où nous admirons à la fois la simplicité dans la méthode et la puissance dans l'application, l'Académie, dis-je, ne la laissera pas inachevée.
Je voulais d'abord vous retracer les appréciations qui ont accueilli à l'étranger cette oeuvre colossale ; mais à quoi bon chercher à tromper votre douleur ? Devant ce coup inattendu, devant ce désastre public, je ne me sens pas la force de le faire. Les savants interprètes du Bureau des longitudes, de l'Observatoire et du Corps des mines, vous parleront mieux que moi de cette vie si bien remplie. D'ailleurs, cher confrère, l'Institut ne se tient pas quitte pour si peu envers vous : dans une séance solennelle, consacrée à votre mémoire, l'Académie des sciences vous rendra un complet et solennel hommage. La France sait déjà, mais elle connaîtra mieux alors l'oeuvre grandiose que vous avez élevée en l'honneur de la science et de votre pays. En ce moment tout entier à mon profond regret, je ne puis que partager la douleur de vos camarades et de vos élèves ; je m'arrête devant ces larmes que je vois aux yeux de vos maîtres et de vos anciens. Adieu donc, cher confrère ! nous garderons tous le souvenir de votre grand esprit, si noblement uni à tant de loyauté et d'amour du bien. Adieu, et puissions-nous marcher jusqu'au bout sur vos traces !
Messieurs,
Je viens, au nom du Bureau des longitudes, exprimer la profonde douleur que nous cause, à mes collègues et à moi, la mort du savant éminent auquel nous rendons en ce jour les derniers devoirs. M. Delaunay, dans toute la force de l'âge, dans toute la vigueur de son talent, semblait destiné à vivre de longues années encore; il avait entrepris une de ces tâches qui exigent la vie d'un homme presque entière; mais nul de nous ne doutait qu'il ne parvînt à l'accomplir jusqu'au bout. La Providence en a disposé autrement, et la science, le pays, se voient enlever soudainement, par un de ces coups mystérieux qui confondent notre raison, l'homme dont ils pouvaient attendre encore tant d'utiles et de glorieux travaux.
Par les rares qualités de son esprit, M. Delaunay était en état d'aborder, avec un égal succès, les diverses branches des sciences exactes ; ses premiers mémoires montrent assez qu'il aurait pu se placer à un rang élevé parmi les géomètres ; mais l'astronomie devint de bonne heure l'objet principal de ses études. Il publiait, dès 1844, un travail important sur un point délicat de la théorie des marées, et, à la même époque, il commençait à se préoccuper de la question bien autrement vaste du mouvement de la lune.
On sait combien la connaissance exacte de ce mouvement importe à l'astronomie et à la navigation ; mais on sait aussi quelles difficultés présente la détermination des innombrables inégalités de la lune. Exprimer le mouvement de cet astre par des formules analytiques dans lesquelles aucun terme sensible ne soit négligé, en déduire des tables d'où l'empirisme soit banni, tel est le but que s'est proposé notre regretté collègue, et ceux-là seuls qui ont examiné la question de près peuvent se rendre compte de l'immensité d'une pareille tâche. La nécessité de pousser l'approximation plus loin que ne l'avaient fait l'auteur de la Mécanique céleste et l'habile géomètre Plana augmentait le travail dans une proportion effrayante ; d'ailleurs, les méthodes suivies jusque-là conduisaient à des calculs tellement compliqués qu'il eût été à peu près impossible d'éviter et de reconnaître les erreurs.
Il fallait donc imaginer une marche nouvelle, qui permît de décomposer le travail en une série d'opérations successives, exécutées par un procédé uniforme et dont chacune se prêtât à une vérification rigoureuse. Cette condition, sans laquelle le problème devenait inextricable, M. Delaunay parvînt à la remplir ; le mémoire dans lequel il expose sa Méthode et qui fut présenté à l'académie, en 1846, montre avec quelle sagacité il savait tirer parti des ressources de l'analyse.
Depuis cette époque, M. Delaunay ne s'est jamais laissé détourner de l'important travail auquel il s'était dévoué. En 1860, après plus de quatorze ans d'un labeur assidu, il publiait le tome Ier de sa Théorie de la Lune : pendant cet intervalle, il avait, dans des mémoires du plus haut intérêt traité diverses questions se rapportant au même sujet, notamment le problème si controversé de l'accélération séculaire. Sept ans plus tard, paraissait un second volume, formant avec le précédent la partie de beaucoup la plus difficile du travail entrepris par l'auteur. Le troisième volume, dont les matériaux étaient pour la plupart préparés depuis longtemps, devait compléter prochainement ce grand ouvrage.
Non content d'avoir établi les expressions analytiques des coordonnées de la lune, M. Delaunay avait entrepris de les réduire en tables. Les calculs numériques, commencés depuis plusieurs années, s'exécutaient sous sa direction ; le Bureau des longitudes avait pris ce travail sous son patronage et obtenu de l'État les fonds nécessaires; peu d'années encore eussent suffi pour le terminer. Les nouveaux devoirs qu'avaient imposés à M. Delaunay les fonctions de directeur de l'Observatoire ne l'empêchaient pas de poursuivre son oeuvre de prédilection ; vous le voyez, Messieurs, il touchait presque au terme, lorsque la mort est venue trancher le fil de cette vie dévouée à la science.
Quoique l'auteur ne soit plus là pour y mettre la dernière main, il ne sera sans doute pas impossible de terminer ce monument scientifique. Espérons, Messieurs, pour la gloire de l'astronomie française, que ce service sera rendu à la science, que ce suprême hommage ne manquera pas à notre illustre confrère.
Messieurs,
Je dois au privilège de l'ancienneté l'honneur de vous parler, au nom de l'Observatoire national, de l'astronome éminent que la science vient de perdre.
Mardi dernier, la nouvelle d'un affreux malheur a plongé dans la consternation le personnel de l'Observatoire de Paris : son Directeur, M. Delaunay, venait de périr victime d'une catastrophe en dehors de toute prévision. Le coup dont l'Observatoire était atteint frappait en même temps le fils et la mère, ainsi que les nombreux amis de M. Delaunay. Vous avez tous ressenti, Messieurs, la cruelle émotion qu'un coup si inattendu devait inévitablement produire : vous me pardonnerez d'essayer d'écarter un instant le souvenir d'un aussi lugubre tableau, en vous rappelant les traits principaux de la vie scientifique de celui que vous pleurez en ce moment.
M. Delaunay était, avant tout, un théoricien distingué. Un beau mémoire sur le calcul des variations a marqué son début dans la science : cependant le goût des recherches astronomiques ne tarda pas à se développer chez lui, et ce ne fut pas sans émotion que l'on vit deux jeunes savants aborder un sujet qui avait exercé la sagacité du doyen de l'astronomie française, M. Bouvard, l'auteur de la plupart des tables astronomiques alors en usage. Le sujet était admirablement choisi et devait, selon toute probabilité, conduire à des résultats importants : MM. Delaunay et Le Verrier entrèrent dans la lice : grâce aux controverses qui s'élevèrent, la lumière se fit sur la cause des perturbations d'Uranus, et l'on fut heureux de voir s'ajouter deux noms à la liste des successeurs des hommes illustres qui s'appelaient Lagrange, Laplace, Poisson et Damoiseau. Après la découverte de Neptune, M. Delaunay ne tarda pas à s'engager dans une nouvelle voie, où ses qualités d'analyste ne pouvaient manquer de se donner carrière. Il aborda une question que les travaux de Hansen semblaient avoir épuisée, mais dont la solution obtenue par cet astronome restait, dans une certaine mesure, entachée d'empirisme. M. Delaunay jeta les bases d'une nouvelle théorie de la lune. Dans cette nouvelle voie il ne devait pas trouver de concurrent, et, cette fois, un travail soutenu, pendant vingt-cinq années, avec une persévérance dont les exemples sont malheureusement trop rares, devait assurer à son auteur un succès sans partage : les géomètres ont su apprécier la brillante analyse par laquelle M. Delaunay est parvenu à surmonter les difficultés du problème ; ils ont applaudi à la persévérance qui venait ajouter, chaque année, de nouveaux termes à l'expression de la variation séculaire du moyen mouvement de la lune. Nul doute que, s'il avait été donné à M. Delaunay de poursuivre son travail pendant quelques années encore, il ne fût parvenu à résoudre complètement la difficile question que soulève la différence existant entre les observations et une théorie dont les développements ont été déjà poussés fort loin, gâce à l'immense travail de leur auteur.
On sait combien ce point délicat avait exercé la sagacité de M. Delaunay. Dans la prévision d'un désaccord sensible et persistant, il avait imaginé l'hypothèse ingénieuse de l'action des marées sur la durée de la rotation de la terre, et montré la possibilité de l'intervention d'une cause de cette nature. Il n'avait pas non plus négligé de provoquer des recherches sur les anciennes éclipses : il attendait peut-être le résultat de ces recherches, avant de poursuivre les conséquences de son hypothèse; toutefois il n'en continuait pas avec moins d'énergie le laborieux calcul de la variation séculaire du moyen mouvement de la lune.
Je crois être l'interprète des astronomes, en exprimant ici le voeu que le travail auquel M. Delaunay avait voué son existence ne reste pas inachevé : ce serait pour la science une perte de longtemps irréparable.
À son début, vous ai-je dit, une émulation s'est établie entre deux savants que l'on s' est trop facilement habitué à considérer comme des rivaux. Peut-être trouvera-t-on inopportun d'éveiller de tels souvenirs en présence de cette tombe ; et pourquoi cependant céderais-je à ce scrupule, si je dois vous faire connaître que la rivalité devait faire place à une entente cordiale, au moment où il s'est agi d'entreprendre des travaux qui feront honneur à la France ?
Plein de respect pour la mémoire d'Arago et lié par une vive sympathie à la famille de celui qui a jeté un si vif éclat sur la science française, étranger d'ailleurs aux travaux qui s'exécutent dans les observatoires, M. Delaunay n'avait pu se figurer que son prédécesseur eût grandement amélioré l'état de l'Observatoire de Paris ; mais, devenu à son tour directeur de cet établissement, il s'est de plus en plus convaincu de la réalité des progrès effectivement réalisés depuis la direction d'Arago, et nous l'avons entendu maintes fois témoigner de son adhésion aux innovations de diverses natures qui ont été introduites par son savant prédécesseur. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que les deux prétendus rivaux se soient accordés récemment pour demander au gouvernement les moyens de continuer les travaux astronomiques et géodésiques que réclament les progrès de la science. Ces travaux doivent être exécutés sur un plan à concerter entre le Bureau des longitudes et l'Observatoire. Hélas! l'impitoyable destin aura enlevé à M. Delaunay la part de collaboration qu'il avait acceptée !
Vous savez, Messieurs, que M. Delaunay a été chargé de la direction de l'Observatoire en 1870. A peine le nouveau directeur avait-il pu prendre connaissance des choses, toutes nouvelles pour lui, dont il avait à s'occuper, que les événements militaires l'ont obligé à mettre à l'abri des effets du bombardement les appareils astronomiques confiés à son administration. Une année s'est écoulée depuis que le calme rétabli a permis de reprendre les travaux réguliers. M. Delaunay tenait à ce que l'établissement continuât de briller avec éclat an milieu des nombreux observatoires répandus dans le monde entier ; mais il tenait surtout à ce qu'une nouvelle génération d'astronomes se produisit rapidement, de manière à assurer le développement des études astronomiques dans notre pays, conformément aux intentions libérales du gouvernement de la République. Aussi croyons-nous que son court passage à l'Observatoire aura eu néanmoins cet important résultat de propager les connaissances astronomiques, trop négligées aujourd'hui, dans un pays où elles ont été cultivées avec tant de succès durant le siècle dernier.
Si le temps et les événements n'ont pas permis à M. Delaunay de faire davantage, il ne lui restera pas moins la gloire d'avoir accompli la plus grande partie d'un travail colossal, et suffisant pour assurer à sa famille un nom que la postérité n'oubliera pas.
Adieu, honoré Directeur, adieu !
Messieurs,
Devant la dépouille mortelle de Delaunay, le Corps des mines ne saurait se taire ; il y a pour lui, tout à la fois, un devoir à remplir, une gloire à revendiquer.
Et, en effet, l'Institut, l'Observatoire, le Bureau des longitudes, la Faculté des sciences et l'École polytechnique, qui ont reçu de Delaunay une coopération si efficace, en science en travail, n'ont pas exclusivement absorbé les utiles labeurs de sa vie.
Sorti le premier de l'Ecole polytechnique, il entra en 1856 à l'École des mines. Les mémoires et journaux de voyages d'instruction qu'il rédigea, en 1839, pendant son séjour à cette École, sur les houillères nos bassins de Saint-Etienne et du Creusot, ainsi que sur l'industrie du fer et de l'acier dans les centres d'exploitation les plus importants de la France, témoignent à ceux qui peuvent les consulter chaque jour, que cet esprit lucide, si habile dans les spéculations théoriques, savait pénétrer les questions les plus pratiques de l'industrie, les embrasser de haut et les exposer sous une forme lumineuse.
Alors qu'il était encore élève-ingénieur des mines, il fut distingué par ses anciens maitres, qui l'appelèrent à être répétiteur de géodésie à l'Ecole polytechnique. Ce cumul, tout honorable qu'il fût, soulevait une objection administrative; mais elle fut heureusement levée par le conseil de l'Ecole des mines, qui, devinant les aptitudes de Delaunay, demanda ponr lui la faculté de réunir à ses travaux d'élève-ingénieur les fonctions de répétiteur à l'Ecole dont il était naguère sorti d'une manière si brillante (les termes de la délibération du 19 décembre 1838 montrent l'estime du conseil de l'Ecole et de Cordier, son président, pour le jeune ingénieur).
L'ingénieur des mines tint à payer sa dette au corps dont il était membre ; le professorat à l'Ecole d'application ne tarda pas à lui en fournir une précieuse occasion.
Cette École, qui donne à l'Etat des ingénieurs officiels, fournit aussi des ingénieurs civils à l'industrie minière et métallurgique. Pour ce dernier objet, des cours préparatoires paraissaient nécessaires, afin de combler, chez un bon nombre des auditeurs, la lacune de l'enseignement polytechnique.
C'est dans cette partie essentielle de l'enseignement que Delaunay a marqué, en caractères ineffaçables, son passage à l'École des mines, où, pendant six années, de 1845 à 1850, il professa successivement la géométrie descriptive, la stéréotomie, le dessin des machines, la mécanique analytique et la physique élémentaire.
L'enseignement solide et efficace de ce maître si clair fut une bonne fortune pour les élèves et aussi pour l'institution de ces cours préparatoires, dont Delaunay fut le véritable fondateur. Il y a quelques mois à peine, le Directeur de l'Observatoire revendiquait, hautement et très-justement, devant l'un de ses collègues, ce côté aussi utile que modeste de ses états de service.
Le professorat à l'école des mines ne représente point toute la participation prise par Delaunay au service officiel du corps dont il faisait partie: il remplit encore, en 1850, les fonctions d'ingénieur ordinaire au service des appareils à vapeur du département de la Seine. Dans ce service spécial, où deux autres maîtres de la science l'avaient précédé, Combes et Sénarmont, Delaunay prouvait une fois de plus, par ses actes, ce que son petit Traité de mécanique, si cher aux ingénieurs, montre admirablement, que la science la plus vraie et la plus élevée ne dédaigne pas les applications utiles.
A dater de 1850, Delaunay fut détaché exclusivement à l'École polytechnique, ainsi que l'avaient été d'illustres devanciers, Lamé, Regnault, Sénarmont, et, comme eux, il reçut, de la manière la plus méritée, ses grades successifs dans le Corps des mines, où il fut nommé ingénieur en chef, en 1858, et élevé, en 1867, à la 1re classe de son grade.
L'ingénieur se reconnaît dans une foule de notions pratiques consignées dans ses publications sur la mécanique : le géologue se devine, surtout, dans une de ses notices, où, comme Arago, il montre le rare talent de vulgariser la science, sans l'abaisser.
Rappelons enfin que c'est à l'École des mines que Delaunay a débuté dans l'enseignement scientifique, qu'il devait professer si brillamment à l'École polytechnique et à la Faculté des sciences.
Sans doute, je ne crains pas de le redire, l'Institut, l'Observatoire, le Bureau des longitudes, la Faculté des sciences, l'École polytechnique, revendiquent et pleurent justement l'éminent collègue, auquel nous venons dire un dernier adieu; mais le Corps des mines, dont il était le fils, comme il aimait à le rappeler, et, nous devons ajouter, l'une des gloires, n'oubliera jamais le concours vaillant qu'il apporta à l'École des mines, dont je suis ici l'interprète. Ce n'est pas assez de proclamer notre gratitude ; la douleur de tout le Corps dira au pays nos regrets. Qu'il me soit permis, au milieu du deuil universel, de donner une larme à l'ami, dont un si affreux événement vient de nous séparer.
Voici la liste des principaux ouvrages de Delaunay, autres que les Tables de la lune, qu'il laisse inachevés :