Messieurs.
En l'absence de M. des Cloizeaux, empêché par l'état de sa sauté, la Section de minéralogie m'a confié le pieux devoir d'adresser, au nom de l'Académie des sciences, un dernier adieu à notre cher et regretté doyen, M. Daubrée.
Parmi les membres qui ont illustré l'Académie des sciences, il en est peu qui aient eu, comme lui, l'heureux privilège d'y siéger pendant près d'un demi-siècle et d'y conserver jusqu'aux limites de la vieillesse la vigueur, l'humeur égale et l'activité intellectuelle de leurs jeunes années. Entouré de respect et d'estime, honoré des plus hautes amitiés, soutenu par les soins d'une famille aimée, il a traversé les épreuves les plus cruelles de la vie avec fermeté et le calme d'un sage. Travailleur infatigable, érudit consciencieux, expérimentateur habile, il laisse dans le domaine scientifique un sillon lumineux, et, au sein de l'Académie, la mémoire d'un confrère bienveillant et aimable. Depuis quelques semaines, une maladie, grave dès le début, l'avait atteint inopinément ; plusieurs fois on nous avait avertis que sa vie était en danger, et pourtant, telle était notre confiance dans sa robuste constitution que nul d'entre nous n'avait douté de sa guérison prochaine. Sa mort nous cause une affliction inattendue.
M. Daubrée (Gabriel-Auguste) est né à Metz, le 25 juin 1814. Attaché à sa ville natale par les liens les plus étroits, i] a eu la douleur de la voir passer sous le joug étranger. Il a pleuré non moins amèrement le sort de l'Alsace, où il avait passé les plus belles années de sa jeunesse, effectué ses premières études de minéralogie synthétique et enseigné la géologie avec éclat. Il a été l'une des victimes les plus éprouvées de nos désastres de 1870, et, en même temps, l'une de ces âmes courageuses dont rien n'ébranle la foi dans un avenir de justice et de réparation.
Mais c'est exclusivement sa vie scientifique dont je veux tracer ici une rapide esquisse.
Sorti de l'École polytechnique dans le Corps des Mines, M. Daubrée a la bonne fortune, au commencement de sa carrière d'ingénieur, d'être envoyé en mission successivement en Angleterre, eu Suède et en Norvège. Du Cornouailles anglais, il rapporte des observations intéressantes sur les gisements et la constitution du minerai d'étain et, surtout, des aperçus fertiles sur son mode de formation. Il devine la puissance créatrice du fluor et son rôle dans le monde minéral. Il publie une classification des gîtes métallifères de la Scandinavie et mérite qu'un lecteur tel que Berzélius déclare hautement qu'il lui est redevable de notions précises et d'idées nettes sur des sujets qui, cependant, lui étaient familiers.
Attaché comme ingénieur au département du Bas-Rhin, il parcourt les Vosges et la plaine du Rhin, multipliant les observations et enrichissant les Annales des Mines, le Bulletin de la Société géologique de France et les Comptes Rendus de l'Académie, de notices variées, remplies de constatations nouvelles. Un volume consacré à la description géologique et minéralogiquc du département du Bas-Rhin complète et réunit toutes ces données ; c'est un des documents les plus précieux dont la science française ait doté l'Alsace. Alors une ère nouvelle s'ouvre pour le jeune ingénieur. Appelé à professer dans la chaire de minéralogie et de géologie de la Faculté de Strasbourg, il vivifie son enseignement par des expériences à jamais mémorables sur la reproduction des oxydes de titane et d'étain au moyen de la décomposition des bichlorures par la vapeur d'eau. Pour la première fois, les fourneaux d'un laboratoire fournissent des cristaux de cassitérite doués de l'éclat adamantin, des nuances et de la dureté du minéral naturel. Peu après, M. Daubrée, variant ses procédés expérimentaux et suivant la voie inaugurée par Sénarmont, soumet à l'action de la chaleur rouge des tubes scellés, dans lesquels il a enfermé de l'eau et divers composés chimiques. Bien souvent, les appareils éclatent avec de violentes explosions, mais ceux qui échappent à la destruction fournissent de remarquables cristallisations.
En 1860, M. Daubrée publie sur la question du métamorphisme un mémoire qui, alors, a vivement appelé l'attention du monde savant et qui, aujourd'hui encore, doit être considéré comme un jalon indicateur du développement de la géologie à une époque déterminée de son histoire.
L'année suivante, l'Académie récompense cet ensemble de travaux en appelant M. Daubrée au fauteuil laissé vacant par la mort de Cordier. Puis, la chaire de géologie au Muséum et celle de minéralogie à l'École des Mines lui sont dévolues. Dans ces deux établissements, le soin des collections et les nécessités du professorat constituent de lourdes charges ; on pouvait craindre qu'il n'en résultât un certain arrêt dans les travaux personnels du professeur. M. Daubrée a pu suffire à ces tâches variées et poursuivre en même temps ses recherches propres. Tous les minéralogistes ont admiré ses études sur les zéolithes des sources thermales de Plombières et de Luxeuil. Au Muséum, il a réuni, déterminé et classé une large collection de météorites. Enfin, il y a peu d'années encore, un ouvrage considérable, qu'il a fait paraître sur la circulation des eaux souterraines, a été traduit dans toutes les langues des grands États de l'Europe.
Peu de géologues français ont joui à l'étranger d'une notoriété comparable à la sienne. En France, les différents corps auxquels il a appartenu l'ont élevé aux postes les plus brillants. Au commencement de sa carrière scientifique, l'Université lui a conféré le décanat de la Faculté des sciences de Strasbourg, et les dernières années de sa carrière d'ingénieur ont été remplies par la direction de l'École des Mines. A l'Académie, il jouissait d'une grande autorité parmi ses confrères ; dans le sein de la Section de minéralogie particulièrement, on se soumettait volontiers à son influence. La sûreté de son jugement, l'aménité de ses manières, la fermeté de sa volonté, tempérée par une grande courtoisie, expliquent sa prépondérance dans nos conseils. Pendant longtemps, nous sentirons le vide qu'il laisse parmi nous.
Adieu, cher confrère et maître. Reposez doucement après une vie noblement remplie au service de la patrie et de la science.
Messieurs,
Lorsqu'il y a peu de jours, nous avons accompagné M. l'Inspecteur général Dupont à sa dernière demeure, celui dont il avait été l'infatigable et dévoué collaborateur à la Direction de l'École des Mines, M. Daubrée, était déjà très sérieusement souffrant, mais rien n'indiquait que sa belle et verte vieillesse dût succomber à quelques jours de là sous l'étreinte de l'implacable maladie. L'espoir des siens, celui de ses amis, devait être tristement déçu.
L'éminent orateur que vous venez d'entendre vous a parlé du savant et du vide que sa mort va laisser dans la science, de l'homme et de son caractère, des amitiés nombreuses et fidèles qu'il laisse derrière lui ; qu'il me soit permis, à mon tour, de vous dire les services rendus à des titres divers par l'Ingénieur et le fonctionnaire.
M. Daubrée, à sa sortie de l'École Polytechnique, avait choisi la carrière des mines. Dès ses débuts, il s'appliqua avec ardeur à l'étude des sciences, auxquelles il devait vouer son existence : en 1837, il se vit chargé, comme Élève-ingénieur, d'une mission en Angleterre, d'où il rapporta de précieuses observations.
A son retour, il était nommé Aspirant, prenait le service du sous-arrondissent minéralogique du Haut-Rhin et deux ans après, de celui du Bas-Rhin, avec résidence à Strasbourg, qu'il ne devait plus quitter qu'en 1861. Son service était peu chargé, mais il sut suppléer à ce défaut d'importance par les projets qu'il savait provoquer, comme par les travaux scientifique personnels auxquels il se livra et qui ne tardèrent pas à lui ouvrir les portes de la Faculté des sciences de Strasbourg, où il professa la géologie et la minéralogie.
En 1840, le Conseil général du Bas-Rhin le chargea de l'exécution de la carte géologique de ce département, confiée primitivement à M. l'Ingénieur en chef Voltz et que la mort de ce savant géologue avait inopinément interrompue. Ce très important travail, remarquable par son exactitude, fut terminé en 1848, et publié en 1852.
Nommé Ingénieur en chef en 1855, M. Daubrée vit ses fonctions administratives augmenter d'importance ; divers travaux d'ordre technique avaient été confiés aux Ingénieurs de son arrondissement minéralogique: parmi eux se trouvaient les travaux de captage des sources de Plombières, exécutés de 1857 à 1861 par Jutier, qui mirent, comme on sait, en complète évidence le gisement des eaux minérales de cette localité et donnèrent les résultats pratiques les plus utiles.
La réputation de M. Daubrée comme géologue avait dépassé la frontière, et plus d'une fois appel fut fait à sa science et à son expérience. C'est ainsi qu'en 1860, la Compagnie concessionnaire du chemin de fer de Luxembourg à Trêves ayant reconnu, pondant l'exécution de la ligne, que le tracé fixé dans la vallée de la Moselle la mettait en présence de diffcultés qu'il lui était impossible de surmonter, la question fut soumise à l'étude de trois ingénieurs, M. Daubrée et doux Belges. Ces ingénieurs constatèrent la réalité des difficultés signalées, prouvèrent qu'elles créaient de véritables dangers pour l'établissement de la ligne et pour son exploitation et qu'on ne les éviterait qu'en reportant le tracé de la vallée de la Moselle dans celle de la Syre. Leur conclusion fut adoptée, et le service rendu au Grand-Duché par M. Daubrée fut jugé assez considérable pour lui valoir la Croix de Commandeur de l'Ordre de la Couronne de Chêne, qui lui fut conférée par le roi de Hollande.
En 1861, nommé professeur-administrateur de minéralogie au Muséum d'bistoire naturelle, à Paris, et, peu après, appelé, par les suffrages de l'Académie des sciences, au siège devenu vacant par la mort de Cordier, il quitta Strasbourg, où jusqu'alors s'était écoulée sa carrière, y laissant de nombreux amis, que lui avait valus son caractère doux, bienveillant et naturellement réservé. A peine installé, le Ministre des Travaux publics, sur la désignation du Conseil de l'Ecole des Mines, lui confia la chaire de minéralogie de cet important établissement d'enseignement scientifique ei technique, dont il reçut la direction dix ans après. Je laisse à celui qui est actuellement son successeur dans ces dernières fonctions le soin de vous dire les services qu'il y a rendus.
A dater de cette époque, le rôle de M. Daubrée devient très multiple ; nombreuses sont les missions qu'il a remplies et pour lesquelles, d'ailleurs, le désignaient sa grande notoriété scientifique et sa haute situation dans le Corps des Mines.
Depuis 1862, il a pris part à toutes nos grandes Expositions comme membre du Jury et quelquefois comme rapporteur.
Qui, parmi les ingénieurs, ne connaît le rapport qu'il rédigea à la suite de l'Exposition de 1867 ? Après un exposé complet des progrès réalisés pendant les derniers temps dans l'industrie extractive, il montre comment ces progrès ouvrent la voie à des découvertes nouvelles; puis, dans une conclusion magistrale, il met en évidence le secours que, d'une part, la géologie pure et, d'autre part, l'expérimentation dans l'étude des phénomènes géologiques de tout ordre, physiques, chimiques et mécaniques, doivent apporter aux applications industrielles et agricoles.
Un des initiateurs de la première heure de ces sortes d'études, il prêche l'exemple ; il poursuit avec ardeur celles qu'il avait commencées et en coordonne les résultats dans l'ouvrage qu'il a publié sous le titre d'Études synthétiques de géologie expérimentale. Ces travaux, dont certains sont d'une importance capitale, lui ont valu de l'Etranger, principalement de l'Angleterre et de l'Italie, les distinctions scientifiques les plus flatteuses.
Quand l'inflexible loi de la limite d'âge mit un terme à sa carrière active, en 1884, le Gouvernement lui conféra le titre de Directeur honoraire de l'École des Mines pour témoigner par cette mesure exceptionnelle du prix qu'il attachait aux services que le savant ingénieur lui avait rendus. M. Daubrée était à ce moment Inspecteur général de 1re classe depuis douze ans ; il avait été promu, le 11 juillet 1881, à la dignité de Grand-Officier de la Légion d'honneur. Jusqu'à son dernier jour, il a fait partie de la Commission spéciale de la Carte géologique détaillée de la France, dont il était membre depuis 1875 et dont il n'a cessé, depuis lors, de partager les travaux.
M. Daubrée laissera dans le Corps des Mines le plus durable souvenir. En lui adressant un dernier et douloureux adieu, je dépose sur sa tombe, au nom de nos camarades, le tribut de nos bien vifs regrets.
Messieurs,
Il appartenait à l'Académie des sciences de retracer sur cette tombe la gloire scientifique de M. Daubrée, et à M. le Vice-Président du Conseil général des Mines de vous rappeler la carrière accomplie par cet homme éminent dans le Corps des Mines. Mais ce serait laisser un trop grand vide dans l'expression de nos regrets, si l'École nationale supérieure des Mines n'apportait elle-même ici son dernier adieu à l'un de ses directeurs les plus illustres, les plus aimés.
Daubrée, entré comme Elève-ingénieur a l'École des Mines le 15 novembre 1835, y est, revenu en 1862 comme professeur de minéralogie, à la mort de Sénarmont. Son cours était très soigné, attentivement descriptif, et très propre à former chez les auditeurs la connaissance des espèces minérales. Après dix ans de cet enseignement, il fut appelé, en 1872, à la direction de l'École en remplacement de Combes, et la conserva jusqu'au moment de sa retraite, en 1884.
Tous ceux qui ont connu sa verte vieillesse pendant les douze années écoulées depuis cette époque seront unanimes à penser que la limite d'âge a des rigueurs, à coup sûr nécessaires au point de vue général, mais qui, dans certains cas, peuvent constituer un véritable anachronisme. Le titre de Directeur honoraire lui fut alors conféré.
D'utiles innovations ont été accomplies sous son influence. Je me bornerai à citer la création du cours de géologie appliquée et des conférences de paléontologie végétale, d'électricité industrielle, de statistique graphique. Ces dernières sont devenues ultérieurement le point de départ de l'institution de deux autres chaires nouvelles. Il serait, d'ailleurs, ingrat d'oublier la générosité personnelle de Daubrée envers notre galerie de minéralogie, et les dons nombreux dont il l'a successivement enrichie.
En rendant ce dernier hommage à notre ancien directeur, je ne saurais omettre un de ses titres qui ne doit pas être laissé on oubli. Il a été le président élu de la Commission du grisou, qui a été instituée par la loi du 26 mars 1877, et dont les remarquables travaux ont provoqué la création de commissions semblables en Angleterre, en Prusse, en Autriche. Ce grand mouvement ne s'est pas arrêté, et la lutte féconde contre le grisou est plus que jamais à l'ordre du jour. Le nom de Daubrée y restera attaché.
Que dire des précieux exemples que nous a laissés cet homme illustre et excellent ? Tous ceux qui ont eu l'honneur de servir sous ses ordres, mais nul peut-être plus que moi, ont éprouvé son dévouement si affectueux, si rempli de sollicitude. Plein d'aménité et de courtoisie dans les rapports extérieurs, il possédait les qualités plus profondes et plus rares sur lesquelles se fonde la sûreté des relations. Il était fidèle dans ses amitiés, et prévoyant pour l'avenir de ceux dont la carrière pouvait dépendre de lui, Nous conserverons pieusement le souvenir de cet homme de bien, de ce chrétien convaincu qui vient enfin d'échanger les grandeurs terrestres conquises par son labeur, contre de plus hautes et plus essentielles destinées !
Messieurs,
Je viens dire à M. Daubrée un dernier adieu au nom du Muséum d'histoire naturelle, où il occupa pendant plus de trente ans la chaire de géologie. Je ne saurais remplir ce devoir sans une émotion que je n'essaierai pas de cacher. Appelé pendant près d'un quart de siècle à travailler continûment à ses côtés, admis à une collaboration active à ses expériences et à ses écrits, je ne puis voir s'éteindre l'homme illustre qui fut mon initiateur dans la science, sans que surgissent du même coup, devant ma mémoire, les longues années vécues avec lui.
M. Daubrée a laissé au Muséum le souvenir durable d'un travailleur jamais lassé, toujours préoccupé d'ajouter de nouvelles conquêtes à sa récolte de découvertes, et préchant ainsi par l'exemple autant que par la parole.
C'est au Muséum qu'il a mené à bien nombre de ses plus belles recherches, et l'on peut dire qu'il y a introduit et acclimaté la méthode géologique expérimentale, si féconde entre ses mains. La plupart de ses travaux empruntent, en effet, un caractère tout particulier à la préoccupation qu'il avait de contrôler les données de l'observation par les produits de l'expérimentation rationnelle. Les grandes questions que soulèvent l'étude des gîtes métallifères, celle des phénomènes du métamorphisme, celle des chaînes de montagnes et des cassures terrestres, celle enfin, pour borner nos exemples, des roches de provenance cosmique, l'ont tour à tour amené à réaliser des reproductions synthétiques, et c'est avec conviction qu'il aimait répéter le précepte de Bacon, de porter les problèmes de la science « sous le fer et le feu de l'expérience ».
Aussi (ai-je besoin de l'ajouter?) est-ce avec un soin pieux que nous conserverons la série des appareils qu'il a imaginés et des résultats qu'il a obtenus.
Le Muséum doit aussi à M. Daubrée l'installation de la très précieuse collection de météorites, qui a reçu de lui son autonomie et à laquelle il a su procurer, par son activité toujours en éveil, des accroissements si considérables qu'elle peut lutter honorablement avec les collections similaires des pays étrangers.
Enfin, notre Établissement a eu dans l'illustre savant un professeur fidèle à ses traditions, et dont l'enseignement fut constamment consacré à l'exposé des acquisitions scientifiques les plus récentes et à la libre discussion des doctrines les plus hautes.
A ces différents titres, le Muséum a de grands motifs de reconnaissance à M. Daubrée, et il conservera son nom sur la liste de ceux qui ont le plus contribué à sa gloire.
M. Daubrée, que la Société nationale d'agriculture avait jugé, il y a vingt ans, le plus digne d'occuper la place d'Élie de Beaumont, avait reçu tous les honneurs qu'entraîne la gloire scientifique quand notre Compagnie l'appela à la présidence en 1890.
J'ai passé une année entière dans sa collaboration active et dévouée, et c'est avec les sentiments d'une affectueuse et respectueuse reconnaissance que je viens apporter les regrets que la mort de ce savant éminent nous inspire.
Il me semble que personne n'est mieux désigné que moi pour rappeler les qualités d'un confrère excellent, dont la cordiale bienveillance s'exerçait en toute occasion. Un autre peut-être, avec une plus grande autorité, eût signalé les services que M. Daubrée rendit à la géologie agricole. Heureusement, notre président, M. Risler pense et sent comme moi, et nous sommes tristement unis pour rendre à celui que nous avons perdu des hommages bien mérités.
C'est qu'en effet, parmi les nombreux problèmes que les sciences naturelles doivent résoudre pour les progrès de l'agriculture, il n'en est pas qui, dans ces temps derniers, aient provoqué plus d'études que la composition du sol et du sous-sol. Tandis que les géologues, comme Élie de Beaumont, Berthier, Daubrée, Delesse, se sont appliqués à reconnaître les éléments des matériaux qui couvrent le sol et qui ont une action sur la terre végétale, les chimistes, comme Boussingault, Schloesing, Berthelot, Dehérain, étudient sans cesse l'action réciproque des éléments minéraux et des éléments végétaux. Si quelques-uns, comme Daubrée, s'appliquent plus spécialement à la recherche des rapports qui existent entre la géologie sidérale et la géologie terrestre, tous ensemble cherchent à constater les effets de la température sur la composition du sol et le développement de la production agricole.
M. Daubrée l'a dit lui-même : « Les circonstances les plus complexes président à la formation de la terre végétale. Assurément, celle terre végétale est sous la dépendance immédiate des masses sous-jacentes ; mais elle reçoit des apports provenant de distances plus ou moins grandes, soit par l'action de l'eau, soit par les mouvements de l'air. »
Voilà pourquoi nous avons vu M. Daubrée, l'auteur des Etudes synthétiques de géologie expérimentale, l'auteur du grand et bel ouvrage sur les Eaux souterraines, élever ses études vers les Régions invisibles du globe et des espaces célestes, et présider la Société nationale d'agriculture et le Bureau central météorologique de France.
L'agriculture est un art qui vit du secours de toutes les sciences naturelles. Pour bien servir l'agriculture, il faut se consacrer aux applications de la science et savoir résolument quitter la théorie pour entrer dans les détails de la pratique. Aussi, notre confrère M. Daubrée, reprenant la tradition d'Elie de Beaumont, avec une persévérance qui devint un véritable service, fut, pendant vingt ans, toujours attentif et zélé pour mettre en lumière la question nouvelle et capitale des phosphates dans l'agriculture. Il fit valoir notamment le célèbre travail qu'Élie de Beaumont consigna dans nos Mémoires en 1856, sur l'utilisation des phosphates naturels ; il contribua à faire donner à M. de Molon notre grande médaille d'or en 1881, pour la découverte, en France, de nombreux gisements de phosphates exploitables ; enfin, il sut rendre justice à tout le monde et, dans son discours de présidence, il résuma, comme un maître qu'il était, les leçons de sa haute expérience ; aussi mérite-t-il aujourd'hui qu'on lui assigne le premier rang parmi les propagateurs d'une des plus importantes découvertes touchant l'agriculture contemporaine. La renommée de M. Daubrée était universelle. L'Académie des sciences a partagé avec lui les honneurs qui lui furent rendus par tous les savants du inonde. Plus modeste sera la Société nationale d'Agriculture de France. Elle lui témoigne sa gratitude, en rappelant, en ce moment suprême, les conseils éclairés que M. Daubrée sut donner à nos agriculteurs ; elle ajoute à ces souvenirs scientifiques les souvenirs intimes d'une collaboration de vingt années, dans laquelle chacun de nos confrères puise aujourd'hui les douloureux sentiments que nous déposons sur cette tombe avec la plus vive émotion.
Au nom de la Société Française de minéralogie, je viens rendre un tribut d'hommages et de regrets nu savant illustre qu'elle était fière de compter parmi ses fondateurs.
M. Daubrée a été l'un de nos présidents.
Pendant de longues années, assidu à nos séances, il a fait partie du petit groupe de savants éminents qui se sont attachés avec un zèle infatigable à relever et à développer le goût des études ininéralogiques dans notre pays. La présence du vénérable doyen de la Section de minéralogie était une bonne fortune pour les jeunes membres de la Société, heureux et fiers de son approbation, instruits par ses appréciations : il excellait, par son enthousiasme juvénile, ses compétences étendues, à mettre en valeur les mérites des travaux, les plus divers. Tous nous nous rappelons les notices nécrologiques qu'il écrivait avec tant d'âme et que notre Bulletin conserve précieusement.
Je voudrais rendre les sentiments de respectueuse admiration que nous inspirait sa carrière, remplie, non pas tant par des années, que par des oeuvres magistrales.
La publication de ses Etudes de géologie expérimentale nous avait révélé l'unité du plan et la suite des idées du maître ; elle avait aussi mis en pleine lumière les secours que sont appelées à se prêter la géologie et la minéralogie : ainsi, ses très intéressantes observations sur la minéralisation des matériaux de construction par les eaux thermales, l'avaient conduit à effectuer de remarquables synthèses minéralogiques. Cette union des deux sciences a été réalisée, à son exemple, par plusieurs de ses élèves.
M. Daubrée avait voué à la science désintéressée un culte qui n'apris fin qu'avec sa vie. Il aimait notre Société, les succès de ses membres étaient pour lui dos joies profondes .
La perte d'un pareil homme sera sentie par le monde savant tout entier : son deuil sera porté par la Société Française de minéralogie.
Messieurs,
La Société Géologique de France revendique dans Auguste Daubrée l'un des siens et, à cette heure de cruelle séparation, il lui appartient de manifester publiquement ses douloureux regrets en voyant partir un membre qui a beaucoup aimé la géologie et qui l'a hautement honorée par sa vie et par ses travaux.
Daubrée s'est fait présenter comme membre de notre Compagnie dès 1839, à l'âge de vingt-cinq ans, sous le patronage de Brongniart et de Voltz ; il a été deux fois son président, en 1864 et en 1879 ; il n'a cessé de faire partie de ses conseils que depuis que l'âge est venu arrêter son activité physique.
On peut dire que toute sa vie scientifique se déroule dans notre Bulletin, de 1840 à 1895 ; presque chaque volume, pendant ces cinquante-cinq années, renferme une ou plusieurs notes de lui sur les sujets les plus importants de la géologie.
Notre regretté confrère fréquentait nos séances ; il venait dans ces libres réunions de maîtres et d'élèves, d'ingénieurs et d'amateurs, écouter et discuter les questions les plus simples comme les plus hautes. Dans ce milieu indépendant, il apportait cette note de courtoisie et de gracieuse confraternité qui lui avait gagné tous les coeurs.
Il commença comme stratigraphe par une étude des Vosges en préparant une description géologique et minéralogique du Bas-Rhin qui est restée classique. Il étudie l'or du Rhin, le bitume de Pechelbronn, la température des sources des Vosges ; entre temps, il détermine le mode de formation du minerai de fer dans les marais et les lacs de la Lorraine et des Vosges, par l'action réductrice des matières organiques.
Comme métallurgiste, à la même époque, il examine le gisement et la constitution des amas d'étain en France, en Angleterre et en Allemagne ; après d'autres voyages, il donne des notes sur les dépôts métallifères de la Suède et de la Norvège et sur les phénomènes erratiques Scandinaves.
Dès lors commence à apparaître le caractère particulier de son oeuvre, oeuvre qu'il poursuivra à travers les situations les plus liantes qui vous ont été retracées. Après l'analyse chimique et la décomposition des roches, il cherchera inversement à recomposer leurs éléments, à reproduire les conditions qui ont pu leur donner naissance, à refaire artificiellement les minéraux naturels. Les oxydes d'étain, de titane, l'apatite, la topaze sortent de son creuset en 1851, et nous le retrouvons encore, en 1870, cherchant à imiter les roches qui accompagnent le platine natif.
En 1859, il est en pleine possession de son talent et il publie ses Etudes et expériences synthétiques sur le métamorphisme et la formation des roches cristallines, travail capital qui restera le plus important de sa carrière: il démontre que la chaleur seule ne suffit pas pour expliquer tous les phénomènes de transformation des roches, il ajoute que les vapeurs minérales peuvent être un auxiliaire utile, mais qu'elles sont encore insuffisantes, enfin, que c'est l'eau circulant partout dans les roches qui doit être considérée comme l'agent essentiel du métamorphisme, le grand minéralisateur des masses, conclusion considérable trop souvent oubliée aujourd'hui. Il dit lui-même : « A mesure qu'on approfondit davantage ce qui se passe dans du globe, on voit s'agrandir ce cercle de décompositions et de recompositions successives, qui forment en quelque sorte l'activité et comme la vie de la matière inorganique. »
Vers 1866, il dirige ses études sur les météorites et s'acharne à leur analyse, leur classification et finalement leur reproduction dans sou laboratoire. Il en forme, au Muséum, une collection de la plus haute valeur.
Rapporteur des progrès de la géologie expérimentale à l'Exposition universelle de 1867, Daubrée a analysé les travaux de ses émules et résumé les siens propres sur un sujet où il lui avait été donné de faire de si précieuses trouvailles. Il y établissait les points de ressemblance et de dissemblance entre les pierres célestes et les pierres terrestres. Tous ces travaux sont résumés dans deux forts volumes parus, en 1879, sous le titre d'Études synthétiques de géologie expérimentale.
Après avoir étudié l'action chimique, il s'était plu à essayer l'action mécanique sur les roches terrestres ; il institua de nombreux essais permettant de s'assurer comment, par la pression, s'opèrent les cassures dans le sol, créant les expressions de diaclase et de paraclase qui ont fait reproduisant, dans son cabinet, sur une feuille fragile, le réseau des fractures du sol en imitation parfaite des accidents géologiques révélés par la géographie.
A une époque plus rapprochée, Daubrée s'est occupé beaucoup d'hydrologie, des Eaux souterraines à l'époque actuelle et aux époques anciennes (1887), reliant ces oeuvres nouvelles avec ses analyses et ses synthèses antérieures et cherchant à découvrir les lois de la circulation des eaux dans les couches du globe ; c'était un des côtés de l'application des sciences géologiques qui lui tenait le plus à coeur et qui m'ont souvent alors rapproché de lui.
Il cherchait comment la géologie pouvait être utile à l'agriculture, et la question des phosphates, celle des cartes agronomiques le préoccupaient également.
Quoique arrêté par l'âge dans son activité et absorbé par des rapports multiples, notre bienveillant confrère et maître s'intéressait, hier encore, à toutes les publications nouvelles ; il ne laissait échapper aucun travail de quelque importance sans le lire ; il était toujours prêt à encourager les élèves, à pousser les débutants, et l'amabilité de son accueil, lors de mes débuts, en 1877, est encore bien présente à ma mémoire.
C'est sur l'éloge de ses manières affables et distinguées, accompagnant si bien son existence laborieuse et si utilement remplie, que je terminerai les paroles d'adieu que j'adresse à ce grand géologue, non seulement au nom de la Société Géologique de France, mais encore au nom de la Société Géologique de Londres, de la Société Belge de Géologie, de la Société Géologique du Nord, sociétés où j'avais le grand honneur d'être également son collègue.