TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIII (1999)

Jean BOULAINE
Charles de Molon (1809-1886) : prospecteur et industriel mêlé à la polémique des phosphates au milieu du dix-neuvième siècle.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 20 mai 1999)

I - Le contexte familial

Les origines d'un Breton obstiné

La saga familiale fait remonter l'origine des de Molon à un architecte-topographe du duc de Guise qui aurait quitté la plaine de la Saône pour suivre son maître dans le Bassin parisien, au seizième siècle. Une branche de ses descendants serait restée dans l'Aisne et Albert Demolon (1881-1954), agronome et membre de l'Académie des sciences, en aurait été un des derniers représentants.

Une autre branche s'est fixée en Bretagne en gardant la particule. Au début du XIXe siècle un de Molon était topographe au service du cadastre à Saint-Malo. Il a eu quatre fils : Charles, le prospecteur-géologue, Ernest et Auguste, agriculteurs et le général d'artillerie Félix Demolon.

La famille de Charles de Molon

Nous sommes bien informés sur les membres de sa famille grâce à un descendant de son frère Ernest, Monsieur Yves de Molon qui nous a communiqué un arbre généalogique et divers détails. Les archives de l'Ecole polytechnique renseignent aussi sur son frère Félix.

René de Molon (1778-1853).

Né à Rougé (Loire-Atlantique), officier du corsaire « La jeune Agathe», puis agent général du cadastre à Saint-Malo (ou à Rennes ?), il épouse B. G. de la Grande Rivière en 1863 et meurt à Paramé après avoir eu avec elle quatre fils.

Charles Marie de Molon (1809-1887).

L'aîné, objet de cette note. Né en 1809 à Rennes et décédé en 1886 « dans un petit village de Bretagne ».

Félix Demolon (1811-1883 ; X 1830).

Le dossier de l'Ecole polytechnique comme le dictionnaire de biographie française ne marquent pas la particule. Elève de Polytechnique, officier d'artillerie, général, il commandera l'artillerie des armées de l'Ouest en 1871. Retiré à Saint-Malo, il s'occupa d'oeuvres sociales et charitables, en particulier de l'hôpital de cette ville.

Ernest de Molon (1816-1898).

Il a probablement géré les propriétés de la famille. Il fut agriculteur à Menez-Ru, près de Rosporden dans le Finistère. Il fit pour son frère, une reconnaissance des ressources en déchets de poissons de Terre-Neuve. Les déchets étaient jetés à l'eau et s'y accumulaient. Ernest rapporta 200 tonneaux de ces matières et des informations optimistes. Il ne poursuivit pas cette activité.

Vers 1854 il s'installe à la terre dans le Finistère. C'était un bon agriculteur car il a été interrogé par la Commission des engrais en 1864. Sa déposition est intéressante car elle montre les retards que l'utilisation des phosphates moulus a subis, même dans la famille de leur propagandiste.

Auguste de Molon (1820-1901).

Il fut, lui aussi, agriculteur.

Il - La carrière industrielle de Charles de Molon -1830-1856

Issu d'une famille bretonne il a certainement fait des études solides, attestées par le déroulement de sa carrière. Mais nous ne savons rien de sa jeunesse. Il aurait peut-être préparé Saint-Cyr mais les archives de l'armée n'en gardent pas le souvenir.

Dans les années 1830, il a alors une vingtaine d'années, il prospecte les gisements de matériaux calcaires susceptibles de servir d'amendement pour l'agriculture. Dans sa brochure de 1877 il cite le maerl, la tangue, les sables coquilliers, les dépôts de coquilles des plages soulevées. Il dit qu'il a, le premier, prospecté pour ses recherches les côtes de la Bretagne et de la Normandie « de l'estuaire de la Loire à celui de la Seine ».

Vers 1840, l'invention de la boîte de conserve en métal révolutionne l'industrie de la sardine. Au lieu de saler les poissons, accumulés dans des tonneaux on les place dans de petites boîtes après les avoir vidés et en séparant la tête. Il y a des déchets riches en phosphore et en azote. Concarneau devient la capitale de cette industrie et Charles de Molon y crée une usine de récupération, séchage et broyage de ces résidus pour en faire de l'engrais, connu sous le nom de « farine de poisson ». Le succès lui sourit et il entreprend d'étudier la récupération des résidus de la préparation des morues à Terre-Neuve. Il frète un bateau de Saint-Malo le « Neptune », et son frère Ernest embarque pour les grèves où les terre-neuvas préparent les morues après les avoir nettoyées et débarrassées de leur tête et de l'arête principale. Il ne poursuit pas cette exploitation provisoire et, vers 1854, il s'était installé à la terre.

On ne sait pas, à notre connaissance, ce qui a fait évoluer les projets de Charles. Toujours est-il qu'il va abandonner son industrie et se consacrer à la prospection géologique des phosphates. Il dit que Dufrénoy, Pierre Berthier et Elie de Beaumont avaient déjà repéré quelques gisements, que les espagnols et les anglais en connaissaient aussi et qu'ils avaient commencé l'exploitation de ceux-ci pour fabriquer des engrais phosphatés. Cette conversion se place vers la fin des années 1840 alors que Liebig, Murray et sir John Bennett Lawes venaient de promouvoir l'emploi de ces phosphates comme engrais.

L'usine de Concarneau et ses annexes commerciales seront vendues vers 1850 mais nous verrons qu'un escroc vola le montant de la vente.

Charles de Molon se tourna donc, vers 1850, vers la recherche et l'exploitation des phosphates de chaux fossiles. Patronné par Elie de Beaumont, directeur du Service géologique, dépendant de l'administration des Mines, il fit l'inventaire des formations géologiques de la France susceptibles de contenir des gisements de phosphates (C. R. Acad. Sci., 1856, p. 1178). Précisons que ses travaux ont essentiellement concerné l'Est de la France « de Calais à Antibes». Il entreprit l'exploitation des nodules phosphatés et des rognons de phosphates des Ardennes.

De Molon fit confiance à un banquier qui devait l'aider à financer son industrie de broyage des minerais. Il lui confia les sommes provenant de la vente de sa firme bretonne... et le banquier disparut. Ces difficultés financières l'acculant à la faillite, Elie de Beaumont le soutint de toute son influence et le présenta à l'Empereur. Il reçut de Napoléon III beaucoup de promesses que le ministre des Finances réduisit à un soutien en argent d'ailleurs non négligeable de cent mille francs. Avec l'aide probable de sa famille, de Molon échappa à la ruine totale et à la faillite mais dut renoncer à toute activité commerciale.

Il avait fournit des tonnages relativement importants de phosphates broyés dont le succès fut assez rapide dans les terres acides et surtout dans les défriches de landes, notamment en Bretagne. L'affaire fut reprise par « M. A. Cochery, cessionnaire de M. Ch. de Molon » comme l'indique une publicité ultérieure.

Les comptes rendus de la Commission des engrais (décembre 1864) comportent trois auditions de Charles de Molon qui donne de nombreux détails sur ses travaux (voir plus loin).

III - L'obstination contre l'infortune

En 1857 Charles de Molon approche de la cinquantaine. Ses entreprises successives lui ont échappé.

Il lui reste son expérience, une famille très probablement solidaire, et des protections haut placées ; celle d'Elie de Beaumont mais aussi celle de Jean-Baptiste Dumas. Il obtient du ministère des missions d'études pour continuer ses prospections sur les formations phosphatées.

Presque chaque année il parcourt les terrains jurassiques et crétacés dans toute la moitié est de la France. Curieusement il ne s'intéresse pas aux dépôts karstiques de Normandie et du Sud-Ouest qui seront exploités après 1871 (voir les articles de Bernard Gèze).

Les autres activités de Charles de Molon entre 1860 et 1870 nous échappent, bien que sa participation à la Commission des engrais en 1864 soit riche en détails sur ses idées scientifiques. Une tradition familiale indique, dans l'arbre généalogique, qu'il aurait été inspecteur général de l'Agriculture. Rien ne nous a permis de recouper cette information, bien que les occasions d'en faire état n'ont pas manqué vers les années 77-81.

La Commission des engrais

Le gouvernement du Second Empire a réuni, fin 1864, une commission dont les travaux ont été publiés en deux tomes, en 1865 - sous le titre suivant : « Enquête sur les engrais industriels » - tome I - dépositions - 978 pages plus 301 pages d'annexés.

Cette commission est présidée en principe par le ministre de l'Agriculture et du Commerce et en fait par Jean-Baptiste Dumas, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences et par Elie de Beaumont, directeur du Service géologique.

Elle s'est réunie quatorze fois, du 24 novembre au 27 décembre 1864. Elle comprenait 16 membres ; des fonctionnaires comme de Mony de Mornay, directeur de l'Agriculture, des savants ; Boussingault, Bella, Tisserand, des juristes et des personnalités. La commission a auditionné 43 personnes, toutes en activité ; agriculteurs, agronomes et universitaires (Malagutti), des industriels (Kuhlmann), des commerçants et des fonctionnaires des départements.

La raison de cette enquête était la nécessité de réglementer la fabrication et le commerce des engrais industriels. Depuis 1850, le département de la Loire-Inférieure avait déjà créé un laboratoire d'analyses sous l'impulsion et la direction de Bobierre pour essayer de moraliser le commerce du noir animal et des autres engrais. Il fallait passer au niveau national et proposer une loi.

La commission a largement dépassé le cadre qui lui était prescrit. Elle a réuni, par les dépositions spontanées des personnes auditionnées et par les questions posées, une énorme documentation. En outre le secrétariat a été remarquablement organisé ; les discussions sont rapportées pratiquement mot à mot et les annexes sont nombreuses et précises. Cette enquête constitue un témoignage exceptionnel sur l'état de l'agriculture à la fin du Second Empire.

Les frères De Molon devant la Commission des engrais

Le rapport de cette commission (voir annexe) est une source exceptionnelle d'information.

Charles de Molon a fait trois dépositions devant la Commission des engrais (il est le seul à avoir été auditionné plusieurs fois).

Son frère, Ernest de Molon a été entendu lui aussi. Les dépositions des deux frères tiennent donc 98 pages alors que, en moyenne, celles des autres témoins ont 20 pages environ. Ceci montre l'intérêt de l'expérience agricole des frères de Molon, surtout de Charles.

L'essentiel de leurs témoignages est consacré aux phosphates et aux farines de poisson. Pour Ernest, la potasse est aussi un sujet bien connu. Charles peut aussi s'élever à une conception globale de l'agronomie. Dans la séance du 8 décembre 1864 (pages 370 et suivantes), il a demandé l'autorisation de faire un exposé général sur l'agriculture française en cette fin du Second Empire. Ces pages sont parmi les meilleures des comptes rendus.

IV - Le temps de la renommée

La Guerre de 1870-1871

Elle met un terme aux explorations géologiques de Charles de Molon. Il prend du service dans l'armée de l'Ouest dont son frère Félix commande l'artillerie. Probablement grâce à lui, il est nommé colonel et dirige le dépôt de Rennes. La fin de la guerre le rend à la vie civile. On ne sait trop ce qu'il fit alors. Il habite Paris, c'est du moins ce qu'indiquent les Comptes rendus de la Société d'agriculture, d'autres indices permettent de penser qu'il a fait des séjours en Bretagne.

Les ultimes publications

La paix revenue, Charles de Molon a consacré une partie de son temps au moins à rédiger à la fois sa défense et l'essentiel de ses idées sur la fertilisation phosphatée. Le résultat est une première grosse brochure de 178 pages dont nous donnons en annexe la table des matières. Ce petit livre est intitulé L'agriculture et le phosphate de chaux - Notice sur les travaux et les recherches de M. Ch. de Molon avec pièces justificatives. Il a été imprimé à Coulommiers en 1877. Il comporte des textes de Charles de Molon, mais aussi des lettres, des rapports dont nous avons utilisé beaucoup de passages.

Un second texte a été publié en 1879. Il est intitulé Considérations générales sur la nécessité d'apporter au sol des engrais industriels - Production d'un nouvel engrais dit phospho-organique. Publiée à Paris chez Charles Schille, cette brochure de 32 pages présente surtout une nouvelle formule ; mélange de goémon et de phosphate moulu. On peut y voir l'influence de Grandeau qui venait de publier sur l'action de la matière organique sur les phosphates.

A 70 ans, de Molon croit toujours à l'intérêt suffisant du broyage des phosphates. La même année, Jean Barral dans le compte-rendu de l'enquête de la Société d'agriculture chante les louanges et les miraculeux résultats des superphosphates. Mais l'opinion publique est longue à comprendre et Charles de Molon connaît une popularité et une renommée scientifique qui se manifeste au plus haut niveau.

Après 1880, le catalogue de la Bibliothèque nationale signale encore quelques petits articles techniques de la plume de Charles de Molon.

Les récompenses

Déjà, à la fin du Second Empire, des médailles et des prix dans les expositions agricoles avaient couronné les travaux de Charles de Molon. Après la guerre, de 1877 à 1881, il va recevoir des témoignages flatteurs de la part des milieux scientifiques et agronomiques.

L'Académie des sciences

Elle lui attribue le 28 décembre 1874, le prix Morogues. Le rapport est présenté par Henri Mongon qui est Professeur au Conservatoire des arts et métiers; le secrétaire perpétuel de l'Académie est Jean-Baptiste Dumas.

Le vœu de la Société des agriculteurs de France

Le 22 février 1877, à l'unanimité, l'assemblée générale de la Société des agriculteurs de France (« rue d'Athènes ») émet le vœu que le gouvernement attribue à Monsieur de Molon une récompense nationale.

Le rapport, rédigé par E. Lecouteux, secrétaire général de la Société et très grand agronome (Boulaine & Legros, 1998), est dithyrambique, quelque peu partial et inexact. Il fait de Charles de Molon le sauveur de l'agriculture alors qu'il n'a été qu'un des chercheurs attachés à la solution du problème des phosphates. Charles Müntz sera beaucoup plus modéré dans ses félicitations. Lecouteux est aussi journaliste et son public, très vaste n'est pas fait pour comprendre les nuances.

La Société d'agriculture de France (future Académie d'agriculture)

Les comptes rendus de la Société d'agriculture de France, pour la séance solennelle et publique du 7 août 1881, mentionnent que la première récompense (la plus honorable) ; « est accordée, sur proposition de Monsieur Tisserand, une grande médaille d'or à Monsieur Charles de Molon agronome, propriétaire à Paris, pour ses travaux sur les gisements de phosphates de chaux ».

On mesure l'importance de la récompense à la notoriété du rapporteur et au fait que la récompense suivante est attribuée, sur proposition de Louis Pasteur, à Emile Duclaux pour ses travaux sur les fromages. Duclaux sera le successeur de son maître et ami comme second directeur de l'Institut Pasteur.

De Molon avait remercié par lettre lue en séance par le secrétaire perpétuel la semaine précédente (C. R., p. 520 et 528). Il n'a donc pas pu assister à la cérémonie.

Contexte de ces récompenses

Le fait essentiel est que, en pleine crise agricole, les responsables ont bien compris que le premier des problèmes est celui de la fertilisation phosphatée. L'année suivante Jean Barral, dans sa synthèse de l'enquête de la Société nationale d'agriculture de France, le redira avec insistance. Il fallait attirer l'attention sur cela et la glorification de Charles de Molon s'y prêtait bien .

L'opinion des spécialistes

La gloire de Charles de Molon fut passagère. A la même époque les qualités exceptionnelles des superphosphates étaient reconnues en France et le rapport de Jean Barral pour la grande enquête de la Société d'agriculture en témoigne dès 1879. En 1892 la société de Saint-Gobain dresse un plan de construction de 15 usines spécialisées qui fourniront en 1914 plus de 40% des engrais phosphatés à base d'acide sulfurique et de phosphates minéraux beaucoup plus riches que ceux de métropole. Philippe Thomas venait de découvrir, en 1887, les gisements de Tunisie.

Les livres de Charles Müntz et de ses collaborateurs entre 1885 et 1900 sont moins laudatifs, tout en reconnaissant l'intérêt des recherches de Charles de Molon. En effet, dans l'ouvrage de Müntz, A. et Girard, A. Ch. (1893) : Les engrais (troisième édition, trois tomes, Firmin Didot, Paris), on peut lire : « En 1856 Elie de Beaumont appelle l'attention sur les gisements de phosphates et fut l'initiateur d'un grand mouvement qui ne s'est pas encore ralenti et auquel prirent surtout part MM. Nesbit, Meugy, Delanoue, Pommarède, de Molon, Desailly, Jaille etc. » (Tome II, p. 333).

Et encore, après la description de tous les gisements connus à l'époque dans le monde et avoir signalé un petit gisement en Oranie : « La Tunisie en contient de grandes quantités dans la formation albienne qui y est très étendue » (Ibid., p. 433).

Or Müntz est à l'Institut agronomique, le collègue de Adolphe Carnot qui a analysé les échantillons de Philippe Thomas en septembre 1887. Le renseignement est exact mais ses conséquences sont passées sous silence, en admettant même qu'elles aient été bien perçues.

Müntz et Girard en 1893 consacrent 67 pages (370-437) à l'inventaire des gisements de phosphates français. Ils parlent peu de Charles de Molon.

Actuellement on ne parle de Charles de Molon que pour le distinguer de son lointain parent, Albert Demolon. Certes le disciple de Jean-Baptiste Dumas et d'Elie de Beaumont a eu le tort de ne pas comprendre l'intérêt des superphosphates. Son œuvre de prospecteur et de vulgarisateur reste néanmoins exemplaire.

La notice nécrologique de Lecouteux

Le Journal d'Agriculture pratique, en 1886 est apparemment le seul à avoir fait état du décès de Charles de Molon.

V - Le problème des engrais phosphatés

Pourquoi Charles de Molon s'est-il obstiné à promouvoir l'usage des phosphates minéraux en poudre ?

De 1845 environ à sa mort en 1886 il a consacré son activité à la recherche, à l'exploitation et à la vulgarisation des phosphates. Plus exactement aux phosphates minéraux broyés et réduits en poudre fine. Il a soutenu, jusque dans ses dernières publications que cette préparation était nécessaire et suffisante pour obtenir un produit assimilable.

On sait maintenant, et on a commencé à le savoir dans les années 1865, que cela est vrai uniquement pour les sols acides dont le pH est inférieur à 5,5. Les sols de défriches d'une grande partie du Massif armoricain et de certaines parties du Massif central ou des Ardennes sont de ce type. Encore faut-il que le chaulage, déjà répandu dès 1850 et même les apports de calcaire avec les phosphates naturels, n'aient pas eu pour conséquence à court terme la remontée de ce pH et la perte du pouvoir de mobilisation des phosphates minéraux.

Charles de Molon a donc vécu un drame ; ses efforts ont été rendus vains par son obstination à refuser le traitement des phosphates minéraux par l'acide sulfurique, c'est-à-dire la préparation des superphosphates. Seuls ces produits sont capables de fournir aux sols les formes de phosphates assimilables par les plantes. Notons que, depuis 1880, d'autres formes ont été trouvées (scories, phosphates d'aluminium, hyper phosphates etc.) et que le noir de sucrerie, le guano, les cendres, étaient utilisés depuis les années 1830 ainsi que les farines de poisson inventées d'ailleurs par de Molon lui-même.

Le choix de Jean-Baptiste Dumas

Le premier à signaler le rôle d'engrais des déchets d'os et d'ivoire est Duhamel du Monceau (1726). Les artisans de Soheffield, Solingen et Thiers le constatèrent aussi à la fin du XVIIIe siècle. En 1804 Théodore de Saussure constate que le phosphore est présent dans toutes les plantes qu'il analyse. En 1810 Sir John Sinclair préconise l'emploi d'os broyés et, pour les réduire en poudre, James Murray (1817) invente de les arroser avec de l'acide sulfurique. En 1837 il invente pour son produit le mot de superphosphates. Il est toujours question de pulvériser les os, voire les phosphates minéraux (à partir des années 1845).

Cependant, en 1870, Graham découvre que certains acides peuvent avoir plusieurs fonctions acides. L'acide phosphorique en a trois et forme donc trois sels avec les bases, notamment avec le calcium. Le phosphate tricalcique est peu soluble ; c'est celui des formations géologiques. Le bi-calcique est soluble dans les acides faibles et le mono-calcique est soluble dans l'eau. Le superphosphate est un mélange des trois.

Alors que les Anglais avec Murray et sir John Bennet Lawes ainsi que les Allemands avec Justus Liebig, adoptent facilement le procédé chimique, les Français, rangés derrière Jean-Baptiste Dumas et son homme lige, Boussingault, s'obstinent à croire que le broyage suffit à rendre assimilable les phosphates minéraux. Et Charles de Molon va se battre pour eux jusqu'à la fin de sa vie.

Des provinciaux, Malgutti à Rennes, Kuhlman à Lille, et des jeunes comme Dehérain et Joulié sont plus lucides. Dès 1855 ils savent que le superphosphate s'impose dans les sols calcaires ou neutres. Mais il est dangereux de le dire devant les maîtres de la chimie académique. Nous en avons un témoignage précis à la fin de 1864. A la Commission des engrais, Kuhlman tente d'orienter la discussion sur les expériences et les pratiques britanniques et il se fait sèchement contrer par Dumas qui lui intime l'ordre de parler d'autre chose.

Ce n'est que le 1er février 1869 que Monsieur de Kergomard, à la tribune de la Société d'agriculture annonce un rendement en blé de 48 quintaux par hectare (record de France probable pour l'époque) grâce à un engrais à base de superphosphate. La salle fait chorus. En 1878 l'enquête de la même société, avec des dizaines de témoignages et une synthèse brillante de Barral, reconnaît le grand intérêt des superphosphates. En 1892, Philippe Thomas ayant découvert les gisements de Tunisie, la Société de Saint-Gobain se lance à fond dans la fabrication de cet engrais.

Les interrogations d'une carrière

La vie et l'œuvre de Charles de Molon posent quelques problèmes :

1° Pourquoi, en 1836, commence-t-il ses recherches géologiques ? Il répète qu'il a étudié les gisements de phosphates pendant vingt ans, jusqu'en 1856. C'est l'année où l'Académie des sciences publie sa note. Elle sera la seule de sa vie. Or il a commencé par l'étude des gisements de calcaires autour du Massif armoricain. Puis a développé l'industrie des farines de poisson comme engrais. Cela n'a pu avoir lieu qu'après 1844, date de l'invention de la boîte de sardines par un Anglais. La conserverie, à Concarneau n'a probablement commencé que quelques années plus tard. D'autre part le livre de Liebig et les travaux de Lawes apparaissent en 1840. La conscience de l'intérêt des phosphates en agriculture commence à peine en 1843 ou 1845. De Molon n'est ni chimiste, ni agronome ; il ne peut avoir commencé à chercher des gisements de phosphates que vers 1846-48 au plus tôt.

2° Il a poursuivi ses prospections en secret. Seul était tenu au courant Léonce Elie de Beaumont (1798-1874), professeur au Collège de France et secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences. Pourquoi cet intérêt du plus puissant géologue français pour un amateur ? Pourquoi sa protection sans démenti durant plus de vingt ans ?

3° Il n'y a aucune trace de lui à la Société géologique de France. Il n'a jamais fait partie de cette institution. Il n'y a jamais publié ses travaux et on n'y trouve pas trace de notice biographique ou nécrologique. Or il était le protégé d'Elie de Beaumont et Edmond Nivoit, autre grand géologue de l'époque et spécialiste des phosphates, en parle avec éloges.

4° En 1886 dans son Journal d'Agriculture pratique, Lecouteux annonce sa mort « pauvre, dans un petit village de Bretagne ». Or, en 1881, la Société d'agriculture le qualifie de « propriétaire habitant à Paris » et il publie en 1882 et en 1883. Tisserand dit de lui que, disposant « d'une large aisance » au moment de son mariage en 1838, il a perdu 800 000 francs dans ses essais industriels et commerciaux. Il a réussi à ne pas faire faillite mais a dû abandonner ses spéculations en 1861. Il vit alors avec des frais de mission de 4 000 francs par an en 1863, 1864, 1866 et 1868.

5° Pourquoi s'est-il obstiné à soutenir que la simple pulvérisation suffisait à rendre assimilables les phosphates des nodules ? C'est explicable vers 1850 avec l'autorité des dires de Jean-Baptiste Dumas ; ce ne l'est plus dix ans plus tard. En effet c'est entre 1850 et 1860 que les chimistes et les agronomes comprennent qu'il y a trois fonctions de l'acide phosphorique. Graham avait découvert la pluralité des polyacides vers 1840. Malagutti, Dehérain, Joulié et d'autres le disent vers 1855-56. Rohart commercialise en 1867 un engrais contenant des « bi-phosphates » de chaux. Kuhlmann, au courant des travaux anglais, pose la question des superphosphates à la commission des engrais de 1864 et se fait d'ailleurs contrer par Jean-Baptiste Dumas. En 1877, quand de Molon publie son principal ouvrage, l'Agriculture et le phosphate de chaux, il répète ses arguments et ses affirmations alors que la même année, l'enquête de la Société d'agriculture célèbre les qualités « miraculeuses » du superphosphate.

Saint-Gobain en fabrique dans trois ateliers depuis 1872 et d'autres firmes le font aussi.

L'agriculture française a su se dégager au XIXe siècle, des erreurs, des illusions et des mythes qu'elle avait hérités du passé, ou que les balbutiements de la science lui proposait.

Le dynamisme, le courage, l'esprit d'initiative de Charles de Molon en font un des grands artisans de cette grande épopée.

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Bibliographie

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ANNEXE 1

OEUVRES de Charles de MOLON

ANNEXE 2

TABLE DES MATIERES DE L'AGRICULTURE ET LE PHOSPHATE DES CHAUX (1877)

ANNEXE 3

DÉCLARATION DE CHARLES DE MOLON SUR LES ENGRAIS

Dans les comptes rendus de la Commission des engrais, séance du 8 décembre 1864, p. 370 et suivantes.

« Il y a peu d'années encore, on ignorait complètement, en agriculture, la cause de la fertilité des terres cultivées, de même que celle de leur épuisement. On savait seulement que certains travaux de culture augmentent le rendement du sol. On croyait que le fumier d'étable devait ses effets à une propriété particulière incompréhensible, que l'on était incapable de produire, et que cette propriété était communiquée aux aliments des plantes et ses animaux durant leur passage dans l'organisme.

On croyait qu'avec une quantité suffisante de bétail et une certaine variation dans les cultures on pouvait, dans toutes les exploitations se procurer du fumier, autant qu'il en était nécessaire aux besoins des récoltes.

On supposait que dans les semences et dans le sol résident les forces qui produisent les fruits de la terre et l'on croyait que les champs avaient seulement besoin de se reposer et de se restaurer comme l'homme et les animaux fatigués par le travail. La force que la terre avait dépensée pour la production des fruits pouvait, croyait-on, lui être restituée par le repos et par le fumier.

Comme le fumier d'étable, aussi bien que les fruits des champs sont, au même titre, des produits de la terre, on se figurait que le sol ressemble à une machine, reconstituant constamment, elle-même, la force qu'elle a dépensé par le travail, dès qu'on lui restitue une partie de ses produits.

On constatait pourtant, par des faits nombreux, que les récoltes diminuaient, partout, mais on attribuait ce résultat à l'incapacité des cultivateurs, au défaut de travail ou bien au manque de fumier, et quand, à force d'être cultivés consécutivement dans les mêmes champs, les céréales ne donnaient plus de récoltes rémunératrices, on disait que la terre était épuisée et on en abandonnait la culture pendant une longue suite d'années [...].

C'est à l'emploi de ces idées qu'il faut, principalement, attribuer l'insuffisance de notre production agricole, [...]. II fallait demander à toutes les contrées de l'Europe et même de l'Amérique, le blé nécessaire à notre alimentation; de là les prix que nous avons vu se produire et l'impuissance du commerce de remédier à cette insuffisance. Il appartenait aux découvertes de la science de changer une telle condition.

Depuis longtemps déjà les savants dirigeaient leurs travaux vers la recherche des conditions d'existence des plantes et des animaux ; la chimie soumettait toutes les parties des plantes à des méthodes rigoureuses d'investigation et analysait le sol arable des différentes contrées du globe.

On avait reconnu que les semences, les fumiers, les racines et les feuilles absorbaient dans le sol certains éléments minéraux qui sont les mêmes dans tous les terrains ; que ces éléments ne sont pas des constituants accidentels [...] mais qu'ils servent à l'édification du corps des végétaux, par conséquent les matières minérales jouent dans l'alimentation de la plante, le même rôle que le pain ou la viande chez l'homme et les fourrages chez les animaux ; que le sol fertile est largement pourvu de ces substances nutritives; que le sol stérile en contient et qu'en apportant dans une terre pauvre, on pouvait la rendre féconde.

C'est à partir de cette époque que commença l'emploi d'engrais dits industriels; les cendres, les charrées, la chaux qui avaient déjà été utilisées du temps des Romains, furent de nouveau recherchées avec avidité ; la marne, le noir animal, la poudrette, les tourteaux, la tangue, les faluns, le maerl furent successivement employés. Enfin le guano et le phosphate fossile sont devenus des auxiliaires tellement puissants, qu'aujourd'hui il n'est pas de cultivateur à concevoir que la culture puisse s'en passer.

C'est qu'enfin ils ont compris que donner ou rendre au sol les matières premières indispensables à la production agricole était le seul moyen d'en obtenir des satisfactions et que leur abondance serait toujours, sauf des circonstances climatiques exceptionnelles, en raison de cet apport ou de cette restitution.

Les cultivateurs anglais ont mieux, et plus tôt que les nôtres, compris l'importance de cette restitution ».