COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 5 mars 1997)
On peut hésiter à placer dans l'"histoire de la géologie" la relation d'événements que les plus âgés d'entre nous ont connus. Cependant, depuis le milieu du vingtième siècle, deux générations se sont succédé. Les progrès techniques et l'augmentation considérable des effectifs ont transformé les sciences de la Terre entre 1940 et 1960. L'irruption, voici 25 ans, des concepts liés à la théorie de la tectonique des plaques eut un tel impact qu'il n'est pas inexact de dire que la géologie de nos prédécesseurs de la fin du dix-neuvième siècle s'est poursuivie, par ses préoccupations et ses méthodes, jusqu'au milieu du vingtième siècle.
Bernard Gèze avait trente ans au début de cette période de mutation. Evoquer le parcours scientifique de cet homme, aux grandes capacités d'observation et de réflexion, amène à tenter de décrire une tranche de l'histoire des sciences de la Terre.
Autour de 1940, le cadre de la géologie française est assez aisé à cerner. Dans la plupart de la quinzaine d'universités alors existantes, de Lille à Alger et de Rennes à Strasbourg, le laboratoire de géologie se trouvait généralement à l'étroit dans de vieux bâtiments, sauf à Paris depuis la construction de la Sorbonne (1884-1901) ou à Strasbourg, qui héritait de l'université allemande d'après 1870. Le personnel se réduisait au professeur titulaire de la chaire, avec un assistant, parfois - entre les deux - un "chef de travaux pratiques" et un "garçon de laboratoire"... La minéralogie avait souvent pris son essor, chaire propre ou maîtrise de conférences dépendant de la chaire de géologie. Exceptionnellement, quelques universités (Lille, Grenoble, Strasbourg) avaient un personnel un peu plus abondant. C'était aussi le cas de Paris.
Le jeune Gèze et ses camarades fréquentaient ainsi le grand "laboratoire de géologie" où régna de 1928 à 1950 Charles Jacob. A cette chaire qui, depuis Hébert entre 1857 et 1890, n'avait cessé d'être le coeur de la géologie française, étaient annexées deux maîtrises de conférences, l'une de pétrographie où se succédèrent Albert Michel-Lévy et Jacques de Lapparent, l'autre de paléontologie avec Jean Piveteau. Deux ou trois assistants aidaient les trois professeurs. Ce très grand laboratoire occupait un rez-de-chaussée surélevé qui s'ouvrait sur la rue Saint-Jacques, face au lycée Louis-le-Grand. Il était séparé du laboratoire de minéralogie, dirigé par Charles Mauguin auquel succédera un jour Jean Wyart, par la large galerie Gerson qui, traversant toute la Sorbonne, réunissait la rue St-Jacques à la place de la Sorbonne. Séparé géographiquement, au 2e étage de l'"escalier C", un "laboratoire de géographie physique", qui ajoutera plus tard à son nom celui de "géologie dynamique", avait été créé au début du siècle pour Charles Vélain, concurrent malheureux contre Munier-Chalmas à la grande chaire précédente. Autour de 1940, Léon Lutaud l'occupait. Cet homme d'aspect britannique attirait autour de lui des étudiants enthousiastes. Encore plus séparé géographiquement, le "laboratoire de géologie structurale et appliquée" coexistait avec les géographes de la Faculté des Lettres, près de l'Institut océanographique, au 191 de la rue Saint-Jacques: le dirigeait Léon Bertrand, auquel succédera un jour Louis Barrabé. Émanation de l'Ecole normale supérieure, cette troisième chaire devait fort longtemps vivre d'une vie propre.
Il y a bien sûr d'autres importants centres géologiques à Paris. Au Collège de France, le tectonicien Paul Fallot vient de remplacer le pétrographe des sédiments Lucien Cayeux. Au Muséum d'histoire naturelle, citons les chaires de Géologie de R. Abrard secondé par R. Furon, de minéralogie avec Alfred Lacroix auquel va succéder en 1937 Jean Orcel, et de paléontologie où le courtois Camille Arambourg vient de remplacer le rogue Marcelin Boule. A l'Ecole des mines, domaine évidemment des "mineurs", ce sont André Demay - qui trouvera un jour en Bernard Gèze un adversaire résolu sur les nappes du Sud du Massif central - et Eugène Raguin, qui dirige parallèlement le Service de la carte géologique. Cet organisme, qui joue un grand rôle du fait qu'à l'époque presque tous les géologues travaillent "sur le terrain", occupe quelques pièces exiguës, à l'étage, à l'extrémité nord du bâtiment de l'Ecole des mines. On trouve aussi le laboratoire de l'Institut Catholique, rue d'Assas, fondé en 1872 par Albert de Lapparent qui, après 1930, aura pour successeur lointain le père Teilhard de Chardin que la hiérarchie remplacera bientôt par l'abbé A.F. de Lapparent, petit-fils du fondateur et homme d'une activité et d'un prosélytisme convaincants !
Tous ces professionnels et les amateurs de géologie se rencontrent à la Société géologique de France dont le siège est alors au deuxième étage de l'immeuble des Sociétés savantes, au 28 de la rue Serpente, tout près du carrefour de l'Odéon. Y règne une secrétaire-gérante, Mme Mémin, qui, après la seconde guerre mondiale, aura un digne successeur en Mme Odier. Aux séances bimensuelles, le lundi en fin d'après-midi, tout le Paris géologique se retrouve, avec les visiteurs de province. Installés au premier rang de l'étroite salle de séance, les membres de l'Académie des sciences ne sont pas rares : on peut y remarquer le profil aigu de Jacob, la belle prestance de Cayeux, les moustaches d'Albert Michel-Lévy ou le tout petit et souffreteux Emmanuel de Margerie, qui mourra nonagénaire!
Un opuscule de Paul Fallot (The teaching of Geology in France, Mines Magazine, Golden, Colorado) donnera en 1947 un excellent tableau de ce que sera immédiatement après la guerre mondiale l'organisation de la géologie en France. L'enseignement de l'époque surprendra aujourd'hui, avec ses énormes "certificats" qu'absorbent les étudiants en vue de la "licence de sciences naturelles". Celle-ci, en dehors de la formation des enseignants de lycées et collèges, ne fournit que peu de débouchés dans les facultés ou dans la géologie appliquée. La stratigraphie constitue le corps de bataille de notre science. Son enseignement complet s'étale souvent sur deux ou trois ans, à cette époque où l'énumération des successions lithostratigraphiques, la classification des fossiles et celle des roches occupaient l'essentiel des cours. A Paris, le jeune Gèze et ses camarades suivent ainsi l'enseignement de Charles Jacob qui, grâce à un sens théâtral aigu, attire les auditoires. Son rival de géographie physique, Léon Lutaud, enchante de son côté de jeunes esprits voulant sortir des sentiers battus par ses vues où la géodynamique a déjà sa place. Les cours sont accompagnés de travaux pratiques où l'on apprend à reconnaître fossiles, minéraux et roches, dans leurs cuvettes souvent poussiéreuses. Ce travail, sans doute lassant et faisant surtout appel à la mémoire, avait au moins l'avantage de fournir à l'étudiant d'alors une connaissance sérieuse dans des domaines variés, ce qui donnait à la recherche personnelle à venir des bases solides. Réaliser des coupes sur les cartes géologiques en hachures au 1/80.000 avait à l'époque un aspect novateur.
L'étudiant pouvait en outre consulter des traités dont le sérieux contraste avec l'à-peu-près ou le spectaculaire de trop d'oeuvres modernes pour l'enseignement. Avant 1930, l'énorme Traité de Géologie d'Emile Haug, à la rédaction duquel le vieux patron de la Sorbonne avait passé le plus clair de son temps, avait eu une résonance mondiale, grâce à son extraordinaire richesse documentaire. Bien sûr, pour les étudiants de faculté, une telle oeuvre était inabordable. Pour eux étaient écrits les ouvrages d'Albert de Lapparent: en 1925, son Abrégé de Géologie (1ere édition en 1886 !) en était à sa 9e édition, son Précis de Minéralogie (1ere édition en 1889 !) à la 7e, sans parler de ses Cours de Géographie physique (1ere édition : 1895). Mais, aux approches du milieu du siècle, tout cela commençait à vieillir. C'est alors que parut la Géologie stratigraphique de Maurice Gignoux, qui, avant et après la seconde guerre mondiale, fut consulté par maintes promotions d'étudiants des pays francophones : la première édition était de 1925, Bernard Gèze et ses camarades purent connaître la deuxième en 1935. Gignoux avait réussi, par son style d'une exceptionnelle clarté, une typographie aérée et des figures peu chargées, à donner de l'attrait à ces tableaux des "géographies successives" dans des zones bien choisies. Il insistait en particulier sur la relation entre zones tectoniques et de faciès : "C'est vraiment la Tectonique qui commande la Stratigraphie", affirmait-il, en insistant sur le cas des Alpes. Il rappelait les synthèses d'Argand et de Lugeon, alors que la "théorie des nappes" était en reflux, mise en doute même dans les Alpes orientales ! Audacieux sans doute mais aussi prudent, Gignoux écrivait : "Cette synthèse [des grands charriages des Alpes] nous permet de grouper harmonieusement une foule de faits d'observation. On peut la tenir pour hypothétique et provisoire, mais elle n'en garde pas moins sa valeur mnémonique, en quelque sorte...". Il est vrai qu'à l'époque, oser parler d'importants déplacements tangentiels, en France et dans beaucoup d'autres pays, était fort téméraire. Souvenons-nous que, du haut de sa chaire, Charles Jacob - brûlant ce qu'il avait adoré auparavant en Catalogne et au Tonkin - affirmait la non-existence des nappes de charriage : cette notion ne trouvait grâce, sans doute politiquement, que dans les Alpes, domaine de son ami Lugeon !
Au traité de Gignoux s'ajoutaient les Principes de Géologie (1933) du liégeois Fourmarier, les volumineux Eléments de Paléontologie (1935) de Boule et Piveteau, les Leçons de Pétrographie (1923) du fin Jacques de Lapparent, novateur voulant que le lecteur de son livre "prenne conscience des problèmes plutôt qu'il n'acquière la connaissance encyclopédique d'une science", enfin la récente Géologie appliquée (1934) du jeune Eugène Raguin.
Bernard Gèze aura le privilège d'ajouter l'enseignement universitaire à sa culture d'ingénieur. Ainsi, sur une base de bonne vieille stratigraphie, sensible à l'importance des datations paléontologiques, va-t-il être surtout attiré par les aspects physiques et dynamiques des phénomènes. Comme beaucoup parmi les jeunes géologues parisiens de l'époque, il sera initié à la reconnaissance des minéraux sous le microscope polarisant par la célèbre collaboratrice d'Alfred Lacroix, Elisabeth Jérémine : c'est en effet l'époque où certains laboratoires commencent à se doter d'appareils à tailler les lames minces de roches. De la sorte, bien formé et rempli d'allant, le jeune géologue va-t-il pouvoir aborder avec talent de multiples aspects de la géologie. Nous allons trouver en lui un géologue polyvalent, espèce difficile à imaginer en nos temps de spécialisation.
Dès son adolescence, Bernard Gèze est attiré par le karst. Sans doute sa prime enfance à Villefranche-de-Rouergue, où son père, agronome et botaniste, était "professeur d'agriculture" dans l'administration départementale, l'incite-t-elle à ses premières recherches dans le Quercy voisin.
Le voici, en 1932, reçu au concours de l'"Agro". La même année, la mort prématurée de son père l'amène à voler de ses propres ailes. Ingénieur agronome deux ans plus tard, il devient préparateur du professeur Camille Arambourg, puis en 1936, de son successeur Pierre Lamare. En même temps, il suit les cours de la Sorbonne, en vue d'une licence ès sciences naturelles. Pendant les mois de congés, il visite les cavités karstiques quercynoises, dont il effectue l'inventaire, portant leur nombre à plus de 225. Sans doute l'aspect sportif de cet "alpinisme à rebours" constitue-t-il une forte motivation, mais il s'efforce en même temps de comprendre les facteurs de creusement des gouffres.
Son premier titre universitaire est lié à la soutenance en 1937 à la Sorbonne d'un excellent "Diplôme d'études supérieures" - qualification aujourd'hui disparue -. Cette Etude hydrogéologique et morphologique de la bordure sud-ouest du Massif central est imprimée aux Annales de l'Institut national agronomique. Gèze se base alors sur les documents géologiques de qualité fournis au début du siècle par Armand Thévenin. Quelques photos dans cet opuscule (Gèze, 1937, pl. II, ph. 5, 6, 7 et pl. III, fig. 11) permettent de retrouver le jeune spéléologue en action. Il a le sens des volumes, ce qui, à travers les contrastes lithologiques du Jurassique carbonaté, lui permet de comprendre les structures tectoniques du Quercy, plissements doux et jeux de failles.
Son attrait pour la géomorphologie s'est développé grâce aux leçons de Lutaud à la Sorbonne, De la sorte peut-il décomposer l'histoire tertiaire des causses du Quercy, séparant les divers épisodes tectoniques qui amènent les avancées vers l'Est ou les reculs vers l'Ouest des "lacs" aquitains, pendant lesquels les gouffres se creusent ou se remplissent des célèbres "phosphorites". Comme l'avait fait Jean Goguel dans sa thèse sur les chaînes subalpines, et grâce à son excellent "coup de patte", Gèze illustre son texte de blocs-diagrammes où apparaissent géomorphologie de surface et coupes géologiques dans des plans verticaux perpendiculaires.
Dix ans plus tard, Bernard Gèze est devenu, avec sa thèse sur la Montagne Noire, un géologue français de premier plan. Son attrait pour les circulations souterraines dans le karst n'a cependant jamais faibli. Un exemple permet d'en juger.
Il va ainsi prouver, dans cette dernière région, par une enquête à la fois géologique et spéléologique, que des eaux tombant près des Verreries-de-Moussans, dans le bassin versant du haut Thoré, sous-affluent du Tarn, sur le versant atlantique donc, gagnent souterrainement le versant méditerranéen (Gèze, 1948). Elles alimentent le cours du haut Jaur, qui se jette dans l'Orb, le fleuve de Béziers. Nous sommes au bord sud de la zone axiale cristalline de la Montagne Noire : ici quelques étroites bandes de calcaires dévoniens, replissées avec les schistes ordoviciens voisins, sont orientées SW-NE. Elles sont recoupées perpendiculairement par le relief qui sépare les deux versants. Le Thoré, quand il traverse chaque bande calcaire, diminue de volume. Or, les levers de Gèze semblent l'imposer, les eaux doivent logiquement suivre les "drains" de Dévonien carbonaté et ainsi passer, en profondeur, sous le relief schisteux séparant les deux versants, atlantique et méditerranéen.
Une preuve décisive en est fournie localement à l'aide d'une coloration à la fluorescéine, le procédé utilisé à l'époque. On doit en conclure que la célèbre source du Jaur, qui jaillit en pleine ville de Saint-Pons, est une résurgence d'eaux empruntées au versant atlantique.
Ce cas pittoresque, qui suppose un renversement complet de la série géologique, n'est qu'une des innombrables incursions de Bernard Gèze dans le domaine de l'hydrogéologie karstique. Grâce à lui principalement, on a vu s'introduire, au milieu de ce siècle, des préoccupations véritablement scientifiques dans les explorations spéléologiques où, jusqu'alors, les motivations sportives l'emportaient. Son action aboutit en 1945 à fonder un service de spéléologie au B.R.G.G. (Bureau de Recherches géologiques et géophysiques), ancêtre de l'actuel B.R.G.M. Parallèlement le C.N.R.S. décide la création d'une commission "horizontale" de spéléologie, que Bernard Gèze va présider de 1965 à 1976. Dans les mêmes années, il se retrouve à la tête du Comité de direction du "Laboratoire souterrain" de Moulis (Ariège). Son rôle sera essentiel dans le développement de ce centre du CNRS, à vocation biologique et géologique : l'étude du karst, par le biais du célèbre bassin expérimental du Baget, y a gagné une dimension scientifique théorique de haut niveau, spécialement dans les domaines hydrologique et géochimique.
La continuité de l'effort, souvent solitaire, que Gèze n'a cessé de fournir a eu un écho considérable en France et hors de nos frontières. Secrétaire général du Premier Congrès international de spéléologie, qui se tint à Paris en 1953, il fut membre-fondateur en 1963 de la Fédération française de spéléologie. C'est aussi sur son initiative que fut créée en 1965 l'Union internationale de spéléologie, lors du 4e congrès international de Ljubljana : il dirigea cette Union huit ans durant, avant d'en être élu président d'honneur en 1973.
Cet aspect de la vie de Bernard Gèze, presque ignoré par le milieu géologique, est concrétisé par une centaine de publications, parues en général dans la revue Spelunca et dans les Annales de Spéléologie. Un volume aux éditions du Seuil, La Spéléologie scientifique (1965), a exposé la pensée de celui qui, durant une quarantaine d'années, fut une véritable locomotive de cette activité typiquement pluridisciplinaire.
Voici une cinquantaine d'années, la science des sols était loin de son actuel développement : les reconnaissances de terrain dominaient largement sur les recherches en laboratoire. Ainsi, la mission à laquelle Gèze avait participé en 1939 au Cameroun l'amena-t-elle à quelques réflexions sur l'agronomie et les sols de la partie occidentale de ce pays. Sa nomination en 1941 à l'Ecole d'agriculture de Montpellier fut accompagnée par l'obtention de l'I.N.R.A. (Institut national de la recherche agronomique) d'une cellule de recherche qui, à sa nomination à l'Agro en 1951, fut transférée à Paris : ses collaborateurs Emmanuel Servat (à Montpellier) et Jacques Dupuis (à Paris) purent utiliser cette installation technique, Gèze se cantonnant dans son rôle locomoteur et de terrain. Ainsi, au long de sa carrière, s'égrèneront, de loin en loin, quelque 25 publications à caractère pédologique ou agronomique.
Projection de ses habitudes de géologue, il fut surtout attiré par la cartographie des sols. Comme celle-ci supposait une claire définition des formations à séparer, Gèze s'intéressa à leur classification. Sur le plan pratique, il aborda personnellement certains problèmes en Languedoc méditerranéen et surtout au Liban : il y réalisa en 1956, à la suite d'une mission d'aide agricole, une carte pédologique de reconnaissance.
Son regard sur la formation des sols est celui du géologue, alors que la démarche habituelle du pédologue s'applique aux sols actuels en cours d'évolution ou aux sols quaternaires. Pour Gèze, les sols se sont formés sur les continents à toutes les époques. On doit les rechercher soit intercalés dans les sédiments, soit parfois conservés en surface malgré leur ancienneté, soit remaniés dans certaines roches détritiques. "Le facteur temps [...], considéré sous l'angle de l'âge des sols [a eu] autant d'importance que les autres facteurs fondamentaux de l'évolution pédologique : climat, roche-mère, conditions topographiques, influence de l'homme" (Gèze, 1947) : ainsi la formation des latérites des régions équatoriales a dû débuter dès le Crétacé. De même, l'opinion alors régnante sur l'âge supposé actuel des "argiles rouges méditerranéennes" lui semble dénuée de tout fondement : il s'agit de "paléosols".
Gèze est aussi amené (1949) à constater que "les types de sol formés successivement en un même point sous des influences climatiques ayant varié progressivement depuis les conditions équatoriales jusqu'aux conditions tempérées sèches au cours des temps géologiques sont semblables, dans l'ensemble, à ceux que l'on observe en se déplaçant à la surface de la Terre pour retrouver ces mêmes conditions actuellement réalisées". Ainsi les grès rouges permiens d'Europe occidentale résulteraient du démantèlement d'anciens sols latéritiques, formés sous climats tropicaux humides, alors que certains traités régnant dans l'enseignement de l'époque en France y voyaient des faciès désertiques.
Tout cela paraît banal aujourd'hui mais, vers 1950, ce regard géologique sur la pédologie a été bien utile. Il a contribué à maintenir un aspect essentiel de cette discipline dans les sciences de la Terre. On s'explique donc que L. Glangeaud ait appelé en 1956 Gèze à donner durablement des cours de pédologie à ses étudiants de cycle pré-doctoral, au laboratoire de géographie physique et géologie dynamique de la Sorbonne. Ou que J. Goguel lui ait demandé d'écrire (1959 et 1979) la partie pédologique de l'ouvrage La Terre de la collection La Pléiade. Et qu'enfin il ait été élu en 1953 correspondant de l'Académie d'agriculture, avant d'en devenir en 1964 Membre titulaire.
Bernard Gèze figure avec distinction parmi les quelques volcanologues français qui, grâce à leur culture de base - qu'il acquit au Muséum, au laboratoire du professeur Lacroix -, à leur attirance pour les oeuvres de Vulcain et à leur endurance physique, ont encore réalisé, au milieu du vingtième siècle, de véritables expéditions de reconnaissance. Celles-ci étaient destinées à décrire les appareils éruptifs, à définir le dynamisme de leur mise en place et à préciser leur situation dans l'histoire géologique environnante. Cette volcanologie surtout naturaliste marque la fin d'une époque, avant la période moderne où pétrologie et géochimie sophistiquées permettent de proposer pour les manifestations volcaniques des explications géodynamiques à l'échelle de la lithosphère.
Le volcanisme plio-quaternaire des Grands Causses et du Bas-Languedoc avait inspiré, dès ses débuts, l'attrait de Gèze pour cette discipline. Ses manifestations, en particulier dans l'Escandorgue, lui permirent de bien y analyser les modalités de mise en place des magmas, essentiellement basaltiques : volcanisme fissural (filons, necks, sills), plus rarement cônes notables comme à Agde, utilisent une fissuration diffuse N-S. De 1937 à 1974, Gèze reviendra plusieurs fois, de loin en loin, sur "ce volcanisme modeste, avec une centaine de sorties [qui] mérite d'être aussi classique que celui de l'Ecosse ou du Jura souabe" (Gèze, 1955).
Une occasion exceptionnelle se présente bientôt. En mai 1939, une mission pluridisciplinaire, subventionnée à la fois par le Muséum de Paris et par le British Muséum, part pour le Cameroun : B. Gèze se joint aux biologistes P. Lepesme, R. Paulian et A. Villiers. En moins de trois mois, il parcourt 500 kilomètres à pied et reconnaît les principaux massifs volcaniques, auxquels il consacrera une douzaine de publications. Un important ouvrage, traitant des divers aspects climatiques, géographiques et géologiques (Gèze, 1943), accompagné d'une carte à 1/500.000, les couronne. Il l'utilise comme thèse de l'université de Toulouse. C'est toujours un ouvrage de base.
La "ligne du Cameroun" brise le continent africain. Gèze reconnaît et cartographie les grandes fractures SSW-NNE qui limitent le fossé tectonique, large d'une cinquantaine de kilomètres, où plusieurs groupes volcaniques complexes se sont établis. Dans celui du mont Cameroun (4070 m), les premières éruptions dateraient du début du Tertiaire, la partie haute étant quaternaire, avec une série d'éruptions historiques. Plus au nord, au Manengouba, il observe l'emboîtement de deux calderas successives. Décrivant les grands appareils et les cratères, la succession des coulées et le type de dynamisme, il insiste sur les rapports entre fracturation et volcanisme, à l'aide d'excellents croquis et coupes. Quant à l'étude pétrographique, Elisabeth Jérémine s'en chargera.
Une autre mission de reconnaissance se déroule de décembre 1956 à mars 1957 au Sahara tchadien, avec H. Hudeley, P. Vincent et Ph. Wacrenier. A cette occasion vont être décrits (Gèze et al., 1959) les divers appareils du Tibesti, définis la succession des formations volcaniques et leur âge probable. Parmi eux, le célèbre "Trou au Natron", cratère d'explosion (?) large de 6-8 km, rempli sur plus d'un kilomètre d'épaisseur d'un carbonate de sodium hydraté, le "trona" à la blancheur éclatante. Une dizaine de publications collectives seront tirées de cette spectaculaire expédition.
La réputation de Gèze dans le domaine volcanologique était depuis longtemps établie puisque, dès 1950, membre comme Louis Glangeaud et Jean Goguel du Comité national français de géologie et géophysique, dont il présidera de 1961 à 1967 la section de volcanologie, il représente la France aux manifestations de l'U.G.G.I. (Union géologique et géophysique internationale). Il effectue aussi de fréquentes interventions à l'Association internationale de volcanologie, dont il présidera de 1957 à 1967 la section de paléovolcanologie. Le voilà donc sollicité pour divers ouvrages : le volume La Terre (1959 et 1969), l'Encyclopédie Larousse (1973). Entre temps diverses missions lointaines l'amènent aux Antilles (1958), aux Canaries (1968) et en divers points du Pacifique (1962).
Nous voici plus d'un quart de siècle après ses dernières recherches qui, en 1966, ont concerné les Nouvelles-Hébrides. Elles vont précéder de peu son ultime publication, réflexion sur les dynamismes volcaniques, indices des relations entre manteau supérieur, lithosphère et hydrosphère.
L'oeuvre structurale de Bernard Gèze explique à elle seule l'extrême considération qui lui fut accordée voici un demi-siècle. Son coup d'oeil et sa puissance de réflexion lui permirent de comprendre les rapports géométriques de grands ensembles structuraux, avant lui insoupçonnés ou mal interprétés, dans les Alpes-maritimes mais surtout en Montagne Noire.
Protubérance en forme d'enclume par où se termine au sud le Massif central français, la Montagne Noire était célèbre depuis le milieu du dix-neuvième siècle par ses faunes de Trilobites de la région de Cabrières. Au flanc sud d'une zone axiale métamorphique, affleure une puissante série paléozoïque, à la connaissance de laquelle les découvertes paléontologiques de Marcel Thoral paraissaient avoir mis en 1935 leur point d'orgue. Par contre la structure de ce fragment de l'orogène sud-hercynien était fort mal comprise. Pourtant Jules Bergeron, initialement autochtoniste dans sa thèse (1889), avait découvert, dans les derniers jours du dix-neuvième siècle, à l'angle sud-est de la Montagne Noire, "sur un sol [...] que les érosions avaient déjà nivelé" une "nappe de Laurens-Cabrières" que toutes les études ultérieures, telle celle d'H.R. von Gaertner en 1937, confirmeront avec éclat : seuls le sens de propagation de ce matériel, surtout ordovicien et dévonien, et ses rapports avec le Dinantien sous-jacent ont fait l'objet de discussions (on y voit actuellement, avec Engel et al., d'énormes olistolites dans le Culm carbonifère). A l'Ouest de Cabrières, le flanc sud de la Montagne Noire s'étale vers l'Ouest sur une cinquantaine de kilomètres. Bergeron eut tardivement, en 1903, l'intuition de la structure en nappes de ce domaine, mais sans vraiment la justifier.
L'été 1938, Gèze, sur la suggestion de Thoral, aborde le problème en vue d'une thèse de doctorat d'Etat. Dix ans durant, il va cartographier une surface de 7000 km2 allant à l'est jusqu'aux Cévennes. Une magnifique carte à 1/200.000 en sera tirée (prix Victor Raulin de l'Académie des sciences en 1949). Quant à l'énorme dossier justificatif qui devait constituer sa thèse, il est réduit, lors de sa soutenance en 1949 (l'anti-nappiste Charles Jacob, qui devait présider son jury, et le nappiste Gèze, s'étant arrangés pour s'éviter ce jour-là !), à un ouvrage de seulement 215 pages : la Société géologique l'accepte parmi ses Mémoires (prix James-Hall de l'Académie des Sciences en 1951). Il est vrai que 110 figures de la main de l'auteur et 7 planches de coupes sériées visualisent les points essentiels de sa démonstration.
Le processus de réflexion, d'ordre tectonique, rappelle, mutatis mutandis, la démarche de Marcel Bertrand fondant en 1884 la théorie des nappes sur l'interprétation, d'après les seuls documents de Heim, du prétendu "double pli de Glaris" en Suisse centrale : mis à part que, pour la Montagne Noire, les faits d'observation venaient surtout de Gèze lui-même, et non de la seule lecture de ses prédécesseurs. Jules Bergeron, découvrant en 1894 l'existence d'un Cambrien carbonaté à "faune primordiale" (tenu pour dévonien jusque-là), avait ainsi été amené à définir en 1899 un "dôme de Pont Guiraud" (= Poussarou) : son coeur cambrien était censé se déverser périphériquement sur son enveloppe ordovicienne. Il s'agissait pour lui d'une "structure en éventail". Très vite, la célèbre coupe du Pont de Poussarou révèle à Gèze que, sur l'axe du pli en champignon allégué, les couches cambriennes sont subhorizontales alors qu'elles auraient dû logiquement être proches de la verticale ! Il affirme donc que l'ensemble cambro-ordovicien est à l'envers, sur un millier de mètres d'épaisseur. Si les géologues antérieurs, Bergeron en particulier, avaient bien vu les faits eux-mêmes, ils n'avaient pas compris leur signification, ni surtout eu l'audace d'étendre leurs conclusions de Cabrières au flanc sud tout entier, dans ce qui est maintenant, en particulier, la bien connue "nappe de Pardailhan".
A cette époque où l'anti-nappisme brillait de ses derniers feux, l'interprétation de Gèze fit scandale auprès des mainteneurs des "doctrines établies". Cependant, un groupe de professeurs d'universités méridionales, Thoral, Denizot, Casteras, nourris d'idées autochtonistes, demandèrent à Gèze de leur montrer son argumentation et repartirent silencieux. Mieux, en septembre 1950, les participants à une réunion de la Société géologique, parmi lesquels un certain nombre de maîtres étrangers réputés, furent à leur tour convaincus.
Il y eut cependant discussion sur le sens de déplacement des nappes et donc sur leur zone d'origine. Alors que Gèze admettait, comme Bergeron avant lui, que les nappes venaient du sud, le hollandais L.U. De Sitter et le suisse Rudolf Trümpy proposèrent une origine septentrionale : pour eux, la montée de la zone axiale cristalline aurait pu causer le glissement vers le sud de sa couverture sédimentaire initiale. Circonstance à marquer d'une pierre blanche, les adversaires écrivirent une note commune (Gèze et al., 1952) comprenant quatre volets : l'exposé général des faits, l'hypothèse "sud" puis l'hypothèse "nord", enfin la discussion des avantages et des inconvénients de chacune des deux manières de voir. Rudolf Trümpy, après avoir proclamé sa "confiance illimitée" dans le "travail [...] admirable" de Gèze, ajouta : "des hypothèses tectoniques comportent une part de raisonnement subjectif ; elles doivent rester ouvertes à la discussion. Il est bien rare de trouver un savant qui accueille ces critiques avec autant de bienveillance et d'honnêteté que l'a fait M. Gèze."
Même si l'on a depuis lors prouvé que le "pelage" tectonique de la zone axiale de la Montagne Noire ne peut pas être à l'origine des nappes, le point de vue actuel est que les masses allochtones viennent du nord de la zone axiale. Le déversement essentiel des structures dans le rameau sud de la chaîne varisque est dans ce même sens.
Aujourd'hui, le renversement de la succession stratigraphique dans les nappes sud-"négrimontaines" est accepté par tous, même si les travaux ultérieurs de diverses écoles ont considérablement amélioré et compliqué le tableau de Gèze. Un tel type de structure, dans de telles successions sédimentaires, sur une surface de l'ordre d'un millier de km2, demande des explications mécaniques difficiles. Cet exemple est resté classique et la thèse de Bernard Gèze est toujours citée avec respect.
Le succès fut tel que les pénibles discussions que celui-ci eut avec André Demay sur l'interprétation des unités hercyniennes de la région du Vigan ne compromirent guère la réputation du jeune docteur. Pourtant le vieux professeur à l'Ecole des mines, outre l'introduction en France de la microtectonique en terrains cristallophylliens, avait eu à son actif l'intuition de la structure en nappes d'infrastructure dans l'Est du Massif central.
Singulièrement - lassitude après dix ans d'efforts ?, accès à d'importantes fonctions ? - Gèze ralentit vite ses études sur la chaîne hercynienne. Mettons à part, à la suite d'une réunion en 1952 en Sardaigne, quelques idées intéressantes : ressemblance extraordinaire du Cambrien de Pardailhan et de l'Iglesiente ; interférence des plis croisés calédoniens et hercyniens de Sardaigne, ...
Quinze ans après sa thèse, rejoignant les préoccupations de l'équipe alpine de Paul Fallot - dont il avait été l'assistant de 1942 à 1951 -, Gèze consacre plusieurs campagnes, de 1955 à 1962, à la cartographie et à l'interprétation de l'arc de Nice. Il observe que la couverture secondaire a été décollée de son substratum de l'Argentera-Mercantour, peut-être à la suite de son "refoulement" vers le sud-ouest sous l'avancée des nappes plus internes des Alpes. Empilée sur elle-même en chevauchements successifs, cette couverture se bloque à son "front" méridional. Elle forme ce que Gèze nomma "nappe à enracinement frontal", terme qui a été vivement contesté par J. Goguel et par J. Aubouin lors d'une séance agitée de la Société géologique. Même si ce terme était effectivement discutable, l'intervention de Gèze dans la tectonique alpine illustra excellemment là un phénomène de tectonique par gravité, notion qui a connu en beaucoup d'autres domaines des déboires justifiés !
L'histoire de notre vieille Société sera-t-elle un jour contée ? Il est possible, un demi-siècle après, de rappeler un épisode qui coïncide avec un changement important dans son fonctionnement où la personne de Bernard Gèze apparaît, en 1952-1953, au premier plan.
Jusqu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l'élection des membres du bureau de la Société, et de son président annuel en particulier, se déroulait entièrement à Paris. Les statuts imposent que le président soit choisi parmi les quatre vice-présidents de l'année précédente. En fait c'est le "premier vice-président" qui prend la fonction : l'on ne connaît qu'un exemple de l'oubli de cette règle traditionnelle.
Le considérable développement de centres géologiques en province modifia, dès les années 50, le caractère de la Société, jusqu'alors essentiellement parisienne. Dans un premier élan, il fut décidé que les membres auraient le choix, pour l'élection du président, de voter soit par correspondance, soit à Paris lors de la séance de début d'année. Mais ceci concernait le seul président, et non le premier vice-président qui, de facto, devenait président à son tour l'année suivante. Ce premier vice-président continuait à être choisi à Paris et par les seuls parisiens. Ainsi cette première réforme s'avérait être une mesure en trompe-l'oeil !
Le malaise s'exprima vigoureusement : bien des provinciaux, non seulement voulaient contribuer à choisir réellement le président, mais aussi souhaitaient que celui-ci puisse provenir de province. En janvier 1952, certains maîtres de la géologie parisienne se rallièrent à l'idée d'un vote national pour le choix du premier vice-président. Jean Goguel, président en 1951, précisa cependant dans son allocation de clôture le 7 janvier 1952 : "Je ne crois [...] pas que cette question du mode de scrutin soit liée le moins du monde au choix de présidents résidant en province ; il est nécessaire, je puis le garantir, que le président soit en contact très fréquent avec le secrétariat administratif". Louis Barrabé, qui allait être en 1952 son successeur, homme généreux s'il en fut, manifesta la même assurance ! Ce "parisianisme" ne leur était pas propre: l'Académie des sciences n'attendit-elle pas juin 1964 pour supprimer enfin pour ses membres l'obligation, datant de... 1795, de résider à Paris ou à ses abords immédiats ? Ainsi les maîtres de la science française consentirent à s'apercevoir qu'existaient depuis un siècle des chemins de fer mettant toutes les villes importantes de France à moins de douze heures de Paris et que, depuis 1950, des services aériens avaient réduit ce temps à 2 ou 3 heures...
Quoi qu'il en soit, la proposition de Goguel et Barrabé fut entérinée (Assemblée générale du 23 juin 1952) : il fut décidé que, pour le choix du premier vice-président, un scrutin préliminaire aurait lieu par correspondance à la fin novembre de l'année en cours, suivi - au cas où la majorité absolue des votants ne se serait pas portée sur l'un des candidats - d'un vote définitif, par correspondance également, en janvier suivant.
Malgré les mises en garde de Goguel et de Barrabé, le bien connu Marcel Roubault, directeur de l'Institut de géologie de Nancy, s'engouffra dans la brèche. Il fit ou laissa diffuser, l'été 1952, un manifeste exposant son projet de modifier un système qu'il jugeait sclérosé. Cette candidature inhabituelle (jusqu'alors les présidents n'acceptaient de l'être que "sur la vive insistance de leurs amis" !) suscita une vigoureuse réaction : se mélangeaient sans doute de secrets motifs de "parisianisme" et aussi de vives oppositions à la personne et aux méthodes de Roubault. Il fallut donc trouver une personnalité susceptible de s'engager dans une lutte, a priori indécise, avec le bouillant professeur nancéien. Les "conjurés" parisiens étaient dans la tranche d'âge des 30-40 ans (et parmi eux figuraient trois futurs présidents de la Société...) mais ils pensaient avoir l'appui tacite des "maîtres" de la capitale. C'est alors que le nom de Gèze fut avancé : professeur à l'"Agro" depuis un an, il était auréolé par la brillante défense, lors de la réunion de l'été 1950, de ses résultats "nappistes" sur la structure de la Montagne Noire. Mis au courant le dernier, Gèze se montra très offusqué et n'accepta son involontaire "candidature" qu'après avoir consulté ses maîtres, Paul Fallot en particulier, qui lui conseillèrent de laisser faire.
Le scrutin de novembre mit au coude à coude Gèze (117 voix) et Roubault (112 voix), 29 bulletins s'égarant sur d'autres noms. L'absence de majorité absolue contraignant à un second vote en janvier, des campagnes de type "porte à porte" furent menées. Barrabé, à la fin de son mandat, révéla que le Conseil de la Société, "vivement ému", avait marqué sa "désapprobation de méthodes électorales inhabituelles" mais qu'il s'était abstenu d'intervenir car "une manifestation entre les deux tours aurait pu être interprétée comme une intervention contre l'un des candidats en présence".
Au scrutin du 5 janvier, fait inhabituel, 430 votants intervinrent, soit plus du double que le nombre habituel. Gèze l'emportait largement comme premier vice-président, avec 255 voix sur 430. Il n'avait pas quarante ans.
En 1954, il succédait logiquement à Jean Jung comme nouveau président mais, les électeurs ayant regretté leur audace de l'année précédente, seules 133 voix furent exprimées, dont 92 sur le nom de Gèze. Ce ne fut que l'année suivante, sous la présidence de Louis Dangeard, que le régime de croisière reprit ses droits, avec environ 200 participants aux votes.
Dans son allocution inaugurale, Gèze regretta "que cette candidature imposée ait pris l'allure d'une mésentente entre Paris et la Province", tout en s'en consolant en pensant qu'il n'était "à vrai dire qu'un provincial à peine déguisé en parisien" ! La tempête s'apaisa vite et l'on put voir très logiquement, peu d'années après, Marcel Roubault, assagi et devenu membre de l'Académie des sciences, devenir président de la Société géologique.
Cet épisode, bien oublié aujourd'hui, est sans doute de la petite histoire. Mais il marque l'époque où le principe de l'alternance, à la tête de la vénérable Société, de présidents parisiens et provinciaux est devenue une durable réalité. La Société changeait de style, avec le transfert de son siège dans la "Maison de la Géologie" de la rue Claude-Bernard et bientôt le total remplacement des séances libres par des réunions spécialisées. La liaison avec le B.R.G.M. pour des éditions communes et le droit de regard lié au versement d'une importante subvention annuelle par le C.N.R.S. ont fait voler en éclats les principes, longtemps jalousement défendus, d'une totale indépendance de la Société géologique de France, qui ne peut plus être, qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite, le groupement de libres initiatives qu'elle fut pendant plus d'un siècle.
Dans le cas personnel de Bernard Gèze, on constate que ses publications à la Société, nombreuses jusqu'en 1963, se raréfient ensuite, deux notes en 1966 clôturant la cinquantaine de textes qu'il y donna entre 1937 et 1966.
Au terme de plus d'un demi-siècle d'activité, Bernard Gèze laisse l'image d'un géologue dont le laboratoire essentiel a été le terrain. Le caractère individuel de beaucoup de ses démarches n'a pas empêché que, dans un certain nombre des domaines qu'il aborda, il ait exercé une influence considérable autour de lui. Outre le feu d'artifice que fut, de 1940 à 1950, la réalisation de son oeuvre tectonique sur les nappes hercyniennes du Sud du Massif central, son action s'est exercée spécialement dans deux directions : la cartographie géologique et l'hydrogéologie du karst. Deux domaines où il faut faire preuve d'effort physique et de persévérance.
Son apport à la cartographie est considérable. Bien sûr, sa carte spéciale à 1/200.000 de la Montagne Noire et des Cévennes méridionales est un véritable bijou, mais c'est surtout sa contribution au lever de la carte géologique régulière de la France qui frappe : dès 1942 débutèrent ses courses pour aboutir à la révision d'une dizaine de feuilles sur le vieux fond à 1/80.000 ; puis, à partir de 1970, ce furent cinq coupures de la nouvelle carte à 1/50.000. Presque chaque été, de la fin de la guerre jusqu'aux années 80, on retrouve Bernard Gèze arpentant spécialement Grands Causses et Causses mineurs du Quercy. Au total, ce sont quelque 25.000 km2 du territoire national qu'il examina ainsi : évidemment avec une maille assez large, fonction de l'échelle possible et du temps imparti. Il se guidait beaucoup sur la morphologie et, sur les surfaces carbonatées planes, il interrogeait avec talent les pierres des murets pour fixer les limites des formations ! Son sens géométrique aigu lui permit, malgré les fonds topographiques déficients de l'époque, de définir les nappes et les écailles en Montagne Noire, au style tectonique spécialement complexe.
Surtout attiré par les pays calcaires qu'il commença à parcourir très jeune, B. Gèze fut aussi un géologue du karst. Agé de 20 ans, le vieil explorateur d'abîmes Alfred Martel (1859-1938) le reçoit et l'encourage. L'"ère Martel" se termine. Laissant à d'autres le rôle de chefs de file dans les questions techniques et sportives, Gèze va devenir un maître respecté de la spéléologie scientifique et de l'hydrogéologie karstique. Sa formation de géologue lui fait vite saisir le rôle des accidents tectoniques dans les eaux souterraines. Il acquerra ainsi une stature internationale qu'a concrétisée l'édition récente (Spelunca, 1997, n° 65, p. 22-44) d'un hommage à sa mémoire écrit par une dizaine de ses compagnons et collègues.
B. Gèze fut enfin un membre fidèle du Comité français d'Histoire de la Géologie où il retrouva, regroupés sous la houlette de son vieil ami François Ellenberger, nombre de confrères qui, comme lui, ont vu dans la géologie, où la recherche physico-chimique s'impose de plus en plus, une science qui doit être basée sur une connaissance scrupuleuse des faits de terrain. C'est parmi nous qu'il présentera sa dernière oeuvre sur les cavernes à phosphates du Midi de la France. Devenu octogénaire, il retrouvera ce jour-là un sujet qu'il avait abordé lors de ses vingt-cinq ans.
La liste manuscrite des travaux publiés de Bernard Gèze compte 317 numéros. Seuls les titres les plus significatifs pour cet article seront indiqués ici.