COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 mars 1999)
Il est malaisé de situer Emmanuel de Margerie. Pour les uns, c'est un géographe. Au cours d'une conversation avec un membre de sa famille fusa cette exclamation : «Ah! le géographe ! ». Et en effet, il représente la Géographie à l'un ou l'autre congrès. Lors du cinquantenaire de la Société belge de Géographie il se dit « appelé au grand honneur ... de vous apporter le salut des géographes français ». Mais il évolue surtout dans le milieu des géologues. Il ne manque d'ailleurs pas de souligner qu'il se situe à la charnière des deux domaines, en mettant l'accent sur l'imbrication des démarches, par le biais de la tectonique en particulier, sous l'influence de Charles Lyell, d'Albert de Lapparent, etc. D'une manière significative, il utilise l'expression « Géographie géologique ». Pour lui, « la Géographie physique » sert, en quelque sorte, de préface et d'introduction « à la Géologie, science pour laquelle aujourd'hui ne compte pas plus qu'hier ».
Dans le monde universitaire, qui s'entre-déchire volontiers, les notices nécrologiques sont toujours élogieuses, voire dithyrambiques, encore que les connaisseurs puissent découvrir de discrètes réserves. Sans doute les auteurs de telles notices sont-ils soucieux de « délicatesse », quitte à fausser - mais ce n'est qu'un élément parmi bien d'autres - l'histoire des sciences. Encore qu'Emmanuel de Margerie ne soit pas universitaire au sens propre du terme, les notices qui lui sont consacrées n'échappent pas à la « loi du genre ». Lui-même excelle d'ailleurs dans cet exercice, par exemple à propos de Emile Haug. Nous y reviendrons.
Jetons un coup d'oeil à plusieurs des notices consacrées à notre personnage, sans faire l'inventaire de cette prose.
A tout hasard, relevons des propos répétitifs sur son « exquise urbanité », sur des « relations humaines qu'il savait rendre exquises ». Retenons l'évocation de « son regard un peu rêveur [qui] était celui du Penseur à la poursuite de l'Insaisissable ». Il est fait grand cas de son altruisme, à plusieurs reprises. L'accent est mis sur sa prodigieuse connaissance de la bibliographie géologique et géographique mondiale, ses innombrables publications, sa réflexion méthodologique pionnière, mérites célébrés par l'accumulation prodigieuse des honneurs les plus variés. Il faut y regarder à deux fois pour déceler des réserves, explicites ou implicites. L'une d'elles est formulée avec précision par la longue notice de P. Fourmarier, à propos du Paléozoïque des Ardennes : « ...il conviendra sans doute d'apporter quelque correctif à la manière de voir de de Margerie, peut-être un peu trop absolue... ». A propos de cartographie, H. Baulig écrit, en termes généraux : « ...On lui doit des travaux bien dépassés aujourd'hui, qui représentaient, à l'époque, un état des connaissances et des idées... ». En note, il évoque, en outre, « des conférences avec un débit un peu trop rapide pour qui n'avait pas une agilité d'esprit égale à la sienne ». Retenons surtout, chez P. Fourmarier, un propos essentiel pour la compréhension de l'oeuvre d'Emmanuel de Margerie : « N'est-il pas piquant que ce soit aujourd'hui un géologue de terrain qui rende parmi vous l'hommage suprême à celui qui, par ses lectures, connaissait mieux que quiconque, la constitution géologique de tous les pays du monde ?». Il faudra attendre un demi-siècle pour disposer d'un portrait moins conventionnel, grâce aux souvenirs de Bernard Gèze, publiés sous le titre quelque peu irrévérencieux de « présidents à gratter», s'agissant des présidents de la Société géologique de France, ce que Emmanuel de Margerie fut à deux reprises5.
Il se trouve que le séjour strasbourgeois d'Emmanuel de Margerie est traité d'une manière diamétralement opposée par les notices nécrologiques. D'une part, H. Baulig, témoin strasbourgeois par excellence, mais témoin quasiment muet, souligne, dans le texte, qu'Emmanuel de Margerie n'avait « aucune fonction officielle, d'enseignement ou autre », mais ajoute, en note « A part la direction, de 1919 à 1930, du Service de la Carte géologique d'Alsace-Lorraine... », sans plus. En revanche, P. Fourmarier s'exprime en termes triomphalistes : « Dès après la première guerre mondiale, de Margerie fut nommé directeur du Service géologique d'Alsace-Lorraine et attaché à l'Université de Strasbourg où il prit rang parmi le corps professoral de la Faculté des Sciences. Le Gouvernement français ne pouvait faire meilleur choix et, douze ans plus tard, de Margerie avait mis au point une carte géologique murale de l'Alsace et de la Lorraine, document des plus remarquables qui fait grand honneur à son auteur et à ses collaborateurs ». Evoquant ses seuls souvenirs personnels, Bernard Gèze ne traite pas de l'équipée strasbourgeoise de de Margerie, mais a bien voulu faire part de son opinion au sujet de ce chef d'oeuvre : « ...douze années ayant seulement abouti à la lamentable carte murale d'Alsace-Lorraine, tolérable seulement dans les écoles primaires... ».
Mais avant de présenter les péripéties strasbourgeoises, prenons du champ. Le milieu familial est bien connu, encore qu'un ouvrage consacré il y a une vingtaine d'années à l'un de ses membres illustres garde le silence au sujet d'Emmanuel de Margerie.
Nous venons de faire connaissance du patriotisme d'Emmanuel de Margerie. Il le manifeste en de nombreuses circonstances. Rendant hommage à l'oeuvre de Sven Hedin, incarnation d'une certaine « Géographie », il fait une entorse aux règles de la publication scientifique - et il s'en explique - en dénonçant les choix politiques du personnage : « ...comment un Français - fut-il géographe [sic] - pourrait-il oublier la conduite de ce neutre venant, dès le début des hostilités, mettre sa plume au service de l'Allemagne... ». En note, il rappelle son exclusion, en 1913, de la Société impériale russe de Géographie, avec ce commentaire caractéristique d'un état d'esprit : « Les soviets l'ont, après la guerre, largement dédommagé de cette exclusion ».
Du patriotisme au chauvinisme il n'y a qu'un pas, allègrement franchi par notre homme. En témoigne la pénible controverse qui l'oppose au cours de la Première Guerre mondiale au célèbre Albert Heim, tout correspondant de l'Institut qu'il fût. En 1916, c'est avec une violence inouïe qu'il reproche à ce « fils de la libre Helvétie » de servir la cause de l'Allemagne, de ce « peuple que vous admirez tant malgré ses crimes », en évoquant le « Panthéon absolutiste, brutal et désuet dont Guillaume II est le pontife » et en terminant son morceau de bravoure par un tonitruant « Gott strafe Deutschland ».
« Vous m'attribuez des jugements injustes qui sont loin de mes pensées et de mes sentiments. Vous insinuez une participation morale de ma part aux méfaits de vos ennemis... ». Et de hausser le ton : « ...il s'agit, de votre côté, de cette sorte de foi politique qui, pour le moment, est inaccessible à la vérité... ». Et de parler d'une « fantaisie déraillée ». Pour terminer, il prend ses distances par rapport à l'exclamation finale d'Emmanuel de Margerie : « Je ne termine pas ma lettre, comme vous l'avez fait en vous adressant à Dieu afin qu'il punisse l'une ou l'autre des nations en guerre... ». Mais Emmanuel de Margerie ne lâche pas prise, en reprochant en particulier à Heim d'avoir fait imprimer à Leipzig son ouvrage sur la géologie de la Suisse, avec ce commentaire : « Donc ... vous marchez avec les Allemands... », avec une nouvelle exclamation : « ...supprimons à jamais de la face de la Terre le chancre du militarisme prussien ! ».
Emmanuel de Margerie est mêlé à la célèbre affaire Deprat, objet, récemment des soins du Comité Français d'Histoire de la Géologie et vulgarisée par la presse.
Une « indépendance matérielle », pour reprendre H. Baulig, est une caractéristique essentielle de notre personnage, du moins un certain temps. Il pratique en quelque sorte un auto-mécénat, en finançant de nombreux voyages, en payant de sa poche l'impression de volumes luxueux. Il connaîtra cependant des problèmes financiers et se mettra en quête de subventions pour ses ultimes et coûteux volumes. En 1940, il fait allusion, à titre de plaisanterie sans doute, au recours au Bureau de bienfaisance et à l'asile de nuit, mais le propos n'est pas moins significatif. Pour payer l'impression d'un volume, il vend, nous confie A. Cailleux, un terrain à Sceaux, résidence d'été de sa famille.
Nul doute que le contexte familial favorise ses entreprises. Ainsi lisons-nous qu'il « allait souvent en Belgique où l'un de ses parents fut ambassadeur de France pendant de longues années. Il en profitait pour rendre visite à son ami [Lohest] ».
Emmanuel de Margerie fréquente assidûment les congrès, à commencer par le premier Congrès géologique international, en 1878. Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de savoir si sa participation est officielle, officieuse ou personnelle. C'est ainsi qu'il représente le ministre de l'Instruction publique au Congrès géologique de Saint-Petersbourg, qu'il fait partie de la « délégation envoyée par la Société de Géographie de Paris sur l'invitation de la Société de Géographie de New York». A ce titre, il demande une « mission gratuite pour prendre part à l'excursion transcontinentale organisée par cette dernière » (1912). Même demande pour se rendre au Canada. Dispensant l'administration de toute dépense, la « mission gratuite » ne donne pas moins à son titulaire une sorte d'accréditation, sans parler de l'intérêt de la « réduction ordinaire de 30% sur le prix des passages », accordée par la Compagnie générale transatlantique.
On s'abstiendra de retracer une fois de plus l'oeuvre d'Emmanuel de Margerie. Dans une large mesure, elle représente d'ailleurs un travail de seconde main, certes considérable. Il consacre de longues années à traduire, résumer, annoter les travaux d'autrui, en s'aidant d'une prodigieuse connaissance bibliographique. A cet égard deux exemples suffisent. Avec de nombreux concours (Haug, Kilian, etc.) il assure la monumentale traduction de Edouard Suess, Das Antlitz der Erde, qu'il enrichit d'une foule de notes infrapaginales (entre crochets) apportant des éléments de mise à jour. Son « résumé » de l'oeuvre tibétaine de Sven Hedin compte 139 pages ! Avec un apport personnel plus important, semble-t-il, son Jura, Deuxième partie, Commentaire de la carte structurale, Description tectonique du Jura français (1936), relève d'un registre voisin. Il s'en explique d'ailleurs, longuement : «... les pages qu'on va lire ne constituent pas, à proprement parler, une oeuvre originale ; je n'ai cherché à établir qu'un simple bilan, en résumant, d'une façon aussi objective et aussi impersonnelle que possible, l'état actuel de la Science, touchant la structure du Jura français ». Encore, ajoute-t-il qu'il contrôle les observations de ses prédécesseurs, pour apprécier leur fiabilité, en multipliant les courses, sans que nous sachions s'il s'agit d'un véritable « travail de terrain ». Un autre pan de son oeuvre est le fruit de collaborations, d'ailleurs inégales. Tel est le cas des Dislocations de l'Ecorce Terrestre / Die Dislocationen der Erdrinde (Zurich 1888). A Albert Heim « reviennent plus particulièrement les idées directrices, servant en quelque sorte de fil directeur à l'ouvrage ». A Emmanuel de Margerie « les recherches de pure érudition qui étaient nécessaires pour lui donner un corps... ». Tâche de fourmi qu'il sait accomplir mieux que quiconque. Les célèbres Formes du Terrain (Paris, 1908), se présentent de la même manière. Reprenons H. Baulig : si « le topographe de La Noë construisait comme une géométrie du relief [...] son collaborateur lui révélait les notions élaborées [...] par Heim [...], Powell, Gilbert... ».
Non sans talent, Emmanuel de Margerie fait le bilan de l'activité de l'une ou l'autre société. Tel est le cas de la Société Ramond, pour les années 1916-23, et surtout de la Société géologique de France, lors de son Centenaire.
Rassembleur, commentateur, éditeur pourvoyeur, notre personnage produit, inévitablement sommes-nous tentés d'écrire, une bibliographie géologique qui alimente aussitôt une violente controverse avec les auteurs belges de la Bibliographia Geologica. Précisément, c'est à la suite de l'un des innombrables comptes-rendus d'Emmanuel de Margerie que se produit, en 1904, une lutte à couteaux tirés. D'abord le compte-rendu lui-même est récusé en termes vifs : « ...un article, nous allions dire un pamphlet [...] cette élucubration... », avec « ...de puériles critiques... » et des « excès déplorables de langage... ». Il est surtout reproché à Emmanuel de Margerie d'être «juge et parti», avant qu'il soit taxé d'incompétence: «Et c'est l'ancien secrétaire de la Commission internationale de Bibliographie Géologique qui écrit ces lignes. On croit rêver!» Aussi la propre oeuvre d'Emmanuel de Margerie est-elle attaquée sans ménagement : sa bibliographie est « ...façonnée sur un patron déjà bien démodé... » dès lors que son auteur « collectionne des titres », sans plus. D'ailleurs, lisons-nous à propos d'un compte-rendu, « ...le nom de l'auteur du travail original [...] est imprimé en petits caractères alors que celui de M. de Margerie est imprimé en grandes capitales... » Nos Belges cherchent à comprendre... Sans doute cette « attitude belliqueuse » de leur contradicteur s'explique-t-elle par la volonté de discréditer une oeuvre concurrente, par l'espoir de la « destruction prochaine de notre oeuvre... ». Et d'ajouter que « M. de Margerie a eu [...] le grand tort de croire qu'il suffisait [...] de jeter son nom dans la balance pour la faire pencher dans sa direction ». Fusent ainsi des répliques qui finissent par prendre, on le voit, un tour quelque peu personnel, illustré en particulier par le propos suivant : « ...nous le considérions, sinon comme un géologue très militant, tout au moins comme un historiographe de notre science... ».
Il reste que c'est une « figure », inévitable, un « monstre sacré ». D'ailleurs, il prend soin de publier des lettres admiratives qui lui sont adressées. En 1919, W. M. Davis le couvre d'éloges, d'une manière si dithyrambique qu'il n'est pas interdit de soupçonner quelque ironie : « ...a scholarly geologist to whom the literature of his science is known by content as well by title as to no other man now living [...] a geological commander-in-chief of international reputation... It is a great good fortune for geological science that precisely such a commander is now living in the person of E. de M.... ». Un sommet est atteint avec ce propos de mauvais goût : « ...an intellect that represents gallic agility rather than teutonic ponderosity ».
Rares sont ceux qui osent le braver ouvertement. Outre Heim et Mourlon, Edmond Rothé est de ceux-là, nous le verrons.
Mais au milieu du XXe siècle un voile pudique est jeté sur ces affaires. Au Congrès géologique de Londres, en 1948, « une adresse de sympathie fut[...] adoptée dans l'enthousiasme ».
Erudit, mondain, tissant un dense réseau de relations, Emmanuel de Margerie est submergé de titres et de distinctions qu'il aime d'ailleurs étaler. On ne sait que trop à quel point certains milieux universitaires les recherchent et les recensent, mais il semble bien qu'Emmanuel de Margerie, sans être toutefois universitaire au sens propre du terme, batte tous les records en la matière. Une première énumération est faite en 1917, sur quatre pages. Relevons à tout hasard, sous la rubrique « Titres et fonctions officielles » : membre des Comités d'admission à l'Exposition universelle de 1900, secrétaire général de la Deuxième Conférence internationale pour la Carte du monde au millionième ; sous la rubrique « Distinctions académiques » : lauréat de la Société géologique de France (prix Prestwich), docteur ès sciences honoris causa de l'Université de Lausanne ; sous la rubrique « Sociétés et Congrès scientifiques » : membre correspondant de la Société des Sciences naturelles de Zurich, membre titulaire de la Société géologique du Nord, Secrétaire de la Commission internationale de Bibliographie géologique, membre titulaire de la Commission de Topographie du Club alpin français, membre honoraire de la Société scientifique Antonio Alzate (Mexico).
Venons-en à Strasbourg, en 1919. Quelle est la situation ? Le Reichsland s'était doté d'un remarquable Service géologique, la Geologische Landesanstalt, à l'instar des autres provinces, certes autonome, mais étroitement lié à l'Institut de géologie et à ses professeurs prestigieux. Il produisait des cartes géologiques remarquables, soit détaillées, à 1/25.000, soit de synthèse, à 1/200.000, publiait des mémoires de grande valeur, multipliait les expertises.
Revenons à Strasbourg. Les difficultés de la tâche ne sont pas méconnues, en particulier pour la carte géologique. Sont soulignées « les différences d'échelle et par conséquent de précision entre la carte française [...] et la carte alsacienne... », avec le « grand écart» entre 1/80.000 et 1/25.000.
En raison du départ du Luxembourgeois van Werweke, il importe de désigner un nouveau directeur. Il se trouve que le célèbre Emmanuel de Margerie a une certaine expérience régionale. D'autre part, il a entrepris une enquête sur les richesses minérales du Nord-Est de la France et des régions voisines, en cours de publication en 1919 et dont il espère « que les épreuves communiquées à qui de droit ont pu être utiles aux Commissaires représentant la France à la Conférence de la Paix ». D'autre part, une mission l'a conduit à Strasbourg en 1918 pour une étude de l'empierrement des routes militaires, mission au cours de laquelle il a pu se familiariser avec les nombreuses minutes à 1/25.000 élaborées par la Geologische Landesanstalt. Tels sont les arguments, parmi d'autres, mis en avant par une lettre de candidature adressée en 1919 au recteur, lettre qui ne donne pas l'impression d'avoir été sollicitée par l'administration. Quoi qu'il en soit, le candidat est accueilli à bras ouverts non sans un commentaire très inhabituel : « ...Il nous faut, plutôt que des parchemins universitaires, une autorité scientifique indiscutable et indiscutée ». A 57 ans, il sera nommé professeur, dispensé d'enseignement, aux émoluments annuels de 16.000 F, auxquels s'ajoutent 7350 F au titre des « avantages attribués à la résidence en Alsace », parfois appelés « supplément colonial ».
Quoi qu'il en soit, c'est avec ardeur qu'il esquisse en 1919 un programme, au nom de la continuité, en écrivant, à propos du Service : « Son rôle essentiel sera de continuer le lever et la publication des cartes au 1 :25.000 et 1 :200.000 très bien commencées, du reste, par nos prédécesseurs et d'enrichir de nouveaux documents les collections régionales. Je compte reprendre sous le titre de Bulletin du Service ... la suite des Mitteilungen ... qui constituent comme des archives de la géologie des Provinces retrouvées et des régions voisines ».
Mais le directeur est seul... Il importe de former une équipe: cartographe, conservateur des collections, secrétaire. Mais il est malaisé de recruter le premier, denrée rare : « Il n'est pas sûr que le cartographe demandé accepte (on pense le retenir dans son service actuel à Paris en doublant son traitement). S'il refusait on serait peut-être amené à recruter un Belge ou un Suisse, ce qui serait regrettable ».
Les premiers échos sont flatteurs. Ainsi la fiche annuelle d'activité de 1919/20 porte cette appréciation hiérarchique : « La réputation de M. de M. comme cartographe est telle que sa place était marquée à la tête du service qui lui incombe. Prêt à tous les efforts et à toutes les initiatives ».
Certes est poursuivie la tradition des expertises en matière de géologie appliquée, mais, semble-t-il, avec une activité moindre et dans un esprit différent. Au demeurant ce domaine échappe à la compétence d'Emmanuel de Margerie... Rappelons que la Geologische Landesanstalt produit en 1907, année choisie au hasard, 32 expertises, exigeant 133 jours de travail dont 47 sur le terrain, essentiellement par van Werveke, le patron qui, accessoirement, donnait aussi des avis à titre privé : « Ausserdem private Gutachten, die gleichfalls in Interesse der geologischen Landesuntersuchung lagen ».
En un premier temps, les interventions du Service se font rares, à en juger par le bilan 1919-22. Notons ainsi une « étude géologique pour la construction d'une nouvelle ligne de chemin de fer entre Metz et Arnaville » (J. Schirardin), l'étude de « l'alimentation en eau potable de la ville de Wasselonne » (A. Briquet), celle des « sources de Grande-Fontaine et de Sept-Fontaines, communes de Lobsann et de Drachenbronn » (par le même). Surtout il semble bien, à en juger par la suite, que nos strasbourgeois pratiquent les expertises à titre quelque peu privé, dans la tradition des « géologues de cimetières ». Courir le cachet, se faire de l'argent de poche, a toujours été une préoccupation d'un certain nombre d'universitaires ne voyant aucun inconvénient déontologique au cumul d'une fonction publique et d'activités libérales et prompts à trouver des alibis à cette pratique. Précisément, d'anciens dépouillements me laissent le souvenir des plaintes que formulent à cet égard des chimistes venus à cette époque à l'Université de Strasbourg. En effet, leurs activités en quelque sorte parallèles, fructueuses ailleurs, sans doute pro parte aux frais des institutions, se trouvent amoindries. Quelle désillusion ! Mais il semble bien que nos géologues, quant à eux, prospèrent, même si leur Service stagne pendant une décennie...
D'autre part, la production scientifique de ce dernier se limite à l'impression de quelques mémoires, travaux d'autrui, tandis que la cartographie géologique est à l'abandon, situation certes paradoxale pour un Service de la carte géologique, exception faite de la laborieuse préparation de la fameuse carte murale scolaire. Ce n'est que vers 1930 qu'apparaissent des projets précis, sans doute sous la pression des événements, à savoir la publication de deux feuilles à 1/25.000, levées par la Geologische Landesanstalt, et de cartes à 1/50.000, à partir de minutes allemandes à 1/25.000. A la différence d'autres domaines, ce bilan illustre, d'une manière certes exceptionnelle, le processus d'appauvrissement, (Verkümmerung), que des universitaires allemands se sont plus à prédire à la nouvelle Université de Strasbourg, propos qui suscitent la colère du recteur, Christian Pfister.
Il est vrai qu'Emmanuel de Margerie est absentéiste. C'est une longue et pénible affaire... Dès janvier 1927 il envisage de se réinstaller à Paris mais en août, il se « décide à rester encore un an à Strasbourg ». Il se fait une raison : « ... une résidence à Strasbourg, à côté de nombreux inconvénients, présente [...] le bon côté pour moi de me soustraire à une foule de commissions administratives ou scientifiques qui finiraient à Paris par absorber tout mon temps ». Il reviendra cependant à la charge, pour des « raisons personnelles », en raison précisément de ses « occupations accessoires se rattachant également à l'Instruction Publique » ; ce qui nous vaut une nouvelle énumération des fonctions les plus diverses, et surtout, dit-il, pour assurer le travail cartographique du Service. Il finit par obtenir l'autorisation, non dépourvue d'ambiguïté, de résider à Paris. C'est pour une année, semble-t-il, que cette autorisation est accordée, compte tenu d'un projet de démission au terme de cette année, mais Emmanuel de Margerie contestera ces réserves qui ne sont pas couchées clairement sur papier administratif. Mais il y a anguille sous roche. Nous lisons en effet, à propos de son titre professoral : « Quand il exprimera le désir d'y renoncer, on pourra songer à la réorganisation de ce Service ».
Mais en 1930 l'ère des complaisances administratives s'achève. L'affaire est prise en main par le nouveau doyen, Edmond Rothé, personnage rigoureux, sévère, entier, autoritaire, qui entend mettre un terme à ce qu'il convient bien d'appeler un scandale. Il est soutenu sans réserve par la haute administration qui estime d'ailleurs qu'il ne lui appartient pas de « rechercher les faits qui, depuis 1928, ont modifié l'opinion que M. de Margerie jetait sur l'Université de Strasbourg un véritable éclat». C'est sans pitié que le doyen E. Rothé instruit le procès d'Emmanuel de Margerie, au nom de sa conscience et « pour dégager la responsabilité de la Faculté des Sciences ». Une visite au Service et un quiproquo au sujet d'un rendez-vous n'arrangent pas les choses. Sont soulignés les « inconvénients de moralité » de la résidence parisienne d'Emmanuel de Margerie. En effet, « il est inadmissible que dans une démocratie certains fonctionnaires, pour des raisons de pure convenance personnelle, ne soient pas astreints à l'exécution des devoirs que comporte leur fonction. L'obéissance à ces devoirs, en l'espèce à la résidence, est d'autant plus sérieuse que la situation du fonctionnaire est plus élevée ». C'est, en outre, un précédent fâcheux. Voici d'ailleurs un avertissement : malgré ses protestations, Emmanuel de Margerie est écarté en 1930 de la Commission hydrologique nouvellement créée à Strasbourg. Il lui est aussi reproché une négligence, à savoir le « long retard à répondre au [...] voeu émis par la Société d'Histoire naturelle de la Moselle relatif à la publication d'une carte géologique du département». Surtout, le Service échapperait au contrôle de son directeur : voici un « personnel jamais surveillé [...] dans l'impossibilité d'aboutir à un résultat utile... ». En effet, « ...le travail de MM. Briquet et Erhart se réduit à un très petit nombre d'heures par semaine et il serait regrettable qu'on sût au Ministère et au Service d'Alsace-Lorraine qu'il existe des fonctionnaires spéciaux pour d'aussi maigres résultats ». En particulier, la Faculté se plaint que, de cette carte, rien ne soit sorti depuis 1919. Il convient de rendre le Service « actif et productif», de donner une impulsion nouvelle à la carte géologique. A propos de Briquet et d'Erhart, nous lisons : « ces deux géologues devraient collaborer aux travaux de la carte proprement dite », d'autant plus que des cartes géologiques sont « vivement réclamées par de multiples personnalités locales ». Saute aux yeux le besoin d'un « directeur effectif pour les opérations cartographiques ». De plus, il importe de clarifier, à la demande du professeur Dubois, les relations de l'Institut de géologie avec le Service, en raison notamment de « courts-circuits ». Qu'il suffise d'un exemple : «... M. Guillaume est [...] chef de travaux et je n'ai pas manqué de faire remarquer à M. de Margerie qu'il relevait de M. Dubois, professeur de géologie, qui seul avait qualité pour l'autoriser à s'écarter du laboratoire, aujourd'hui rempli d'élèves grâce à l'activité du jeune professeur ». Passons sur la crise budgétaire du Service, due à l'engagement de dépenses au-delà des crédits - les Archives conservent notamment de substantielles factures de l'Imprimerie Istra -, crise que l'on s'emploie à résorber d'un commun accord.
Emmanuel de Margerie réagit, en termes « parfois [...] fort peu administratifs ou universitaires », voire avec une remarquable maladresse - c'est, semble-t-il, une de ses faiblesses - en cherchant à démontrer, contre vents et marées, que sa présence à Strasbourg n'est point indispensable, que, pour des raisons que nous appellerions aujourd'hui « statutaires », ses collaborateurs ne sauraient être astreints à participer à la cartographie géologique. Ce qui met le feu aux poudres, c'est la diffusion d'une lettre quasiment ouverte, laquelle accuse en particulier le doyen Rothé de « vouloir sa peau», en quoi il a parfaitement raison. Cette lettre ne manque pas d'énumérer, répétons-le, une foule de titres, ce qui suscite une réaction quelque peu ironique du doyen à propos des « titres qu'énumère M. de Margerie [...] et auxquels d'autres professeurs de la faculté pourraient en opposer de semblables ou de différents... ». Il reste que la haute administration s'étonne « qu'un esprit aussi averti des choses politiques de notre pays ait cru devoir par une lettre adressée à des personnalités autres que des universitaires porter au dehors et pratiquement dans le public une question strictement universitaire ». Réflexe habituel, corporatiste, de ceux qui tiennent à « laver leur linge sale en famille ». Propos d'autant plus étonnant d'ailleurs qu'est invoquée, à propos de l'absentéisme d'Emmanuel de Margerie, la ... démocratie ! Nous restons cependant sur notre faim dès lors que nous échappent encore les destinataires de la maladroite prose d'Emmanuel de Margerie.
En fin de compte est élaboré un compromis sauvegardant les apparences. Qu'Emmanuel de Margerie reste à Paris, jusqu'à sa retraite, à la limite d'âge (70 ans), en assurant quelques vagues tâches, et qu'il cède le pouvoir au professeur G. Dubois.
Encore Emmanuel de Margerie ne connaît-il peut-être pas plusieurs propos particulièrement percutants du doyen E. Rothé, en 1931 : sa résidence parisienne serait « complètement funeste au Service [...] dont la production est nulle », et dont le personnel est « désoeuvré ».
Aussitôt une nouvelle organisation, envisagée, répétons-le, dès 1928, est mise en place. Il est fait grand cas des expertises, désormais soumises à un contrôle strict. En effet, en période de pénurie budgétaire, « les opérations faites parla Carte [sic] pour le compte de particuliers ou des communes constituent une source de revenus qu'il ne faut pas négliger », de sorte « qu'il conviendrait de rattacher ces recettes au budget de la Faculté dans les conditions réglementaires ». Il est vrai qu'une « indemnité personnelle » est versée en pareille occasion, mais sous le contrôle de la Faculté. Ainsi est-il mis un terme à l'anarchie qui semble caractériser le règne d'Emmanuel de Margerie.
Ses pourfendeurs tiennent à prévenir tout procès d'intention : « La Faculté des Sciences et le Recteur ne voudraient pas que, dans les mesures proposées on voulût voir le moyen d'écarter M. de Margerie, à qui ils rendent pleinement justice pour son long passé scientifique et dont ils reconnaissent la haute autorité dans le monde savant. Ils ont été guidés uniquement par le souci de procurer à un service créé par les Allemands les moyens de faire oeuvre utile ».
Cependant, l'historiographie régionale de la science passe rapidement sur cette décennie de stagnation et s'abstient d'évoquer les événements de 1930 ; peut-être faute d'une connaissance des sources, pourtant à portée de main, ou en raison de la déperdition de la tradition orale. Simplement, Emmanuel de Margerie est présenté à deux reprises, dans les mêmes termes, comme « un géologue de renom maniant parfaitement la langue allemande ». Est rappelée la fameuse carte géologique d'Alsace et de Lorraine, « toujours appréciée, apprenons-nous, dans les établissements d'enseignement ».
Il est malaisé de savoir ce qu'Emmanuel de Margerie pense de l'Alsace de ces années-là. Une information providentielle nous est cependant livrée par Teilhard de Chardin qui le rencontre à Strasbourg en 1919 : «... L'érudition d'Emmanuel de Margerie est vraiment prodigieuse et presque fatigante, tellement on se sent au-dessous d'elle pour les questions alsaciennes ... ». Retenons surtout ce propos : « ... J'ai trouvé notre ami parfaitement résolu à soutenir le régionalisme dans le domaine des institutions scientifiques », ce qui laisse entendre qu'il aurait pu être mis en question.
Numérisé et mis sur le web par R. Mahl