TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIII (1999)

Jean GAUDANT
Hommage à Jean Piveteau (1899-1991) pour le centenaire de sa naissance

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 mars 1999)

Né il y a tout juste un siècle, Jean Piveteau fut sans conteste l'un des paléontologistes français les plus célèbres - sinon le plus célèbre - du XXe siècle. Il doit cette renommée non seulement à ses recherches sur les vertébrés fossiles et aux ouvrages qu'il a consacrés au problème de l'origine de l'homme, mais aussi - et surtout - à la publication du Traité de Paléontologie qui porte son nom.

I - L'itinéraire de Jean Piveteau

Né le 23 septembre 1899 à Rouillac (Charente), Honoré Jacques Jean Marie Piveteau était le fils de Marc Gaston Piveteau, un négociant de la petite bourgeoisie rurale charentaise, et de Marie Barbotteaud, son épouse. A l'issue d'études secondaires au lycée d'Angoulême, il obtint le Baccalauréat en 1917, après quoi il fut immédiatement mobilisé. La guerre terminée, il monte à Paris. Il y entreprend bientôt des études à la Sorbonne, travaille quelque temps chez un éditeur parisien et fréquente l'Institut catholique, ce qui lui vaut d'être bientôt introduit par Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) auprès de Marcellin Boule (1861-1942) qui dirige le laboratoire de Paléontologie du Muséum national d'Histoire naturelle. Celui-ci lui confie l'étude des reptiles permiens de Madagascar, sujet sur lequel il commence à publier dès 1923. La même année, Marcellin Boule le charge d'une mission à Madagascar pendant laquelle il étudie principalement les dépôts permiens de la région de Tuléar, au Sud-Ouest de la Grande-Ile, dans lesquels il recueille des restes d'amphibiens et de reptiles. De retour en France, il épouse à Paris le 19 février 1924 la fille d'un universitaire parisien [Paul André Janet, 1863-1937, physicien, 1er directeur de Supelec, membre de l'Institut] , Marcelle Jeanne Adèle Janet (1897-1991) qui lui donnera quatre enfants : Bernard, décédé prématurément à l'âge de six ans, Jean-Luc, futur professeur de géographie à l'université de Fribourg (Suisse), Cécile et Hélène. Il achève rapidement sa licence ès sciences et, dès 1926, la description des matériaux rapportés de Madagascar lui permet de soutenir sa thèse de doctorat intitulée Paléontologie de Madagascar. Amphibiens et Reptiles permiens, publiée la même année dans les Annales de Paléontologie que dirige Marcellin Boule. Il est immédiatement nommé stagiaire puis chargé de recherches au Muséum national d'Histoire naturelle. Son enracinement dans cet établissement paraît dès lors assuré. Jean Piveteau allait cependant connaître en 1936 une cruelle désillusion. Marcellin Boule, alors âgé de 75 ans, doit, cette année-là, quitter la chaire de Paléontologie du Muséum national d'Histoire naturelle, non sans avoir préalablement préparé sa succession. Jean Piveteau qui est alors chargé de recherches à la Caisse nationale des Sciences (l'ancêtre du C.N.R.S.) paraît donc tout désigné pour lui succéder. Or, à la suite de l'une de ces machinations dont les universitaires ont le secret, c'est le nom de Camille Arambourg qui est proposé en première ligne par l'assemblée des professeurs du Muséum. L'Académie des sciences entérinera ce choix. Il s'ensuivra une brouille durable entre les deux hommes et une réorientation de la carrière de Jean Piveteau qui fut promu maître de recherches l'année suivante - l'année même ou Marcellin Boule lui confie la direction des Annales de Paléontologie -, puis nommé en 1938 maître de conférences à la Sorbonne. Quatre ans plus tard son ascension reprend : il sera professeur sans chaire en 1942, professeur à titre personnel en 1949 et obtiendra en 1953 la chaire de Paléontologie, nouvellement créée pour lui à la Sorbonne, qu'il occupera jusqu'à son départ à la retraite en 1970. Son rayonnement valut à Jean Piveteau de voir son influence reconnue très tôt puisqu'il présida à 38 ans la Société géologique de France et dix ans plus tard la Société d'Anthropologie (1947). Sa notoriété s'accrut encore avec la publication du Traité de Paléontologie, ce qui lui valut d'être élu membre de l'Institut en 1956 - il en présida en 1973 l'Académie des sciences -, puis d'entrer à l'Académie royale de Belgique (1962) et, beaucoup plus tardivement, à l'Accademia dei Lincei.

Jean Piveteau s'éteignit à Paris le 7 mars 1991.

II - Les vertébrés fossiles

Dans sa thèse, outre la description d'un fragment de mâchoire de stégocéphale et d'une série de de squelettes de reptiles appartenant, d'une part à un nouveau genre de mésosauriens, et d'autre part à un genre de « sauriens » précédemment connu en Afrique orientale - tous deux sont en réalité des éosuchiens -, Jean Piveteau avait proposé « une nouvelle interprétation des ceintures et une nouvelle théorie du sternum ». On y lit également (p. 178) cette belle définition du paléontologiste : « Il est à la fois narrateur et philosophe, et sa science n'est qu'une expérience immensément longue qui apporte à nos conceptions sur la vie leur unité et leur support ». Marcellin Boule l'orienta ensuite vers l'étude des mammifères fossiles. Il collabore alors avec Camille Arambourg (1885-1969) et publie avec lui (1929) la description des Vertébrés du Pontien de Salonique récoltés sous la direction de ce dernier pendant la campagne de Macédoine de l'Armée d'Orient. Les auteurs y soulignent la ressemblance entre cette faune fossile et la faune africaine actuelle. Jean Piveteau participe également à des fouilles dans le Pontien du Sud tunisien (1928) puis de Bou Hanifia (Algérie) [ce gisement est actuellement rapporté au Vallésien], en 1933, et dans le Pliocène de Perrier, près d'Issoire (Puy-de-Dôme), en 1937. Pendant cette période, il étudie également, en collaboration avec Pierre Teilhard de Chardin les mammifères de Nihowan (à environ 150 km au Nord-Ouest de Pékin) rapportés de Chine par ce dernier (1930). Une comparaison approfondie avec les faunes fossiles d'Europe les conduit à conclure que cette faune, qui est un peu plus jeune que celles de Senèze et du sommet du Val d'Arno, pourrait être « l'homologue du Quaternaire le plus inférieur d'Europe ». Cet intérêt pour les mammifères fossiles incita également Jean Piveteau à étudier des matériaux provenant des célèbres phosphorites du Quercy. Il y manifeste un réel talent d'anatomiste, utilisant notamment les foramens crâniens pour reconstituer l'appareil circulatoire céphalique de certains créodontes et carnivores (1932, 1935, 1943). En outre, comme il n'est pas exceptionnel que des moulages endocrâniens soient fossilisés dans les phosphorites, il en entreprend l'étude, prenant ainsi place parmi les pionniers de la paléoneurologie. Il reviendra ultérieurement à la paléoneurologie avec l'étude du cerveau de lémuriens subfossiles de Madagascar (1948, 1950), de carnivores (1951, 1962) et de primates (1958).

Jean Piveteau continua néanmoins à s'intéresser aux vertébrés inférieurs fossiles de Madagascar et notamment à ceux conservés dans les nodules du Trias inférieur du Nord-Ouest de l'île. Il consacrera ainsi pas moins de huit articles aux poissons, dont un important mémoire d'une centaine de pages (1934) qu'il complétera par deux notes additionnelles publiées en 1939 et 1945. Ce matériel se présente sous forme d'empreintes négatives dans des nodules, ce qui offre, dans certains cas, des possibilités exceptionnelles pour l'étude des endocrânes. Jean Piveteau mit à profit ce mode exceptionnel de fossilisation pour faire des observations essentielles pour la compréhension de l'évolution des poissons actinoptérygiens. Il confirma notamment la validité de la théorie segmentaire du crâne en s'appuyant sur la disposition des foramens du crâne primordial d'Australosomus, ce qui lui permit d'y distinguer le paléocrâne non segmenté, qui constitue la partie principale du neurocrâne, et le néocrâne segmenté qui lui est accolé postérieurement. L'étude de la la disposition des foramens crâniens rendit également possible une reconstitution partielle de l'appareil circulatoire céphalo-branchial de ces poissons. Jean Piveteau tenta en outre de déterminer les homologies des os crâniens dermiques des Actinoptérygiens en utilisant comme guide la disposition des canaux sensoriels. Cela lui permit notamment de démontrer que le préopercule est « indépendant de la série operculaire ». Il proposa par ailleurs une nouvelle interprétation de l'évolution de l'ossification chez les poissons car, écrit-il, « le tissu osseux nous apparaît maintenant comme très ancien chez les Vertébrés ; il remonte sans doute à l'aurore de leur histoire, et les espèces vivantes au squelette cartilagineux ne peuvent plus être considérées comme des formes primitives, mais comme des types en régression » (p. 81). En effet, dans un article consacré à l'histoire du tissu osseux (1934), Jean Piveteau avait souligné que « l'évolution des Vertébrés inférieurs s'est déroulée dans le sens d'une régression du tissu osseux ». Pour expliquer cette régression, il établissait un rapprochement avec le phénomène de néoténie avant de conclure que « tout se passe comme s'il y avait eu, au cours des temps géologiques, diminution relative de la vitesse de développement du corps ou soma, par rapport à celle des glandes sexuelles ou germen ». Dans un tout autre domaine, ses travaux, venant après ceux d'Erik Stensiô, consacrés aux faunes contemporaines du Spitzberg et du Groenland, lui permirent de révéler la « bipolarité » de l'ichthyofaune triasique, ce qui démontrait l'absence, à cette époque, de provinces fauniques bien définies.

Les nodules triasiques de Madagascar allaient également le conduire à découvrir un fossile remarquable qu'il interpréta comme « une forme ancestrale des Amphibiens Anoures ». Il désigna ce fossile sous le nom de Protobatrachus, que l'application des règles de nomenclature a conduit à remplacer ultérieurement par Triadobatrachus. Il s'agit là d'une sorte de « chaînon manquant » entre les stégocéphales et les anoures, qui témoigne ainsi de la réalité des processus évolutifs. C'est pourquoi le mémoire dans lequel était exposée la description détaillée de ce fossile est sous-titré « Essai sur l'origine et l'évolution des Amphibiens Anoures » (1937). La conclusion majeure de cette étude tient à la mise en évidence du fait que « les modifications d'un type déterminé ne se font pas d'une façon continue et synchronique pour l'ensemble des organes, mais que ceux-ci évoluent plus ou moins indépendamment les uns des autres et à des vitesses variables » [Il s'agit là de ce que De Beer qualifia ultérieurement (1954) d'« évolution en mosaïque »]. Jean Piveteau y rappela également sa conception de l'évolution, déjà exposée l'année précédente dans un article sur L'évolution parallèle et son mécanisme (1936), en l'expliquant par l'action de deux types de facteurs : « 1° des facteurs externes, résultant de l'action du milieu; 2° des facteurs intrinsèques, correspondant à la nature intime de l'organisme », avant de préciser que « les faits de vitesse inégale de développement dans les transformations parallèles nous paraissent établir [...] la prédominance des facteurs intrinsèques ».

III - La paléontologie humaine

Né en Charente, l'un des terroirs de notre pays les mieux dotés en témoins de la Préhistoire, Jean Piveteau ne pouvait pas ne pas être attiré par la Paléontologie humaine. Il s'y intéressa très tôt puisque dès 1927 - un an après sa thèse - il passa en revue les théories sur l'origine de l'homme. Ce n'est cependant qu'à la cinquantaine qu'il aborde l'étude des restes humains fossiles. Durant une vingtaine d'années, c'est-à-dire jusqu'à son départ à la retraite, il étudiera successivement les restes humains qualifiés de « moustériens » trouvés dans l'abri Suard, près de La Chaise, en Charente (1953), puis le squelette de néanderthalien découvert dans la grotte du Regourdou à Montignac, en Dordogne (1963-1966) [cette monographie demeurera inachevée], le pariétal d'anténéanderthalien mis au jour dans la grotte du Lazaret, près de Nice (1967) et enfin, à nouveau, les restes humains, attribués cette fois à l'Acheuléen, provenant de l'abri Suard (1970).

La question de l'hominisation fut alors au centre des préoccupations de Jean Piveteau. En 1958, il exposa comme suit sa vision de la divergence entre hominidés et pongidés : « c'est par une modification de l'appareil locomoteur, d'une part vers l'acquisition de la station droite (cas d'Hominidés), d'autre part vers l'acquisition de la "brachiation" (Pongidés), que fut déclenchée l'individualisation des deux lignées » (p. 169). Cette diversification affecta également la denture: «Chez l'Homme, les incisives demeurent de petite taille, les canines n'atteignant pas de grandes dimensions, la première prémolaire inférieure est bicuspide. Chez les Pongidés, on observe un élargissement des incisives, un grand développement des canines ; la première prémolaire inférieure est "sectoriale" » (Ibid.). L'auteur ajoutait que « ces tendances évolutives différentes de la dentition se sont manifestées très tôt dans l'histoire des deux séries, peut-être simultanément à celles de l'appareil locomoteur » (Ibid.). Il formulait enfin l'idée d'une unité du rameau humain en suggérant que « les deux types bien distincts Néandertal [sic] d'une part, Sapiens (et Présapiens) d'autre part, convergeraient, vers le bas, vers une souche commune, dont le type d'Ehringsdorf (ou de Steinheim) au sens large, nous offrirait une image approchée, ce dernier se rattachant assez facilement aux Archanthropiens » (p. 173).

Parallèlement à son activité de chercheur, Jean Piveteau a publié une série d'ouvrages dans lesquels il précisa ses conceptions dans le domaine de la Paléontologie humaine: L'Origine de l'Homme (1962) - qui, avec Des premiers vertébrés à l'Homme (1963), témoigne du contenu de l'enseignement qu'il professait à la Sorbonne -, Origine et destinée de l'Homme (1973), Image de l'Homme dans la pensée scientifique (1986) et, enfin La main et l'hominisation (1991), qui fut en quelque sorte son testament scientifique.

De ces ouvrages se dégage l'impression d'une grande prudence de l'auteur dès qu'il s'agit de proposer une vision globale des mécanismes et de la signification de l'évolution humaine. Sur ce point, Jean Piveteau se contenta d'apparaître comme un évolutionniste chrétien disciple de Pierre Teilhard de Chardin dont il publia en 1951 dans les Annales de Paléontologie un article de synthèse intitulé La structure phylétique du groupe humain et dont il écrivit la biographie (1964). Selon Jean Piveteau, en effet, « l'homme, loin d'être un accident de la vie, en représente l'expression la plus haute et la plus achevée. Il avait pensé qu'il était le centre du monde ; puis il lui sembla n'avoir aucune mesure avec la nature, se trouvant perdu dans un coin de l'univers ; la paléontologie lui restitue, sous une forme nouvelle, une prééminence à laquelle il ne croyait plus» (1957, p. 659). C'est toutefois dans L'Origine de l'Homme (1962) que Jean Piveteau exposa le plus librement ses conceptions sur l'évolution humaine. Après avoir rappelé que « la caractéristique de l'homme est l'intelligence réfléchie » (p. 47), il précise que « l'éclosion de l'intelligence réfléchie coïncide avec l'achèvement du corps » (p. 48). La station droite ayant libéré la main, va s'établir la « dualité du cerveau et de la main » car, « par l'intermédiaire de l'outil, a dû se produire une série de réactions corrélatives, mais alternatives et décalées dans le temps, qui ont perfectionné peu à peu l'un et l'autre pour aboutir à la libération de la puissance réflexive et à la mutation du préhomme en homme » (p. 51). Un autre grand thème de la pensée de Jean Piveteau est celui de l'unité humaine qu'il exprime ainsi : « Il n'y a [...] point de coupure véritable entre les civilisations du Paléolithique inférieur et moyen et celles du Paléolithique supérieur; elles ont fait appel, les unes et les autres, aux mêmes processus psychologiques, témoignant ainsi en faveur d'une unité de l'esprit» (p. 127). Et, en conclusion, il revient sur l'idée exprimée cinq ans plus tôt, selon laquelle l'homme donne son sens à l'univers : « L'apparition de la réflexion ne peut être considérée comme un fait accidentel, un épiphénomène surajouté à la trame de la vie, et par là même accessoire; elle constitue au contraire un aspect fondamental, essentiel de notre univers. L'homme, loin d'être un hasard de la vie, en représente l'expression la plus haute et la plus achevée. En lui se manifeste désormais toute la puissance de l'évolution créatrice » (p. 200).

IV - L'histoire des sciences dans l'oeuvre de Jean Piveteau

L'histoire des sciences n'a occupé qu'une place limitée dans l'oeuvre de Jean Piveteau, bien qu'il ait été un temps chargé de conférences sur l'histoire des sciences biologiques à la Faculté des lettres de Paris. Si l'on excepte les volumineuses Oeuvres philosophiques de Buffon dont il assura la publication en 1954 dans le Corpus général des philosophes français, Jean Piveteau, après avoir consacré à Cuvier un article dans lequel il soulignait le caractère complémentaire des principes des corrélations et des connexions (1947), s'est principalement intéressé au Débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sur l'unité de plan et de composition (1950) et à la question de la signification de la finalité dans les sciences de la nature. Son intérêt pour le débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire tient au fait que les thèses défendues par ces deux savants occupent une position centrale vis-à-vis des préoccupations d'un anatomiste dont l'un des objectifs était de déterminer les homologies des ossifications des vertébrés actuels et fossiles en utilisant comme guide leurs connexions anatomiques. On comprendra aisément pourquoi il se prononça sans hésiter en faveur du premier : « Lorsque Cuvier prétend qu'il y a quatre plans, on ne peut dire qu'il prend une position fixiste ; il repousse simplement cette analogie universelle qui ne lui semble avoir aucun fondement dans les faits. Et quand Geoffroy croit pouvoir ramener tous les êtres à un plan i/n[ique], il ne prend pas davantage une position évolutionniste : il ressuscite le vieux concept de l'échelle des êtres, dont, sous des formes diverses, avaient tant abusé les naturalistes du XVIIIe siècle » (1950, p. 361). D'autre part, il ne pouvait manquer de se sentir concerné par la question de la finalité car elle est directement liée à la notion de conditions d'existence. Or cette dernière fait appel à l'intervention d'une finalité à la fois interne (en rapport avec l'indispensable harmonie entre les organes) et externe (qui concerne les rapports entre l'être vivant et son milieu). A la fin de l'article qu'il publia sur ce thème en 1949, l'auteur tente une médiation entre mécanisme et finalisme, qui « ont toujours été considérés comme les deux pôles opposés de la pensée [...]. Et pourtant, on peut se demander si le vieil antagonisme n'est pas sur le point de prendre fin, et si ces deux formes d'explication, loin de s'exclure, ne sont pas, en réalité, complémentaires. Elles tentent de répondre au pourquoi et au comment que l'on ne peut manquer de se poser à propos de tout phénomène ».

C'est donc tout naturellement à Jean Piveteau que René Taton confia la rédaction des deux chapitres consacrés à l'Anatomie comparée et à la Paléontologie des vertébrés, qui prirent place dans le premier volume du tome III de son Histoire générale des sciences (1961).

V - Le Traité de Paléontologie (1952-1969)

A l'approche du demi-siècle, Jean Piveteau, qui avait précédemment publié avec Marcellin Boule un précis de Paléontologie intitulé Les Fossiles (1935), prit conscience de la nécessité de réaliser une synthèse des connaissances paléontologiques accumulées au cours des décennies précédentes. Ainsi mûrit en lui l'idée même d'un traité dans lequel le lecteur pourrait trouver à la fois des développements de nature générale mais aussi des informations précises relatives à la plupart des taxons jusqu'au niveau générique. En 1950, le projet est suffisamment avancé pour qu'un éditeur - Masson & Cie -, celui-là même qui s'apprêtait à publier les Images des mondes disparus (1951), se déclare intéressé par cette entreprise qui vient compléter le vaste projet de Traité de Zoologie conçu par Pierre-Paul Grassé (1895-1985) dont le premier volume avait été publié en 1948.

Le Traité de Paléontologie est une oeuvre remarquable qui constitue le fleuron de l'édition scientifique française dans le domaine paléontologique. Cet ouvrage, composé de 7 tomes en 10 volumes, correspond, selon Coppens (1992), à un total cumulé de 8146 pages très abondamment illustrées de 7867 figures. Si l'on excepte le tome IV dont les trois fascicules ne virent le jour qu'entre 1964 et 1969, le Traité fut publié dans un délai de neuf ans (1952-1961). Dans cette entreprise, qui nécessita la collaboration de 51 auteurs parmi lesquels 31 paléontologistes français, Jean Piveteau fut très efficacement secondé par une secrétaire de rédaction extrêmement dévouée et dont l'opiniâtreté n'était pas la moindre des qualités : Colette Dechaseaux (1906-1999). La composition de ce Traité révèle évidemment les centres d'intérêt privilégiés de son concepteur puisque quatre des sept tomes (et sept des dix volumes) concernent les vertébrés, alors que la matière relative aux microfossiles et aux invertébrés est concentrée dans les trois premiers volumes. D'autre part, le choix fondamental de publier le Traité en langue française nous informe à la fois sur le statut privilégié acquis à cette époque par la paléontologie au sein de la géologie française et sur la richesse de ses effectifs qui, en ce milieu de siècle, lui permettait de disposer de spécialistes renommés susceptibles de traiter avec compétence de la plupart des groupes animaux, notamment dans le domaine des invertébrés. Parmi les vertébrés, en revanche, certaines lacunes importantes eussent été impossibles à combler sans l'aide décisive de plusieurs spécialistes étrangers non francophones. Ce fut notamment le cas pour les cyclostomes et les arthrodires, ce qui eut pour effet de retarder considérablement la parution du tome IV qui dut être scindé en trois fascicules, de manière à laisser à Erik Stensiö (1891-1984) le temps de rédiger ses deux volumineuses contributions - totalisant respectivement 287 et 622 pages -, qui parurent respectivement en 1964 et 1969. Par ailleurs, pour certains groupes importants comme par exemple les élasmobranches (requins et raies), aucun spécialiste n'étant disponible ou disposé à collaborer, il fallut faire appel à des auteurs n'ayant qu'une connaissance livresque du sujet traité (lorsque ce ne furent pas Jean Piveteau ou Colette Dechaseaux eux-mêmes qui se chargèrent de cette besogne). Quoi qu'il en soit, malgré certaines lacunes, le Traité de Paléontologie contribua de manière efficace à la renommée internationale de la recherche française dans cette discipline. Il a en effet constitué en son temps la source d'information la plus complète diponible au monde sur les animaux fossiles, surpassant de loin le célèbre Handbuch der Palaeontologie de Karl Zittel publié de 1876 à 1893, dont quatre volumes étaient consacrés à la Paléozoologie. Cet ouvrage représente, de plus, la dernière manifestation éditoriale à vocation internationale en langue française à être arrivée totalement à son terme dans le domaine des sciences de la nature. Il mérite donc d'être salué à ce titre comme une oeuvre marquante qui a contribué au rayonnement culturel de notre pays avant que le monde scientifique ne soit soumis à une influence de plus en plus pressante de la culture anglo-américaine.

Un concurrent d'envergure ne tarda cependant pas à paraître. Il s'agit du traité intitulé Osnovy Paleontologii, publié en russe à l'initiative de Youri A. Orlov. Il comporte 15 volumes publiés entre 1958 et 1964.

VI - Jean Piveteau et le transformisme

Profondément pénétré de la réalité de l'évolution biologique, Jean Piveteau était convaincu, comme on l'a noté précédemment, de « la prédominance des facteurs intrinsèques » parmi les facteurs responsables des transformations des êtres vivants. A une époque où le terme de « transformisme » était volontiers considéré comme un simple synonyme de « darwinisme », il n'éprouvait à l'évidence pas plus d'attirance, pour les thèses darwiniennes (ou néodarwiniennes) que pour les interprétations lamarckistes (ou néolamarckistes). Il manifestait en revanche un vif intérêt pour la notion de finalité à laquelle il consacra un article en 1949 (vide supra). Et lorsqu'on le questionnera, beaucoup plus tard, sur l'intérêt des théories darwiniennes, il répondra benoîtement : « Toute la paléontologie humaine se construit actuellement en dehors des théories darwiniennes. Cela n'enlève rien aux mérites de Darwin, mais enfin les choses ont changé depuis. Et actuellement tout notre travail encore une fois se fait en dehors des théories darwiniennes, et lamarckiennes aussi d'ailleurs ».

In E. Noël (Ed.) (1979). Le darwinisme aujourd'hui. Editions du Seuil, Paris, p. 89.
Cela ne l'empêcha pas de rester ouvert aux autres comme en témoigne sa décision d'organiser à Paris, en avril 1947, un colloque international sur le thème « Paléontologie et transformisme », auquel il invita deux des principaux artisans de la « nouvelle synthèse » néodarwiniste, le paléontologue américain George Gaylord Simpson (1902-1984) et le généticien britannique John Burdon Sanderson Haldane (1892-1964).

Epilogue

Jean Piveteau a laissé le souvenir d'un homme affable, d'une grande culture, dont l'influence s'est exercée pendant plusieurs décennies sur la paléontologie française, au carrefour de la science et de la philosophie. Conférencier brillant, sachant donner aux thèmes qu'il traitait toute la profondeur requise, il appréciait l'ambiance feutrée de son laboratoire dans lequel ouvrait un petit cercle de collaborateurs dévoués, parmi lesquels Colette Dechaseaux et Emilienne Genet-Varcin jouaient un rôle privilégié. Homme d'une grande fidélité, il eut l'élégance de rester attaché jusqu'à la fin de sa vie au souvenir de ceux qu'il appelait ses maîtres, comme en témoigne l'avant-propos de La main et l'hominisation (1991) dans lequel il évoque : « Marcellin Boule qui sut allier une poésie et une philosophie aux contraintes les plus exigeantes de la science; Pierre Teilhard de Chardin, l'homme aux grandes synthèses ; Louis Vialleton, l'éminent anatomiste ; Edouard Le Roy qui m'initia aux profondeurs de la philosophie bergsonienne ».

Pour davantage de précisions concernant la personnalité de Jean Piveteau, le lecteur se reportera utilement à l'hommage collectif que lui ont rendu quelques-uns de ses anciens élèves et collaborateurs (Philippe Taquet et al., 1991).

Remerciements. - L'auteur adresse ses vifs remerciements aux personnes qui ont bien voulu répondre à ses sollicitations et tout particulièrement à Mademoiselle Cécile Piveteau et à Monsieur Jean-Luc Piveteau, ainsi qu'à Madame Emilienne Genet-Varcin et à Monsieur Goulven Laurent.

Références
  1. COPPENS, Y. (1992). La vie et l'oeuvre de Jean Piveteau. La Vie des sciences, C. R. Acad. Sci., sér. génér., 9, n° 5, p. 445-451, portrait.

  2. PIVETEAU, J. (1926). Paléontologie de Madagascar. XIII. - Amphibiens et Reptiles permiens. Ann. Paléont., 15, p. 53-179, 31 fig., pl. VI-XVII.

  3. PIVETEAU, J. (1927). Les théories sur l'origine de l'Homme avant et après Darwin. L'Anthropologie, 37, p. 355-380.

  4. PIVETEAU, J. (1929). Les vertébrés du Pontien de Salonique. Ann. Paléont, 18, p. 59-138, 8 fig., pl. III-XIV (en collaboration avec C. ARAMBOURG).

  5. PIVETEAU, J. (1930). Les Mammifères de Nihowan. Ann. Paléont., 19, p. 1-134, 42 fig., pl. I-XXIII (en collaboration avec P. TEILHARD DE CHARDIN).

  6. PIVETEAU, J. (1932). Les Chats des phosphorites du Quercy. Ann. Paléont., 20, p. 105-163, 15 fig., pl. X-XVI.

  7. PIVETEAU, J. (1934). Paléontologie de Madagascar. XXI. - Les Poissons du Trias inférieur. Contribution à l'étude des Actinoptérygiens. Ann. Paléont., 23, p. 81-183, 58 fig., pl. XI-XX.

  8. PIVETEAU, J. (1934). L'histoire du tissu osseux. La Terre et la Vie, 4, p. 515-522, 9 fig.

  9. PIVETEAU, J. (1935). Etudes sur quelques Créodontes des phosphorites du Quercy. Ann. Paléont., 24, p. 75-95,12 fig., pl. IX-X.

  10. PIVETEAU, J. (1935). Les Fossiles. Eléments de Paléontologie. Masson, Paris, 899 p., 1330 fig. (en collaboration avec M. BOULE).

  11. PIVETEAU, J. (1936). Une forme ancestrale des Amphibiens Anoures dans le Trias inférieur de Madagascar. C. R. Acad. Sci., Paris, 202, p. 1607-1608.

  12. PIVETEAU, J. (1936). L'évolution parallèle et son mécanisme. La Terre et la Vie, 6, p. 30-36, 8 fig.

  13. PIVETEAU, J. (1937). Paléontologie de Madagascar. XXIII. - Un Amphibien du Trias inférieur : Essai sur l'origine et l'évolution des Amphibiens Anoures. Ann. Paléont., 26, p. 135-178, pl. XIX-XX.

  14. PIVETEAU, J. (1939). Paléontologie de Madagascar. XXIV. - Nouvelles recherches sur les Poissons du Trias inférieur. Ann. Paléont., 27, p. 71-88, pl. X.

  15. PIVETEAU, J. (1943). Etudes sur quelques Mammifères des phosphorites du Quercy. I. Le genre Stenoplesictis. Ann. Paléont., 30 : 61-72, 3 fig., pl. IX.

  16. PIVETEAU, J. (1945). Paléontologie de Madagascar. XXV. - Les poissons du Trias inférieur. La famille des Saurichthyidés. Ann. Paléont., 31, p. 77-87, 3 fig., pl. IV-V.

  17. PIVETEAU, J. (1947). Georges Cuvier et la naissance de la Paléontologie. Revue scientifique, 85, p. 903-915.

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