COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 29 mai 1991)
En 1941, je rencontrais Jean Piveteau et lui demandais conseil pour préparer une thèse de Doctorat, en Anatomie comparée des Vertébrés.
En 1953, Jean Piveteau m'associait à l'enseignement du Certificat de Paléontologie, nouvellement créé, puis à la rédaction du Traité de Paléontologie. Pour cette confiance qu'il me porta pendant près de 50 ans, je voudrais lui témoigner ici ma respectueuse et profonde amitié.
Jean Piveteau avait une double culture d'anatomiste et de philosophe qui orientera toute son oeuvre.
La paléontologie des Vertébrés ne fut jamais pour lui une sèche description d'ossements car derrière le fossile il y avait toujours l'organisme qui avait vécu. Fonctionnelle et biologique, la paléontologie de Jean Piveteau fut l'inspiratrice d'une permanente interrogation sur les grands problèmes de la biologie.
Parmi ces problèmes, celui de l'Evolution le fascina : évolution des Vertébrés en général, histoire de l'Homme et de la genèse de son psychisme en particulier.
Parallèlement à sa recherche, Jean Piveteau se préoccupa de la diffusion des connaissances paléontologiques.
Enfin, dernier aspect de son activité, mais non le moindre, l'étude de la pensée philosophique de quelques grands naturalistes des XVIIIème et XIXème siècles.
Les matériaux qu'il rapporta de Madagascar fourniront une part essentielle dans l'oeuvre paléontologique de Jean Piveteau. Il avait eu des prédécesseurs dans l'exploration scientifique de l'île mais il fut parmi ceux qui apporteront une contribution majeure à la connaissance de sa faune passée. Je l'entends encore me raconter comment, à l'époque, il ne pouvait se rendre qu'en "filanzane" sur des gisements qu'aujourd'hui nous rejoignons en 4x4. Entre autres documents remarquables il rapportera le plus ancien Amphibien Anoure connu : Protobatrachus du Trias (l'animal a depuis changé de nom de genre, bien entendu !). Sur le site d'origine de ce fossile, le mystère demeure puisqu'il ne fut pas récolté sur le terrain, mais plus prosaïquement, sur une table, dans la maison d'un planteur qui ne put jamais se souvenir du lieu exact de sa récolte. Malgré les efforts de Jean Piveteau lui-même, puis de J.-P. Lehman et d'autres, l'origine de la Grenouille triasique ne put jamais être précisée.
Les Poissons du Trias de Madagascar firent l'objet de nombreuses publications de Jean Piveteau : la Grenouille sera bien entendu, à l'honneur mais aussi les Reptiles et les Théromorphes du Sud de l'île et tous furent sujets de réflexions sur la structure et sur l'évolution. A signaler, à titre presque anecdotique, que l'île fut à l'origine de ses quelques notes de stratigraphie : Jean Piveteau n'était pas stratigraphe.
Des fossiles d'autres provenances retinrent à plusieurs reprises son attention, mais sans jamais lui faire définitivement oublier Madagascar.
A l'étude de l'homme, Jean Piveteau consacra non seulement ses talents d'anatomiste mais aussi ceux de penseur. L'homme, Mammifère plutôt orthodoxe par son anatomie, se hisse, par son psychisme, au-dessus de tous les autres animaux. Comment ce psychisme est-il apparu ? Comment a-t-il évolué ? Est-ce là un problème que le paléontologiste peut aborder, puisque le psychisme "ne se fossilise pas", du moins directement. Mais d'Homo erectus jusqu'aux Néandertaliens et aux ancêtres sapiens sapiens, le niveau psychique se révèle par des indices qu'il faut décrypter : dans la fabrication des outils de silex ou d'os, dans les rites funéraires et finalement dans l'art, toutes caractéristiques de l'humain. L'évolution psychique de notre lignée n'est plus une énigme absolue et Jean Piveteau avait tenu à faire un bilan de nos connaissances sur ce point dans un livre paru quelques jours avant sa mort : "La main et l'hominisation". Livre petit, par son format, mais riche de réflexions, celles qu'il expose et celles qu'il suscite.
Sur les problèmes de l'évolution, Jean Piveteau fut, grâce à l'appui du CNRS et de la Fondation Rockefeller, l'organisateur du Colloque International de 1947, à Paris, "Paléontologie et Transformisme". Celles et ceux (dont je suis) qui furent les témoins de cette réunion conservent le souvenir, inoubliable, de cette première ouverture sur la science qui évoluait à l'étranger. L'isolement scientifique total dans lequel nous venions de vivre était enfin rompu.
L'idée était magnifique qui réunissait, pour la première fois, des disciplines qui jusqu'alors s'ignoraient, des représentants de la Génétique et des représentants de la Paléontologie et les faisaient confronter leurs visions de l'évolution. Et quel rassemblement de grands noms ! Simpson, Watson, Haldane, Westoll, Stensiö ... et du côté français, Arambourg, Teilhard de Chardin, Cuénot, Ephrussi, Grassé... C'est au cours de la première séance que G.G. Simpson fit le procès, sans appel, de cette trop fameuse Orthogenèse, que d'aucuns considéraient comme la mécanique même de l'évolution. Au cours de ces séances, nous apprîmes, qu'en pays anglo-saxons s'édifiait la Théorie Synthétique de l'Evolution (le prétendu "Néo-Darwinisme") qui, effectivement, synthétisait les résultats de la Génétique évolutive, ceux du Darwinisme, de la Systématique évolutive et de la Paléontologie.
Par la suite Jean Piveteau organisera régulièrement d'autres réunions internationales, mais plus orientées vers la Paléontologie, ce qui permit à nombre d'entre nous de prendre contact avec les plus prestigieux des collègues étrangers et aussi d'être avertis les premiers de quelques découvertes spectaculaires.
Je ne connais guère l'oeuvre philosophique de Jean Piveteau. Buffon le passionnait par le foisonnement de cette pensée hardie qui, aujourd'hui encore, nous fascine. Entre Cuvier et E. Geoffroy Saint-Hilaire, dont il rapporta l'affrontement célèbre sur l'Unité de Plan de Composition, duquel devait-il se sentir le plus proche ? J'aurais l'impression, non la certitude, que ce devait être d'E. Geoffroy, ce qui ne l'empêchait nullement d'admirer, par toute sa puissance, l'oeuvre de Cuvier.
La diffusion des connaissances paléontologiques, vers tous les publics, tint une grande place dans l'activité de Jean Piveteau. Le premier témoignage, "Les Fossiles" fut écrit en collaboration avec M. Boule. Ce fut ensuite le monumental "Traité de Paléontologie" mené à son terme en un temps raisonnable, ce qui est rare pour les traités, grâce aussi, il faut le souligner, à l'efficace activité de C. Dechaseaux qui menait "ses auteurs" d'une poigne vigilante (j'en sais quelque chose). Mais Jean Piveteau visait aussi le public étudiant (Précis de Paléontologie) et, au delà, le grand public par de nombreux articles sur des sujets variés.
Après l'homme de science, je voudrais évoquer simplement l'homme. Je ne rédigerai pas une hagiographie, il ne l'aurait pas aimé ; mais pourquoi lui étions-nous si vivement attaché ? Parce qu'il était chaleureux, parce qu'il aimait la vie, qu'il était bon vivant, aimant le manger et le boire, ce qui lui avait valu d'être fait Chevalier du Tastevin, comme il me l'avait un jour raconté. Parce que les excursions de Paléontologie qu'il organisait n'avaient pas l'allure d'une colonne de disciples suivant respectueusement le Maître mais plutôt celle d'une promenade d'amis. Et parce qu'il racontait volontiers des souvenirs de sa vie. Récemment, Ph. Taquet, l'actuel Directeur du laboratoire de Paléontologie du Muséum, me disait avec regret "quel dommage que M. Piveteau n'ait pas écrit ses mémoires", lui qui avait pu connaître à la fois les scientifiques du XIXème et ceux du XXème siècles. Mais chacun de nous garde dans sa mémoire quelques-uns de ses souvenirs recueillis de vive voix ; j'en ai, pour ma part, rapporté quelques-uns, dans ce Bulletin, à propos de l'Homme de Piltdown.