Publié dans le LIVRE DU CENTENAIRE (Ecole Polytechnique), 1897, Gauthier-Villars et fils, TOME III, page 194
JUTIER (Sylvain-Charles-Prosper) (promotion de 1844 de Polytechnique), né à Moulins le 1er juin 1826, est mort à Moulins en avril 1885, Inspecteur général de 2e classe.
Chargé, comme Ingénieur en chef, du Service des Mines de Chalon, Jutier s'était, un des premiers, spécialement occupé, en 1874-1876, de faire établir, dans les importantes houillères de Saône-et-Loire, une tenue de plans spéciaux d'aérage et un service de mesures anémométriques.
À Plombières, de 1857 à 1861, on capta, par des galeries à la roche, diverses sources sourdant suivant des filons , et, par le procédé des semelles de béton avec colonnes de captage, d'autres sources venant ascensionnellement de l'alluvion du fond de la vallée, les eaux douces en ayant été préalablement détournées. Par suite de la reprise des constructions romaines qui en fut la conséquence, ces travaux amenèrent la découverte de monnaies métalliques transformées par la sulfuration et de zéolithes cristallisées dans les anciens mortiers ; ces trouvailles conduisirent Jutier à des conclusions de géogénie intéressantes et elles furent surtout l'objet de déductions capitales de Daubrée dans ses études sur la Géologie expérimentale et le métamorphisme.
Par M. TOURNAIRE, inspecteur général des mines, vice-président du conseil général des mines.
(rédigé en Août 1885).
Publié dans Annales des Mines, 8e série, vol. 8, 1885
Parmi les pertes répétées qui ont depuis un an frappé le Corps des mines, celle de l'inspecteur général Jutier, survenue au mois d'avril dernier, a particulièrement et à bien juste titre provoqué les regrets.
Jutier se distinguait par l'étendue et la variété du savoir, qu'il devait à la curiosité sans cesse ouverte de son esprit et à la sûreté de sa mémoire, en même temps par la grande expérience pratique et professionnelle qu'il avait acquise dans l'exercice de ses fonctions, en étudiant toujours avec soin et sagacité les questions soumises à son examen. Sa parole facile et originale, nourrie par la science et l'imagination, guidée d'ailleurs par es conceptions justes et une intelligence droite, donnait dans les relations ordinaires beaucoup de charme et d'intérêt à sa conversation, dans les discussions techniques du relief et de l'autorité aux avis qu'il exprimait. Aussi ses collègues du Conseil général des mines, outre la peine qu'inspire la rupture des liens amicaux, ont-ils véritablement senti qu'un vide se faisait parmi eux lorsque la maladie, puis la mot, le leur ont enlevé.
Cette notice, écrite par un de ses camarades qui l'a connu dès l'Ecole des mines et n'est depuis lors jamais resté longtemps sans le revoir, a pour objet de rappeler sa carrière et les plus importants de ses travaux.
Jutier naquit à Moulins, en 1826, d'une famille dont le nom figurait dans la magistrature locale depuis le commencement du siècle : son père y était juge. Il fit dans cette ville ses premières études à la maison paternelle, ses humanités au lycée, où il obtint des succès brillants. Après une année consacrée, à Paris, aux mathématiques spéciales, il fut admis à l'École polytechnique en 1844.
Lorsqu'éclata soudainement la révolution de Février 1848, comme beaucoup de ses camarades des écoles des mines et des ponts et chaussées, il revêtit son uniforme de polytechnicien et offrit ses services au Gouvernement provisoire, qui, dans les premières journées de son pouvoir, employa volontiers ces jeunes gens comme messagers pour contenir et modérer les foules, utilisant la popularité de l'habit qu'ils portaient. Jutier et un de ses condisciples des mines, à la tête d'un groupe de citoyens courageux, tentèrent d'arrêter le sac du château incendié de Neuilly et parvinrent à sauver une partie des richesses artistiques qu'il contenait. Cependant ils avaient affaire moins au peuple du combat politique, fort accessible en ce moment aux appels qui s'adressaient à sa générosité, qu'à une bande de malfaiteurs, mettant à profit la désorganisation de la force publique. Jutier faillit tomber entre leurs mains et y laisser la vie. Ces pillards furent jugés par la cour d'assises de la Seine, et des éloges très mérités furent décernés par le président aux deux élèves-ingénieurs.
Après deux années passées à Périgueux, il fut, au commencement de 1851, chargé du sous-arrondissement minéralogique de Colmar. Les ingénieurs de notre Corps qui se sont succédé en cette résidence ont pris une part active aux utiles travaux de la Société industrielle de Mulhouse. Jutier ne manqua pas à la tradition. Le Bulletinde cette Société de 1861 et les Annales de la Société d'émulation des Vosges de 1860 renferment deux intéressants rapports de lui sur le développement des appareils à vapeur dans les départements du Haut-Rhin et des Vosges de 1845 et 1843 à 1858, période durant laquelle l'extension de l'emploi de la vapeur fut très rapide, comme l'on sait : en cette région l'accroissement avait été d'environ 20 pour 1.
Les thermes de Plombières, domaine de l'Etat, se trouvaient dans sa circonscription de service. Leur premier établissement remonte aux Romains. Ruinés dans les oeuvres extérieures durant les temps de barbarie, comme presque tous les monuments de la civilisation antique, ils avaient été l'objet de reconstructions partielles à diverses époques, et notamment aux XVIIe et XVIIIe siècles : plusieurs sources froides ou de température peu élevée, dont l'eau s'emploie en boisson, avaient même été découvertes alors. Mais le captage des sources chaudes n'avait jamais été méthodiquement repris : on s'était en général contenté d'en dégager les principaux bouillons des décombres ou des alluvions qui les obstruaient. Cette situation répondait mal aux besoins de la clientèle, qui augmentait d'année en année et devenait plus exigeante. En 1856, l'empereur Napoléon III, qui séjournait pour la première fois à Plombières, décida que de nouveaux thermes seraient édifiés en aval des anciens et que d'importants travaux seraient entrepris pour embellir la ville. La recherche et l'aménagement des sources furent confiés à Jutier et l'occupèrent jusqu'en 1861. Il s'en acquitta avec beaucoup de vigilance et d'esprit d'observation et avec un entier succès.
Les griffons des eaux chaudes, les restes des bains romains se trouvent au centre même de la ville, ce qui augmentait singulièrement les difficultés et les suggestions. Jutier fit exécuter une galerie qui s'ouvrait à l'aval, près d'un pont traversant la rivière d'Eaugronne, et remontait le lit de l'ancienne vallée sous la rue principale; car les Romains ont dérivé l'Eaugronne en regard des sources. Après avoir assez longtemps cheminé dans des sables et galets d'alluvion, elle pénétra, auprès des anciens thermes, dans le béton romain, dont la conservation et la solidité étaient parfaites. Ce béton isolait complètement des eaux superficielles sept sources, qui y furent captées par de courts embranchements. La galerie, continuée au delà, découvrit, à son extrémité, dans le granite une source très chaude, qui fut réunie aux eaux de deux griffons voisins, émergeant aussi du granite et reconnus un peu auparavant par des fouilles. A l'aval cet aqueduc fut prolongé, en passant sous l'Eaugronne, jusqu'à l'axe de l'établissement nouveau. Une seconde galerie, creusée en roche granitique sur le flanc sud de la vallée, eut pour objet les sources tempérées, dites savonneuses, qui à Plombières se montrent à un niveau plus élevé que les eaux chaudes, et en fit trouver cinq. Par ces travaux le débit total des eaux minérales, qui auparavant était inférieur à 180 litres par minute, se trouva porté à 450 litres environ ; celui des sources dont la température dépasse 45 degrés avait passé de 172 litres à 340.
Leur action prolongée sur les briques et les mortiers des captages et des bains antiques, sur des pièces de cuivre, de fer et de plomb d'époque romaine avait donné naissance à des minéraux et à des cristaux identiques a plusieurs de ceux qui s'observent dans les filons et dans les roches. Ces transformations décelaient un des moyens par lesquels la nature produit les minéraux. Jutier en recueillit avec soin les plus beaux spécimens. On sait qu'ils ont fourni à M. Daubrée, alors ingénieur en chef à Strasbourg, le sujet de plusieurs mémoires d'un grand intérêt.
Les eaux thermales de Plombières, avant d'être utilisées en bains ou en douches , doivent être refroidies. Jutier substitua aux bassins découverts, dont on faisait usage précédemment, un appareil composé de tubes métalliques traversant un bassin où coulait une dérivation de l'Eaugronne.
De concert avec M. J. Lefort, membre de l'Académie de médecine, il a publié, en 1862, une étude très complète des thermes de Plombières, où l'on trouve, avec un intéressant résumé historique et avec tous les documents utiles sur la composition, les températures et les débits des sources , la description détaillée des derniers captages et l'exposé des observations auxquelles ils ont donné lieu.
La galerie des savonneuses avait rencontré des filons de spath-fluor, de quartz et d'halloysite : les mêmes matières se voient dans certaines des fentes par où s'échappent les eaux minérales ; et celles-ci contiennent, avec une notable proportion de silice, des traces d'acide fluorhydrique, d'alumine et de fer. Il était donc rationnel de leur attribuer le remplissage des filons de Plombières. Jutier a développé ses idées à ce sujet dans une Note sur les résultats au point de vue géologique des travaux de captage des sources minérales de Plombières, insérée, en 1859, aux Annales des mines, et dans deux courtes notes communiquées à l'Académie des sciences, en 1858, par Elie de Beaumont. Il va jusqu'à regarder comme dues aux eaux minérales des roches feldspathiques en filons. L'halloysite lui paraît de formation presque contemporaine : elle aurait succédé au spath-fluor, lui-même, en général, postérieur au quartz. L'un ou l'autre de ces dépôts domine dans plusieurs des filons d'où proviennent les sources. D'autre part, il en est quelques-unes, très abondantes et très chaudes, qui sortent du granite non altéré. Jutier explique ce fait par les issues successives qu'elles ont cherchées, après obstruction de leurs premiers canaux. Il remarque que les filons et fentes sont perpendiculaires à la direction, à peu près est-ouest, de l'étroite vallée de Plombières.
Dans le cours de ses captages, il avait eu à opérer des jaugeages fréquents et avait fait construire pour cet objet un appareil à déversoir, d'un emploi commode et donnant des résultats précis : les Annales des mines de 1861 en renferment une brève et claire description.
A ses travaux relatifs aux eaux minérales se rattache encore un rapport sur le rôle de l'électricité dans leurs effets thérapeutiques, qu'il a rédigé en 1866 au nom d'une Commission et qui a paru dans les Annales de la Société d'hydrologie médicale, dont il était membre. C'est une réfutation, fort bien ordonnée et déduite, d'un ouvrage de M. le docteur Scoutetten, où l'électricité était présentée comme la cause principale de leur action sur l'organisme.
De 1862 à 1869 Jutier fut attaché, à la résidence de Paris, au contrôle des chemins de fer de la Compagnie de Lyon.
Presque au début de cette fonction, il eut à constater les circonstances d'une explosion qui se produisit aux environs de Moulins, dans la remorque d'un train de marchandises, en tuant le mécanicien, blessant grièvement le chauffeur et projetant la locomotive à une grande distance. Son rapport, inséré aux Annales des mines de 1862, peut être cité comme un modèle d'étude attentive, de clarté et d'habile déduction. Les premières enquêtes, faites par les ingénieurs de la Compagnie, imputaient l'accident à un excès de tension, à un calage de soupapes, fautes fréquentes à la vérité, mais que dans l'occurrence rien ne rendait probables. Jutier démontra qu'il avait été préparé, puis occasionné par le bris de bon nombre des entretoises qui reliaient et consolidaient les parois externes en tôle et les plaques internes en cuivre de la boîte à feu ; car plusieurs de leurs cassures étaient anciennes, surtout au niveau où les plaques en cuivre s'étaient déchirées. Ce fait de rupture en cours de service est fréquent, et l'inspection des boîtes à feu par les agents de la traction ne fournissait nullement un moyen sûr de le reconnaître. Jutier lui assigne pour cause principale les différences de dilatation des parois en fer et en cuivre, d'où résultent, spécialement sur les entretoises supérieures, des actions répétées de cisaillement ou de flexion. Il conseillait de percer les entretoises de minces trous suivant leurs axes, afin de déceler chaque rupture par l'injection d'un filet d'eau dans le foyer, et cette utile pratique, que la Compagnie du Nord commençait à appliquer, s'est généralisée depuis. Il critiquait aussi, avec beaucoup de raison, les manomètres alors employés sur le réseau de Lyon, dont la graduation dépassait d'un kilogramme seulement la pression correspondante au timbre ou même s'arrêtait à cette pression, de sorte qu'au delà l'aiguille indicatrice était paralysée : en cas de calage ou de surcharge des soupapes, le mécanicien marchait tout à fait à l'aveugle, sans pouvoir se rendre compte du degré de son imprudence.
Appelé à la fin de 1869 aux fonctions d'ingénieur en chef et promu en 1872 à ce grade, Jutier a dirigé durant treize années et demie le service de l'arrondissement minéralogique de Chalon-sur-Saône.
Visitant très attentivement et à fréquentes reprises les mines de sa circonscription, et surtout les belles houilles de Blanzy et du Creusot, il fut bientôt en état non seulement d'émettre dans ses rapports officiels des avis toujours judicieux et fortement motivés, mais encore de donner parfois des conseils dont les exploitants ont reconnu la valeur et apprécié l'utilité. Parmi les perfectionnements qui furent introduits durant cette période dans les exploitations de Saône-et-Loire on peut citer comme dû en partie à son initiative l'usage de répéter à intervalles rapprochés les jaugeages des volumes d'air qui parcourent les quartiers grisouteux, en ne se bornant pas à les opérer dans les voies maîtresses et en portant aussi les instruments de mesure au voisinage des tailles, c'est-à-dire aux lieux où le danger réside, ainsi que la tenue de registres spéciaux où sont inscrits les résultats de ces expériences, comme tous les faits concernant l'aérage. Il a contribué à faire reconnaître que les poussières de houille peuvent aggraver dans de fortes proportions les accidents de grisou, même que certaines explosions d'étendue restreinte sont causées par leur seule inflammation, et à faire entrer dans la pratique l'arrosage des galeries très poussiéreuses.
Son attention se porta sur l'emploi de la dynamite, qui commençait alors à se répandre, et sur les nouveaux procédés mis en oeuvre dans l'attaque des roches. Il a décrit dans une note qui a paru aux Annales des mines de 1879 un appareil électrique dont on s'est servi à Blanzy et à Montchanin pour faire partir de loin les coups de mine.
En 1814 Jutier dirigea le sauvetage de trois ouvriers enfermés dans une carrière souterraine de pierre à plâtre des environs de Milly, par l'éboulement de l'unique puits qui la desservait, et eut la satisfaction de les retirer vivants après un seul jour d'effort. Tandis qu'on travaillait péniblement à rétablir le puits, on y remarqua un trou latéral. Il lui vint à la pensée que ce devait être l'extrémité d'un canal d'aérage : un témoin confirma la supposition, et par cette voie on put arriver auprès des ensevelis et leur tendre une corde.
La distinction soutenue des services de Jutier lui mérita, en 1880, la croix d'officier de la Légion d'honneur. Il avait été nommé chevalier dès 1858, pour ses travaux de Plombières.
Malheureusement une fluxion de poitrine, qui faillit l'emporter dans les premiers mois de 1881, ruina sa santé auparavant robuste, et si la vivacité de sa pensée et sa capacité de travail intellectuel se sont jusqu'à la fin maintenues entières, les fatigues corporelles lui devinrent dès lors, quel que fût son courage, presque impossibles à subir. Deux hivers passés à Nice ne produisirent point d'amélioration notable. Il ressentait de très pénibles crises d'asthme; une maladie de coeur, qui ne tarda pas à se joindre à l'affection de poitrine, rendit plus fréquentes et plus douloureuses les suffocations.
En 1883 il fut nommé inspecteur général et chargé de la direction du contrôle des lignes ferrées de la Compagnie de l'Ouest. L'extrême difficulté qu'il éprouvait à voyager en chemin de fer lui fit demander une mutation de service. Il passa ainsi, en 1884, à l'inspection de la division minéralogique du Nord-Est, dont il connaissait la plus grande partie par ses fonctions antérieures. Au mois d'août de cette année, avant d'entreprendre ses tournées, il se rendit à Moulins, chez son frère (qui est mort peu après lui); mais il fut ensuite incapable de quitter la maison fraternelle, et les mois qu'il vécut encore furent remplis pour lui de cruelles angoisses physiques, malgré les soins affectueux dont il était l'objet. Il continua cependant à traiter, de Moulins, les affaires de son service qui n'exigeaient pas une visite préalable des lieux. Ne se faisant aucune illusion, il se préparait au terme prochain de sa vie, accepté presque comme une délivrance : les conversations qu'il a tenues à ceux de ses camarades dont il a reçu la visite, les lettres nombreuses qu'il a, jusqu'à la fin, adressées à quelques-uns d'entre eux en témoignent abondamment. Son âme ne s'est jamais laissé abattre. On retrouve dans sa dernière correspondance sa verve habituelle et ce vif intérêt dont le saisissaient les questions qu'il se savait capable de juger.
Aux séances du Conseil général des mines, où il s'est rendu très assidûment, sans écouter ses souffrances tant qu'il est resté à Paris, l'utilité de sa présence a été de suite appréciée. Il y prenait souvent la parole, toujours avec fruit pour la discussion, qu'il éclairait par des arguments topiques, nettement exprimés, et par sa connaissance approfondie de l'art du mineur et de l'administration.