Fils de Jean-Paul PARRAN et de Célina Louise Françoise LACOMBE.
Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1846, entré classé 19 et sorti classé 10 sur 122 élèves en 1848), et de l'Ecole des Mines de Paris (sorti en avril 1852 classé 4). Corps des mines.
De tout temps, depuis l'origine du Corps des Mines, quelques-uns de ses membres ont, plus ou moins tôt dans leur carrière, quitté les fonctions publiques pour des affaires industrielles. Lorsque ces ingénieurs ont su donner à ces entreprises l'importance et le succès, ils ont, on honorant notre Corps, rendu au pays des services au moins aussi considérables que dans les cadres administratifs. Parmi ceux de nos camarades dont, à ce titre, on doit garder plus spécialement le souvenir, on mettra Alphonse Parran, mort à Paris le 1er avril 1903, à soixante-seize ans, après une vie remplie d'oeuvres multiples dont l'intérêt, en lui-même considérable, est d'autant plus grand que les principales d'entre elles se sont développées hors de notre territoire continental. A une époque où si volontiers tant de gens parlent et écrivent sur notre expansion coloniale et mondiale, sans parfois s'être beaucoup éloignés des boulevards, il est bon de montrer l'exemple de ceux qui, sans tapage, ont su depuis longtemps agir utilement dans cette voie.
Parran (Jean-Antoine-Alphonse) était né, le 26 juillet 1826, à Saint-Hippolyte-du-Fort(Gard), dans ces régions arides et mélancoliques que forment les derniers chaînons calcaires des Cévennes méridionales. Il était issu d'une vieille et excellente famille de protestants cévenols dont les alliances dans le pays étaient assez étendues.
Il n'avait que six mois quand son père mourut. On n'a gardé de ce dernier que le souvenir d'un homme triste, taciturne, un peu sauvage. Alphonse Parran fut donc exclusivement élevé par sa mère, et, si celle-ci lui a donné sa bonté et sa douceur, on retrouverait l'influence paternelle dans le goût qu'a toujours eu le fils de cacher sa vie et de fuir le bruit.
Pour être mieux à même de guider et de surveiller l'éducation de ses deux enfants, un fils et une fille, Mme Parran était venue s'établir à Montpellier, où vivait une partie de sa famille. Son fils y fit ses études jusqu'à la préparation à l'Ecole Polytechnique, pour laquelle on l'envoya à Paris, à Sainte-Barbe, sur les conseils de Combes, l'éminent ingénieur des Mines et Membre de l'Institut, qui, par sa femme, était un cousin de Mme Parran. L'affection qui reliait les deux familles fit que Combes ne cessa de prodiguer à Alphonse Parran sa plus vive sollicitude aux débuts de sa vie et de sa carrière. Il fut notamment son correspondant à Paris pendant sa préparation et son séjour à l'Ecole Polytechnique. Et ce fut pour Parran une singulière bonne fortune que d'être entraîné à la vie scientifique et industrielle par ce maître, qui excella aussi bien dans la science générale que dans l'art des mines.
Entré à l'École Polytechnique en 1846, Parran était de cette promotion qui, en seconde année, prit une part si active aux événements de 1848 et qui quitta l'École le 5 mai, alors que tout travail et tout enseignement étaient déjà suspendus depuis le 24 février. Les élèves avaient obtenu que les examens de sortie n'auraient pas lieu et que le classement serait effectué d'après les notes d'interrogations du premier trimestre et surtout d'après la liste de passage en seconde année. Il est douteux qu'avec sa nature tranquille, sa répulsion pour tout éclat Parran ait participé personnellement d'une façon quelque peu sensible à tous les mouvements de l'époque. Aucun souvenir n'en a été gardé. Dans le classement déterminé d'une façon si anormale, Parran avait été d'abord désigné pour le service des Ponts et Chaussées. Il put, ainsi qu'un autre de ses camarades, M. de Gouvenain, trouver à permuter, ce qu'il s'empressa de faire sur l'indication de Combes ; et il fut ainsi de cette promotion de neuf élèves, la plus considérable qu'ait jamais connue nôtre Corps.
A la sortie de l'Ecole des Mines en 1851, il fut envoyé à l'École des Mines de Saint-Étienne, alors dirigée par Gruner, pour y enseigner la géologie et la minéralogie ; il a conservé cinq ans cet enseignement, qui devait laisser sur lui une profonde empreinte. Parran, à côté de ses grandes occupations industrielles, resta toute sa vie un géologue, non pas simple amateur, mais géologue pratiquant, se tenant au courant du mouvement de la science. A Saint-Étienne, il retrouva dans le professorat un de ses anciens, Lan, duquel le rapprochaient bien des affinités, encore qu'ils fussent de nature assez différente; ils devaient être ultérieurement réunis par des liens de famille. Tous deux devaient faire dans l'industrie des carrières spécialement brillantes et montrer ainsi à leurs élèves l'exemple de ce qu'ils devaient chercher à devenir.
Parran, après les Combes et les Gruner, avant les Mallard et les Vicaire, pour ne parler que des disparus, a donc été de cette pléiade d'ingénieurs des mines qui a contribué à maintenir le succès de cette École de Saint-Étienne, dont les résultats ont toujours mérité de retenir l'attention de ceux qui s'intéressent aux choses industrielles. Les ingénieurs qu'on y envoyait professer étaient sans doute soigneusement choisis. Ils arrivaient cependant, n'étant encore que des élèves sortant de l'École, et il était rare qu'ils restassent de longues années à Saint-Étienne; ils semblaient s'en éloigner dès qu'ils étaient formés. Et cependant cette École a toujours été la véritable pépinière des ingénieurs et directeurs de nos houillères; et, si l'on revoit notamment les listes des élèves qui ont passé par les mains de Parran et que l'on relève la carrière de plusieurs d'entre eux, si l'on croit pouvoir juger les professeurs d'après leurs élèves, on est porté à penser, par les succès de ceux-ci, que ceux-là ne furent pas inférieurs à leur tâche, quelque rudimentaires qu'aient pu être les installations et les ressources mises à leur disposition. On croyait alors que les uns pouvaient enseigner et les autres apprendre sans un grand luxe de collections ni un vaste développement de laboratoires. La conscience de ceux-ci, l'ardeur de ceux-là et l'influence d'un milieu industriel éminemment favorable, qui constitue peut-être le meilleur des laboratoires, suffisaient à tout.
Parran ne se bornait pas à étudier la géologie en chambre, il allait sur le terrain, où il se montra toujours observateur attentif, consciencieux et sagace. Alais et ses environs, où il revenait passer ses vacances, l'attirèrent plus spécialement avec le charme si puissant de la petite patrie sur les âmes sensibles. Il accompagnait fréquemment Combes dans les tournées que celui-ci faisait alors dans la région. Parran donna la mesure de son mérite précoce de géologue par les publications que, de 1852 à 1856, il a fournies aux Annales des Mines, prémisses d'études qu'il n'a d'ailleurs pas cessé de poursuivre jusqu'à la fin de sa vie. En même temps, pour répondre aux désirs de Gruner, qui venait de fonder à Saint-Étienne la Société de l'industrie minérale, dont les destinées devaient être si brillantes, Parran donnait, dans le premier volume du Bulletin de cette société, deux articles bien différents qui indiquaient les deux voies qu'il devait suivre plus tard avec un égal succès. L'un de ces articles était une étude assez poussée sur les enveloppes ou maçonnerie des puits de mines de la Ruhr; l'autre, un résumé de toutes les connaissances d'alors sur le terrain houiller et son mode de dépôt. Parran, esquissant l'idée de la formation par lagunes littorales, tirait de son travail des indications fort judicieuses, et encore justes aujourd'hui, sur les conditions générales dans lesquelles pouvaient être tentées rationnellement des recherches dans les morts-terrains et les espérances à en escompter. Bien des motifs devaient l'amener à quitter Saint-Étienne pour la résidence et le service d Alais. Les relations de famille, déjà si fortes, qui le rattachaient au Gard, à Alais, et en quelque sorte aux mines mêmes de cette région, s'étaient augmentées singulièrement presque au début de sa carrière. En 1853, à la suite d'un voyage où il avait accompagné Combes dans le Gard, il épousait la fille du Dr Auguste Serres, d'Alais, dont la notoriété médicale était, à juste titre, répandue bien au delà de sa résidence. Dans cette union, formée relativement de si bonne heure - Parran n'avait que vingt-sept ans - qui devait assurer le bonheur de sa vie intime, une particularité se présentait pour resserrer les liens qui pouvaient rapprocher un ingénieur du monde des mines et de celles du Gard en particulier. Ce fut en effet pendant que M. Auguste Serres était maire d'Alais, de 1838 à 1843, que celui-ci eut et fut assez heureux pour réaliser l'idée de fonder l'École des Maîtres-Ouvriers mineurs d'Alais, qui y fut établie en 1841.
En dehors de satisfactions personnelles qu'à tant titres Parran devait trouver dans son changement de résidence, il avait la possibilité, suivant le conseil que Combes ne manqua pas de lui donner, de s'initier de la façon la plus complète à la pratique du métier de mineur. Peu de services, et plus spécialement à cette époque, pouvaient offrir à cet égard un champ d'observations plus propice et plus étendu : un bassin houiller important, ici avec les couches les plus minces que l'on puisse exploiter, là avec les couches les plus puissantes, tantôt à peu près horizontales, tantôt complètement redressées, infestées en certains points de grisou, ailleurs d'acide carbonique; des mines de fer exploitées souterrainement ou à ciel ouvert; des gîtes métalliques divers, pyrite de fer, galène, sans parler de la calamine, que l'on n'avait pas encore su reconnaître. Les mines de houille du bassin d'Alais étaient d'autant plus intéressantes à suivre qu'elles étaient sous la direction de maîtres comme les Callon, de notre Corps, et les Chalmeton, de l'industrie privée. En dehors des exploitations minérales, les ingénieurs des mines devaient d'ailleurs s'occuper des usines minéralurgiques. Leur nombre, leur importance et leur diversité n'étaient pas moindres dans ce service : usines à fer de Tamaris et de Bessèges; usines à plomb de La Pise et de Vialas; usines d'antimoine et de produits asphaltiques à Alais; usine de produits chimiques à Salindres, à la fondation de laquelle, par Merle, un maître dans l'industrie chimique, Parran devait prendre part au point de vue administratif.
Si le champ d'intervention des ingénieurs des mines se trouvait ainsi plus étendu, leur intervention dans la marche de chaque affaire, par suite de conjonctures et d'idées différentes, était incontestablement beaucoup moins fréquente qu'aujourd'hui; et, même dans des services relativement aussi occupés que celui d'Alais, il fallait parfois, pour faire ressortir un ingénieur, quelqu'une de ces circonstances exceptionnelles, comme une de ces catastrophes qui atteignaient les exploitations minérales une fréquence relativement plus grande qu'aujourd'hui ; et, par suite des conditions respectives de l'industrie et de l'Administration, les ingénieurs des mines pouvaient être appelés alors à jouer un rôle plus personnel et plus prépondérant que maintenant. Ces circonstances devaient notamment se présenter pour Parran, lors de l'inondation des mines de Lalle, du vendredi 11 octobre 1861, dans ce lamentable malheur dont la réalité dépasse en horreur la légende qu'a répandue le célèbre roman de Zola en s'appropriant le sinistre événement.
Les mines de houille de Lalle étaient exploitées par des puits et des fendues s'ouvrant sur la rive même de la rivière de la Cèze, immédiatement en amont de la ville de Bessèges. A la suite d'une pluie torrentielle, les eaux grossies d'un ruisseau, affluent de la Cèze, débordèrent et s'engouffrèrent dans un éboulement qui se produisit sur un affleurement traversé par ce ruisseau. Les travaux souterrains étaient encore peu profonds, les étages principaux d'exploitation étant à 50 et 80 mètres an-dessous de la surface, et de développement médiocrement étendu, puisqu'on estimait le volume total des travaux à 200.000 mètres cubes. La mine occupait 139 ouvriers. L'irruption des eaux fut si rapide et si considérable que, en moins d'une demi-heure, elles s'élevaient dans les puits et fendues jusqu'au niveau de l'extérieur. 29 ouvriers avaient pu sortir. 110 étaient restés prisonniers, lorsque Parran arriva quelques heures après l'accident et prit la direction des travaux en vertu tant des dispositions réglementaires qui lui donnaient ce droit que de l'autorité déjà acquise par lui dans le bassin. Aussi bien, le personnel de la mine ayant en quelque sorte disparu et ses services étant désorganisés, il devenait nécessaire, au début du moins, de faire appel aux ressources des mines voisines en ouvriers et matériel.
En même temps que Parran s'occupait d'organiser et d'activer les moyens de provoquer le plus rapidement possible la baisse des eaux, il recherchait - ce qui n'avait échappé à sa sagacité - s'il n'y aurait pas quelque chance de retrouver vivants des ouvriers qui auraient pu trouver un abri dans un cul-de-sac formant cloche d'air comprimé et que l'on pourrait sauver si l'on abaissait le niveau des eaux assez rapidement pour arriver jusqu'à eux assez promptement. Effectivement, vingt-quatre heures après l'inondation, des ouvriers qui circulaient dans une galerie débouchant à flanc de coteau entendirent un appel fait par le classique roulement des mineurs frappant contre le rocher ; il ne pouvait venir que de quelqu'une des remontées poussées du niveau immédiatement inférieur. Un massif de 20 mètres au moins de charbon, comptés suivant la pente, séparait des prisonniers. Le samedi soir, 12 octobre, Parran organisait la recherche en dirigeant simultanément des descenderies vers les quatre remontées dans l'une desquelles on pouvait espérer trouver les ouvriers; on en retira effectivement deux encore vivants, le mardi 15 octobre, à minuit; on avait mis soixante-dix-huit heures pour percer 22 m,56 de rameau. Les ouvriers délivrés étaient restés enfermés quatre jours et demi. Un sauvetage plus émouvant et plus inattendu devait avoir lieu quelques jours après. Dès le 21, soit dix jours après l'accident, les eaux ayant été abaissées au-dessous du niveau de 50 mètres, on s'était occupé de remettre la mine en état et, dans la nuit du 24 au 25, on put retirer, encore vivants, 3 autres ouvriers qui avaient trouvé un refuge dans une remonte du niveau de 50, où ils avaient dû supporter à l'origine une pression de 4 atm,2, réduite bout de quelques heures à 3 atm,2, mais qui ne devait revenir à la pression naturelle que le 21 . Les ouvrier étaient restés dans la mine quatorze jours, dont treize sans aliments. Ces 5 ouvriers devaient être les seuls sauvés de cette catastrophe, qui fît ainsi périr 105 personnes. Jamais les mines françaises n'avaient connu de calamité approchant de celle-là, et il faut arriver à l'explosion du puits Jabin, en 1876, avec ses 186 tués, pour en trouver une comparable.
Le Gouvernement n'avait même pas attendu le second sauvetage pour reconnaître les mérites exceptionnels de Parran. Dès le 20 octobre, à la suite du premier sauvetage, il avait été décoré. On avait voulu récompenser immédiatement les qualités de décision et de sagacité dont il venait de donner des preuves éclatantes. On méconnaîtrait singulièrement le caractère et l'esprit de Parran, si on le croyait de ceux qui ne jugent devoir tenter un effort, payer de leur personne, que dans les circonstances exceptionnelles dont la gravité leur paraît nécessiter leur intervention. Il avait pour cela trop de conscience. Il savait que le soin des petites choses produit souvent de grands résultats. Il le montra dans son souci à défendre et à soutenir diverses améliorations qui paraissent de minces détails, mais qui prouvent à la fois sa connaissance du métier, sa rectitude de jugement et son souci pour la prévention des accidents, cette grande tâche des ingénieurs de l'État. C'est ainsi que, dans une question de cet ordre, qui ne laisse pas d'être aujourd'hui encore discutée, il prit nettement position par des publications sur les explosifs pour " l'emploi exclusif des bourroirs en bois, surtout pour l'abatage des roches dures ", en se servant de la mèche de sûreté à l'exclusion des épinglettes. Cette insistance n'était pas sans mérite à cette date puisque, à la suite de son premier travail, le Bulletin de la Société de l'Industrie Minérale donnait sa grande notoriété à la note d'un ingénieur réputé en ce temps, Imbert, directeur des mines de Rive-de-Gier, qui préconisait au contraire l'emploi des épinglettes en exprimant le doute que l'usage des mèches de sûreté prit jamais mais une grande extension. Il est toujours fâcheux de se tromper à ce point dans ses pronostics !
A l'occasion de la première apparition dans le Gard des lampes Dubrulle (la lampe Dubrulle, qui n'est plus guère connue aujourd'hui, était caractérisée par un système qui éteignait la lampe quand on voulait l'ouvrir ; mais, une fois la lampe ouverte, rien n'empêchait de la rallumer en liberté) et Mueseler. Parran, dans un autre article, après avoir décrit la première de ces lampes, relevait fort judicieusement que les lampes à simple tamis, telles que les Dubrulle et les Davy, ne donnaient qu'une sécurité très relative, laissant passer la flamme sous un courant un peu vif ou une agitation un peu violente. Il déclarait préférer au système Dubrulle la fermeture par clef, mettant même celle-ci au-dessus de la " fermeture pneumatique " que Laurent, d'Anzin, venait d'imaginer avec un type, primitif et rudimentaire il est vrai, mais précurseur des fermetures actuelles, justement estimées, du genre Cuvelier et autres. Parran s'inspirait surtout à cette occasion d'une confiance dans les hommes qui montrait l'estime dans laquelle il tenait les ouvriers, mais dont l'expérience devait établir les dangers.
Dans cette même note il relevait, à l'occasion d'un accident survenu aux mines de Bessèges, une observation, qui avait d'abord étonné, et qui est restée : il avait signalé, et des expériences ultérieures spéciales de Chalmeton, alors directeur des mines de Bessèges, le démontrèrent, que des masses stagnantes de grisou, situées notamment dans de vieux travaux, pouvaient être mises en mouvement sous une action brusque et suffisamment violente, se déplacer dans le courant d'air, sans s'y diluer, sur des longueurs assez grandes et venir s'enflammer fort loin à un feu découvert. Parran, alors âgé de trente-huit ans, était désormais classé. Aussi ne doit-on pas s'étonner que lorsque, à la fin de 1864, Paulin Talabot, qui se connaissait en hommes et qui avait toujours plus spécialement suivi les choses et les personnes du Gard, s'occupa de constituer l'ensemble des combinaisons qui devaient reposer sur les minerais de fer de Mokta-el-Hadid près de Bône, il songea à confier à Parran tout ce qui devait se rattacher plus spécialement à leur exploitation. C'était l'orientation de sa vie que Parran devait changer. Au lieu de contrôler et de surveiller la gestion des autres, il lui fallait entrer dans l'action, dans sa partie la plus délicate, la direction d'une grande affaire, et non pas d'une affaire tout installée dont il n'y avait qu'à assurer la continuité, mais d'une affaire à organiser complètement, dans un pays neuf où il fallait pour la première fois introniser la grande industrie extractive. Combes intervint à nouveau pour résoudre les hésitations de Parran, qui, dès 1864, avant la constitution définitive de la Société, alla étudier sur place les éléments de cette affaire pour permettre à Talabot, qui n'avait pas encore mis les pieds en Algérie, de suivre la réalisation de ses idées.
Les minerais de fer des environs de Bône constituent un gîte sédimentaire métamorphisé de fer oxydulé et d oligiste, interstratifié dans le cristallophyllien du massif de l'Edough. Le gîte affleure au pied du flanc méridional de la montagne plongeant sous la plaine dans laquelle s'étalent les eaux du lac Fetzara. La couche du minerai s'aplatissait, se renflait en un point, près de l'affleurement, de façon à constituer ce célèbre amas, connu de temps immémorial des indigènes sous le nom de la " coupure de fer " (Mokta-el-Hadid) et qui avait été signalé dès notre arrivée dans le pays. En 1845, ce gîte avait fait l'objet des quatre premières concessions octroyées en Algérie ; trois d'entre elles, y compris la principale, celle d'Aïn-Mokra, , qui contenait le grand amas, se trouvèrent réunies entre les mêmes mains. Vingt ans après, leur histoire économique était encore quasiment nulle, bien que leur histoire administrative eût déjà des pages retentissantes. En 1849, le Ministre de la Guerre avait cru devoir prononcer la déchéance des concessionnaires, à cause de l'inexploitation des mines ; le conseil d'État annula cette décision en juillet 1852, trouvant que l'inexploitation avait des " causes légitimes ", qu'expliquait trop la situation de la colonie et de l'industrie, et il rendit à cette occasion la seule décision contentieuse qui établisse encore la jurisprudence dans cette matière si grave et si importante des déchéances.
En dernier lieu, une nouvelle Société s'était constituée pour mettre en valeur les trois concessions de Aïn-Mokra, Karézas et Bou-Hamra. On avait établi deux hauts fourneaux à l'Alélik sur la Seybouse, à 3 kilomètres au Sud de Bône et à 2 kilomètres et demi en amont de l'embouchure de la rivière. Un chemin de fer à voie de 1 mètre avait été préparé pour relier les mines à l'usine et à la Seybouse. Les hauts fourneaux n'avaient pour ainsi dire pas fonctionné, et il était à craindre que tout cet effort, médiocrement coordonné, n'aboutit pas plus que dans le passé, lorsqu'en 1864 Paulin Talabot intervint. Par cette intuition des grands génies industriels, il sentit que l'heure d'utiliser ces gîtes pour l'industrie européenne était venue avec la transformation qu'allait subir la sidérurgie par la découverte de Ressemer. En même temps il avait combiné un ensemble de moyens qui pouvaient permettre à l'entreprise de fonctionner dès la première heure. De la sortit la " Compagnie des minerais de fer magnétique de Mokta-el-Hadid ", constituée au capital de 15 millions le 20 avril 1865, et qui, en fait, avait pris les établissements d'Algérie dès le milieu de 1864; c'était à Parran qu'incombait, avec la direction de la Compagnie, la tâche de réaliser le programme de Paulin Talabot. Ce programme était assez complexe. D'une part, on devait exploiter le gîte de Mokta pour en livrer les minerais aux principales usines françaises : le Creusot, Terre-noire, Bessèges, Firminy, avec lesquelles avaient été passés des traités importants (près de 150.000 tonnes) de longue durée et à des prix naturellement fort réduits. D'autre part, la Société devait elle-même fabriquer de l'acier en se procurant le charbon à ce nécessaire dans trois houillères du Gard : Cessous et Trébiau, Les Salles de Gagnières et Montalet. Enfin, pour assurer entre l'Algérie et le continent la régularité de transports aussi importants, une Société maritime spéciale, " Société générale des transports maritimes à vapeur ", était créée, avec laquelle la Société de Mokta était engagée pour une longue période. De ce programme on ne tarda pas à élaguer toute idée de fabrication de fonte et d'acier. Il était peu rationnel pour la Société de Mokta de vouloir concurrencer ses meilleurs clients. Il ne resta de cette idée qu'une participation financière que la Société garda pendant longtemps avec la Société des Forges et Aciéries de Firminy. L'entreprise que Parran devait organiser et diriger conserva ses deux seuls éléments purement miniers mais assez peu harmoniques entre eux : l'exploitation de minerai de fer de Mokta et l'exploitation des houillères du Gard.
Ici comme là tout était à faire ; bien plus, en Algérie, il fallait refaire. Le chemin de fer, ou, comme on pourrait le dire plus exactement avec la langue algérienne, la " piste ferrée " de la société précédente, était à reprendre entièrement et dans son tracé et dans son armement et dans son outillage, si on voulait l'utiliser pour des transports intensifs à un prix suffisamment bas. Il fallait surtout modifier radicalement les conditions du chargement des bateaux. Tel qu'il avait été conçu, avec terminus sur la Seybouse, on était obligé de chalander par-dessus la barre de la rivière pour aller charger dans une rade foraine, hors de tout abri. On avait même dû prévoir et acquérir des dragues pour maintenir la passe sur la barre. Parran détourna le chemin à son extrémité et, l'allongeant de 3 kilomètres, il eut une voie de 35 kilomètres, qu'il mit sur tout son parcours en parfaites conditions, et qui menait directement de la mine dans la darse de Bône ; au bout de fort peu de temps, on put même charger directement bord à quai, de telle sorte que, dès 1869, on expédiait 250.000 tonnes, et qu'en 1874, l'année d'exploitation maximum, on put embarquer 427.000 tonnes.
L essentiel était de préparer la mine. Parran créa sur l'amas une de ces vastes exploitations, comme il devait plus tard en organiser d'analogues à la Tafna et en Russie, avec abatage dans un grand cirque à ciel ouvert, et chargement direct dans les wagons d'un chemin de for circulant en galerie au-dessous. A la fin de la première année, au 3l décembre 1866, on avait déjà extrait et expédié 160.000 tonnes.
Tout était difficile pourtant dans ce pays où tout était à créer pour la grande industrie, qui s'y implantait pour première fois, avec une main-d'oeuvre rare, qu'elle fut indigène ou étrangère, malaisée à conduire, surtout pour les travaux exigeant la moindre connaissance professionnelle. La plus stricte économie était cependant d'autant plus nécessaire que, si les traités passés à l'avance avec les usines avaient assuré le fonctionnement de l'entreprise, ce n'était que moyennant des prix fort bas. Ces minerais, qui devaient être livrés à 8 ou 9 francs, Parran connut plus tard des époques où on vint les lui demande à 20 francs. Les assurances sont parfois lourdes à porter et c'étaient de véritables assurances qu'on avait ainsi contractées.
Aux difficultés purement industrielles, inhérentes aux débuts de toute grande affaire, en pays neuf, dans des conditions semblables, s'ajoutaient celles venant de l'insalubrité. La sollicitude que tout chef d'industrie doit à son personnel était avivée chez Parran par sa nature bonne et tendre. Dans le but d'atténuer, sinon de supprimer, la principale cause à laquelle on attribuait l'insalubrité de la région, il finit par se décider, en 1877, à entreprendre, en tant que concessionnaire de l'Administration publique, mais aux frais exclusifs de sa société, le dessèchement du lac Fetzara. Ce lac était resté comme un vestige de la lagune quaternaire, alors alimentée par la Seybouse et ses affluents ; il en avait été isolé par la formation d'une dune de sable de 5 à 6 mètres de hauteur, fermant à l'Est la seule issue existant vers la mer. Le fond du lac est à 10 mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée. Par là se trouvait constituée une vaste cuvette de 14.000 hectares de superficie où se rassemblaient sans écoulement possible toutes les eaux pluviales du bassin, qui s'évaporaient ensuite l'été en baissant de 1 m,20. Le fond de la cuvette étant très plat, de grandes étendues étaient ainsi noyées et immergées et devenaient un foyer redoutable de fièvres paludéennes. En assurant l'écoulement permanent des eaux du lac, Parran a pu considérablement atténuer cet inconvénient. Outre l'exécution de ce travail, il s'était engagé envers l'Administration à planter en eucalyptus 2.000 hectares autour du lac. En dehors des effets, peut-être douteux, que ces plantations peuvent avoir pour la salubrité, elles donnent en tous cas au paysage un grand charme, encore que mélancolique, avec la grâce un peu mièvre, mais si originale, de cette essence.
Si l'habileté et les efforts déployés en Algérie trouvaient leur rémunération immédiate dans les bénéfices de l'exploitation, qui devaient promptement devenir considérables,, il ne pouvait en être de moins pour les houillères du Gard. Les actionnaires de Mokta pourront être un jour récompensés de leur persévérance à y travailler; pour le passé, en tout cas, il eût été pour eux préférable de ne pas avoir ces mines. On ne doit pas, il est vrai, apprécier de pareilles questions avec des vues d'utilitarisme si étroit. Il faut, au contraire, louer une société de faire oeuvre, pourrait-on dire, de " solidarité minière ", suivant le langage à la mode; de payer la rançon de ses bénéfices, en consacrant une partie du gain réalisé sur des gîtes très rémunérateurs à la recherche et à l'exploitation de gîtes encore problématiques. C'est ce que Parran a su parfaitement comprendre. Il a eu autant de soins pour ces houillères que pour ses gîtes de minerais de fer, et le public a, en somme, profité des quelque 100.000 tonnes de houille qui ont été ainsi versées annuellement dans la circulation.
Pour pouvoir exploiter l'une de ces mines, celle de Cessous et Trébiau, située dans une région abrupte et inabordable du Rouvergue, tout à l'extrémité Nord du bassin houiller d'Alais, Parran avait dû construire un autre chemin de fer, à voie de 0 m,80, à traction de locomotives, qui ne laissait pas également de présenter un intérêt particulier, tant par sa longueur souterraine dans la mine que par le viaduc de 51 mètres de hauteur et 171 mètres de longueur qu'il avait nécessité sur la profonde rivière de l'Oguégne pour trouver à la Jasse un embranchement à voie normale sur le P.-L.-M. Nous sommes aujourd'hui familiarisés avec ces chemins de fer à voie étroite, et même, s'ils ne sont pas exploités électriquement, nous serions disposés à les trouver d'un type déjà arriéré. Il ne faut pas oublier, pour apprécier sainement les choses que, lorsque Parran établissait ce chemin de fer, comme lorsqu'il refaisait et armait celui de Mokta, il y a quarante ans, c'étaient des innovations, et assez rares. On en a la preuve dans la véritable sensation que fit dans le monde industriel le mémoire de M. Ch. Ledoux, en 1874, sur les chemins de fer industriels à voie étroite, mémoire où sont précisément décrits les deux chemins de fer de l'Algérie et du Gard de la Société de Mokta. Afin de tirer le meilleur parti de ces installations de la Jasse et de mettre à fruit la houillère contiguë de Comberedonde, Parran, sans découragement au sujet de ces exploitations du Gard, amodia cette dernière mine en 1873 à la société de Vialas et Villefort, à laquelle elle appartenait et qui se trouvait dans l'impossibilité absolue de l'exploiter, à raison de la situation topographique de la houillère, perdue dans la haute montagne. Parran pouvait, au contraire, pousser jusque-là son chemin de fer de Cessons, dont la voie principale devait atteindre à cet effet 5.500 mètres, dont 4.220 en souterrain. Si dans l'autre houillère, celle des Salles et Montalet, la proximité du chemin de fer P.-L.-M. supprimait les difficultés de cette nature, c'était le gîte lui-même dont les ressources étaient insuffisantes, au moins dans ses parties hautes. Parran fonça vaillamment le puits de Gagnières jusqu'à 800 mètres, profondeur d'autant plus énorme qu'une bonne partie du bassin du Gard était encore exploitée par galeries ou à très petite profondeur, pour rencontrer un faisceau moins ingrat qui pourra un jour donner la récompense directe de tant de science et de tant d'efforts.
Il comprenait si bien et avec des vues si larges le rôle que doit jouer une grande et riche société minière dans le développement autour d'elle de l'industrie extractive que quelques années après, en 1883, il n'hésitait pas à accroître son domaine du Gard des derniers débris de cette vieille Société de Villefort et Vialas, à laquelle les travaux de son ingénieur-conseil Rivot avaient, vingt ans avant, donné une célébrité particulière. Parran acquit ainsi l'antique mine de plomb que la société qui la possédait, épuisée, ne voulait plus exploiter. Peut-être fut-il quelque peu poussé à cette détermination par ses goûts très vifs pour les gites métallifères. Mais il était un directeur trop avisé pour s'obstiner contre la nature. La baisse du plomb et surtout celle de l'argent, qui faisait la principale valeur des minerais de Vialas, laissaient trop peu d'espoir de donner à ces gîtes le moindre développement rationnel et justifié. Parran ne fit exécuter que quelques travaux de médiocre importance et, en 1894, il abandonnait définitivement la partie.
Entre temps, des préoccupations autrement graves, bien que de nature diverse, devaient retenir son attention sur le gîte de Mokta, dont dépendait alors en somme toute l'entreprise. En 1873, alors que l'on n'avait extrait depuis l'origine que quelque 1.500.000 tonnes, il était déjà visible que l'exploitation souterraine devait bientôt commencer avec une augmentation des charges et de sérieuses appréhensions pour la continuité de l'extraction future ; et juste à ce moment, par suite de vices dans la rédaction du titre d'institution des concessions, par suite du gâchis de la législation, plus inextricable encore en Algérie qu'en France, sur la distinction des minerais de fer concessibles et inconcessibles, une contestation était soulevée par un propriétaire du sol, qui n'allait à rien moins qu'à réclamer à la Société tous ses bénéfices passés Et futurs.
C'est d'hier seulement, après trente ans de procédures diverses, qu'ont été clos les derniers incidents de cette grave affaire, qui s'est déroulée au milieu de tant de phases judiciaires, restées célèbres. On ne fait pas de l'industrie avec des procès. Un Directeur qui n'aurait pas eu la foi robuste de Parran dans ses affaires et qui aurait eu quelques nerfs, aurait subi de cruelles angoisses à certaines périodes de cette lutte légendaire, notamment lorsqu'en 1879 le Ministre des Travaux publics, consulté par le Conseil d'Etat, d'où la solution devait en définitive dépendre, se prononçait contre la Société de Mokta.
Ce n'était là qu'un orage. Il devait passer, sans atteindre l'affaire. Tout autre était la situation que créaient la rapide réduction et l'indéniable appauvrissement du gîte en profondeur. Cet exemple devrait servir de leçon pour mieux faire comprendre ce que sont en réalité les affaires de mines. Le public croit volontiers que la mine a la pérennité que le droit lui donne par son assimilation avec un bien foncier. On oublie trop le caractère essentiellement périssable de tout gîte minéral. Sauf quelques mines de houille à surfaces très grandes dans des bassins houillers profonds et riches, toute exploitation, menée surtout avec l'intensité et par suite la rapidité qu'exige aujourd'hui la concurrence industrielle, ressemble beaucoup plus à une opération commerciale de durée relativement limitée, où il faut se garder de manger le fond avec le revenu, qu'à la culture d un champ, comme le juriste continue à le dire. Pour un exploitant qui, placé dans les conditions ordinaires, peut avoir une surprise agréable par l'effet d'une heureuse découverte, combien ne peuvent même pas réaliser les espérances de la première heure, si autorisés que fussent ceux qui les données ! Ainsi, lorsque Paulin Talabot avait songé à créer l'affaire de Mokta, il l'avait fait étudier par Emilien Dumas, de Sommières (Gard), qui, pour n'être ni du Corps des Mines, ni de l'Université, ni avoir étendu ses travaux hors du Gard, n'en fut pas moins un géologue éminent dont l'ouvre fait autorité et qui était spécialement familiarisé avec les gîtes minéraux; et ses appréciations avaient été sanctionnées par Combes, qui fut, avec lui, commissaire pour l'appréciation des apports, lors de la constitution de la Société. Émilien Dumas avait tout d'abord estimé à 17 millions de tonnes, à la teneur de 65 pour 100, les ressources en vue. et cela exploitables à peu près exclusivement à ciel ouvert sur l'amas principal; des sondages, exécutés avant la constitution définitive de la Société, avaient même conduit à porter ces évaluations à 20 millions. De ces prévisions rapprochons la réalité. Dès 1873 on devait préparer l'exploitation souterraine, qui a pris un grand développement, puisque les traçages se sont étendus sur 2 kilomètres; en profondeur, le niveau du chemin de fer étant a la cote + 26, on est descendu jusqu'à la cote - 35, et le gîte à ce niveau était presque totalement serré, la teneur tombant au-dessous de 50 p. 100. Bref l'exploitation dans les conditions industrielles de l'heure actuelle peut être considérée comme sensiblement terminée aujourd'hui, et le gîte n'aura pas produit beaucoup au delà de 6 millions et demi de tonnes.
Dans ces conjonctures, si l'on voulait assurer la continuité de l'entreprise, il fallait trouver l'avatar qui la revivifiât en y consacrant une partie des bénéfices exceptionnels produits par les années 1873-1875, où le gîte avait produit annuellement aux environs de 400.000 tonnes. La chance favorisa Parran en lui présentant la circonstance voulue ; il a eu le mérite de l'apprécier exactement et d'en profiter.
Le succès de Mokta avait suscité plusieurs entreprises analogues. Une Société s'était constituée, en 1872, sous les auspices de Rocard, ingénieur au Corps des Mines et major de l'Ecole polytechnique, de la promotion de Parran, pour l'exploitation du gîte de fer de Soumah près d'Alger dont on ne tarda pas à reconnaître l'inexploitabilité. En 1874, cette Société s'était reportée sur le gîte de Rar-El-Baroud, à 3 kilomètres et demi au Sud de la crique de Beni-Saf et à 8 kilomètres à l'Est de l'embouchure de Tafna. Ce gîte est d'une tout autre nature et plus important que celui de Mokta; c'est un énorme amas filonien donnant une hématite très pure à 58 p. 100 de teneur à l'état sec. Pour pouvoir tirer parti de ce gîte, la Société avait commencé à Beni-Saf, dans l'échancrure que présente en ce point la falaise abrupte qui borde toute cette côte, un port de 15 hectares, entouré de jetées de trois côtés, qui devait coûter quatre millions, mais qui permettrait d'embarquer, par tout temps, les quantités considérables que ce gîte paraissait pouvoir produire. La Société de Soumah et la Tafna avait-elle entrepris une oeuvre trop considérable pour elle ? Lui manqua-t-il cette foi qu'avait Parran dans ses affaires ? En tout cas elle fut amenée à se fusionner, à partir du 1er janvier 1879, avec la Société de Mokta, dont le capital fut porté à cet effet de 15 millions à 18.333.500 francs. L'intervention de cette dernière Société permit d'achever les installations commencées ; et elles furent exécutées de façon à effectuer le chargement des plus gros bateaux avec une rapidité particulière. Dès 1880, on expédiait 205.000 tonnes, et le gîte aura fourni en fin de 1903 quelque 7 millions de tonnes par un aménagement qui rappelle, dans ses grandes lignes, le ciel ouvert originaire de Mokta. Seulement, à Beni-Saf, l'exploitation ne laisse pas encore deviner ces indices d'affaiblissement qui s'étaient si vite révélés à Mokta.
Rocard avait passé, avec son gîte et ses installations, au service de la Société de Mokta. Parran, tant que son camarade vécut, lui laissa la direction effective, au point de vue technique, de cette partie de l'entreprise. Rocard mourait en 1884 et, à partir de cette date, Parran étendit son action directe et immédiate sur cette division de son domaine comme sur celle de Bône. Il augmenta successivement la première en adjoignant au gîte de Rar-El-Baroud, que les bizarreries de notre législation ont laissé dans les minières, les concessions voisines de Camerata et de Dar-Rih, qui contiennent des gîtes analogues, mais d'une importance bien moindre; et le groupe de Beni-Saf put s'élever à une production de 350 à 400.000 tonnes, qui allaient dans toutes les usines non seulement du continent, mais de l'Amérique, fabriquant de l'acier au convertisseur acide.
A Bône, cependant, l'exploitation de Mokta allait en déclinant et, ainsi que nous l'avons dit, elle peut être considérée comme terminée industriellement en ce moment. De l'entreprise grandiose d'exploitation minérale qui y aura brillé d'un grand éclat pendant une période, malheureusement trop courte, il ne restera que l'exploitation d'un chemin de fer public. Avec une largeur de vues qui est assez rare en pareille matière, Parran avait demandé et obtenu que le chemin de fer entre Bône et Mokta, établi comme chemin de fer " industriel " et partant destiné en réalité au seul service de la mine, fût ouvert dès 1885 au service public sur ses 35 kilomètres. Plus tard même, il demanda et obtint le classement de son prolongement jusqu'à Saint-Charles, sur 65 kilomètres, comme chemin de fer d'intérêt local, de façon à réaliser et exploiter une ligne, à voie de 1 mètre, de 100 kilomètres de développement, réalisant la jonction la plus directe entre les deux grandes villes algériennes de Bône et de Philippeville. C'est tout ce qui restera matériellement de l'affaire de Mokta dans ces parages !
Parran avait bien espéré un instant ne pas être obligé d'aller chercher de l'autre côte de l'Algérie les gîtes qui continueraient l'exploitation de Mokta. Il avait pensé pouvoir les trouver en Tunisie, où, dès notre intervention dans ce pays, en 1881, il avait commencé des recherches à Tabarka, à quelques kilomètres à l'Est de la frontière algérienne. Il en avait obtenu la concession du Gouvernement tunisien avec l'obligation de construire un port. Ni d'un côté ni de l'autre, on ne donna suite à ces projets à raison de la teneur en arsenic de ces minerais.
En tout cas, nantie des nouveaux gîtes de la Tafna, la Société de Mokta se trouvait en excellente posture avec un minerai pur, abondant, recherché, d'exploitation très avantageuse; elle avait désormais et largement le temps voulu pour songer à son second avatar. La sagesse de Parran fut, en attendant de l'avoir trouvé, de constituer des réserves qui permettraient de l'acquérir et de le mettre en valeur. Lorsque, en 1901, il jugea le moment venu de passer la direction à des mains plus jeunes, il laissait plus de 10 millions de réserves disponibles, sans tenir compte des diverses participations industrielles, telles que celles dans Krivoï-Rog et surtout dans Gafsa, qui pouvaient représenter quelque 8 millions, le tout sans parler des stocks et d'approvisionnements pour plus d'un million et demi. Une telle situation, pour une société dont le capital est de 20 millions, permet d'apprécier ce qu'a été pour la Société de Mokta la gestion de Parran, qui fut non seulement le directeur, mais l'âme de l'entreprise.
Quand on repasse ainsi, depuis ses origines, l'historique de cette société, on reste particulièrement frappé des vues géniales de Talabot en 1864, vues que Parran eut le mérite de si bien comprendre et réaliser dès la première heure. Ces minerais riches et purs de Mokta et de la Tafna, situés sur la côte ou à sa proximité immédiate, le long de ce chenal à circulation intensive que forme la Méditerranée, devaient, avec l'abaissement continu des prix de transport dû à la transformation de la navigation maritime, devenir le fret indiqué pour alimenter les convertisseurs Bessemer non seulement de la France, mais de l'Angleterre et de l'Amérique, le rayon d'expansion s'accroissant avec l'abaissement même des frets et l'extension des échanges internationaux.
Ce que Paulin Talabot et Parran avaient conçu et réalisé en Algérie, nous allons les voir, quinze ans après, marchant également ensemble, le concevoir et le réaliser sur un terrain différent, à l'autre extrémité du monde, dans la Russie méridionale ; et ici comme là avec le mérite, si digne de louanges, d'être les créateurs d'une grande industrie nouvelle dans un pays.
Il y a moins d'un quart de siècle, en cette Russie méridionale, aujourd'hui ravagée par une des crises les plus intenses de surproduction, par suite de la création d'usines trop nombreuses et trop importantes, on ne comptait que deux usines sidérurgiques établies sur le bassin houiller du Donetz : celle de la société de la Nouvelle-Russie, avec deux hauts fourneaux, fondée par l'Anglais John Hughes, près de la station Youzovo du chemin de fer Ekathérininski, et celle de Pastoukhoff, à Souline, sur le chemin de fer du Sud-Est. Ce n'était pas qu'on ignorât les ressources minérales qui existaient ici avec les houilles du Donetz, que Le Play avait étudiées et signalées depuis si longtemps, là avec les minerais de fer que l'on avait reconnus également autour de Krivoï-Rog. Mais qui pouvait avoir songé à utiliser ces minerais pratiquement inaccessibles? De Krivoï-Rog au bassin houiller du Donetz, il n'y a pas moins de 500 kilomètres. Krivoï-Rog lui-même était, du reste, à 50 kilomètres à l'Est de Kosanka, station la plus rapprochée sur le chemin de fer de Nicolaieff; au fond d'un de ces ravins formant ces sillons, insoupçonnés même à leur voisinage immédiat, qui découpent cette terrible et monotone steppe sans fin de la Russie méridionale, balayée en tout temps par des vents que rien n'arrête, brûlants en été, glacials en hiver, ces " champs sauvages " de l'histoire russe, où le voyageur n'a pour se guider, sur ces espaces sans voies tracée que des tertres, kourgans, maguila, qui ne font qu'accroître la tristesse de ces paysages désolés. Et cependant un Russe venait de se trouver, Alexandre Pohl, d'Ehatérinoslaw, qui avait pressenti le parti que l'on pourrait avant peu tirer de ces minerais. Ne pouvant obtenir les concours nécessaires dans sa pairie, Pohl était venu, en 1880, soumettre ses vues à Paulin Talabot, qui suivait les affaires de tous les pays. Ici aussi, encore plus peut-être que pour Mokta, le génie de Talabot eut la claire vision de l'avenir : il devina la politique économique qu'allait inaugurer la Russie; il la vit entourant d'une muraille de tarifs prohibitifs l'industrie qu'elle voudrait créer sur son sol ; il comprit les destinées spéciales de la Russie méridionale avec les houilles du Donetz et les minerais, riches et purs, de Krivoï-Rog, à la teneur de 60 p. 100 ; il escompta la jonction inévitable de ce centre, par le chemin de fer Catherine, à l'Est avec la ligne de Nicolaieff, à l'Ouest avec le Dniepr et le Donetz. Aussi, après s'être renseigné auprès de Parran, et sur son avis, n'hésita-t-il pas à traiter avec Pohl et, le 6 janvier 1881, était constituée la " Société anonyme des mines de fer de Krivoï-Rog ", au capital de 5 millions de francs.
C'était Parran qui, comme administrateur, devait être plus spécialement chargé d'assurer la marche de la nouvelle affaire, d'en être le directeur sans en avoir le titre. En mai 1881, il se rendait sur place pour l'étudier par lui-même et organiser la mise en train. Son voyage fut relativement court, et il ne le renouvela plus; mais il avait l'observation si juste et la mémoire si fidèle que cette seule visite lui suffit pour suivre désormais l'affaire avec les renseignements que lui fournissaient ceux qui étaient ou qu'il envoyait sur place. Il avait saisi dès la première heure le développement rationnel que la nouvelle entreprise serait amenée à prendre, et il avait même profité de son voyage pour s'assurer à Ekatérinoslaw un excellent emplacement d'usine, le long du Dniepr, et, par suite avec un approvisionnement d'eau assuré, ce qui constitue, on le sait, un des problèmes les plus ardus que la grande industrie ait à résoudre dans ces steppes isolées. Malheureusement des difficultés financières suscitées par la crise de l' " Union Générale " en 1883 obligèrent la société naissante à renoncer à ces terrains si bien choisis qu'en 1884-1885 l'usine de Briansk s'y établissait.
Toutes les prévisions de Talabot et de Parran s'étaient réalisées. Le chemin de fer Catherine avait été construit ; les droits sur les fontes, établis ; des hauts fourneaux s'élevaient ou étaient projetés. Parran avait organisé l'extraction à Krivoï-Rog, et c'étaient les méthodes de Mokta qu'il avait intronisées, puisque les conditions du gisement étaient les mêmes : des amas puissants, interstratifiés dans le Silurien sous forme de lentilles verticales, exploitables à ciel ouvert. Dès l'exercice 1884-1885, on avait sorti 28.000 tonnes, et on en avait vendu 11.500 aux usines du Donetz.
De multiples difficultés allaient surgir contre l'entreprise naissante. Pohl avait apporté à la société - et on le lui avait payé assez cher - le droit d'exploiter, qu'il prétendait détenir exclusivement, par cession des paysans propriétaires, sur toute la commune de Krivoï-Rog, soit sur quelque 19.500 hectares. En réalité, le droit n'était ferme que pour les terrains incultes, à peine un millier d'hectares; pour les terrains cultivés, un accord était encore nécessaire avec leurs détenteurs, ce qui força ultérieurement la société à s'entendre avec des concurrents et à être réduite à n'exploiter que de compte avec eux.
La Société de Krivoï-Rog n'a pas gardé rancune à Alexandre Pohl de ces déboires. Par ses soins, un monument a été élevé à sa mémoire à l'entrée même de Krivoï-Rog ; son buste a été érigé, avec un socle formé par un superbe bloc de minerai, sur un de ces tertres qui jalonnent la steppe ; hommage rendu à celui qui fut l'inspirateur, sinon le créateur, de cette grande industrie des minerais de fer de Krivoï-Rog, sur laquelle repose la majeure partie de l'industrie sidérurgique russe, celle du Donetz comme celle de la Pologne. L'extension de ce gite au Nord et au Sud de Krivoï-Rog n'avait pu être reconnue à l'origine. De tous côtés surgissaient des concurrents. La société, devant les difficultés grandissantes de la vente des minerais en nature, se décida à établir un haut-fourneau à Krivoï-Rog même, où l'on pouvait avoir de l'eau en quantité suffisante et à créer une houillère dans le Donetz. Le succès immédiat de cette combinaison amena la société à élever successivement un deuxième haut fourneau en 1893-1894 et un troisième en 1897-1898. Encore qu'elle eut émis un million d'obligations en 1893-1894, elle ne put réaliser un pareil programme, sans augmentation de son capital social, qu'avec le puissant concours financier que lui donna la Société de Mokta, qui lui avait avancé sur ses réserves les sommes nécessaires. La situation ne fut régularisée qu'en 1900 par une élévation du capital social à 7 millions. A ce moment on produisait, en travaillant en plein, 473.000 tonnes de minerais de fer, 47.000 tonnes de fonte et 145.000 tonnes de houille, et ce dernier chiffre allait pouvoir être à bref délai notablement augmenté. Le capital de 7 millions n'était que modeste pour une telle situation: Il l'était d'autant plus, en réalité, que la société avait près de 5 millions de réserves disponibles en dehors de quelque 2 millions de stocks et d'approvisionnements.
Jamais la situation n'avait été si brillante. Jusqu'en 1895-1896, on n'avait pu servir aux actionnaires que leur intérêt de 5 p. 100. En 1895-1896, on put distribuer, pour la première fois, 35 francs soit 7 p. 100 de dividende, pour s'élever jusqu'à 60 francs en 1898-1899. En l900 survint, avec une soudaineté surprenante, la crise industrielle sous laquelle se débat encore la Russie. D'un exercice à l'autre la production du minerai de fer de la Société de Krivoï-Rog tombait de moitié. Mais la société avait été organisée avec assez de solidité et d'habileté pour être une de celles qui n'auront été relativement et même absolument que le moins atteintes. Le dividende ne tomba pas au-dessous de 40 francs.
Telle fut à Krivoï-Rog et en Russie l'oeuvre suivie par Parran, une sorte de transportation et de réédition de la Société de Mokta. Comme si sa vie ne se trouvait pas amplement remplie par ces deux entreprises, il lui restait à en établir une troisième, à un âge où beaucoup depuis longtemps ont déjà songé au repos : ce fut l'affaire des phosphates de Gafsa.
En 1885, un vétérinaire de l'armée française, M. P. Thomas, avait signalé les couches phosphatées redressées que présentait l'éocène, à l'Ouest de Gafsa. L'observation passa inaperçue jusqu'au succès qu'obtinrent plusieurs années après les exploitations du Djebel Dyr et du Kouif près de Tébessa. L'attention se reporta sur les phosphates de Gafsa. La Tunisie avait alors l'heureuse fortune d'avoir pour Directeur général des Travaux publics un ingénieur aussi éminent qu'administrateur habile, qui, avec des dépenses relativement faibles, a su, par ses combinaisons ingénieuses, doter la Régence d'un outillage public, ports, routes, chemins de fer, des plus complets ; qui plus que personne a contribué à faire de ce pays la colonie féconde qu'elle est. Il songea à appliquer ses idées aux phosphates de Gafsa par l'amodiation temporaire desquels il voulait payer la construction du chemin de fer public de 250 kilomètres qui relierait Gafsa et ses exploitations à Sfax ; en même temps il assurait un fret de sortie abondant à ce port, et à la Régence une annualité notable par une redevance d'exploitation à la tonne de phosphate extraite. Sur ces bases fut passée, en 1895, une convention à option qui devait être transformée dans la convention définitive d'amodiation et de concession du 15 août 1896, rétrocédée par les attributaires à la " Compagnie des Phosphates et du Chemin de fer de Gafsa ", au capital de 18 millions, dont la Société de Mokta devait prendre 4 millions et où Parran devait jouer le rôle, particulièrement actif, de fondateur de l'affaire et de créateur de l'exploitation minérale. On s'est demandé pourquoi, au lieu de se borner à cette participation financière, Parran, que ses administrateurs auraient suivi avec la confiance justifiée qu'ils avaient en lui, n'avait pas cherché, dans cette entreprise, ce second avatar dont la Société de Mokta peut avoir besoin à une date plus ou moins prochaine. L'affaire, d'une part, aura pu paraître un peu grosse, à raison du capital qu'elle nécessitait; des scrupules juridiques ont surtout dû arrêter, à raison de la modification d'objet qui serait résultée pour la Société de Mokta.
En tout cas, Parran se donna à la création de cette nouvelle affaire avec une ardeur et une attention qui eurent les plus heureux résultats. " C'est ma dernière entreprise ", disait-il, " je veux qu'elle soit bien faite. " Ses qualités de ténacité s'exercèrent fort heureusement pour tirer à l'encontre de l'habile fonctionnaire avec lequel il devait discuter tout ce que l'affaire pouvait permettre à celui-ci de céder; et son intervention personnelle pour la constitution de l'entreprise fut des plus heureuses, sous de multiples rapports. C'est ainsi que, pendant toute sa préparation et avant qu'il ne se rendit de sa personne sur les lieux, en mai 1896, quand l'option n'était pas encore levée, on croyait, notamment dans les sphères administratives, que le phosphate exploitable à Gafsa ne se trouvait qu'en couches redressées et, partant, d'exploitation relativement coûteuse, bien qu'on pensât la poursuivre à ciel ouvert. Ce fut Parran qui, dans ce premier voyage, avec sa sagacité et son habileté d'observateur, sut voir les " Tables " ou parties horizontales de la voûte éocène démantelée, qui restent dispersées sur les hauteurs. Il saisit également comment on pouvait tirer parti économiquement de cette portion du gîte par une exploitation souterraine appropriée. L'affaire changeait dès lors du tout au tout.
La Société constituée - et ce ne fut pas sans peine qu'on trouva les 18 millions dans la crise politique que traversait alors la France et qui fit écarter certains gros concours antérieurement promis - Parran se mit immédiatement à organiser, avec l'aide du haut personnel de Mokta, l'exploitation de la mine dont, en tant qu'administrateur délégué, il s'était réservé la direction, ainsi que le chargement du phosphate à Sfax. Ce ne fut pas une petite affaire, malgré toute la pratique algérienne des uns et des autres, que l'organisation de cette exploitation, à raison du climat saharien, de l'aridité du sol, du manque d'eau potable et de l'absence de toute main-d'oeuvre, même indigène. En avril 1899, il retournait sur les lieux et, dès cette année, de mai au 31 décembre, on avait pu extraire 70.000 tonnes. Il pensait pouvoir bientôt s'en remettre au jeune Directeur qu'il avait choisi lorsque survint l'éboulement du 30 octobre 1900, qui bouleversa une partie de la mine en tuant 31 ouvriers et entraîna un peu après la mort du Directeur. A nouveau, Parran fut soutenu sans défaillance par sa foi robuste dans ses affaires. Si douloureusement qu'il ait été personnellement atteint par cette funeste catastrophe et sa lugubre conséquence, il comprit de suite que, économiquement il n'y avait là qu'un de ces incidents passagers qui sont le lot de toute industrie, si bien conduite qu'elle soit. Il reprit courageusement le gouvernail pour les quelques mois qui s'écoulèrent jusqu'au choix d'un autre Directeur auquel il laissait l'affaire à ce point de vitalité qu'il lui avait assurée dès ses débuts, que, trois ans après, elle était en mesure de fournir un tonnage de 400.000 tonnes, alors que celui de 300.000 n'apparaissait à l'origine que comme un but lointain que l'on no toucherait pas aisément.
Parran avait alors soixante-quatorze ans et, malgré la persistance de toute sa verdeur physique et intellectuelle, il pensa que l'heure était venue de se retirer de la partie active de toutes ses directions. Mieux qu'un autre il pouvait et il sut comprendre que, pour que l'évolution soit progressive, comme elle doit l'être, il faut qu'un changement de personnes amène à temps, avec la tradition conservée, un renouvellement d'idées. Il était, depuis trente-huit ans sur la brèche; il pouvait et il devait passer le flambeau. Devenu un ancien, l'utilité de son rôle n'était pas terminée. Comme ingénieur-conseil ainsi qu'il allait l'être à Mokta, comme administrateur ordinaire ainsi qu'il le restait dans les trois affaires, il était en mesure de faire utilement profiter des trésors de son expérience, générale et spéciale, ceux appelés à le remplacer dans la partie active de la gestion quotidienne.
Peu d'hommes à coup sûr auront eu dans leur destinée d'avoir à créer et à faire vivre trois affaires industrielles à la fois aussi considérables et aussi diverses que celles dont nous venons d'esquisser l'historique. Parran avait dirigé tout cet ensemble du cabinet qu'il occupa jusqu à sa mort à la Société de Mokta, en ne semblant donner à sa tâche, même aux époques les plus chargées, comme toutes les organisations bien douées, qu'un effort matériel qui, à simple apparence, paraissait léger ; mais il était méthodique et continu. Il avait suscité dans les collaborateurs dont il était plus directement entouré un véritable dévouement ; les administrateurs, légalement responsables des affaires qu'il dirigeait, avaient en lui une telle confiance qu'ils lui remettaient les décisions les plus importantes. Parran ne devait cependant pas son succès au prestige de l'apparence, à un don du commandement, à un rayonnement d'autorité, comme d'aucuns qui ont joué de grands rôles ici-bas. Il était plutôt un doux, un réservé. Mais il savait ce qu'il voulait. Il ne se décidait qu'après mûres réflexions et une étude personnelle attentive. Ce qu'il voulait alors, il le voulait doucement, patiemment, mais résolument. Sa ténacité fut une de ses grandes forces, ainsi que sa foi dans ses affaires. L'une et l'autre venaient de la conscience qu'il avait de sa valeur, de la sûreté de son jugement.
S'il a dirigé ses affaires de Russie après y avoir fait un seul voyage, il visitait tous les ans en détail ces établissements d'Algérie et ses houillères du Gard. Il combinait ses tournées dans cette dernière région avec les vacances qu'il se donnait pour rendre à sa " petite patrie " ce culte auquel son âme resta toujours fidèle. On le voyait peu dans sa maison de la rue d'Avéjean à Alais, où il se bornait à entasser le surplus de ses collections. Il résidait plus spécialement dans son domaine de la Liquière, à quelque 15 kilomètres d'Alais, dont il s'était plu à faire un musée avec les beaux meubles anciens qu'il y avait réunis ; de sa terrasse sa vue pouvait s'étendre sur cette campagne d'Alais dont il s'était attaché plus spécialement à scruter les problèmes géologiques. Plus tard ses préférences le portèrent à Saint-Hippolyte-du-Fort, au lieu de sa naissance, dans une de ces grandes maisons sans caractère, du vieux type de la " campagne " des ancêtres, vaste aux nombreuses pièces, avec ses salles du rez-de-chaussée voûtées, son jardin aux allées de buis que terminait un bouquet de chênes restés chétifs dans du sol. Triste paysage qui est limité par une abrupte falaise de calcaire dénudé et qui n'a d'horizon que des coteaux desséchés, en partie masqués par le viaduc que le chemin de fer P.-L.-M. était venu implanter à côté même de la maison. Mais c'était la maison où il avait joué enfant, et où il aimait, au déclin de la vie, à se délasser dans ces travaux de géologie et de bibliographie qu'il se plaisait à poursuivre simultanément.
Parran profitait, en effet, de ses tournées annuelles en Algérie et dans le Gard pour continuer sur le terrain les études géologiques auxquelles il resta fidèle. Il n'oubliait pas que pendant cinq ans, au commencement de sa carrière, il avait enseigné cette science. Nous avons déjà, en disant ses débuts, mentionné ses premiers essais ; et nous avons indiqué l'utilité qu'il avait tirée pour ses affaires industrielles de ses dons d'observation. Membre de la Société géologique de France depuis 1855, il devint un des plus assidus aux réunions de cette société, dès qu'à partir de 1865 il habita Paris. Il était de ceux qui prenaient part le plus volontiers et le plus souvent aux discussions, et le Bulletin de la société contient des traces nombreuses de son intervention jusqu'en 1897, mais exclusivement sur des sujets qu'il avait particulièrement étudiés. Il a communiqué diverses notes, généralement concises, mais pleines de faits; en tout il détestait le verbiage inutile: elles ont porté principalement sur les deux régions qui l'intéressaient plus particulièrement, l'Algérie et les environs d'Alais. On doit spécialement citer sa Note sur les terrains de gneiss des environs de Bône, qui a permis de débrouiller le massif confus du cristallophyllien de l'Edough et de déterminer la place géologique des minerais de fer de la région. Dix ans auparavant, il avait été amené à étudier leur rapprochement avec les gites de fer oxydulé de Cogne (Piémont) qu'il mettait un peu au-dessus. Mais assez récemment, dès que M. P. Termier eut signalé la possibilité du rajeunissement de certains de ces terrains de la Numidie, Parran avait paru incliner à ranger dans le tertiaire le massif de l'Edough. Il avait condensé ses vues sur le bassin lacustre d'Alais dans la Coupe des terrains tertiaires lacustres entre Rousson et Mons, et il a contribué plus que tout autre à établir les distinctions utiles entre les différents niveaux de lignite exploités dans cette région. Les faits précis, bien observés, susceptibles de mener à une conclusion immédiate, pratique ou théorique, voilà ce qui paraissait le préoccuper plus spécialement. Il avait indiqué ses vues à cet égard, en 1871, dans une de ces brochures condensées et substantielles, comme il les affectionnait, et qui, celle-ci, montrait en outre l'étendue de son érudition géologique générale. Il y notait les idées qui devaient guider dans la détermination de l' " étage " au point de vue des études de géologie locale, et il avait appliqué ces notions aux terrains du Gard. On devinait dans ce travail l'École d'Émilien Dumas. Pour la science moderne, ces suggestions peuvent paraître un peu arriérées, parce qu'elles ne sont pas assez générales. Elles n'en ont pas moins rendu et elles peuvent encore rendre les plus grands services. Sa nature d'esprit, son talent d'observateur et de praticien ressortent avec force dans une très courte note sur les Dunes littorqles de l'époque qctuelle et de l'époque plyocène, où d'un menu fait, soigneusement relevé, il déduit l'origine des sources d'eaux douces dans les sables salés du littoral et indique l'application pratique de cette idée dans l'antiquité, en montrant en outre, par là, l'étendue de son érudition littéraire.
Si passionné des seuls faits et de leurs déductions vérifiées que parût cet homme sous l'influence, semblait-il, de l'action industrielle dans laquelle il vivait, il ne se refusait pas à se lancer, lui aussi, " dans le rêve géologique " qu'invoquait sur sa tombe un des plus brillants maîtres de la science contemporaine ; mais dans son rêve il cherchait plus encore une application utile pour l'industrie extractive qu'un progrès dans l'évolution scientifique. Il s'était ainsi essayé aux problèmes de la morphogénie au point d'être félicité publiquement par de Chancourtois, ce maître " du rêve géologique " ; il s'était attaqué également aux mystères de la genèse des gîtes métalliques. Ces questions l'attachaient au point que lui, qui cultivait systématiquement la brièveté dans les publications, il avait écrit en 1888 un mémoire, relativement étendu, de quelque 80 pages, sur l'Evolution métamorphique des roches basiques et leur contribution à la formation des dépôts filoniens et sédimentaires. Il ne voulut pas publier ce travail; il s'était borné à le faire autographier à quelques rares exemplaires pour le distribuer aux amis les plus intimes que ces questions intéressaient. Son système, qui ne valait ni plus ni moins que les autres, consistait à rechercher l'effet sur les masses profondes de la double action de l'eau superficielle qui descendait et des émanations gazeuses qui remontaient, la conséquence se différenciait suivant l'espèce des roches basiques de fond qui entraient en jeu; d'où résultent des venues métalliques diverses. Les gîtes métallifères dans cette théorie, étaient, du reste, produits par des dépôts d'eaux thermominérales venues per ascensum.
La Société géologique avait tenu à l'avoir pour Président, et, suivant ses usages, elle l'avait d'abord désigné comme premier vice-président en janvier 1883. Le président pour cette année était Charles Lory, de Grenoble, qui venait rarement à Paris; Parran présida donc la plupart des séances, en sorte que, pendant deux ans environ, il a effectivement dirigé la société. Ce fut pendant sa présidence que mourut Louis Gruner, auquel le liait, depuis les débuts de sa carrière à Saint-Étienne, une amitié déférente. Se conformant aux meilleures traditions de la société, Parran présenta, dans la séance annuelle, une notice étendue sur l'oeuvre géologique, effectivement si importante, de Gruner: on sentait dans ce travail son souci de marquer la respectueuse déférence à ce maître; le soin qu'il y mit honorait également l'auteur et celui qui en était l'objet.
Parran n'avait pas seulement une culture scientifique. C'était un esprit délicat en toutes choses, un fin connaisseur en matière artistique. De bonne heure il s'était plu à recueillir, avec un goût très sûr, les vieilles faïences de Moustiers et de Marseille et les beaux meubles anciens dont il avait garni sa campagne de la Liquière et son domicile à Paris. Ces meubles rares et si purs, ces gravures délicieuses, en état si merveilleux, n'étaient que l'ornement et le charme de son domicile. Sa vraie passion, c'étaient les livres, qui avaient fait de lui un bibliophile de marque. Il avait d'abord réuni des raretés classiques, spécialement avec reliure ancienne ; puis il avait été des premiers à former une collection des éditions originale de nos romantiques, dont la vogue, un instant si poussée mais déjà un peu tombée, ne cadre pas toujours avec la beauté des caractères ou la qualité du papier. Lorsque sa collection lui parut avoir atteint un assez grand développement, il songea, comme tout bibliophile qui se respecte à procéder à une vente pour entreprendre une autre série. Fuyant toujours le bruit et l'éclat, il ne voulut pas d'une de ces ventes publiques, qui classe cependant un amateur dans la grande notoriété, toujours avec profit pour lui; il se défit simplement à l'amiable de ces premières richesses en les cédant à leurs prix d'achat. Il se mit à former une nouvelle collection avec un programme original et intéressant. Il recherchait les livres postérieurs à 1830, qui se distinguaient par quelque particularité faisant d'eux des exemplaires uniques, qu'il conservait précieusement dans l'état, dans la reliure, même si elle était négligée, de leurs créateurs ou détenteurs originaires. Et ce lui était une joie, le soir, après sa journée industrielle terminée, de montrer à quelques intimes ses trouvailles, d'en faire valoir les particularités et de conter comment il les avait acquises : tels cette Manette Salomon, en grand papier, sur les plats de laquelle les de Goncourt avaient fait insérer deux émaux originaux de Claudius Popelin, représentant Manette, en sa superbe nudité, dans deux poses différentes sur la table à modèle ; et ces Fleurs du mal que l'éditeur Poulet-Malassis avait eu l'ingénieuse idée de constituer avec les " bons à tirer " encore remplis de corrections et de variantes curieuses de la main de Baudelaire ; et ces volumes ayant dans leurs feuillets de garde des dédicaces avec pièces d'envoi de Victor Hugo et de tant d'autres. Il n'aimait pas ses livres en collectionneur que la valeur commerciale du jour pique plus que l'intérêt littéraire ; il les aimait en lettré et il savait les utiliser. Toujours rempli de sollicitude pour les choses du Gard, de sa " petite patrie ", il s'était plu à enrichir le Bulletin de la Société scientifique et littéraire d'Alais de Notes bibliographiques sur une collection de livres relatifs à cette localité et à ses environs.
Il y publia des Etudes biographiques sur plusieurs des romantiques (Victor Hugo, Pétrus Borel, Alexandre Dumas), au moment où il s'occupait plus spécialement de réunir leurs oeuvres. Il avait complété ces essais par deux plaquettes, d'une érudition très complète et très sûre, sur la bibliographie de Victor Hugo et de Balzac.
Un esprit aussi cultivé et aussi affiné, une âme aussi bonne ne pouvait pas ne pas être avec ceux qui, à la suite des tristes événements de 1870, songèrent, parmi les moyens propres à relever la France, aux modifications à introduire dans nos systèmes d'enseignement et d'éducation. Il se trouva par là activement mêlé à un mouvement suscité par quelques jeunes professeurs sortis de l'École normale et notamment par Ch. Friedel, qui venait d'épouser en secondes noces une fille de Combes et se trouvait être ainsi son allié. On avait pensé à créer à Passy une grande École, un collège libre, où, à côté d'élèves externes, des élèves pensionnaires eussent été confiés, par petits groupes, et dans des maisons séparées, aux directeurs et professeurs. On devait tenter des réformes pédagogiques importantes; l'éducation devait être l'objet d'une attention particulière. M. Ch. Friedel avait intéressé Parran à ce projet, et celui-ci avait gagné à son tour divers de ses amis et notamment de Billy, inspecteur général des Mines. Une réunion fut tenue chez Parran, à la suite de laquelle le projet parut entrer dans la période définitive d'exécution. Les engagements signés sur son bureau devaient être valables le jour où le capital souscrit aurait atteint 300.000 francs. L'entreprise était trop hardie sans doute ; elle échoua.
MM. Charles Friedel et [Philippe] de Clermont ne se rebutèrent pas; ils pensèrent que la meilleure méthode pour aboutir était celle du fait accompli. En octobre 1873, ils s'arrangèrent de façon à créer pour leurs enfants un cours qui s'ouvrit rue des Ecoles, dans un rez-de-chaussée constituant antérieurement une boutique ; ce fut l'embryon d'où devait sortir l'Ecole alsacienne. Devant le succès obtenu par cette tentative, l'Ecole se fondait, en effet, l'année suivante, sous les auspices d'une Société anonyme dont le Conseil d'administration élisait Parran pour Président [1874]. Il devait garder ces fonctions jusqu'à sa mort. L'Ecole avait modestement commencé rue Vavin ; en octobre 1870, la section classique était transférée rue d'Assas, la section élémentaire restant dans son ancien local. En 1881, les deux sections étaient réunies dans les bâtiments spécialement construits pour elles rue Notre-Dame-des-Champs, 109, et rue d'Assas, 128.
L'Ecole alsacienne poursuivait un double but : une réforme de l'enseignement, qui devait reposer sur des interrogations plus que sur des devoirs écrits, où l'étude du latin était reculée pour faire prédominer au début les langues vivantes sérieusement pratiquées; une modification de l'éducation, en supprimant les places et les prix et en substituant à la discipline par les punitions celle reposant sur l'idée de responsabilité à inculquer à l'enfant. Les Annuaires de l'Ecole alsacienne montrent, par les diverses carrières de ses anciens élèves, les résultats obtenus, et ces élèves tiennent une place spécialement honorable dans les Annuaires de l'Ecole polytechnique et de notre Corps des Mines.
Jusqu'à sa mort Parran, pour reconnaître l'honneur que lui conférait la présidence du Conseil d'administration, n'a cessé d'entourer l'institution de son plus chaud dévouement en lui apportant les ressources de sa grande expérience des affaires et, nul ne l'ignore, en lui ouvrant largement sa bourse.
Une telle vie méritait la mort qui l'a terminée. Après sa journée dûment remplie à son bureau comme à l'ordinaire, Parran, sans qu'aucun indice en eût averti, fut, à son arrivée chez lui, frappé d'une attaque d'apoplexie. Il mourait quarante-huit heures après, sans avoir repris connaissance. Il est tombé debout, en pleine vigueur, en plein travail, comme un bon ouvrier. La destinée lui a évité les souffrances de la maladie et des infirmités comme les tristesses des déchéances. A l'annonce de sa mort n'a été mêlée nulle pensée d'une délivrance qu'on lui eût souhaitée ; il a laissé le seul regret de le voir disparaître à tous ceux qui avaient aimé l'homme, estimé son intelligence, sa droiture et sa bonté, et apprécié les nombreuses et grandes choses qu'il avait faites avec simplicité.
Citation du bulletin publié à l'occasion du cinquantenaire de l'Ecole alsacienne :
Sous des dehors un peu froids, M. Parran portait en lui un coeur chaud, une âme faite de généreuse et active bonté ; il nous en a donné des preuves touchantes. Pendant près de 30 ans, il a mis au service de l'Ecole Alsacienne son expérience des affaires, son esprit méthodique et pratique, sa haute distinction morale et son attachement à notre oeuvre. Grand ami du progrès, il cherchait sans cesse à créer des voies nouvelles, ne craignant pas les sacrifices qu'exigeaient les améliorations jugées nécessaires. Jamais il ne perdait son calme, sa sérénité, ses espoirs dans les moments de crise ; il était toujours prêt à ne pas payer seulement de sa personne. Il avait une confiance absolue en l'avenir de notre oeuvre d'éducation dont l'utilité directe se fit sentir de plus en plus dans le pays tout entier ...
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