Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1851, entré classé 37 et sorti classé 12), corps des mines. Eleve à l'Ecole des Mines d'août 1853 à mars 1856, entré classé 3ème et sorti 6ème (et dernier de sa promotion). Titularisé dans le corps des mines le 10/1/1857.
Publié dans Annales des Mines, 9eme série vol. 11, 1897.
L'homme éminent dont je vais retracer la carrière était à peine connu de la foule, et ses travaux n'ont guère franchi le cercle restreint d'un petit nombre d'initiés.
Dépourvu d'ambition, il n'a jamais brigué les honneurs; sa vie s'est déroulée simple et modeste, tout entière consacrée au travail, sans autres délassements que les joies de la famille et les purs plaisirs de l'intelligence.
Une telle existence, d'une si belle unité morale, ne doit pas être laissée dans l'oubli. Elle mérite d'être fixée dans les Annales de notre Corps pour être offerte en exemple aux jeunes ingénieurs comme un modèle achevé d'honneur et de devoir.
François-Jacques-Dominique Massieu naquit à Vatteville (Seine-Inférieure) le 4 août 1832. Il ne connut pas son père, mort avant sa naissance. Heureusement sa mère était une femme intelligente et énergique, qui sut remplir dignement le double devoir que lui imposait son veuvage prématuré.
Il fit ses premières études à l'école primaire de son village natal, puis à celle de la Mailleraye, dont l'instituteur lui donna quelques notions de latin.
Cet instituteur était un homme clairvoyant, qui n'eut pas de peine à deviner quels trésors d'intelligence renfermait ce jeune cerveau. Sur son conseil. Mme Massieu se décida à faire entrer son fils, alors âgé de quatorze ans, dans l'institution Guernet à Rouen. Il était difficile de faire un meilleur choix, car M. Guernet était rempli de sollicitude pour ses pensionnaires et s'entendait à les stimuler au travail et il exciter leur ardeur.
L'institution Guernet suivait les cours du lycée Corneille. Le jeune Massieu s'y trouva dès l'abord bien en retard sur ses condisciples, mais son assiduité et sa facilité de compréhension lui permirent de combler rapidement les lacunes de son instruction, de gagner la tête de sa classe et d'obtenir de brillants succès, aussi bien dans le domaine des lettres que dans celui des sciences. Ses qualités attachantes lui avaient valu l'affectueux intérêt de ses professeurs ; l'un d'eux, M. Vincent, qui lui avait enseigné les mathématiques spéciales, s'en souvint à propos plus tard quand il voulut passer son examen de doctorat, car c'est devant son ancien élève, devenu un maître à son tour, qu'il tint à soutenir sa thèse.
En 1851, M. Massieu était reçu à l'Ecole Polytechnique. Il y fut atteint d'une grave fièvre typhoïde, qui ne nuisit cependant pas à ses études, car il put, à sa sortie, obtenir le service de son choix et entrer à l'Ecole des Mines.
Durant les trois années réglementaires qu'il passa à cette dernière école, il suivit avec un égal succès tous les cours. Son esprit ouvert et bien équilibré était apte à aborder toutes les matières, si arides qu'elles fussent. Aussi, comme le rappelait son camarade de promotion, M. Noblemaire, dans le discours ému qu'il a prononcé à ses obsèques, ses camarades se demandaient « duquel de leurs maîtres il continuerait le plus dignement les travaux ».
A la fin de sa première année, il fit l'étude de la voie du chemin de fer de Paris au Havre et à Dieppe, des ateliers de Sotteville et de quelques fabriques de produits chimiques des environs de Rouen, et il consigna le résultat de ses observations, avec son appréciation personnelle, dans un journal de voyage qu'il remit à l'Administration de l'Ecole. Dans sa mission de deuxième année, il étudia le gîte de plomb argentifère de Vialas et le bassin houiller de Commentry.
Je n'ai pu retrouver les mémoires qu'il a rédigés sur ces gisements. Son journal de vovage, que j'ai eu entre les mains, porte bien l'empreinte de ces précieuses qualités de précision et de lucidité qui distinguent tous ses travaux.
En juin 1856, encore élève-ingénieur, il fut chargé du sous-arrondissement minéralogique de Privas. Mais il ne passa que quelques mois dans ce service, car, en mars 1857, il était envoyé à l'Ecole des mineurs de Saint-Etienne, pour y professer le cours de minéralogie, de géologie et d'exploitation des mines.
Le 10 janvier de cette même année, il avait été promu au grade d'ingénieur ordinaire de 3e classe.
En 1859, le poste de Caen étant devenu vacant, il sollicita et obtint cette résidence, qui avait pour lui le grand avantage de le rapprocher de sa famille.
Il consacra dès lors à la science pure tous les loisirs que lui laissait son service administratif. C'est dans le calme de cette ville studieuse qu'il prépara ses deux licences, es sciences mathématiques et es sciences physiques, dont il subit brillamment les épreuves, puis son doctorat es sciences mathématiques. Il soutint deux thèses, l'une de mécanique analytique, l'autre de physique mathématique, le 19 août 1861, à la Sorbonne, devant une commission d'examen composée de Lamé, Delaunay et Puiseux.
La première de ces thèses remarquables est relative aux intégrales algébriques que l'on rencontre fréquemment dans les problèmes de mécanique pour lesquels il existe une fonction des forces. Reprenant une étude déjà faite en 1857 par M. Joseph Bertrand, mais dans laquelle ce savant s'était borné à examiner le mouvement d'un point dans un plan, M. Massieu envisage la question à un point de vue plus général. Il s'attache tout d'abord à rechercher les propriétés caractéristiques des intégrales algébriques et entières par rapport aux composantes des vitesses, puis il établit plusieurs principes à l'aide desquels il simplifie beaucoup l'examen des cas particuliers. Il arrive ainsi, sans calculs trop fastidieux, à trouver toutes les intégrales linéaires et quadratiques que peut admettre le problème du mouvement d'un point libre dans l'espace ou assujetti à rester sur une surface donnée.
Parmi les résultats de son étude, il en est deux qui ont acquis droit de cité dans la science et auxquels son nom est resté attaché :
1° Pour qu'il y ait une intégrale du premier degré dans le mouvement d'un point sur une surface, il faut et il suffit que cette surface soit développable sur une surface de révolution ;
2° Pour qu'il y ait une intégrale du second degré dans le mouvement d'un point sur une surface, il faut et il suffit que cette surface ait son élément linéaire réductible à la forme de Liouville.
Ces deux théorèmes sont d'une importance capitale dans la théorie des lignes géodésiques et ont servi de point de départ à divers travaux.
Dans sa seconde thèse, M. Massieu s'attaque à la double réfraction, l'une des questions de physique mathématique dont s'occupait le plus alors le monde savant.
Malgré les travaux de Fresnel, de Cauchy, de Lamé, on ne possédait que des théories incomplètes ou imparfaites, reposant toutes sur un certain nombre d'hvpnthèses. M. Massieu ne fait qu'une seule supposition : elle consiste à étendre aux milieux biréfringents ce fait, démontré expérimentalement pour les milieux monoréfringents, de la non-interférence des rayons polarisés à angle droit.
En s'appuyant sur cette hypothèse unique et se servant de la méthode de Mac Cullagh à laquelle il donne de grands développements, l'auteur établit d'une façon très élégante la surface de l'onde élémentaire, c'est-à-dire de l'enveloppe de toutes les ondes planes parties d'un même point dans toutes les directions. Cette équation le conduit tout naturellement aux propriétés des axes optiques et des axes de réfraction conique.
M. Massieu était désormais pourvu des titres nécessaires pour entrer dans l'Université. Aussi, en même temps qu'il était mis à la tète du sous-arrondissement minéralogique de Rennes (octobre 1861), il était chargé par le Ministre de l'Instruction publique du cours de géologie et de minéralogie à la Faculté des Sciences de cette ville où il prenait la succession de Durocher, enlevé prématurément à la science. Il fut nommé professeur titulaire par décret du 13 août 1864.
C'est à Rennes qu'allait s'écouler la plus grande, et, je puis dire aussi, la plus heureuse partie de son existence, près d'un quart de siècle.
Il se maria en 1862. Il eut le bonheur de rencontrer en Mlle Morand, d'une honorable famille d'Orléans, une femme de coeur, dont l'affection vigilante et dévouée prit à tâche d'écarter de sa route toute préoccupation étrangère à ses études, l'assista discrètement dans ses travaux et lui rendit la vie douce et facile jusqu'à sa dernière heure. La naissance de deux enfants vint accroître le charme de son foyer domestique. Il entoura leur éducation de tons ses soins, et il put, en quittant ce monde, emporter la suprême satisfaction d'avoir assuré leur avenir sur des bases solides. Son fils est officier de cavalerie dans un des régiments de la frontière de l'Est. Sa fille a épousé un ingénieur distingué du corps des Ponts et Chaussées, M. Louis Etienne (1863-1939 ; X 1883), attaché à la Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée.
Le cours professé par M. Massieu durait trois ans et comprenait une soixantaine de leçons par an; il comportait ainsi de grands développements.
M. Massieu consacrait une année entière à la minéralogie. La deuxième année, il étudiait dans le premier semestre la physique générale du globe et la géographie physique, dans le second les terrains primitif et primaire. Enfin, la dernière année, il employait le premier semestre à passer en revue les phénomènes géologiques actuels et les roches, le second à examiner les terrains secondaire, tertiaire et quaternaire.
Son enseignement était d'une grande clarté, et sans cesse il en perfectionnait les détails. Ainsi qu'en témoignent ses notes de cours, il n'apportait à ses auditeurs que des notions scrupuleusement étudiées et soigneusement mûries.
Parmi ses publications relatives à la géologie, je citerai la coupe géologique des terrains traversés par le chemin de fer de Rennes à Guingamp, et une note sur deux variétés de carbonate de fer monohydraté amorphe, trouvées en Bretagne.
Je mentionnerai également un mémoire inédit, que j'ai retrouvé dans ses papiers, sur le refroidissement d'une sphère homogène dont la température en chaque point ne dépend que de la distance de ce point a la surface de la sphère. Ce problème, qui offre un grand intérêt au point de vue de l'histoire du globe, avait déjà exercé la sagacité de plusieurs mathématiciens, entre autres de Poisson, mais certaines des théories de ce savant contiennent des erreurs d'analyse.
M. Massieu part d'une hypothèse simple sur l'état calorifique de la sphère ; il se borne à examiner le cas où celle-ci aurait été primitivement portée dans toutes ses parties à une même température. Assurément on ne saurait affirmer qu'à aucune époque, même quand il était entièrement fondu, le globe se soit trouvé dans cet état. Aussi la solution obtenue ne doit être regardée, ainsi que le constate si justement l'auteur, que comme un moyen de comparaison grâce auquel on peut, non pas reconstituer ce qui s'est réellement passé dans le refroidissement de la terre, mais se faire une idée de la loi générale qu'a suivie ce refroidissement, ainsi que de la durée de ses diverses phases.
M. Massieu donne quelques résultats numériques de ses formules. A la profondeur de 300 kilomètres, égale à peu près au 1/20 du rayon terrestre, en supposant que la température primitive soit de 3000 °, le refroidissement ne serait que de 0°,07 ; à la profondeur de 500 kilomètres, il serait insensible an bout de cent millions d'années.
M. Massieu avait aussi entrepris de dresser la carte géologique du département d'Ille-et-Vilaine, en se servant des documents recueillis par Lorieux et Durocher et les complétant par de nombreuses courses sur le terrain. Cette carte, à l'échelle de 1/160.000, fut l'objet d'une publication provisoire en 1886 ; la publication définitive ne put avoir lieu, car des travaux d'une tout autre nature vinrent bientôt détourner M. Massieu de ce projet et lui enlever le temps nécessaire pour mettre la dernière main à une oeuvre d'aussi longue haleine.
C'est surtout dans le champ de la thermodynamique que M. Massieu a laissé la trace lumineuse de son passage. Il est probable qu'il a été encouragé à suivre cette voie, où le portaient d'ailleurs ses goûts personnels et la tournure de son esprit, par son collègue de la Faculté de Rennes, Athanase Dupré, qui a publié dans les Annales de Chimie et de Physique une série de mémoires sur la théorie mécanique de la chaleur.
Plus d'une fois celui-ci eut recours à l'esprit pénétrant et aigu de M. Massieu pour augmenter la rigueur de ses démonstrations ou pour jeter la lumière sur quelque point obscur; il se trouva même amené parfois, sur ses conseils, à abandonner des propositions hasardées. Il inséra d'ailleurs intégralement dans ses mémoires deux notes de son collaborateur : l'une sur l'attraction moléculaire, l'autre sur le travail de désagrégation complète, ou travail total nécessaire pour séparer les molécules les unes des autres, malgré les forces d'attraction qui s'y opposent.
En 1870, M. Massieu présentait l'Académie des Sciences son mémoire sur 1es fonctions caractéristiques des divers fluides et sur la théorie des valeurs, dont je vais essayer de donner une idée succincte.
Tout le monde admet que l'état d'un corps est complètement défini quand on connaît deux des trois quantités qui représentent respectivement le volume de ce corps, sa température et la pression qui s'exerce sur sa surface. L'une quelconque de ces quantités doit être regardée, pour chaque corps, comme une fonction des deux autres, prises pour variables indépendantes.
En s'appuyant sur les principes fondamentaux de la thermodynamique et choisissant comme variables, soit le volume et la température, soit la pression et la température, M. Massieu établit, par un calcul simple, une équation dont les deux membres sont des différentielles exactes et de laquelle il déduit une fonction, indépendante de toute hypothèse, qu'il appelle fonction caractéristique du corps considéré, parce qu'elle renferme implicitement toutes les propriétés thermodynamiques de ce corps. Elle peut servir en effet à exprimer, soit par elle-même, soit par des dérivées partielles, la pression subie par le corps ou son volume (suivant les variables indépendantes que l'on a prises), l'entropie ou fonction de Clausius, l'énergie interne; puis, par des calculs un peu moins simples, les deux chaleurs spécifiques, l'une à pression constante, l'autre à volume constant, les deux coefficients de dilatation à pression et à volume constants, le coefficient de compressibilité.
M. Massieu applique ensuite sa théorie aux gaz parfaits, qui suivent les lois de Mariotte et de Gay-Lussac, aux vapeurs saturées, puis aux vapeurs surchauffées.
Pour les gaz parfaits, il ne découvre naturellement aucune propriété nouvelle, puisque les propriétés de ces corps sont précisément utilisées pour établir les expressions complètes des principes fondamentaux de la thermodynamique.
Pour les vapeurs saturées, il retrouve également, par une analyse élégante, des formules déjà connues et notamment celle qui permet de calculer la densité de la vapeur saturée sèche sous diverses pressions à l'aide des données expérimentales de Regnault. Son but, dans cette analyse, est de montrer la simplicité et la généralité de sa méthode.
En ce qui concerne la vapeur surchauffée, les éléments d'incertitude abondent, puisque la seule donnée expérimentale que l'on possède pour déterminer la fonction caractéristique, qui est la valeur de la chaleur spécifique de la vapeur d'eau, varie avec la température et avec la pression. L'auteur établit d'abord ses formules en dehors de toute hypothèse ; mais, pour les traduire en nombres, il est bien obligé de faire diverses suppositions.
Il admet en premier lieu que la chaleur spécifique de la vapeur d'eau est constante et que sa valeur est égale au chiffre trouvé par Regnault dans des conditions déterminées, ce qui revient à assimiler sous ce rapport les vapeurs à un gaz parfait.
C'est là une supposition parfaitement acceptable pour la pratique, si on ne tient pas à une très grande rigueur.
Or, l'industrie ne cherche pas à obtenir de fortes surchauffes, et c'est avec raison, car, ainsi que M. Massieu le fait voir théoriquement, elles seraient peu utiles dans les machines à vapeur disposées comme celles dont on se sert. L'avantage à peu près unique qu'elles procurent, c'est de réduire les pertes thermiques dues à la condensation dans le cylindre. Il suffit d'une faible quantité de chaleur, employée à surchauffer la vapeur admise, pour obtenir une réduction relativement importante dans la dépense de cette vapeur.
Dans une seconde hypothèse, l'auteur représente la chaleur spécifique par une formule à trois coefficients, qu'il est possible de calculer à l'aide de la loi connue des tensions maxima. Seulement, comme cette loi n'a pas un assez grand caractère de généralité, puisque l'intégrale contenue dans la formule qui la traduit est prise entre deux limites particulières, qui sont la température de saturation et une température infinie, on comprend qu'elle ne peut donner la forme d'une fonction, mais seulement la valeur numérique de certains coefficients. Cette seconde hypothèse fournit cependant des résultats beaucoup plus approchés que ceux qu'on obtient avec la précédente, où la chaleur spécifique est regardée comme constante, et elle doit lui être préférée lorsque les surchauffes deviennent un peu considérables.
La fonction caractéristique d'un corps est donc bien, comme on le voit, la condensation de toutes ses propriétés thermodynamiques. Il suffit, pour l'exprimer, d'un nombre restreint de coefficients numériques, et quand ou a pu se procurer ces données, que l'on doit choisir parmi celles que l'expérience fournit le plus aisément, la théorie thermodynamique de ce corps est complète.
Elle jouit encore d'une propriété précieuse qui augmente beaucoup sa valeur scientifique et lui donne un grand intérêt philosophique. Elle constitue comme une sorte de pierre de touche, à l'aide de laquelle on peut mettre à l'épreuve tout énoncé relatif à la théorie mécanique de la chaleur et reconnaître s'il est pur d'alliage. C'est ainsi que M. Massieu a démontré l'inexactitude de certains théorèmes formulés trop hâtivement par voie d'analogie et qu'il a fait voir que d'autres, au lieu de correspondre à des vérités générales, s'appliquaient seulement aux corps d'une certaine catégorie.
La conception de la fonction caractéristique est le plus beau titre scientifique de M. Massieu. Un juge éminent, M. Joseph Bertrand, n'hésitait pas à déclarer, dans un rapport lu à l'Académie des Sciences le 25 juillet 1870, que « l'introduction de cette fonction dans les formules qui résument toutes les conséquences possibles des deux théorèmes fondamentaux semble pour la théorie un service analogue et presque équivalent à celui qu'a rendu Clausius » en rattachant le théorème de Carnot à l'entropie.
Un peu après la publication de ce remarquable mémoire, qui classa son auteur parmi les maîtres de la thermodynamique, M. Massieu fit paraître une note rédigée à la prière de quelques personnes qui s'étaient intéressées à son travail, et dans laquelle il donne un exposé complet des deux principes fondamentaux, qu'il avait acceptés sans les discuter et sans les démontrer : l'un, connu sous le nom de principe de l'équivalence entre la chaleur et le travail, énoncé par Meyer, et l'autre, dû à Carnot, qui définit l'influence des températures sur les phénomènes dont les machines thermiques sont le siège.
Dans cette note, il ne fait qu'un usage très sobre des formules algébriques. Il pensait, avec le grand géomètre Lagrange, que si ces formules sont très utiles dans le développement d'une science, elles nuisent souvent à la clarté de l'exposition de ses principes.
Il y a une trentaine d'années, à l'époque où M. Massieu se livrait à ses recherches de mécanique rationnelle, la théorie mécanique de la chaleur n'était encore appliquée que dans des limites restreintes à l'étude des machines à vapeur. Dans l'enseignement on continuait le plus souvent à s'appuyer sur deux hypothèses dont l'inexactitude était pourtant bien démontrée. On admettait en effet que les vapeurs saturées suivent les lois de Mariotte et de Gay-Lussac, qui ne sont déjà pas absolument rigoureuses pour les gaz à l'état parfait, et de plus que les vapeurs, lorsqu'elles se détendent dans un cylindre moteur, restent à saturation sans qu'il se produise ni surchauffe, ni condensation partielle.
A la vérité plusieurs savants, tels que Clausius, Zeuner, Rankine, Combes, Résal, avaient montré quelles conséquences pratiques on pouvait tirer de la nouvelle théorie et avaient donné quelques exemples numériques. Mais on n'avait pas encore établi de formules susceptibles d'être appliquées couramment dans les ateliers de construction et permettant, soit de discuter les avantages et les inconvénients de diverses dispositions adoptées dans les machines, soit de pressentir la valeur de modifications qu'on pourrait être tenté d'y introduire.
M. Massieu avait formé le projet de combler cette lacune et de publier un essai d'une théorie rationnelle des machines à vapeur, fondée sur les principes fondamentaux de la thermodynamique. Il avait en sa possession tous les éléments de ce travail ; il ne lui restait qu'à les coordonner et à établir des tables numériques qui auraient été la traduction de ses formules les plus importantes.
Ce qu'eut été une telle oeuvre, élaborée par un homme aussi admirablement préparé, on le comprend sans peine. Malheureusement, elle est restée à l'état de manuscrit inachevé. L'introduction et les deux premiers chapitres, comprenant l'exposé des principes, ainsi que l'étude des propriétés des gaz et des vapeurs, sont seuls terminés. La clarté y domine ; les calculs trop abstraits ont été évités avec le plus grand soin, ce qui en rend la lecture facile aux personnes qui ne possèdent que les premières notions du calcul infinitésimal. Le troisième chapitre, relatif aux vapeurs surchauffées, qui devait constituer la partie originale de l'ouvrage, n'est qu'ébauché.
Je ne puis résister au plaisir de citer quelques extraits de l'introduction, qui mettent bien en relief les idées si justes et si sensées de l'auteur.
« Rien n'est aussi délicat dans une science que son point de départ. . ..................
« L'influence des doctrines de Descartes, dont nous n'avons pas su encore nous débarrasser, a été des plus funestes pour l'esprit scientifique. Je n'oublie pas que l'auteur du Discours sur la Methode a donné parfois d'excellents préceptes et qu'il a posé les bases de l'application de l'algèbre à la géométrie; mais ces bonnes choses sont presque une exception dans l'oeuvre du philosophe ; ce qu'il caresse le plus tendrement, ce sont les principes fondamentaux du savoir humain, et ces principes sont faux. Pendant longtemps, et malgré les protestations si sensées de Pascal, ils ont enfermé la science dans un dédale d'inextricables obscurités...
« Malheureusement, quelques-uns des disciples de Descartes vivent encore, et, l'esprit renforcé d'étrangetés hégéliennes, ils essaient de faire sortir de quelques principes abstraits, établis ou plutôt admis arbitrairement a priori, toute une théorie de la nature, tout un cortège de lois physiques qu'ils imposent, bon gré mal gré, à la matière, interdisant ainsi rétrospectivement au Créateur la puissance d'avoir pu faire autre chose que ce que rêve leur imagination. Les personnes qui ont parcouru les oeuvres de Wronski savent où une pareille manière d'agir peut conduire, et, lorsqu'on rentrera en soi-même pour bien réfléchir, au lieu de vouloir raissonner quand même, on reconnaîtra sans doute que le meilleur moyen d'arriver à la connaissance des lois qui régissent le monde est d'ouvrir les yeux pour le regarder et qu'on ne peut rien attendre de la dialectique si on ne demande rien à l'observation. ...
« Je maintiens qu'il faut soigneusement examiner d'où l'on part, se rendre bien compte des principes qu'on adopte, de leur valeur, de la confiance qu'on peut leur accorder, qu'enfin il faut savoir si ces principes ne devront avoir définitivement force de chose jugée qu'après que l'expérience et l'observation en auront surabondamment vérifié l'exactitude, ou bien s'ils sont a priori des vérités nécessaires dont il est déplacé de se méfier.
« Je confesse que j'appartiens à la classe des méfiants et qu'en toute matière, sans exception, j'éprouve le besoin de soumettre mes résultats à une vérification. Il est si facile, si fréquent même, on peut dire, de faire des fautes de calcul ou de raisonnement qu'on doit sans cesse se mettre en garde contre les mouvements trop précipités de l'esprit et contre les illusions séduisantes de la découverte ou de la démonstration nouvelle d'un principe. L'erreur est tellement humaine, dit Bravais en relevant une faute de Lagrange, qu'elle peut se glisser sous la plume du plus illustre géomètre.
« Est-ce à dire qu'il faut se défier du raisonnement dans la science et le mettre en tutelle? Non, assurément ; mais il faut, avant d'en tenir les conclusions pour sûres, en éplucher soigneusement le point de départ, s'assurer si ce point de départ est incontestable et bien défini et s'il ne s'y est pas glissé quelque subterfuge spécieux ou séduisant ; c'est dans le point de départ qu'est pour chaque théorie toute la difficulté, et c'est pour n'y avoir point pris garde souvent que des raisonnements irréprochables en eux-mêmes ont conduit aux résultats les plus erronés.
« A quels caractères pourrons-nous donc reconnaître que le point de départ de nos raisonnements, c'est-à-dire nos principes scientifiques, méritent toute confiance et qu'on peut en poursuivre toutes les conséquences sans inquiétude ? Quelles peuvent être, pour autrement parler, les bases sûres de toute théorie scientifique ? Nous répondrons hardiment : les faits seuls de l'observation et de l'expérience. Il n'y a pas pour l'homme d'autre moyen de connaître les lois de la nature ; c'est là le seul fondement de toutes nos connaissances scien tifiques et même philosophiques, et en somme la science n'est pas à mes yeux autre chose que la révélation naturelle perçue par nos sens, et puis méthodiquement coordonnée et raisonnée.
« C'est ce que pensait Bacon, le plus grand philosophe peut-être de tous les temps, et c'est la méthode qu'ont suivie les deux plus grands génies scientifiques que le monde ait connus, Newton et Cuvier.
« Mais les faits d'expérience et d'observation que l'on peut placer au frontispice d'une science ne sont pas toujours assex nets, assex précis, surtout assex simples et assez purs de tout mélange étranger, pour que l'on puisse en établir immédiatement l'exactitude et la portée d'une façon indiscutable. Il faut alors les admettre comme choses très probables et à l'état de postulat ; mais aussi il ne faut pas négliger de vérifier par l'expé rience un grand nombre des conséquences qu'on en déduit par le raisonnement, et ce n'est qu'après ces vérifications multipliées que les principes qui servent de base, de point de départ, à une théorie, peuvent être proclamés absolument certains.
« La géométrie elle-même, la science exacte par excellence, n'échappe pas à cette règle, et il est bon de le remarquer en passant ... »
Si M. Massieu n'a pas écrit davantage, c'est par excès de scrupule. Il était difficile pour lui-même et trouvait rarement ses idées dignes d'être publiées. Il avait le véritable esprit scientifique, qui consiste à n'être jamais satisfait, et il estimait que l'on doit avoir assez le respect de son lecteur pour ne lui présenter que des oeuvres creusées à fond et rigoureusement mises au point. Aussi les ouvrages sortis de sa plume ne peuvent donner qu'une faible idée du travail acharné auquel il s'est livré pendant toute sa vie.
M. Massieu n'était pas seulement un professeur de grand mérite; c'était aussi un conférencier éloquent, qui s'entendait à faire vibrer son auditoire. Il choisissait volontiers comme thème l'une de ces questions philosophiques qui avaient tant d'attrait pour lui et sur lesquelles il aimait à porter ses méditations. Dans un discours qu'il fut chargé de prononcer à la rentrée des Facultés de Rennes, il déplore la scission qui s'est établie entre la science et la philosophie, ces deux branches des connaissances humaines si bien faites pour s'entendre et se prêter un mutuel appui :
« On a coupé l'homme en deux parties, l'âme et le corps ; le philosophe a pris l'une, et le naturaliste l'autre ; ils ont tous deux ont travaillé, étudié pour leur compte se sont perdus de vue, et nous nous trouvons aujourd'hui en présence d'une dualité, commode peut-être, mais peu rationnelle, en ce qu'elle néglige trop l'homme, pour ne s'occuper que des deux éléments qui le constituent. Or, en agissant ainsi, on court le risque de se tromper. Si un chimiste voulait connaître les propriétés de l'eau, les chercherait-il dans celles de l'oxygène et de l'hydrogène ? Non, car il sait qu'il n'y a guère de rapport entre les caractères d'une substance et ceux des corps simples qui entrent dans sa composition.
« Pour étudier l'homme, il faut peut-être plus de réserve encore ; son cadavre diffère assurément de son être vivant ; son âme est un être, dont la morale nous affirme l'existence, mais dont la philosophie ne peut se flatter d'acquérir une connaissance précise, puisqu'elle ne peut l'étudier à l'état de liberté ; la révélation peut seule parler à cet égard. Mais ce que la science et la philosophie peuvent et devraient peut-être uniquement etudier, c'est l'homme indivisible et seul tangible pour nous, où l'ange et la bête sont inséparables, qui a un corps et des infirmités, mais aussi des passions et des facultés, comme l'intelligence, la mémoire et la raison. »
Je n'ai examiné jusqu'à présent que les travaux scientifiques de M. Massieu. Le savant chez lui ne faisait pais tort à l'ingénieur, et il apportait dans ses fonctions administratives la même conscience que dans son cours et ses recherches personnelles.
Son service à Rennes comprenait, outre un sous-arrondissement minéralogique, la direction d'un laboratoire de chimie, qu'il avait créé, où se faisaient gratuitement les analyses pour l'industrie et l'agriculture, et un contrôle de chemin de fer.
Néanmoins il trouvait encore le moyen de suffire à bien d'autres tâches. Sa puissance de travail, unie à une heureuse organisation, était telle qu'il pouvait mener de front les occupations les plus diverses sans en négliger aucune. Il avait été appelé de bonne heure à siéger au Conseil municipal de la ville de Rennes, où ses connaissances spéciales lui permirent de rendre des services signalés à ses concitoyens. Il eut à étudier de graves questions d'hygiène et de travaux, adduction d'eau, création d'un réseau d'égouts, reconstruction du lycée, établissement de nouveaux groupes scolaires. Sa compétence, universellement acceptée, le faisait toujours désigner comme membre1 des commissions les plus importantes, et celles-ci s'empressaient de le choisir comme rapporteur.
Son esprit souple lui permettait de se tenir à la hauteur de toutes les questions. Il en donna encore une preuve dans l'année terrible, où il se mit à la disposition du Gouvernement de la Défense nationale et où il fut chargé, avec son collègue M. Lechartier, professeur de chimie à la Faculté de Rennes, d'une mission à laquelle il n'était nullement préparé, mais que les deux savants parvinrent rapidement à mener à bonne fin.
Il s'agissait de l'installation d'une capsulerie, oeuvre qui présentait de nombreuses difficultés, eu égard à la pénurie des ressources et des moyens d'action mis à leur disposition. Le procédé nouveau qu'ils durent imaginer fut apprécié en termes flatteurs par le Comité de l'Artillerie dans sa séance du 11 janvier 1872 :
« MM. Massieu et Lechartier méritent des éloges pour la manière dont ils ont résolu, en très peu de temps et avec des moyens fort restreints, le problème si difficile du chargement des capsules. Leur procédé peut rendre des services à certains moments. »
M. Massieu s'était créé une grande situation à Rennes. Aussi, quand la réorganisation des services de contrôle l'appela on 1886 à la résidence si enviée de Paris, en qualité d'Ingénieur en chef du contrôle de l'Exploitation technique des chemins de fer de l'Ouest, ce ne fut pas sans un vif sentiment de regret qu'il quitta cette ville, où il était entouré de l'estime générale et où il possédait de précieuses sympathies. Il dut en même temps renoncer à son cours de la Faculté; toutefois, à la grande satisfaction de ses collègues, ses relations avec l'Université ne furent pas rompues, car il fut d'abord mis en congé par le Ministre de l'Instruction publiepie1, puis un décret du 9 février 1889 le nomma professeur honoraire.
A ce moment de sa carrière il était ingénieur en chef de première classe depuis le 29 juillet 1882. Il avait eté promu à la seconde classe de ce grade le 15 mai 1877, et nommé chevalier de la Légion d'hemneur le 11 août 1869.
Il ne resta pas longtemps au contrôle de l'Ouest, car, le 21 decembre 1887, il était élevé au grade d'Inspevteur général des mines et devenait Directeur du contrôle des chemins de fer de l'Etat.
Peu de temps après, il était désigné pour faire partie de la Commission militaire supérieure des chemins de fer et de la Commission de la carte géologique détaillée de la France.
Une dernière récompense l'attendait : c'est celle de la croix d'officier de la Légion d'honneur, qui lui fut décernée par un décret du 4 janvier 1892.
Dès son arrivée à Paris, M. Massieu se consacra exclusivement à ses fonctions de contrôleur. Il laissa de côte toute autre occupation et donna tout son temps à ce service délicat, qui a pris une si grande importance, surtout à la suite des conventions entre l'État et les grandes Compagnies de chemins de fer.
Pendant son séjour à Rennes, il avait déjà été amené à étudier diverses questions se rattachant à l'exploitation des voies ferrées et, comme dans tout ce qu'il entreprenait, il y avait donné sa mesure.
C'est ainsi qu'ayant été chargé par l'Administration de suivre les essais auxquels devait être soumise, sur la ligne de Vitré à Fougères, une locomotive articulée de M. Rarchaert, il ne se contenta pas de remplir strictement sa mission, mais fit de cette machine une étude théorique très complète au point de vue cinématique et au point de vue dynamique.
Le mémoire de M. Massieu fut jugé si remarquable que, sur le rapport de Callon, la Commission des règlements et des inventions concernant les chemins de fer en demanda l'insertion dans les Annales des Mines.
La préoccupation à laquelle répondait l'invention de M. Rarchaert était d'obtenir un moteur économique pour l'exploitation des lignes secondaires à profil accidenté. Comme ces lignes offrent souvent à la fois des courbes serrées et de fortes déclivités, il faut, d'une part, que les roues de la machine s'inscrivent dans ces courbes et, d'autre part, que l'adhérence fournie par le poids total puisse être utilisée complètement, ou à peu près.
La question était donc complexe, et jusqu'alors les tentatives faites par les constructeurs pour réaliser, avec un moteur unique, l'adhérence totale et la convergence des essieux, n'avaient abouti à aucun type pratique; on sacrifiait, suivant les cas. l'une de ces conditions à l'autre.
La locomotive Rarchaert, considérée comme véhicule, consiste en un wagon américain, sur lequel est installée la chaudière à vapeur et qui est muni, dans sa partie centrale, d'un faux essieu coudé au milieu, destiné à servir d'essieu moteur. Les deux essieux de chaque truck sont accouplés, à la manière ordinaire, par des bielles horizontales articulées à des manivelles égales calées sur ces essieux. L'essieu de chaque truck qui est le plus rapproché du faux essieu central présente, en sou milieu, comme ce dernier, un coude formant manivelle, et ces trois coudes sont reliés par une bielle rigide, très résistante, de forme triangulaire, qui n'a pas de point mort.
Le côté caractéristique du système réside, comme on voit, dans l'accouplement de deux groupes d'essieux convergents, au moyen d'une bielle unique et sans point mort. On transmet ainsi le travail moteur du cylindre aux quatre essieux sans diminuer la liberté d'oscillation en plan des trucks et en utilisant totalement, pour la traction, leur adhérence sur les rails.
M. Massieu examine avec beaucoup de soin dans son mémoire toutes les causes de nature à altérer la stabilité de cette machine. Il passe en revue les perturbations qu'elle peut subir par suite de l'action de la vapeur, des réactions d'inertie des pièces animées d'un mouvement relatif régulier, et des actions extérieures telles que la réaction des rails et la résistance du train.
Il constate que la solution de M. Rarchaert n'est pas rigoureusement géométrique, inconvénient qui se manifeste surtout dans le franchissement des irrégularités de la voie, et que cette machine est inférieure aux autres sous le rapport de la stabilité; elle a notamment une tendance plus prononcée au mouvement de roulis, facilité par le mode de suspension du châssis général, qui ne repose en principe que sur les deux sections étroites des chevilles ouvrières.
Toutefois ces défauts n'ont, d'après M. Massieu, qu nue importance limitée, et il lui parait que l'on ne saurait que se féliciter d'acheter à si bas prix le moyen d'exploiter des lignes à profil accidenté, tout en ménageant la conservation de la voie.
La locomotive Rarchaert n'a reçu aucune application et elle n'a plus qu'un intérêt historique. D'autres solutions ont prévalu; mais l'étude si consciencieuse de M. Massieu n'en reste pas moins un modèle de critique scientifique.
Un autre» mémoire, consacré spécialement aux freins gardés, peut encore servir de guide aux ingénieurs, malgré la généralisation de l'emploi de l'air comprimé dans les trains de voyageurs.
M. Massieu porta surtout son attention sur les questions de sécurité, notamment sur les signaux et les enclenchements, qui ont acquis une importance de premier ordre dans l'exploitation des chemins de fer.
Les enclenchements sont bien venus à l'heure où on ne pouvait plus s'en passer. La circulation est maintenant si intense, les manoeuvres tellement multipliées, que, sans ces appareils, il ne serait plus possible d'exploiter les grandes lignes qu'au prix de graves dangers. Ils évitent tout accident de train, à la condition formelle, bien entendu, que les signaux soient rigoureusement observés par les mécaniciens, car, quoi qu'on fasse, ou n'empêchera jamais les conséquences des fautes humaines.
On sait qu'ils consistent en des liaisons mécaniques établies entre des appareils de la voie, de telle sorte que les uns ne peuvent occuper une certaine position sans que les autres aient reçu préalablement une situation déterminée.
Cette idée féconde est très simple en théorie, mais la réalisation ne laisse pas d'en être compliquée dans une gare importante où il y a à manoeuvrer de nombreux appareils, aiguilles, signaux, traversées de voies, jonctions, plaques tournantes, etc., car il faut s'arranger de manière à rendre impossibles toutes les positions dangereuses.
En concentrant sur cette question toutes les ressources de son esprit souple et inventif, M. Massieu est parvenu à créer une méthode ingénieuse au moyen de laquelle l'examen d'un projet d'enclenchement se réduit, pour ainsi dire, à une vérification mécanique. Cette méthode vise principalement les enclenchements binaires simples, dans lesquels la solidarisation n'est réalisée qu'entre deux leviers d'appareils ; ce sont de beaucoup les plus nombreux.
On dresse un tableau à double entrée, analogue à une table de multiplication, et l'on y porte tous les enclenchements, tant directs qu'indirects, de chaque levier avec les autres leviers du même poste. Quant aux enclenchements multiples, on ne saurait les y faire entrer sous peine de nuire à la précision ; il est plus pratique de les mentionner à côté, sauf à y renvoyer au besoin.
En combinant ce tableau avec le croquis de la position normale des appareils, on s'assure aisément si toutes les combinaisons exigées par la sécurité ont été prévues. On peut également reconnaître, par un simple coup d'oeil, s'il y a dans le projet des enclenchements surabondants ou incompatibles.
Dans les dernières années de sa vie, M. Massieu, cédant aux sollicitations de ses collègues des autres réseaux, avait entrepris la rédaction d'un mémoire destiné à faire connaître sa méthode avec tout le développement qu'elle comportait.
Ce mémoire est à peu près terminé, et il pourra sans doute être livré bientôt à la publication, après de légères retouches auxquelles la mort n'a pas permis à l'auteur de procéder.
Dans une première partie, qui a pour but d'éviter au lecteur la nécessité de se reporter aux écrits parus sur la matière, M. Massieu rappelle succinctement les principes et la signification des différentes sortes d'enclenchements; il indique les solutions que fournit, pour les réaliser, le système Vignier horixontal pris comme type, parce que c'est celui qui lui parait se prêter mieux que tout autre à la représentation graphique des liaisons, et enfin il montre les rapprochements que l'on peut faire entre ses dispositions et celles des autres systèmes.
La seconde partie est consacrée à l'exposé détaillé de la nouvelle méthode. Plusieurs exemples, choisis sur divers réseaux français, montrent comment elle peut servir à l'étude complète d'un poste à leviers plus ou moins nombreux.
Les rapports que M. Massieu avait à rédiger sur différents objets de son service se distinguaient toujours par l'ordre dans l'exposition et par la rigueur dans les conclusions ; la recherche, parfois peut-être un peu minutieuse, du détail n'y nuisait pas à la largeur des vues. Nombre d'entre eux sont restés comme des modèles que l'Administration faisait autographier et distribuer aux autres services.
Dans les conseils, M. Massieu avait acquis une grande et légitime autorité. Il savait communiquer sa conviction à ses auditeurs et faire triompher ses idées, toujours marquées au coin du bon sens, par sa parole nette et incisive.
Comme directeur du contrôle, il était ferme, mais sa fermeté était tempérée par son extrême bienveillance et sa courtoisie. Il soutenait et encourageait son personnel, tout en exigeant de lui une grande somme de travail. Aussi il avait conquis l'estime et l'affection de tous ceux qui servaient sous ses ordres, et son souvenir restera longtemps vivant parmi eux.
M. Massieu avait une intelligence largement ouverte à toutes les belles choses des arts et des lettres. La musique le passionnait. Sa conversation, toujours intéressante, abondait en aperçus ingénieux et en fines remarques. Aux dons de l'intelligence et de l'esprit, il joignait les plus précieuses qualités morales. Cet homme, irréprochable dans sa vie, avait le sentiment profond du devoir et l'accomplissait simplement ; il était d'une droiture et d'une loyauté à toute épreuve ; on le trouvait toujours empressé à rendre service, sans épargner son temps ni sa peine. Dans la haute situation où son mérite l'avait conduit, il était resté de goûts modestes et d'un abord facile ; le charme de ses relations, l'affabilité de ses manières, la douceur pénétrante de son caractère séduisaient tous ceux qui l'approchaient.
Pendant les vacances de 1895, la santé de M. Massieu commença à inspirer des inquiétudes à sa famille. Il parut cependant se remettre lorsqu'il revint à Paris en octobre; mais son organisme était profondément atteint ; dans le courant de janvier 1896, ses forces trahirent son courage, et il dut s'aliter. Les soins les plus dévoués ne purent triompher du mal, et il s'éteignit doucement le 5 février 1896, dans toute la plénitude de ses facultés, à l'âge de 63 ans et demi.
Il fut enterré dans l'humble cimetière de son village natal, à l'ombre de la vieille église où, chrétien convaincu, il avait souvent prié. Une foule nombreuse et recueillie escortait sa dépouille mortelle, et ce n'est pas sans émotion que celui qui écrit ces lignes constata en quelle vénération cet homme de bien était tenu par ses compatriotes, auxquels il n'avait jamais refusé une aide discrète on un conseil prudent et avisé.
Publié dans Annales des Mines, 9e série tome 9, 1896.
Messieurs,
C'est avec une grande émotion que je viens, au nom du Corps des Mines et du Comité de l'Exploitation technique des Chemins de fer, adresser un dernier adieu à notre camarade et collègue M. Massieu.
C'était pour moi un ami, et le point de départ de mon affection pour lui était la valeur que je lui reconnaissais. Il a donné l'exemple d'un ingénieur mettant jusqu'à la fin au service de l'État une haute intelligence et un dévouement qui ne comptait pas avec sa santé.
Apres un service remarquable à Rennes, où il était professeur à la Faculté des Sciences, en même temps qu'il était chargé d'un service minéralogique et du contrôle de l'exploitation des chemins de fer de l'Ouest, il a été appelé à Paris, ou il a fait preuve, comme inspecteur général, directeur de services de contrôle, d'une compétence hors ligne. Ses avis étaient hautement appréciés au Comité dans toutes les questions techniques, et spécialement dans celles de la composition des trains et de la protection des voies, qu'il avait approfondies. Nul n'a mérité mieux que lui les distinctions honorifiques qui lui ont été accordées, la croix d'Officier de la Légion d'honneur et les palmes d'Officier de l'Instruction publique.
Ajoutez à sa valeur intellectuelle une conscience droite, un caractère doux et ferme, une grande élévation de sentiments, et vous comprendrez que M. Massieu, aimé de tous ses camarades, était un de ces ingénieurs dont le Corps des Mines s'honore au plus haut degré.
Que sa famille, que sa mort prématurée plonge dans la douleur, mais qui sera heureusement soutenue par un fils officier de cavalerie et un gendre ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, me permette de lui transmettre discrètement, au nom de tous, l'expression de profonds regrets et de l'hommage rendu aux qualités éminentes de son chef, et, en mon nom personnel, les plus affectueux souvenirs et la confiance que Dieu le récompensera d'une vie entière consacrée au devoir.
Adieu, mon cher ami, au nom de tous vos camarades !
Messieurs,
Je devais accepter la douloureuse mission de représenter à ce deuil si cruel et si prématuré une Compagnie qui a eu la bonne fortune de compter M. Massieu parmi ses membres et à laquelle, par d'heureux sentiments de réciprocité, M. Massicu s'est toujours montré très fier d'appartenir.
La chaire de Géologie et de Minéralogie de la Faculté des Sciences de Rennes a été longtemps occupée par les Ingénieurs des Mines de la région. En 1861, M. Massieu était appelé à remplacer dans cette chaire M. Durocher, ingénieur en chef, correspondant de l'Institut, enlevé presque subitement dans la force de l'âge.
Esprit mathématique d'une merveilleuse netteté, M. Massieu devait être dans son enseignement plus minéralogiste que géologue. Dans cet ordre d'idées, les questions à développer ne sont pas toujours d'un abord facile pour des auditeurs qui sont peu prépares ; mais M. Massieu jouissait à un si haut degré de l'aptitude à rendre la science aimable, qu'il avait toujours devant lui des personnes venant à l'envi entendre une exposition élégante, colorée, toujours claire.
En même temps que professeur d'un rare mérite, M. Massieu était l'homme le plus affable, le plus bienveillant, le plus conciliant qui fût au monde, aussi n'a-t-il jamais provoqué que l'estime et l'affection de ses collègues, de nos étudiants, de tous les candidats aux grades, en un mot de tous ceux qui l'ont approché.
Ce n'est pas seulement à la Faculté des Sciences que j'ai été le collègue de M. Massieu; les mêmes électeurs nous ont fait entrer au Conseil municipal à une époque où de graves questions d'hygiène devaient y être débattues : adduction d'eau, création d'un réseau d'égouts, reconstruction du lycée, établissement de nouveaux groupes d'écoles primaires. Membre des Commissions les plus importantes, il fut souvent chargé de rapports qui resteront, dans les archives de l'Hôtel de Ville, comme des modèles à tous les points de vue.
Dans ces tâches multiples, auxquelles s'ajoutait encore le contrôle d'une importante section des chemins de fer de l'Ouest, il devait être servi par une extraordinaire facilité de travail, car tout était prêt, tout arrivait à l'heure convenue.
Que M, Massieu dût être appelé à une haute situation, cela n'était douteux pour personne ; mais, pour être prévue, la séparation n'en fut pas moins pénible, et je suis heureux de pouvoir rappeler que les regrets ne furent pas moins vifs d'un côté que de l'autre.
M. Massieu avait bien conquis le droit à l'honorariat que sollicitait, d'ailleurs, la Faculté pour l'un de ses membres qui l'avaient le plus honorée. Il a reçu le titre avec une satisfaction qu'il ne cherchait pas à dissimuler et depuis, il n'a pas cessé de s'intéresser à tout ce qui pouvait assurer la prospérité de la Faculté des Sciences. Il avait conservé sa robe avec l'espoir de la revêtir encore une fois, dans une occasion solennelle. Hélas! la mort impitoyable ne lui a pas laissé cette satisfaction.
Mon cher et vieil ami, lorsque vous arriviez à la Faculté des Sciences de Rennes, il y avait à peine un an que j'avais pris possession de la chaire illustrée par Dujardin. L'un et l'autre nous avions succédé à des hommes considérables : à nous deux, nous étions la jeunesse de la Faculté, jeunesse laborieuse pendant laquelle s'est fondée sur l'estime cette affection profonde qui s'est étendue à nos deux familles et que, seule, la mort pouvait rompre. Comme nous vous aimions, nous continuerons à aimer les vôtres dans le culte des mêmes souvenirs.
Mou cher Massieu, j'étais de beaucoup votre aîné; c'est de vous que je devais attendre ce suprême adieu que j'ai la douleur de vous apporter aujourd'hui.
Au nom de vos collègues de la Faculté des Sciences, au nom de tous les nombreux amis que vous aviez laissés à Rennes, et dont beaucoup m'en ont prié, adieu! cher ami, adieu!
Discours prononcé le 10 février 1896 à Vatteville où a eu lieu l'inhumation.
Je ne veux pas laisser se fermer cette tombe, trop tôt ouverte, sans adresser, non pas un adieu définitif, mais un adieu terrestre, à celui dont elle contient les restes mortels.
Des voix plus autorisées que la mienne ont déjà fait ressortir la haute valeur de M. Massieu comme ingénieur et comme savant. Il a marqué sa trace dans la science par des oeuvres qui ne périront pas.
Comme directeur du contrôle d'une grande Compagnie de chemins de fer, - et c'est surtout dans ce rôle que j'ai été à même de l'apprécier, - M. Massieu avait une compétence indiscutée. Il s'était fait une spécialité des questions de signaux, d'enclenchements, qui touchent à la sécurité et qui ont une si grande importance pour l'exploitation des voies ferrées. Ses rapports, dans lesquels la précision des détails n'excluait pas la largeur des vues, étaient des modèles qui seront consultés avec fruit par ses successeurs. Il avait une grande autorité dans les Conseils, où il savait faire triompher ses idées et faire passer la conviction dans l'esprit de ses auditeurs, par sa parole nette et incisive.
Parlerai-je, maintenant, de M. Massieu comme homme, à vous, ses parents, ses amis, ses compatriotes, qui l'avez connu encore mieux que moi, et qui l'avez aimé? Je suis sûr, cependant, que je ne serai contredit par personne, quand j'affirmerai que sa valeur morale était au moins égale à sa valeur intellectuelle. Il s'imposait à tous par ]a dignité de sa vie et la loyauté de sou caractère ; il avait un coeur d'or, ouvert à toutes les idées généreuses une âme d'élite, une de ces âmes de cristal dans lesquelles il n'y a rien de caché. Ou ne pouvait l'approcher sans être gagné par sa bienveillance et son affabilité. Pour ma part, je ne sortais jamais d'un entretien avec lui sans me sentir, à la fois, l'esprit satisfait par les arguments de l'ingénieur et le coeur content, rasséréné par sa douce influence; c'est une impression qu'éprouvait tout son personnel: j'en recueillais, encore tout récemment, de précieux témoignages. Aussi n'est-ce pas seulement en mon nom, mais au nom de tous ceux qui ont eu l'honneur de servir sous les ordres de M. Massieu au contrôle de l'Est, que j'exprime à une famille, si cruellement éprouvée, tous les regrets que nous inspire la mort de cet homme excellent.