Jacques FRIEDEL (1921-2014)


Jacques Friedel en 1995

Né le 11 février 1921 à Paris (6ème).
Décédé le 27 août 2014 à 7 h du matin.
Fils de Edmond FRIEDEL et de Jeanne BERSIER. Petit-fils de Georges FRIEDEL. Arrière-petit-fils de Charles FRIEDEL. Cousin germain de Charles CRUSSARD.
Marié en 1952 à Mary HORDER.
Père du physicien et manager Paul FRIEDEL et du Dr Jean FRIEDEL.

Jacques FRIEDEL fait des études à Strasbourg, à Paris puis, pendant la 2ème guerre mondiale, à Bordeaux et à Lyon. Combattant dans la 2ème DB.
Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1942, division A, sorti classé 3) et de l'Ecole des mines de Paris (entré en octobre 1946, sorti en 1948 classé 6 sur 10 corpsards). Membre du Corps des mines qu'il quitte définitivement en 1961. Ph.D. de l'Université de Bristol (1952), avec une thèse sur la structure électronique des impuretés dans les métaux. Docteur es sciences physiques (1954) : Jacques Friedel se souvient dans Graine de mandarin que le jury, gentil mais peu compétent, bavarda pas mal pendant la soutenance !.

Il est d'abord affecté à l'Ecole des mines de Paris de 1946 à 1956, où son cousin Charles CRUSSARD l'initie à la métallurgie physique ; au cours de cette première période, il passe quelques années à Bristol. Il rejoint ensuite l'Université de Paris, puis celle de Paris-Sud Orsay, où il est successivement maître de conférences (1956) puis professeur de physique (1959), et professeur émérite à partir de 1990. Il crée le laboratoire de physique des solides de Paris-Sud. Il travaille notamment sur la structure électronique des métaux et sur les dislocations. On lui doit la règle de somme de Friedel, les oscillations de Friedel, le mécanisme de Friedel-Escaig, la limite de Friedel.

Lauréat de la médaille d'Or du CNRS en 1970, il est le premier français lauréat de la Acta Materialia Gold Medal en 1983. [Le français Jean PHILIBERT, qui fut également un élève de Charles CRUSSARD, obtiendra la même médaille en 1999, et André PINEAU, professeur à MINES ParisTech, l'obtiendra en 2013].

Il est élu à l'Académie des sciences en 1977, et en sera le président de 1992 à 1994. Il est aussi membre de nombreuses académies des sciences étrangères (Brésil, Belgique, Londres, Etats-Unis, etc.) et est docteur honoris causa de nombreuses universités.

Il fut président du Comité Consultatif de la Recherche Scientifique et Technique (1978-1981). Nommé en 1994 par François BAYROU président de l'Observatoire national de la lecture, il exerce ces fonctions jusqu'en 2001.

Il est nommé grand croix de la Légion d'honneur en juillet 2013. La décoration lui a été remise le 22 octobre 2013 à l'Elysée, par le Président de la République.

L'article ci-dessous, publié dans La Jaune et la Rouge, signé Christian Marbach, commémore l'événement :

Hommage à Jacques Friedel, prononcé le 10 septembre 2014 par Christian Marbach à l’Académie des technologies.

Jacques Friedel est décédé le 27 août dernier, à l’âge de 93 ans.

Lorsque notre président m’a demandé de préparer quelques mots d’hommage pour notre Académie, j’ai d’abord pensé qu’il y avait parmi nous un grand nombre d’excellents scientifiques mieux placés que moi pour parler de ce « monument de la physique française », une expression que notre consœur Catherine Bréchignac a d’ailleurs utilisée et explicitée avec talent lors de la cérémonie tenue au Temple de l’Etoile, mercredi dernier. Mais je me suis tout de suite souvenu que je disposais d’un récent document de Jacques dont la lecture allait certainement vous intéresser.

De quoi s’agit-il ? Après l’élévation de notre confrère à la dignité de grand-croix, dans l’ordre national de la Légion d’honneur, le 14 juillet 2013, j’avais écrit une petite page sur son parcours dans la revue des polytechniciens.

Quelques jours après la parution de mon billet, j’eus la surprise de recevoir de Jacques une lettre de remerciements. Une vraie lettre, pas un SMS de 140 signes avec abréviations malvenues. Une vraie lettre écrite à la main, en tout petits caractères, d’une encre hésitant entre le bleu et le vert. Deux pages résumant avec tant de précision sa trajectoire scientifique que j’ai pensé bon de vous la lire, sans en changer un seul mot, (mais en utilisant désormais la transcription que j’en ai faite pour être certain de pouvoir la lire plus facilement). La voici, datée du 17 octobre dernier.

Transcription de la lettre de Jacques Friedel (17.10.2013) faite en réponse de mon article sur sa Grand-croix de la Légion d’Honneur

(Quelques commentaires, avant de courtes additions)

Il est facile de trouver dans ce message nombre de thèmes correspondant à la personnalité et à la démarche de Jacques en matière de recherche.

Une affirmation tranquille de l’originalité novatrice de ses travaux.

Son positionnement personnel par rapport aux études et aux diplômes : si Jacques tient ici compte de son interlocuteur, comme lui X et « mineur », il souligne aussi à maintes reprises sa capacité à dépasser les clivages entre grandes écoles et universités, corps et diplômes, attentif aux ponts et aux collaborations plus qu’aux différences.

La reconnaissance non dissimulée de ce qu’il devait à des dispositions de nature administrative : il est toujours resté un défenseur du décret Suquet, qui porte le nom d’un précurseur de cette volonté, un X-Ponts, collaborateur proche de Fulgence Bienvenüe puis directeur de l’école des ponts, désireux d’envoyer le plus de Corpsards possible en laboratoires ou sur les chantiers.

Sa dette, en matière de connaissance et de méthodologie scientifique, envers des amis qui l’ont aidé comme Crussard et surtout des maîtres et prédécesseurs émérites comme Mott ou Frank.

La mention, évidente pour lui, de ses compagnons de route: il cite notre regretté confrère Aigrain et Guinier mais aurait aussi pu évoquer, comme il le fait dans son autobiographie, de Gennes, Castaing et bien d’autres, universitaires ou ingénieurs, français ou étrangers.

L’attention soutenue qu’il portait à ses élèves et disciples ; il savait les orienter sans d’ailleurs jamais revendiquer une quelconque copropriété dans leurs travaux, comme le soulignait un de ses élèves la semaine dernière. Et l’appui apporté dès l’origine à l’Association Bernard Grégory est cohérente avec cette attitude.

La volonté et la nécessité de travailler avec des entreprises –évidemment la réussite de Crussard chez Péchiney l’a confirmé dans cette conviction, mais aussi les nombreuses positions de conseil qu’il a pu occuper lui-même, comme chez France-Télécom.

Compte tenu de cette conviction, que les scientifiques ne pouvaient pas rester dans leur tour d’ivoire, il n’est pas étonnant qu’il soit devenu membre du Cadas puis membre fondateur de notre Académie : Pierre Castillon m’a rappelé il y a deux ou trois jours combien il a efficacement soutenu notre création, en pleine liaison avec Jacques-Louis Lions et Paul Germain. Cette adhésion ne signifiait pas une approbation totale de tous les thèmes que nous avons essayé d’étudier. Je peux par exemple signaler son scepticisme difficile à entamer devant les possibilités des PME en matière de technologie et devant le concept d’innovation, qu’il définissait comme « inventer des trucs nouveaux ». Sur ce sujet, il savait rompre des lances avec ses contemporains mineurs Giraud et Laffitte !

Compte tenu de sa hauteur de vues et de la clarté de ses opinions, Jacques a été pendant des décennies sollicité pour participer à d’innombrables comités de sages ou groupes de réflexion, et il acceptait ces missions sans fausse modestie. Il voulait peser –à sa place, pas la dernière- sur les priorités de l’action gouvernementale en matière de recherche. Mais aussi, par exemple, sur bien d’autres sujets. Comme la retraite des professeurs d’université, que d’autres voulaient rendre obligatoire à 60 ans, il y était opposé. Ou au début des années 80 contre la fonctionnarisation de tous les personnels du CNRS, qu’il n’approuvait pas. Ou plus tard, autre sujet, pour l’encouragement à la lecture !

Le récit précis et détaillé de la carrière scientifique et de l’action de Jacques en faveur de la recherche française figure dans un livre qu’il a sorti en 1994. Il l’a appelé, de son propre chef ou à la pressante suggestion de son éditeur, je ne sais, « Graine de mandarin ». Ce terme de mandarin est souvent utilisé dans un sens péjoratif, celui de l’accaparement y compris par la manipulation des intelligences, des décisions, des budgets et des honneurs. Il est clair que Friedel, en affirmant ses convictions et en pilotant ses équipes, raisonnait beaucoup plus en termes de service à rendre à la science et au pays. Mais s’il assumait l’expression de mandarin, ou de graine de mandarin c’était d’abord pour lui une manière de rendre hommage, avec force, à la famille dont il était issu.

Nous avons tous notre propre opinion sur ce que nous devons à notre famille: nom, gènes, culture, convictions, codes, capacités financières, relations. Jacques Friedel, parfaitement lucide pour juger ce qu’il devait à lui-même, était aussi totalement convaincu qu’il était l’heureux descendant d’une exceptionnelle lignée et qu’il devait s’en montrer digne en toutes circonstances.

Digne du médecin et zoologiste Duvernoy, proche de Cuvier, dont la fille épousa un commerçant alsacien dégourdi, Charles Friedel I: nous sommes en 1830.

Digne de Charles Friedel II, chimiste et minéralogiste, qui mena sa carrière à Strasbourg puis Paris.

Puis de Georges, cristallographe et géologue, directeur des mines de Saint-Etienne, un des artisans de la refondation d’une université française à Strasbourg après 1918.

Puis d’Edmond, le père de Jacques, ingénieur des mines, directeur des mines de Paris.

Et après Jacques, vous le savez, d’autres Friedel continuent dans la voie de la recherche scientifique.

Cette courte énumération ne m’a pas permis de mettre l’accent sur les travaux de tous ces éminents savants, mais vous me pardonnerez à leur propos un dernier rappel : les Friedel sont une de ces dynasties alsaciennes d’exception, industrielles et/ou scientifiques, souvent alliées entre elles (pour les Friedel, ce fut avec les Koechlin ou les Berger-Levrault ou encore les Peugeot très proches), affirmant sans aucune hésitation la valeur du travail comme la fidélité à leur pays, et qui ont été capables d’affronter sans faiblesse les conséquences de l’histoire tourmentée de leur province. C’est aussi cela qui a conduit Jacques Friedel à être le grand homme que nous avons connu.

Je vous remercie.

Jacques Friedel (X42), figure emblématique de la Science française

par Yves Quéré, membre de l'Académie des sciences

Publié dans La Jaune et la Rouge, Octobre 2011, n°698
Publié également, à quelques variantes près dans Mines Revue des Ingénieurs, #475, Septembre/Octobre 2014