Ancien élève de Polytechnique (promotion 1944), et de l'Ecole des Mines de Paris. Corps des mines.
La Jaune et la Rouge, no 79, 10 septembre 1997.
Apprenant la nouvelle du décès de celui qui fut son ministre de la Défense dans le premier gouvernement de cohabitation, après avoir été celui de l'Industrie sous Raymond Barre, Jacques Chirac a tenu à saluer la mémoire d'"un des grands serviteurs" de la France. De tous les grands commis de l'Etat, André Giraud fut certainement l'un des plus sourcilleux, faisant sienne la conception altière de la France portée sur les fonts baptismaux par le général de Gaulle. Une "certaine idée de la France" qui plonge une fois encore ses racines dans la tourmente de la seconde guerre mondiale. A jamais humilié par le sabordage de la flotte française à Toulon, le 27 novembre 1942, le jeune André, alors âgé de 17 ans, abandonne l'idée de présenter l'Ecole Navale.
A la place, il entre à l'Ecole Polytechnique... par la grande porte. Major de sa promotion, il sera le condisciple d'un autre X, promis à un brillant avenir, Valéry Giscard d'Estaing (X 44). Les deux hommes seront amenés à se rencontrer, bien des années plus tard... au conseil des ministres. En attendant, André Giraud poursuit son ascension dans la fonction publique. Polytechnicien, ingénieur des Mines, ingénieur de l'Ecole nationale supérieure du pétrole, il occupe successivement les fonctions de directeur général adjoint de l'Institut français du pétrole (1958-1964), directeur des carburants au ministère de l'Industrie (1964-1969), vice-président de la Régie Renault (1965-1971), administrateur général délégué du gouvernement auprès du CEA (1970-1978), administrateur d'EDF (1970-1978), président de la compagnie générale des matières nucléaires (Cogema)(1976-1978).
Une carrière sinueuse balisée par un fil rouge tenace : la volonté clairement affichée de défendre l'indépendance de la France. Dans cette période de reconstruction, qui suit la fin de la seconde guerre mondiale, l'énergie sous toutes ses formes devient le moteur des "Trente glorieuses". Spécialiste des questions énergétiques, André Giraud plonge avec délice dans le pétrole, avant de devenir, en compagnie de Pierre Guillaumat, l'un des "Messieurs atome" de Georges Pompidou. Chantre d'une politique énergétique ambitieuse, André Giraud exercera de nouveau ses talents au service du nucléaire, en 1986. Ministre de la Défense, il sera notamment l'artisan de la modernisation du plateau d'Albion - aujourd'hui démantelé - et le "père" du missile M45.
" Pour la patrie, les sciences et la gloire ", André Giraud était revenu sur les bancs de l'Ecole Polytechnique, de 1974 à 1978, en tant que président du conseil d'administration, avant de laisser la place à Alexis Déjou. André Giraud contribua avec énergie à façonner le nouveau visage de l'X : création du centre d'économétrie et du centre de recherche en gestion, développement du laboratoire de biophysique... D'une manière générale, ces quatre années furent marquées par la réforme de l'enseignement - allégement des programmes tout en conciliant "les exigences opposées d'une culture scientifique pluridisciplinaire et d'une formation approfondie" - et l'essor de deux disciplines promises à un bel avenir : l'économie et l'informatique. Mais, le grand oeuvre du président Giraud fut d'abord et avant tout le déménagement de l'Ecole sur le plateau de Palaiseau. Une vraie gageure : à l'époque, le site de Palaiseau était considéré comme "peu attrayant" car trop éloigné de Paris. André Giraud sut vaincre les réticences grâce à la mise en place de mesures simples, telles que la création d'une navette reliant l'Ecole à la gare de Massy et le raccordement à l'autoroute A 10.
La "nouvelle" Ecole Polytechnique a aujourd'hui vingt ans et fait bien des envieux. Elle le doit en partie à André Giraud. Son décès affecte tout le personnel de l'Ecole qui l'a connu et qui a apprécié son action.
La Jaune et la Rouge, octobre 1997.
LE DÉCÈS d'André Giraud nous touche profondément. Encore jeunes ingénieurs, il nous a été donné de travailler directement au service d'André Giraud alors administrateur général du CEA, prestigieux et redouté. Si cette situation fut possible, c'est qu'il veillait à créer des occasions où des collaborateurs de tout niveau, et notamment des jeunes, puissent s'exprimer; épreuve rude qui lui servait à détecter ceux à qui il pourrait confier un rôle plus important. Cette expérience fut intense, riche et profitable, elle nous a marqués et nous mesurons tout ce qu'elle nous a apporté et combien nous sommes redevables à "Giraud" pour l'évolution de notre carrière. Et pourtant, il s'interdisait, du moins le proclamait-il, d'intervenir directement en faveur de ses collaborateurs directs. Il faisait mieux : il mettait pleinement en œuvre le précepte chinois : "Si tu rencontres, au bord d'une rivière, un homme affamé, ne lui donne pas un poisson, apprends-lui à pêcher." Don inestimable, il nous a appris à pêcher et convaincus que nous pouvions être bons pêcheurs.
Travailler pour lui n'était pas toujours facile, c'était un homme exigeant, souvent pressé, parfois explosif.
Impatient, non par défaut de caractère, mais par profusion d'enthousiasme : à peine une idée émise, un projet lancé, une recherche amorcée, il voulait immédiatement en connaître les conséquences, les résultats, les possibilités.
Il avait coutume de demander sous quarante-huit heures des résultats exigeant au moins huit jours de travail ; de guerre lasse, car sa vitalité nous submergeait, nous finissions par promettre, et surprise nous réussissions l'impossible, pour retrouver aussitôt la même contrainte, un premier résultat suscitant de nouvelles idées, de nouvelles questions, de nouvelles analyses... Comme il ne voulait pas savoir que ses exigences étaient irréalistes, nous réussissions à les satisfaire. Dans son mandat d'administrateur général du CEA, il ne soulignait qu'un seul apport : un supplément d'enthousiasme.
Si exigeant qu'il fût, il savait, surtout vis-à-vis de jeunes collaborateurs, être indulgent sur les détails pourvu que l'essentiel soit obtenu et comme ses ordres étaient clairs, il était facile de se concentrer sur l'essentiel et d'avancer dans la direction choisie avec la jubilation de ceux qui se savent sur la bonne voie.
Combien de fois n'avons-nous pas entendu cette remarque, accompagnée d'un sourire mi-ironique et mi-complice : "Décidément Monsieur Untel, vous n'avez pas le sens du détail." Et s'il s'agissait d'un texte, il sortait son stylo pour réécrire, à l'encre bleue, un paragraphe et donner "l'imprimatur". Il réservait ses vraies colères et ses emportements pour les directeurs de grade élevé, montrant beaucoup plus de compréhension pour les collaborateurs de niveau plus modeste et une mansuétude absolue pour sa secrétaire et son chauffeur. Il avait d'ailleurs érigé en principe un enseignement qu'il s'efforçait de transmettre aux futurs responsables : éviter de sanctionner l'erreur individuelle, l'homme isolé étant faible, mais se défier des groupes de pression qui tirent leur force du nombre.
Surtout jamais n'était réprimandée la sincérité. Dans notre fougue juvénile, il nous arrivait de le contredire vertement : "Mais cela n'a pas de sens !" Son œil alors commençait par lancer un éclair puis s'adoucissait cependant que, d'une voix de velours, il demandait "Eh bien ! expliquez-moi pourquoi cela ne tient pas debout !" L'heure de vérité était arrivée : si l'on disposait d'arguments clairs et solides, on survivait ; on ne le convainquait pas nécessairement, mais on obtenait son écoute et son estime.
En vérité, il recherchait de tels contacts, soucieux de disposer d'informations non filtrées ou non édulcorées par les canaux hiérarchiques.
Il était, à tort, jugé centralisateur. En fait, il était convaincu que la démultiplication des centres de décision était performante à condition bien sûr que ceux qui recevaient une délégation assument les conséquences positives ou négatives de leurs décisions, éventuellement de leur désobéissance.
Il pouvait à l'occasion faire preuve, sur tel ou tel sujet, d'une parfaite mauvaise foi, mais si on ne se laissait pas convaincre, il finissait par partir d'un éclat de rire, vous regardait dans les yeux et redevenait sérieux pour déclarer : "Bon, je vais vous dire les vraies raisons de ma décision." De temps en temps cependant il est arrivé que notre attention soit défaillante, nous subissions alors l'orage - parfois mérité, parfois immérité - modeste prix à payer pour sa confiance, car l'amnistie était rapidement accordée, plus rapidement peut-être quand nous avions totalement tort. Mais il ne pardonna jamais à ceux qui, retournant leur veste, lui manquèrent de loyauté, lors de l'alternance de 1981. Blessure assez vive pour qu'ensuite, le reflux s'annonçant, il laisse quelques opportunistes se glisser dans les rangs des loyaux.
Jeunes hommes remuants en début de carrière, il nous a profondément marqués et nous a insufflé force et détermination pour nos entreprises ultérieures. Arrivés à l'automne de l'âge nous mesurons pleinement tout ce qu'il nous a apporté, tout ce que nous lui devons. Des voix plus autorisées diront tout ce qu'il a donné au pays; par-delà le grand ingénieur, le grand administrateur, le grand ministre, nous avons pu apprécier sa qualité d'homme. C'est le modeste témoignage que nous voulions présenter.
Son départ nous laisse un grand vide.
D'après le livre "Memorial Tributes: National Academy of Engineering, Volume 10 (2002)", André Giraud est crédité d'avoir "courageusement pris la responsabilité d'abandonner la filière française des réacteurs uranium-graphite-gaz et d'avoir adopté la filière américaine des réacteurs à eau pressurisée, et d'avoir supporté un projet de réacteurs surrégénérateurs pour l'indépendance énergétique". Giraud a reçu en 1980 le prestigieux prix de l'American Nuclear Society / Nuclear Energy Institute Henry deWolf Smyth.