Ce texte a été publié en 1964 dans le numéro du Bulletin de l'association des anciens élèves de l'Ecole des mines de Paris, à l'occasion du centenaire de la création de l'Association :
Chacun sait que l'origine du chemin de fer se trouve dans les Mines : Daubenton, revenant au Creusot d'un voyage où il avait visité les Mines du Mont-Cenis, écrivait en 1782, à M. de Buffon : «Toutes les routes y sont tracées par des pièces de bois, auxquelles sont adaptées des bandes de fonte sur lesquelles portent les roues des chariots qui conduisent le charbon de la mine ; et ces roues sont conduites de manière que le chariot ne peut se détourner et est obligé de suivre la route qui lui est tracée ; de sorte qu'un seul cheval, même aveugle, conduit sans gêne quatre milliers et plus. »
Aussi n'est-il pas surprenant que les Ingénieurs des Mines aient joué un rôle exceptionnellement important lors de la construction des premiers chemins de fer.
Le premier de ces précurseurs parait bien avoir été MOISSON-DESROCHES qui fit ses années d'école à Pesey en Tarentaise, et qui adressa à l'Empereur Napoléon dès 1814 un «mémoire sur la possibilité d'abréger les distances en sillonnant l'Empire de sept grandes voies ferrées. »
MOISSON-DESROCHES fut chargé, en 1817, d'organiser l'Ecole des mineurs de Saint-Etienne et y professa le premier cours d'exploitation des mines ; il ne semble pas qu'il ait pris de part importante aux réalisations concrètes des chemins de fer de l'époque, mais sa vue prophétique, 13 ans avant la pose du premier rail en France, et bien avant l'ouverture de la célèbre ligne de Stockton à Darlington, mérite un hommage exceptionnel.
En 1818, de GALLOIS, Ingénieur en Chef des Mines et également professeur à l'Ecole des mineurs, publie dans les Annales des Mines une documentation rapportée d'une longue mission en Angleterre.
Mais c'est à BEAUNIER que revient indiscutablement le titre fondamental de premier constructeur de chemin de fer en France.
Il fonde en effet le 4 juin 1824 la Société anonyme dite Compagnie du Chemin de fer de Saint-Etienne à la Loire, dont il est le Directeur, le constructeur et l'animateur.
Cette petite ligne de 22 km, qui relie Saint-Etienne à Andrézieux, marque, par son ouverture le 1er octobre 1828, le début de l'ère du chemin de fer.
Devant cette modeste réalisation, dont il reste un petit remblai et un pont en maçonnerie sur la commune de Villars, ainsi que quelques échantillons des rails en fonte de 2 m de longueur, reposant sur des dés en pierre taillée, on mesure le chemin parcouru en 125 ans ; mais on reste confondu devant la justesse de la prospective économique de nos grands anciens.
Un autre Ingénieur des Mines, HENRY, s'efforce de prolonger la ligne précédente jusqu'à Roanne, où la navigation est possible, alors qu'à Andrézieux elle n'était praticable qu'à la descente et pendant de courtes périodes ; malheureusement son entreprise manque des soutiens financiers suffisants.
Après cette période héroïque des précurseurs, les chemins de fer se développent rapidement et l'on trouve un très grand nombre d'Ingénieurs des Mines parmi leurs promoteurs.
Sans vouloir tous les citer, il faut mentionner Stéphane MONY, qui construisit la ligne de Paris à Saint-Germain en 1837, grâce à laquelle les parisiens se familiarisèrent avec ce nouveau mode de transport.
Il collabora d'ailleurs dans cette œuvre avec CLAPEYRON, et prit ensuite une part déterminante dans la construction des réseaux français de l'Ouest et du Midi.
A cette époque, le Journal « Le Globe » faisait une vigoureuse propagande en faveur du développement des chemins de fer ; on sait peut-être moins que son Directeur, Michel CHEVALLIER, était un Ingénieur des Mines.
Le champ d'action ferroviaire des Ingénieurs des Mines ne se borne pas à la France, et certains d'entre eux ont été les promoteurs de chemins de fer étrangers.
On peut citer en particulier POLONCEAU qui fut au début de sa carrière Ingénieur en Chef à la Compagnie d'Orléans, et qui devint ensuite Directeur des Chemins de fer Roumains, Hongrois et Autrichiens.
Nous pouvons rendre un juste hommage à tous nos grands anciens, qui ont joué un rôle eminent dans la révolution industrielle du XIXe siècle, non seulement en construisant des lignes dont l'infrastructure est restée très largement valable de nos jours, mais aussi en transcendant leurs tâches techniques par une haute conception de leur profession, inspirée par le courant de pensée Saint-Simonien.
C'est en eux que se trouve l'origine de l'innombrable lignée de mineurs cheminots, où se sont illustrés des hommes comme Robert LE BESNERAIS, qui a conçu toute l'organisation de la S.N.C.F., et au milieu de nous, Louis ARMAND, dont la vision humaniste du monde professionnel, au chemin de fer et dans de nombreux autres secteurs, est fidèle à l'esprit de nos grands anciens.
Remarques de R. Mahl (2008)
Le texte qui précède de Roger Hutter, qui date de 1964, néglige plusieurs grands ingénieurs des mines promoteurs de lignes de chemin de fer. On peut se demander si cette négligence est liée à des raisons politiques ou tout simplement parce que la doctrine en 1964 n'était plus à l'exploitation privée du chemin de fer.
D'abord on notera que les frères Péreire firent travailler plusieurs ingénieurs des mines, en majorité anciens saint-simoniens, sur des projets de lignes de chemin de fer : outre Clapeyron déja cité, il y a le mathématicien Lamé, l'ingénieur Louis Le Chatelier (le père de Henry), Chatelus et quelques autres.
Charles de Freycinet, plusieurs fois ministre des travaux publics puis président du Conseil, fit édifier de nombreuses petites lignes de province, qui s'avérèrent non rentables par la suite. Les Souvenirs de Freycinet montrent qu'il y pensait déja en 1848, comme un moyen d'écluser le chômage ouvrier de l'époque, qui menaçait la 2ème République. Freycinet a par ailleurs poussé à la réalisation du chemin de fer Transsaharien, coûtant ainsi la vie à l'ingénieur des mines Roche.
Gustave Noblemaire fut patron des chemins de fer PLM après Talabot dont il sculpta le buste lui-même. Son attitude ultra-paternaliste et sa complicité avec les syndicats ne furent probablement pas étrangers à sa nomination à la dignité de Grand-croix de la Légion d'honneur, dignité à laquelle très peu d'ingénieurs ont accédé sans faire de la politique et sans se battre au front.
On comprend également que Hutter n'ait pas souhaité citer Jean Bichelonne. Celui-ci, tristement devenu ministre de l'industrie et du travail obligatoire à la fin du régime de Vichy, avait en effet été la cheville ouvrière de la nationalisation des chemins de fer en 1937, et semble avoir mené cette opération très compliquée d'une main de maître.