Louis Charles de SAULCES de FREYCINET (1828-1923)

Né le 14 novembre 1828 à Foix (Ariège), mort le 14 mai 1923 à Paris.
Charles de FREYCINET est le fils de Casimir de SAULCES de FREYCINET (1786-1842), contrôleur de la comptabilité des impôts indirects dans le Tarn et Garonne, originaire d'une famille protestante du Dauphiné, et de Mme née Anne Nancy MALET. L'un de ses oncles, Louis-Claude de SAULCES de FREYCINET (1779-1842) fut officier de marine, membre du bureau des longitudes, membre correspondant (1813) puis membre (1826) de l'Académie des sciences et grand géographe. Un autre oncle, Louis-Henri de SAULCES de FREYCINET (1777-1840) officier de marine devenu gouverneur de l'Ile Bourbon (1920) puis de la Guyane, fut créé baron (1827) avant de devenir amiral.
Trois soeurs : Zélie Hortense, Blanche et Maria Elisa. Cette dernière épouse Ernest de SELVES et devient la mère de Justin de SELVES (1848-1934), avocat et bâtonnier à Montauban qui devint préfet de plusieurs départements (1880-1890) puis préfet de la Seine, président du Sénat, ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur. Justin de SELVES épousa Noémie GARRISSON
Protestant, Charles de FREYCINET épousa Laurence BOSC, protestante originaire de Bordeaux, dont il eut une fille, Cécile, morte célibataire, et qui a fait donation d'un grand nombre d'effets et de documents de son père à la bibliothèque de Polytechnique.


Elève au lycée de Cahors. Elève à l'Ecole polytechnique (promotion 1846 ; il sort classé 6 sur 122 élèves, sa promotion ayant été licenciée, le rang indique celui obtenu à l'issue des examens des 4 premiers mois de la 2ème année) ; sorti dans le corps des mines. Envoyé en mission par le gouvernement en mars 1848 notamment en Dordogne et en Gironde, il entre à l'Ecole des mines en août 1848 et en sort en 1852.

Carrière administrative :

Ingénieur des mines à l'arrondissement minéralogique de Mont de Marsan (où il étudie avec Crouzet le bassin géologique de l'Adour) puis à Chartres (1854) et à Bordeaux (1855).
Après son passage à la Cie des chemins de fer du Midi, il revient dans l'Administration de l'Etat en 1861. Ingénieur de 1ère classe (11/4/1864).
Envoyé en mission pour étudier le travail des enfants en Angleterre (1863-1867) et chargé dans la même période de diverses missions sur la salubrité industrielle (Prusse, Rhénanie, Belgique), sur l'industrie métallurgique (Suède). Le rapport sur le travail des femmes et des enfants en Angleterre reçoit un prix de l'Académie des sciences morales (1869).
Il publie en 1870 des rapports sur l'assainissement des villes. Promu officier de la Légion d'honneur (8/8/1870).

Préfet du Tarn et Garonne à Montauban du 6/9/1870 au 7/10/1870, nommé par son ami Gambetta. Démissionne pour aller à Tours, où il revoit Gambetta plus ou moins par hasard. Celui-ci le nomme délégué au département de la guerre (10/10/1870-9/2/1871).

Il est nommé ingénieur en chef tardivement, en 1873, suite à l'intervention personnelle de Eugène Caillaux (1822-1896 ; X 1841), ministre des travaux publics qui était pourtant son adversaire politique (voir Souvenirs, chapitre 10). Inspecteur général de 1ere classe des mines en mars 1886. Il n'a en effet jamais démissionné du corps des mines.

Carrière industrielle :

Chef d'exploitation de la Compagnie des Chemins de fer du Midi (1856-1861). Pendant cette période, il publie un Traité de mécanique rationnelle et un autre sur Des pentes économiques en chemins de fer.
En congé du corps des mines, il dirige une forge et un haut-fourneau qu'il a acquis dans les Landes (1872-1876).

Carrière politique :

Conseiller général du Tarn et Garonne (élu en 1867, canton de Nègrepelisse).
Sénateur de la Seine de 1876 à 1920. Il est constamment réélu sénateur, souvent dans plusieurs départements (en 1882 élu le même jour dans l'Ariège, le Tarn et Garonne, l'Inde française et la Seine, il conserve la Seine).
Rapporteur de la loi sur la réorganisation de l'armée (novembre 1876).
Ministre des Travaux publics du 13 décembre 1877 au 28 décembre 1879. Il propose de développer les transports, notamment ferroviaires. La Chambre lui vote 350 millions de crédits le 7/3/1878, qu'il affecte essentiellement aux développements portuaires. Il obtient en janvier 1879 un décret de Mac Mahon sur la réorganisation des voies navigables et ferroviaires. Il réforme la législation minière (février 1879). Il standardise les dimensions des écluses et définit le gabarit des péniches.
Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères du 28 décembre 1879 au 23 septembre 1880. Son gouvernement tombe sur la question des congrégations religieuses, notamment des jésuites (à cause de l'attitude anti-cléricale de Jules Ferry).
Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères du 30 janvier au 7 août 1882. C'est l'époque où il fait l'erreur de ne pas associer la flotte française à la flotte britannique pour bombarder Alexandrie, ce qui a conduit à l'abandon de l'influence française en Egypte.
Ministre des Affaires étrangères du 6 avril 1885 au 7 janvier 1886.
Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères du 7 janvier au 11 décembre 1886. Il tombe pour avoir voulu soutenir Sadi Carnot, ministre des finances, sur le principe de conserver des postes de sous-préfets.
Candidat à la Présidence de la République en 1887 après la démission de Jules Grévy, il se retire face à Sadi Carnot qui est élu.
Ministre de la Guerre du 3 avril 1888 au 17 mars 1890.
Président du Conseil et Ministre de la Guerre du 17 mars 1890 au 27 février 1892. Il eut à faire face à l'agitation ouvrière (Fourmies). Il tomba à nouveau sur la question religieuse.
Ministre de la Guerre du 27 février 1892 au 11 janvier 1893 (éliminé du gouvernement à cause de la question de Panama).
Ministre de la Guerre du 1er novembre 1898 au 6 mai 1899.
Ministre d'Etat du 29 octobre 1915 au 12 décembre 1916.

Membre de l'Académie des sciences (1882, division des académiciens libres). Membre de l'Académie française (11/12/1890).


 

D'après le dictionnaire des biographies parlementaires et d'autres sources :

En février 1848, alors qu'il est élève à Polytechnique, éclatent les troubles révolutionnaires. Il se signale alors par ses sentiments républicains, intervient le 23 février avec des camarades dans des bagarres boulevard des Capucines à Paris, et arrive à dégager des soldats assiégés dans la caserne de la Pépinière. C'est ainsi qu'il attire l'attention de membres du gouvernement qui le chargent de missions de contrôle à Melun et à Bordeaux.

Attaché à l'arrondissement minéralogique de Bordeaux et au contrôle des chemins de fer du Midi, il entra néanmoins en 1858 au service de la Compagnie des chemins de fer du Midi. Il quitta cette société en 1862 pour revenir dans son corps d'origine. De Boureuille lui proposa alors de surveiller en Angleterre la fabrication des rails destinés au Mexique, dans le Yorkshire, près de Newcastle ; il devait enquêter en même temps sur le travail des enfants en Angleterre.

Il devient collaborateur de Gambetta comme délégué à la guerre dans le gouvernement de la Défense nationale en 1870 et 1871.

Ministre des Travaux publics dans les cabinets Dufaure et Waddington, il a lancé un fameux plan de développement des voies ferrées et des voies navigables (1878). Ce plan ouvrit la voie à des discussions tarifaires avec les compagnies, et permit d'aboutir aux conventions de 1883 stipulant que le gouvernement accordait sa garantie aux compagnies pour l'achèvement du réseau ferroviaire.

Charles de Freycinet a été plusieurs fois président du Conseil et a acquis, à ce moment, une solide réputation d'habile manoeuvrier. Il fit notamment expulser les prétendants au trône de France. Il s'était révélé un remarquable technicien des moyens de communication et de ce que l'on appelle aujourd'hui l'aménagement du territoire. Mais c'est dans son oeuvre au ministère de la Guerre que Freycinet révélera ses très grandes qualités d'organisateur. L'oeuvre qu'il y accomplit, en effet, fut capitale ; Moltke lui en a rendu témoignage, déclarant qu'il avait largement contribué à la résurrection de l'armée française. Il y parvint par la modernisation de l'armée pourtant vouée alors à la vie de caserne et par sa démocratisation, la suppression des dispenses qui provoquaient tant d'inégalités dans l'exécution du service.

Entre deux postes ministériels, Charles de Freycinet revenait dans l'Administration. Ainsi, en 1880, lorsqu'il venait de démissionner de ses fonctions de président du conseil, il fut il fut chargé en qualité d'ingénieur en chef d'une mission d'étude sur l'exploitation des chemins de fer en France et à l'étranger.

Après que le cabinet Tirard fut tombé sur le problème de la politique douanière, Freycinet va prendre la présidence du Conseil pour deux ans, du 17 mars 1890 au 27 février 1892 ; c'est de loin le plus long de ceux qu'il a présidés. Placé entre l'agitation boulangiste et le scandale de Panama, il connut des heures relativement paisibles et même quelques succès.

Sur le plan social, il dut faire face aux premières manifestations du 1er mai. Celles de 1891, à Fourmies, dégénérèrent en une fusillade qui fit plusieurs victimes. Un début de législation sociale marque cette période : loi du 8 juillet 1890 sur les délégués mineurs, loi du 2 juillet 1890 sur la suppression des livrets ouvriers ; préparation de la loi du 31 octobre 1892 sur le travail des femmes et des enfants.

Le vote des tarifs douaniers en 1892 occupa longuement les Chambres pendant toute la durée du ministère.

Charles de Freycinet n'avait pas été, dans ses précédents cabinets, un grand ministre des affaires étrangères. Mais il faut lui rendre cette justice que c'est sous sa direction et en plein accord avec lui que Ribot réussit le coup de maître de l'alliance franco-russe. Désormais, la France cessait d'être isolée.

Le ministère tomba sur la question religieuse. Il avait cependant commencé sous d'heureux auspices à cet égard, en raison de la politique de ralliement, dont le cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger, s'était fait le champion. Les incidents qui se produisirent lors de pèlerinages ouvriers à Rome, la circulaire de Fallières, ministre des Cultes, invitant les évêques à supprimer ces pèlerinages, la réplique cinglante de l'archevêque d'Aix envenimèrent de nouveau les rapports entre l'Eglise et l'Etat. Le gouvernement, pris entre les feux croisés de la droite et des radicaux, se retira. Il fut ministre de la guerre onze mois encore, sous deux cabinets différents. Mais sans que son nom soit jamais officiellement prononcé, il fut indirectement compromis dans l'affaire de Panama. Simplement, le 10 janvier 1892, il fut discrètement éliminé au cours du remaniement du cabinet Ribot.

Charles de Freycinet rentre dans le rang, entouré du respect de ses collègues. Il se tint quelques mois sur la réserve, mais il ne pouvait rester inactif. Il est élu en 1894 président de la commission de l'armée au Sénat, poste important et délicat en cette période où commence l'Affaire Dreyfus.

Le 1er novembre 1898, il est de nouveau ministre de la Guerre, dans le quatrième Cabinet Dupuy. Freycinet est alors dans sa 70e année et l'acceptation d'un tel portefeuille, en de semblables circonstances, constitue une preuve de dévouement. Faire respecter l'armée, ce sera la mission de confiance que devra assumer Freycinet. Mais le climat politique est tel qu'il n'y pourra pas tenir plus de six mois et demi. « Je suis trop vieux pour la bataille », confiera-t-il à Raymond Poincaré.

Freycinet, apparemment, n'était pas très favorable à la cause de Dreyfus. L'opposition révélera après sa démission et malgré les dénégations gouvernementales, qu'un désaccord sérieux l'opposait à ce sujet à Delcassé. Mais officiellement, la raison de son départ fut l'extrême découragement qu'il ressentait après une interpellation des plus houleuses.

Ce départ était un adieu, ou presque. Freycinet retourna à la présidence de la commission sénatoriale de l'armée. Ses interventions en séance publique se raréfièrent au fil des années. Esprit universel et travailleur acharné, il écrivit alors, en dehors de quelques souvenirs politiques, comme son ouvrage sur La Question d'Egypte (1905) des oeuvres de hautes mathématiques : Les planètes télescopiques, application de la théorie de Laplace (1900), Sur les principes de la mécanique rationnelle (1902), De l'expérience en géométrie (1903). Voir la liste des oeuvres de Freycinet [Académie française].

Il fera une symbolique réapparition au gouvernement d'octobre 1915 à décembre 1916 comme ministre d'Etat dans un cabinet Briand. A 87 ans il faisait encore l'admiration de Poincaré par son énergie au travail et l'intelligence de ses vues.

En 1920, il se retirait définitivement de la vie politique après avoir été constamment réélu, dès le premier tour, les 4 janvier 1891, 28 janvier 1900 et 3 janvier 1909, avec 579 voix sur 667 votants, 456 sur 765 et 630 sur 934.

Il mourait à Paris le 14 mai 1923, dans sa 95e année. Comme il occupait à l'Académie française, depuis 1891, le fauteuil d'Emile Augier, son éloge y fut prononcé le 11 février 1926. Son successeur, Emile Picard, concluait ainsi : « Un homme n'a pas été mêlé pendant cinquante ans aux affaires de son pays sans être en butte à bien des critiques. Mais quelque jugement que l'Histoire prononce sur certains points de son oeuvre, le délégué de 1870 qui, en des circonstances désespérées, réussit à organiser la défense nationale, le ministre de la guerre qui mit notre armée au niveau de sa tâche nous apparaît dès aujourd'hui comme ayant bien mérité de la Patrie. »


Publié dans X INFORMATION, 1928 :

DISCOURS DE M. D'OCAGNE,
de l'Académie des Sciences,
Professeur à l'Ecole Polytechnique.
(1928)

Mesdames,
Messieurs,
Mes chers camarades,

... M. de Freycinet ne s'est pas moins distingué comme savant que comme ingénieur, ce en quoi il a, peut-on dire, fait spécialement honneur à ses origines polytechniciennes.

Car il ne faut pas l'oublier — et j'ai eu, pour ma part, maintes occasions déjà de le répéter — si l'enseignement de l'Ecole a pour principal objectif la préparation aux études techniques supérieures, elle vise en même temps le développement de la haute culture scientifique considérée en elle-même d'une façon tout à fait désintéressée. Il ne faut point voir là, pour de futurs techniciens appelés à se placer en haut rang dans leurs branches respectives, un luxe superflu.

Outre que l'on ne peut jamais savoir a priori pour quelle part les hautes spéculations théoriques sont appelées à se montrer un jour susceptibles d'applications pratiques, la force et la souplesse que l'entraînement qu'elles comportent confère à des cerveaux bien faits peuvent trouver leur emploi en vue d'objets d'un autre ordre que le leur propre et ce n'est point là chose négligeable.

Comme l'a si bien dit M. Heurteau, « ayant pendant deux ans appris à apprendre, à réfléchir, à raisonner, à ne pas se contenter d'à peu près, de demi-évidences, les polytechniciens appliqueront plus tard ces habitudes d'esprit, ces méthodes, à toutes les questions qu'ils auront à étudier et à résoudre. »

C'est, au reste, pourquoi le niveau des études à l'Ecole a, en quelque sorte, fatalement dépassé celui qui ne correspondrait qu'aux stricts besoins de la seule préparation aux études techniques qu'avaient peut-être simplement envisagés les premiers fondateurs de l'institution, et c'est même là ce qui, de fait, constitue la caractéristique essentielle de notre Ecole.

Mais, lorsque, dans le domaine des sciences pures et particulièrement des sciences mathématiques, on est parvenu à un degré d'initiation suffisamment avancé, il peut arriver que l'on en subisse assez fortement le charme pour ne pas savoir résister à une sorte de besoin de s'y venir retremper périodiquement.

Aussi, n'est-il pas rare de voir des polytechniciens qui, sans négliger aucun des devoirs d'une carrière plus ou moins active, savent entremêler l'accomplissement de ces devoirs d'études personnelles portant sur des objets de science pure ; tel a été le cas notamment de M. de Freycinet.

Sorti de l'Ecole polytechnique en 1848, dans le corps des Mines, il fut, après ses années d'école d'application, envoyé en résidence, en 1852, à Mont-de-Marsan; de là, en 1854, il passait à la résidence de Chartres où il ne faisait qu'un très court séjour et, en 1855, à celle de Bordeaux, où il comptait se fixer pour une plus longue durée. Toutefois, ce ne fut pas seulement à titre d'ingénieur de l'Etat qu'il demeura à Bordeaux. En 1858, la Compagnie des Chemins de fer du Midi se l'adjoignait en qualité de chef de l'exploitation.

Mais, en 1862, il réintégrait les cadres de l'Etat pour venir s'installer à Paris et remplir diverses missions dont il sera question tout à l'heure.

C'est dans cette situation que devaient le trouver les événements de 1870 qui, on le sait de reste, en offrant à son patriotisme de nouvelles occasions de s'affirmer, ont amené une profonde évolution dans sa carrière absorbée, à partir de là, par de grands devoirs d'ordre politique. Il convient toutefois d'ajouter que cela n'arrêta pas son essor dans la hiérarchie du corps des Mines, puisqu'il recevait, en 1873, le grade d'ingénieur en chef et, en 1886, celui d'inspecteur général.

Les travaux entrepris par M. de Freycinet pendant la phase que l'on peut dire technique de sa carrière, dont les étapes principales viennent d'être succinctement rappelées ont eu, avant tout, pour objet, des recherches de science appliquée, plus ou moins liées à sa spécialité, recherches pouvant être considérées comme provoquées par l'exercice même de ses fonctions, mais où se manifeste très nettement la tournure vraiment scientifique de son esprit.

C'est de ces recherches, tout d'abord, que nous allons nous occuper.

En premier lieu, nous rencontrons là une étude géologique du bassin de l'Adour, poursuivie en collaboration avec un camarade des Ponts et Chaussées, Crouzet, et qui devait aboutir à des conclusions importantes, attendu qu'elles ont eu pour effet de rectifier des idées erronées qui avaient eu cours jusque-là, sur la formation des terrains de la région des Basses-Pyrénées. Ce premier travail comportait mieux que de simples promesses; on pouvait y reconnaitre la marque d'un esprit doué pour les délicates observations qu'exigent les déterminations géologiques.

Peut-être, si les circonstances avaient maintenu notre illustre camarade dans cette voie, eût-il pris place dans la belle lignée de ces ingénieurs des Mines dont le rôle a été prépondérant dans la fixation des caractéristiques géologiques de notre territoire.

Mais l'attention de M. de Freycinet n'a pas tardé à être sollicitée par d'autres objets. En particulier, ses fonctions de chef de l'exploitation des Chemins de fer du Midi l'ont amené à se préoccuper de l'influence des pentes de la voie au point de vue économique. C'est, ici, le mathématicien qui a dû venir en aide à l'ingénieur. Pour arriver à déterminer, dans des conditions données, la pente la plus économique à adopter entre deux points situés à des niveaux différents, il s'agissait de résoudre un problème de minimum l'analvse infinitésimale nous apprend que lorsqu'une quantité qui dépend d'une autre, — ce que l'on appelle une fonction de cette autre, dite variable indépendante — passe par un minimum, la dérivée de cette fonction prise par rapport à cette variable s'annule. Ici, la variable indépendante était la pente, la fonction, le chiffre des dépenses liées à cette pente. Il s'agissait donc, pour résoudre le problème, d'arriver à exprimer analytiquement le coût de l'exploitation en fonction de la pente, afin d'en annuler la dérivée ; c'est ce que, par une étude approfondie de toutes les circonstances y intervenant, M. de Freycinet est parvenu à faire avec une remarquable habileté. Jamais, sans doute, cette méthode analytique n'aura-t-elle été utilisée directement à des fins plus concrètes.

Mais, dans cet ordre de la science appliquée, la plus grosse part, sans doute, de l'activité de M. de Freycinet s'est dépensée dans ses belles études d'hygiène industrielle et urbaine. C'est pour obtenir des solutions précises des questions complexes qui se posent dans cet ordre de faits que le savant ingénieur reçut du Gouvernement impérial mission de se livrer à une vaste enquête en dehors comme au dedans de nos frontières, et plus particulièrement en Angleterre, en Belgique et en Prusse rhénane.

Au fur et à mesure de l'avancement de cette enquête, qui s'étendit sur toutes les années de 1862 à 1869, son auteur en publia les résultats, accompagnés des plus solides conclusions, en des rapports qui, non moins pour leur forme impeccable que pour la méthode scientifique qui a présidé à leur élaboration et les enseignements de premier ordre qu'ils nous ont apportés, peuvent être cités comme de véritables modèles.

Tous ces enseignements se sont ensuite trouvés réunis, synthétisés, exposés méthodiquement, en deux ouvrages magistraux parus en 1870, le Traité d'assainissement industriel et les Principes de l'assainissement des villes, qui firent tout aussitôt autorité en la matière. C'est, entre autres, dans le second de ces ouvrages qu'en se fondant sur les raisons scientifiques les plus fortes, l'auteur a préconisé l'épuration des eaux d'égout des villes par l'épandage sur des champs cultivés, solution que, quelques années plus tard, l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Alfred Durand-Claye devait si brillamment réaliser pour la ville de Paris.

Cette partie des travaux de Charles de Freycinet avait particulièrement éveillé l'intérêt du grand chimiste Jean-Baptiste Dumas qui, dans le rapport qu'il a présenté, en 1882, à l'Académie des Sciences, à l'appui de la candidature de notre éminent camarade, a insisté sur l'importance capitale de ses études relatives à l'hygiène publique en ajoutant : « C'est à ce grand progrès de science, d'industrie intelligente, de charité chrétienne et de sage politique que sont consacrées les principales œuvres de M. de Freycinet. »

Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de la faire observer en citant, en une autre circonstance, ces mêmes paroles, quel plus bel éloge pourrait être fait de cette partie de l'œuvre de M. de Freycinet, et par quelle plume plus hautement qualifiée ?

Nous en arrivons maintenant à la partie purement scientifique des travaux de notre illustre camarade. C'est avant tout l'étude même des principes confinant à ce qu'on appelle la philosophie des sciences qui a attiré son attention.

Lui-même a excellemment défini le point de vue auquel il se plaçait dans les lignes que voici :

« Les sciences ne se bornent pas à étendre le domaine de nos connaissances positives. Elles deviennent à leur tour un objet d'étude pour l'esprit, qui aime à en dégager la pensée philosophique, à définir leurs méthodes et leurs procédés, à remonter jusqu'à leurs principes, et à saisir les liens qui les rattachent aux idées générales, sorte de fonds commun, où puisent les spéculations les plus abstraites comme les observations les plus simples et les plus usuelles. »

C'est, en effet, aux principes mêmes des sciences, de celles à tout le moins qu'il a plus spécialement étudiées, que se sont attachées ses méditations. Les résultats auxquel elles l'ont conduit ont d'abord été exposés dans deux ouvrages respectivement publiés en 1858 et 1859, sous les titres de Traité de mécanique rationnelle et de De l'analyse infinitésimale, étude sur la métaphysique du haut calcul.

En mécanique, le point de vue auquel l'auteur a jugé à propos de se placer est exactement contraire à celui de d'Alembert et de Lagrange qui avaient cherché à greffer, en quelque sorte, la dynamique sur la statique. Dans le mode d'exposition auquel M. de Freycinet s'est arrêté, ce sont, au contraire, les propriétés des systèmes en mouvement qui sont établies directement ; les lois de l'équilibre s'en déduisent ensuite par annulation de la vitesse.

L'une et l'autre méthode peuvent avoir leurs avantages ; le choix à faire entre elles peut donner lieu à discussion ; en réalité, c'est surtout là une question de tournure d'esprit ; tout ce qu'on peut dire, c'est que M. de Freycinet expose et soutient sa manière de voir par de sérieux arguments fort bien présentés.

Il devait, beaucoup plus tard, en 1887 seulement, revenir sur les fondements de la mécanique en critiquant le choix des unités classiques, pour leur en substituer d'autres, à ses yeux plus rationnelles. Ses suggestions à cet égard sont assurément judicieuses, mais un usage universel et consacré par le temps ne leur a pas permis de se traduire par une réforme effective.

Pour ce qui est de l'analyse infinitésimale, M. de Freycinet se reportant sans doute à ses souvenirs d'écolier, a cru reconnaître, dans l'exposé des principes fondamentaux, certaines obscurités tenant, selon lui, à une insuffisante séparation entre ce qui est essentiellement de la méthode et ce qui est du calcul proprement dit, et il s'est efforcé de faire disparaître ces obscurités en donnant un tour nouveau à la démonstration des principes fondamentaux sur lesquels reposent les applications de la méthode infinitésimale, avec un constant souci de la rigueur.

Pour apprécier à sa juste valeur cet effort de l'auteur, il faut se reporter à l'époque, maintenant de 70 ans en arrière de nous, où son livre a été écrit. On sait les progrès décisifs qui ont été réalisés depuis lors en vue d'assurer une rigueur absolue à l'exposé des principes de l'analyse infinitésimale.

On eût pu croire que le rôle si extraordinairement actif que, par simple dévouement aux grands intérêts du pays, M. de Freycinet a joué dans la politique comtemporaine l'aurait définitivement écarté des spéculations de la science.

Il n'en a pourtant rien été, et ce n'est pas là l'une des moindres surprises qui nous ont été réservées par la carrière de l'éminent homme d'Etat :

Alors que ses travaux relatifs aux principes de l'analyse et de la mécanique sont, comme nous venons de le voir, antérieurs à 1860, ce n'est qu'une quarantaine d'années plus tard que ses vues se sont portées de même vers les principes de la géométrie. Les conclusions que l'examen de ces principes lui a suggérées se trouvent exposées dans sa brochure parue en 1903, sous le titre : De l'expérience en géométrie. Ce titre, à lui seul, suffit à révéler la tendance de l'auteur. Pour lui, la géométrie se confond avec l'étude des propriétés de l'espace physique, à partir de prémisses strictement empruntées à l'expérience. Contrairement à une manière de voir qui, de nos jours, s'est de plus en plus répandue parmi les purs mathématiciens, il ne pouvait se résoudre à ne voir dans la géométrie qu'une construction logique reposant sur des définitions et des postulats plus ou moins arbitraires, et au moyen de laquelle on cherche à représenter a posteriori, avec une certaine approximation, les propriétés de l'espace physique. C'est qu'au fond, ainsi que M. Emile Picard en a fait la juste remarque, M. de Freycinet ne se souciait, à vrai dire, que des fondements de la géométrie appliquée. Nous dirons qu'il envisageait surtout la géométrie sous l'angle de l'ingénieur. Qu'eût-il dit s'il lui avait été donné de connaître ce qu'on nomme aujourd'hui « la géométrie des espaces abstraits » ?

Mais cette étude, comme celles analogues qu'il avait poursuivies à l'occasion de l'ananlyse et de la mécanique, rentre dans le cadre de la philosophie de la science, à laquelle on conçoit que puisse toujours s'appliquer un cerveau puissant pourvu d'une culture scientifique élevée, même sans y avoir été conduit par des recherches personnelles de science positive. N'est-il pas bien plus surprenant de voir un homme parvenu à l'âge de 72 ans s'attacher pour la première fois à de telles recherches ? Un exemple de cette sorte, peut-être unique, nous a cependant été donné par M. de Freycinet à propos de cosmogonie.

La découverte des astéroïdes circulant entre Mars et Jupiter était de nature à se prêter à un certain contrôle de la célèbre hypothèse cosmogonique de Laplace, en vertu de laquelle les planètes se seraient formées par condensation, soit en une masse unique, soit en masses dispersées, d'anneaux indépendants tournant tout d'une pièce, comme un solide géométrique, autour du soleil. En étudiant la répartition, autour de certaines valeurs moyennes, des éléments des orbites des 428 de ces astéroïdes pour lesquels cette détermination était achevée à cette époque, M. de Freycinet, par une discussion pénétrante étayée de savants calculs, a été amené à conclure que ces 428 astéroïdes paraissaient provenir de 8 anneaux indépendants dont il donnait toutes les caractéristiques numériques.

Un tel effort intellectuel de la part d'un homme de cet âge, dont l'entraînement dans la voie scientifique est loin d'avoir été continu, n'est-ce pas de quoi provoquer de notre part une surprise admirative ?

Oserai-je, pour compléter cette observation, me permettre d'évoquer ici un souvenir personnel dont je suis resté tout particulièrement frappé ?

Lorsque j'ai été amené à faire acte de candidat à l'Académie des Sciences, M. de Freycinet, qui y était entré en 1882, vivait encore. J'eus donc à m'acquitter envers lui de la visite imposée par l'usage. Au cours de cette visite, non seulement — ce qui n'est déjà pas si banal —il me montra qu'il s'était donné la peine sinon de lire intégralement, du moins de parcourir attentivement la notice contenant le résumé de mes travaux, mais il m'invita encore à lui fournir de vive voix certaines explications de détail, provoquées par des questions précises et posées avec le plus parfait discernement. Or, il était alors âgé de 93 ans et c'est, je puis le dire, une sorte d'émerveillement que je ressentis en constatant, chez un homme parvenu à un âge aussi avancé, la présence d'un esprit aussi vif et d'une curiosité aussi éveillée sur des choses de science.

En vérité, chez M. de Freycinet, l'intelligence n'a pas connu de déclin.

Dans l'enceinte où nous sommes, devant l'auditoire qui me fait l'honneur de m'écouter, pour ramasser en une formule aussi concise que possible les traits essentiels de cette belle intelligence, peut-être suffit-il de dire que M. de Freycinet nous a laissé l'ineffaçable souvenir d'une grande figure très purement polytechnicienne.


 

DISCOURS DU MARÉCHAL FOCH
(1928)

Comme l'a très justement fait remarquer un de ses panégyristes, non des moindres, Freycinet, dans toutes les actions de sa longue vie laborieuse, est resté lui-même, gardant intactes ses opinions maîtresses et ses vertus substantielles.

Si les premières ont toujours été inspirées par le patriotisme le plus pur, dans les secondes figurent un ardent amour de son pays et une foi inébranlable dans les destinées de la France.

En évoquant le délégué auprès du département de la Guerre en 1870-1871, puis successivement, le Ministre des Travaux publics, le Ministre des Affaires étrangères, le Ministre de la Guerre, le Président du Conseil, le Président des grandes Commissions du Sénat, enfin le Ministre d'Etat, nous constatons que toute la merveilleuse activité de Freycinet a été absorbée par des devoirs, dont il s'est plu à accepter la charge, pour le service de la patrie. Activité remarquablement féconde, puisque, grâce à son concours, l'honneur a été sauvé en 1870, que, grâce à ses efforts, la France s'est ensuite relevée, qu'elle a grandi, qu'elle est devenue forte, qu'elle a contracté des alliances, qu'enfin, au cours de la dernière guerre, grâce aux conseils mûris, de notre antique, des fautes ont pu être évitées, des améliorations réalisées, et des encouragements obtenus.

Des services rendus par Freycinet en 1870-1871, nous retenons que, si le grand effort patriotique réalisé n'a pas donné la victoire, il a permis au pays de défendre sa tradition et son avenir. Freycinet, aux côtés de Gambetta, en prolongeant la résistance, a sauvé l'honneur du drapeau.

Sans la défense nationale de 1870, dans le sentiment du devoir accompli, la France aurait-elle pu reparaître la tête haute, et reprendre aussi rapidement son rang ?

Devenu Ministre des Travaux publics, à la fin de 1877, Freycinet va poursuivre le but de sa vie, travailler à la grandeur de la France. Il établit le vaste programme qu'il estime nécessaire à la restauration économique du pays, programme relatif aux voies ferrées, aux ports maritimes et aux canaux.

L'étape suivante du dévouement patriotique de Freycinet est son passage au Ministère des Affaires étrangères. Soucieux des dangers qu'il sent menaçants du côté de l'Allemagne, il juge nécessaire de rompre notre solitude et envisage un rapprochement avec la Russie ; il trouve l'occasion d'être agréable au gouvernement russe, la saisit avec empressement, ouvrant ainsi la voie à des négociations, que, comme président du Conseil, il devait entamer, en 1891, avec le Ministre des Affaires étrangères de Russie. C'est ainsi qu'il fut l'ouvrier de la première heure dans la conclusion de l'alliance russe. Beau titre de gloire, car cette alliance a, pendant plus de vingt ans, maintenu la paix et, aux heures tragiques de 1914, détourné de notre front une partie importante des forces ennemies.

J'en arrive aux années si bien remplies, si profitables à l'armée et au pays, pendant lesquelles Freycinet a conservé le portefeuille de la Guerre, 1888-1893. Ces cinq années ont été un bienfait national. Ministre de la Guerre, il n'a qu'un but, mettre notre armée au niveau de sa grande tâche; qu'un souci, améliorer et compléter notre organisation militaire.

J'entre dans quelques détails, l'ayant vu à l'œuvre. Il réorganise le Conseil Supérieur de la Guerre. Pour assurer la continuité du travail dans la préparation de la guerre, il substitue à l'état-major du Ministre, soumis aux fluctuations ministérielles, l'état-major de l'Armée, à la tête duquel il place le général de Miribel. Avec le concours dévoué de ce dernier, il crée les stations-magasins, qui vont permettre d'emmagasiner et d'entretenir des vivres pour la période de concentration. Il considère comme une victoire chaque jour de vivres obtenu de la Commission des finances. En même temps que les vivres, les munitions d'artillerie et d'infanterie attirent son attention : il en intensifie la fabrication et en assure le stockage. Il organise les transports, mettant à la disposition du Ministre toutes les Compagnies de chemins de fer, organisation qui fera ses preuves en 1914 — avec quel succès ! — Il prend soin de développer les armements et les fortifications et refait les Comités d'armes qu'il consulte toujours, et dont il sait suivre les avis. Après la réduction à trois ans de la durée du service, il crée un grand nombre d'unités nouvelles, assure une plus forte préparation des réserves et met en application son idée du dédoublement des corps d'armée à la mobilisation. Que n'avons-nous persévéré dans cette voie ?

Ennemi de l'arbitraire et du favoritisme, en même temps que soucieux du moral de l'officier, il confie l'avancement aux commissions de classement, s'interdisant et interdisant l'inscription d'office aux tableaux d'officiers plus jeunes que le dernier retenu par ces commissions.

Par la sagesse de ses conceptions et la solidité des organisations qu'il a su faire, Freycinet a été et reste à mes yeux, je n'hésite pas à le dire, le plus grand ministre de la Guerre de la République française avant 1914.

Lorsqu'il quitta volontairement le Ministère de la Guerre, en 1893, il pouvait être fier de son œuvre : comme l'a dit si justement un de ses panégyristes : « L'armée était dans un état moral excellent et prête à toutes les éventualités. Ses successeurs seront bien inspirés, qui ne toucheront pas d'une main brutale à un organisme dont tous les rouages ont été si bien préparés. »

Emportant dans sa retraite un vif sentiment de confiance en la force de l'armée et l'avenir du pays, Freycinet se consacre à son mandat de sénateur ; mais les questions militaires ne cessent d'occuper son esprit. Il sait que la guerre sera un jour ou l'autre inévitable et que la victoire sera la récompense d'une préparation sérieuse. Au Sénat, les grandes Commissions, notamment celle de l'Armée, heureuses de profiter de son expérience, le gardent à leur tête. Là, il se sent encore utile et tous ses efforts tendent à perfectionner l'outil que pendant cinq ans il a forgé. S'il ne s'oppose pas systématiquement à la réduction du service militaire, il estime que cette réduction doit avoir comme compensation une plus forte préparation des réserves, aussi avec quelle éloquence va-t-il prendre la parole quand on propose de raccourcir les vingt-huit jours et les treize jours, mesure qu'il juge préjudiciable à l'armée et dangereuse pour la patrie.

Je ne résiste pas au plaisir de vous dire les dernières phrases de son discours à cette occasion :

« Avant de vous prononcer, seuls avec vous-mêmes, loin de toute incitation étrangère, ne vous inspirant que des nécessités de la défense nationale, posez-vous cette question :

« Si dans quelques années la guerre éclatait, si le sort de la France se jouait de nouveau dans les batailles, qu'est-ce que vous préféreriez avoir voté aujourd'hui ?

« Oui, que chacun de vous descende en lui-même et se pose la question : Qu'est-ce que je préférerais à ce moment, avoir voté aujourd'hui ?

« Messieurs, c'est un détail, dira-t-on. Peut-être, mais la force des armées se compose de pareils détails ajoutés les uns aux autres et malheur à ceux qui les négligent délibérément :

« Messieurs, dans la balance où se pèseraient deux armées formidables, bien peu de chose suffit pour faire pencher l'un des plateaux. Gardez-vous, je vous en supplie, de rien enlever au plateau de la France ! »

Aux heures graves de 1914, Freycinet n'eut qu'un désir, se dévouer. On mit heureusement à contribution, pour le service du pays, toute son expérience, j'ajouterai, sa sagesse et son talent. Appelé à prendre part aux travaux des Commissions de l'Armée et des Affaires étrangères du Sénat, il y consacre toute son activité.

Il accepte plus tard un poste de Ministre d'Etat dans un ministère d'union sacrée : « La défense du pays avant tout. » Ceux qui l'ont approché sont unanimes : « Jamais son intelligence n'avait été plus vive, jamais sa parole n'avait été plus alerte et plus sûre ! »

Pendant quatorze mois, déployant la même activité qu'autrefois, il se livre à l'étude de toutes les questions intéressant la défense, ravitaillement, fabrication, relations avec les alliés, etc.. Toujours il sait présenter des observations lumineuses, s'efforçant de mettre en garde contre ce qu'il juge être des fautes. On a pu dire que ses conseils, donnés avec une réserve infinie, mais avec une précision et une loyauté sans égales, ont été très souvent profitables au Cabinet dont il faisait partie.

Freycinet se retire, en décembre 1916, à quatre-vingt-huit ans. Les forces humaines ont des limites. Mais le temps n'ayant aucune prise sur sa belle intelligence, cette retraite n'est pas encore un repos. Il entreprend un long travail sur l'éloquence parlementaire, qu'il termine quelques semaines avant sa mort. De ce travail sont extraites les pages dont il va vous être donné lecture.

Il eut la joie d'assister à la victoire et la suprême consolation de saluer le retour à la mère-patrie des provinces perdues. Glorieuse réparation, qu'il avait toujours espérée et dont il pouvait se féliciter d'avoir été un des meilleurs artisans.

En terminant, je ne saurais mieux faire que de vous redire les phrases par lesquelles le Directeur de l'Académie Française de 1926, notre camarade, résumait l'éloge de Freycinet :

« 1848, 1870, 1891, 1914, 1918, 1919, toutes ces dates nationales, furent des dates personnelles dans la vie de ce bon citoyen. Ce qu'elles contiennent de glorieux, de « français » lui fut toujours redevable d'une part d'action. D'autres existences, autour de lui, furent plus bruyantes et peut-être donnèrent aux contemporains l'illusion d'être plus fameuses. Mais déjà, nous voyons dans la sérénité de l'Histoire, désembrumée des brouillards politiques, la figure de Charles de Freycinet se préciser, gagner en éclat. Alors que la turbulence des uns, l'imprévoyance des autres, l'égoïsme de celui-ci, l'avidité de celui-là se révèlent, rien que de pur, de clair, de sagace et de courageux n'apparaît pour accroître et aviver le rayonnement de cette figure attachante et souriante. L'Ecole Polytechnique doit le révérer comme une des incarnations les plus hautes de son esprit idéaliste et réalisateur. »


Extrait du livret matricule de l'Ecole supérieure des mines (de Paris).

Dans la plupart des promotions qui encadrent l'arrivée de Freycinet, entre 2 et 4 polytechniciens étaient admis au corps des mines, qui était déjà à l'époque très prisé. En pratique, seuls les mieux classés à la sortie de l'Ecole polytechnique pouvaient donc entrer au corps des mines. En 1848, il y a eu des vélléités d'augmenter les effectifs du corps, avec un objectif peu réaliste d'augmenter à 12 le nombre d'élèves ingénieurs. Freycinet a donc eu la chance que, exceptionnellement, 8 polytechniciens soient admis au corps, et donc il put y entrer malgré un rang de sortie de 6ème sur 122, qui aurait été insuffisant dans une promotion voisine de la sienne. Il redouble sa deuxième année aux Mines, et n'est classé que 7ème à la sortie, mais néanmoins il ne souffre pas d'un retard immédiat dans sa carrière. Le retard d'avancement viendra plus tard, lorsqu'il se fera nommer à des missions spéciales à caractère plus ou moins politiques.

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