Charles Ernest LEDOUX (1837-1927)

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1856, entré classé 13ème, sorti classé 10ème) et de l'Ecole des Mines de Paris (sorti classé 5ème). Corps des mines.

Fils de Jean Baptiste LEDOUX et de François Thérèse Charlotte ROUX, de religion protestante. Les parents étaient domiciliés 8, boulevard Montmartre à Paris.
La soeur de Charles LEDOUX, Henriette, a épousé Edmond Fuchs
Charles LEDOUX épouse le 5/11/1865 Louise Augusta LEVAT (1844-1898), fille de Augusta LICHTENSTEIN (1819-1885) et de Philippe LEVAT. Il est le beau-frère de David LEVAT, un autre grand prospecteur de mines.
Charles Ledoux est le père de Frédéric LEDOUX et le grand-père de Jacques Ledoux, ingénieur civil des mines qui présida l'association des anciens élèves de l'Ecole des mines de Nancy. Autres enfants : Henriette (épouse de Henry AURIOL), Laure (épouse de Georges MARTIN), Marguerite (épouse de Louis COUVE, un fils de pasteur dont certains descendants prendront le nom de COUVE DE MURVILLE, et de Etienne MATTER), Edmond, Jeanne (épouse de Philippe DUNANT et de Lucien CÉLLERIER), Robert.

Résumé de la carrière professionnelle de Ledoux :



Ledoux, élève de l'Ecole des Mines de Paris
(C) Photo collections ENSMP


NOTICE NÉCROLOGIQUE sur CHARLES LEDOUX, INGENIEUR EN CHEF DES MINES

Par M. L. AGUILLON, Inspecteur général des mines en retraite.

Publiée en 1928 dans Annales des Mines, 12e série t. 13.

Il serait sans doute difficile de trouver une carrière d'ingénieur qui, exclusivement employée à l'art et à la pratique des mines, ait été plus brillante et plus féconde que celle de Charles Ledoux, mort à Paris le 17 avril 1927, dans sa quatre-vingt-dixième année. Rares, en effet, peuvent être les ingénieurs ayant eu, comme lui, l'occasion et le talent de créer, de restaurer, d'animer les plus grandes entreprises minières. C'est ce que je voudrais dire ici. Ledoux a eu ce privilège, plus triste au fond qu'on ne le croit généralement, - j'en peux parler avec pertinence, - de vivre au delà de la commune durée. Certes, en ce disant, je ne pense pas à l'antique et un peu trop simple maxime : " Heureux ceux qui meurent jeunes ! " Mais quand un homme a été grand par l'industrie, il est permis de penser que sa renommée est accrue à sa mort s'il disparaît en plein labeur, en pleine activité. On apprécie mieux la place qu'il occupait au vide qu'il laisse après lui. Avec le cours du temps, les contingences et les quantités perdent de leur importance dans l'histoire industrielle. Mais restent toujours, pour celui qui a joué un grand rôle, les qualités d'esprit et de caractère qui lui ont valu son succès : initiative, décision, jugement, compétence. De tout cela Ledoux sera toujours un exemple peu commun.

Sa carrière comprend deux périodes. Dans la première, qui va de sa sortie de l'École des mines en 1862 jusqu'en 1881, il est au service de l'État, s'élevant successivement jusqu'au grade d'ingénieur en chef. Mis en 1882 en congé illimité, il ne s'occupe plus que d'affaires industrielles, en y associant toutefois, de 1888 à 1897, un professorat à l'École des mines de Paris. Je le suivrai dans ces deux étapes.

Son père, d'une famille de propriétaires ruraux de Normandie, était venu s'établir à Paris. C'est là que Charles-Ernest Ledoux naquit le 27 août 1837. De sa jeunesse il avait surtout gardé le souvenir de son grand-père maternel Charles Roux qui, avant de fabriquer des papiers peints à Paris, avait été marin sous les ordres de Surcouf. Soit par atavisme, soit par les récits du grand-père, Ledoux eut toujours le goût des choses de la mer, encore qu'il ne s'en soit effectivement occupé qu'assez tard dans la vie et d'une façon assez accessoire.

Après de fortes études, couronnées par de nombreux et brillants succès, tant en lettres qu'en sciences, il fut reçu à dix-neuf ans à l'École polytechnique, en 1856, avec le n° 13; il en sortait en 1858, avec le n° 10. Ils étaient cinq dans la promotion des mines : Edmond Fuchs, qui allait devenir son beau-frère, ce grand voyageur pour mines à travers le monde entier, qui, aux charmes d'un esprit délié, ouvert à toutes choses, ajoutait de profondes convictions morales ; Le Verrier, d'apparence un peu étrange, doué de multiples et brillantes facultés, dont le grand maître Pierre Termier affirme avoir été par lui, au même titre que par Marcel Bertrand, initié à la géologie ; Vicaire qui enseigna, avec un soin également appliqué, la métallurgie à l'École des mines de Saint-Étienne, les chemins de fer à celle de Paris, et fit une suppléance de mécanique céleste au Collège de France ; O. Keller, qui se créa une spécialité dans la statistique et en particulier dans la statistique minérale. Quels qu'aient été les mérites et les travaux de ses camarades de promotion, il n'est pas interdit de penser que Ledoux les a dépassés par ses créations industrielles.

A sa sortie de l'Ecole des mines il fut nommé, au début de 1862, ingénieur à Privas. Bien que peu important, ce service, qui comprenait les départements de l'Ardèche et de la Lozère, n'était pas sans intérêt pour un débutant désireux de se former à son métier. Trois mines de fer, dont deux sur le gîte de Privas et l'un sur celui de La Voulte, appartenant à deux sociétés sidérurgiques importantes, extrayaient annuellement 250.000 tonnes, soit environ le dixième de la production française. Ce minerai était presque totalement consommé dans les dix hauts fourneaux du Pouzin et de la Voulte, ceux-ci complétés par une fonderie de première fusion. Cet ensemble produisait annuellement quelque 100.000 tonnes de fonte, soit aussi le dixième environ de la production de la France. Si, en Lozère, les théories de Rivot sur l'enrichissement des filons plombifères sur l'heure V n'avaient pas beaucoup accru la productivité de la vieille entreprise de Vialas où ces théories étaient nées, elles avaient suscité plusieurs recherches dans les régions avoisinantes.

On conçoit que Ledoux, laborieux et souhaitant une carrière active, chercha un meilleur champ de travail. L'occasion s'en présenta en 1865, lorsque Parran, qui venait d'occuper pendant plusieurs années avec grand éclat le poste d'Alès, quitta le service de l'État pour fonder, - et on sait avec quel succès, - sur l'initiative de Paulin Talabot, cette grande affaire que constitua la Société de Mokta. Ledoux demanda et obtint de lui succéder à Ales, tout en continuant d'assurer par intérim le service de Privas ; ce qui lui permettait d'achever ses études sur les gisements de fer de l'Ardèche.

Nul service ne pouvait mieux que celui du Gard permettre à un jeune ingénieur de compléter son éducation professionnelle et de donner sa mesure. On y exploitait des mines de houille, de lignite et d'asphalte, des minerais de fer, des pyrites de fer, des mines de plomb, de zinc et d'antimoine. On y trouvait, outre deux usines sidérurgiques importantes, des usines de plomb, d'antimoine et de produits chimiques. Dans cet ensemble, trois entreprises dominaient par leur importance et leur intérêt : la grande usine de Salindres où un ingénieur génial, Henry Merle, avait établi et développait avec une ténacité inlassable les fondements de cette puissante affaire d'Alais, Froges et la Camargue; puis les deux mines de houille de la Grand'Combe et de Bessèges, qui, celle-là avec les Beau et les E. Graffin, celle-ci avec les F. Chalmeton et les J. B. Marsaut, formaient deux écoles, quelque peu jalouses l'une de l'autre, avec des méthodes et un esprit différents ; plus sévère à la Grand' Combe, plus amène à Bessèges.

Au service des mines Ledoux ajoutait un service de contrôle de l'exploitation des chemins de fer P.-L.-M. sur les lignes de la rive droite du Rhône; la compétence spéciale qu'il devait montrer en ces matières était pour accroître l'autorité du contrôleur.

Dans ce grand centre de mines et d'usines Ledoux eut vite fait de se créer une forte situation personnelle. On apprécia promptement son labeur assidu, son goût pour les choses industrielles, la compétence qu'il y montrait, le soin et la conscience qu'il mettait à étudier et résoudre toutes les questions de son ressort. A la fin de 1869, un incident administratif vint accroître encore son autorité.

Traditionnellement sinon légalement la Direction de l'École des maîtres-mineurs d'Alès était confiée à l'ingénieur en chef. Au départ de Descottes, qui quittait ce poste, l'administration crut opportun de confier cette direction à Ledoux quoiqu'il ne fût qu'ingénieur ordinaire ; à sa grande situation personnelle qui pouvait expliquer ce choix s'ajoutait cette particularité que Ledoux était protestant. Par là on pensait calmer certaines susceptibilités locales qui s'étaient fait jour dans ce pays cévenol où la politique se mêlait alors aisément à des questions confessionnelles.

Mais il ne fallut par longtemps pour reconnaître les inconvénients de cette solution. La situation de l'ingénieur en chef à Ales était devenue difficile, paraissant amoindrie au moins en apparence auprès de celle de l'ingénieur ordinaire. L'administration recourut à la mesure classique en pareille occurrence. Au début de 1874, les deux intéressés étaient simultanément déplacés avec avancement pour chacun d'eux au moins en la forme. L'ingénieur en chef recevait la Direction de l'École des mines de Saint-Étienne ; Ledoux était chargé, à Paris, du contrôle de l'exploitation du chemin de fer P.-L.-M. Le poste était fort apprécié à cause non seulement de la résidence très sollicitée, mais aussi de la nature du service. L'ingénieur qui en était chargé instruisait au premier degré les affaires ayant un caractère général pour le réseau et les discutait par suite directement avec les chefs de service supérieurs de la Compagnie.

Dans ce poste qu'il occupa jusqu'à sa nomination au grade d'ingénieur en chef en 1881, Ledoux apporta sa conscience coutumière pour l'accomplissement de tout son devoir et l'autorité que lui valait sa compétence alors dûment établie en matière de chemins de fer.

Devenu ingénieur en chef, il fut chargé de l'arrondissement minéralogique de Rouen. Il y eut sa résidence officielle, peut-être pas effective; en tout cas on le trouvait à son bureau de Rouen autant que le pouvait nécessiter un service si réduit. En réalité il continuait à résider plutôt à Paris où le retenaient des affaires industrielles qui, avec le temps, étaient devenues de plus en plus importantes jusqu'à ce qu'intervint, à la fin de 1881, la seule solution logique, sa sortie des cadres administratifs par la mise en congé illimité.

Dès le milieu de son séjour à Ales, les affaires industrielles lui étaient en effet venues en nombre croissant. Le prestige qu'il s'était acquis dans son service administratif du Gard s'était étendu bien au-delà de ses limites. Des firmes importantes sollicitèrent ses avis, lui demandèrent son concours surtout pour des missions à l'étranger. C'était chose aisée alors avec les facilités qu'accordait ou laissait prendre l'administration et que les circonstances expliquaient. C'est ainsi qu'à la fin de 1869 il allait au Laurium étudier et établir le chemin de fer à voie étroite avec locomotives à vapeur, qui, seul, pouvait permettre à la grande usine à plomb d'Ergastiria d'être alimentée régulièrement par les anciennes scories qu'elle devait traiter. Ce fut sa première création industrielle et son premier succès en ce genre ; il pouvait montrer à la fin de son mémoire relatif à ce chemin de fer, sur lequel nous reviendrons, qu'en trois ans toutes les dépenses d'établissement étaient payées par les économies réalisées sur les frais des transports par route, qui du reste auraient été matériellement inexécutables avec les quantités à mouvoir. En 1871, il était appelé en Sicile pour une étude de mines de soufre; en 1873, en Sardaigne pour des mines de fer.

Ce n'étaient là que des travaux occasionnels, des consultations ne créant par de lien durable avec une firme.

Lorsqu'en 1874 il arrive à Paris, cette situation allait changer. Callon, le professeur d'exploitation à l'École des mines, qui avait été le grand maître de l'industrie extractive dans la génération précédente, sans l'avis de qui ne se constituait aucune affaire importante, qui était le conseil attitré des plus sérieuses entreprises, était obligé de renoncer à la vie active par suite de la maladie dont il mourait l'année suivante. Il céda une partie de sa succession à Ledoux, qui devint ainsi en 1875 ingénieur-conseil des mines de Ronchamp et de celles de Belmez en Espagne. Ledoux devait garder ces fonctions à Ronchamp jusqu'en 1907. Il devait partir de sa situation à Belmez pour créer son œuvre de Peñarroya dont nous allons parler. Mais de suite il faut dire comment Ledoux a toujours compris et rempli ces fonctions d'ingénieur-conseil. Il ne se contentait pas, comme dans sa partie fait l'avocat-conseil, de donner un avis sur les projets que pouvait lui soumettre la direction ou l'administration de l'entreprise. Il suivait avec continuité tout ce qui pouvait intéresser sa marche, prenant éventuellement l'initiative de suggérer les mesures qu'il estimait utiles. Imbu du rôle que doit remplir l'ingénieur pour la bonne marche d'une affaire de mine, on n'en engageait par un sans qu'il ne l'eût personnellement examiné sous le rapport technique et moral, et il avait le don de discerner rapidement et sûrement la valeur du candidat. L'ingénieur-conseil était ainsi pour lui en quelque sorte un directeur déchargé des soucis de l'exécution et du labeur quotidien courant. Je ne discute par la formule ; j'indique comment il la comprenait. Nous voici arrivés à la seconde partie de sa carrière. Avant de l'aborder, il convient d'examiner ses publications parce que, sauf une de 1902, elles ont paru pendant la période administrative de sa vie.

Sa première publication est une notule de quatre pages, de 1864, sur la Lampe photoélectrique de Dumas et Benoît, la première lampe électrique probablement dont on ait parlé pour les mines et que Parran avait décrite avec quelque complaisance, encore que son principe même ne parût pas devoir en assurer le développement. Ledoux, dans sa notule, rendait compte d'essais faits par lui pour établir expérimentalement ce que Parran, dans son Mémoire, avait admis par des raisons théoriques, à savoir que la lampe n'allumerait pas le grisou en cas de rupture de son verre protecteur.

En 1868, sous les auspices et aux frais du conseil général de l'Ardèche, il publiait son étude sur les gisements de minerais de fer de ce département avec une carte géologique au 40.000e et des coupes dont la valeur pour les gîtes de Privas et de la Voulte tenait à ce qu'elles s'appuyaient sur des travaux de mines fort développés. La carte géologique, surtout avec l'échelle relativement grande qu'il avait pu faire dresser d'après les plans cadastraux, peut passer pour très bonne à cette date. A la fin de la description détaillée des gîtes, Ledoux esquissait une théorie géogénique de leur formation. Il attribuait l'apport du minerai à des sources thermales sourdant au fond de la mer et circulant dans des failles qu'il croyait avoir relevées, sauf pour le gisement de Privas, pourtant le plus important, où il reconnaissait n'avoir pu trouver aucun indice de cette nature. Si, avec un peu plus d'imagination, il avait qualifié ces failles de " nourricières ", il aurait présenté jusque dans les termes une théorie génétique que l'on a vu reproduire quelque quarante ans plus tard pour un autre gisement de fer. Les hypothèses passent ; les faits restent lorsqu'ils ont été exactement relevés, ce qui était le cas pour le travail de Ledoux ; et bien que ces gîtes soient aujourd'hui industriellement épuisés, ses constatations et ses coupes pourront encore être utilisées peut-être à l'appui de nouvelles hypothèses.

De cette première étude de géologie minière on peut rapprocher le mémoire qu'il publia en 1875 sur les mines de soufre de Sicile, à la suite de sa mission industrielle de 1871. Utilisant deux bonnes publications italiennes et les complétant par ses propres observations, il faisait connaître d'une façon très complète les conditions de gisement, d'exploitation et de commerce de ces soufrières restées sensiblement, sous le rapport technique et économique, dans le triste état qu'il décrivait. Il ne manquait pas de relever que cette situation venait en majeure partie du vice de la législation qui avait laissé le droit d'exploitation aux propriétaires du sol lesquels le cédaient pour peu de temps et sous des redevances énormes à des entrepreneurs aussi peu nantis de capitaux que de technicité.

Les cinq autres publications de Ledoux, dont quatre de 1873 à 1879 et la dernière de 1902, ont toutes paru également dans les Annales des mines. Dans la première, sous le titre : Description raisonnée de quelques chemins de fer à voie étroite, après une description, relativement sommaire, de quatre de ces chemins, ceux de Mokta (Algérie), Saint-Léon (Sardaigne), Rochebelle, Cessous et Trébiau, qu'il avait pu étudier sur place, il exposait, avec tous les détails utiles, le tracé, la voie et le matériel roulant du chemin de fer que nous avons dit qu'il était allé établir au Laurium en 1869-1870. Pour chacun des éléments de la voie et du matériel roulant, il indique les calculs mathématiques et les essais pratiques qui ont servi à en déterminer la nature, la forme et les dimensions. C'est un exposé présenté suivant la méthode suivie par Couche dans son célèbre Traité des chemins de fer. On ne peut se rendre compte aujourd'hui du succès de ce mémoire à son apparition. Nous ne faisons quasiment plus de différence, sous le rapport technique, entre chemins de fer suivant la largeur de leurs voies. En 1873, le chemin de fer à voie étroite semblait être un engin nouveau, dont l'industrie extractive notamment devait tirer un parti avantageux.

Ses quatre autres mémoires concernent : la condensation de la vapeur à l'intérieur des cylindres des machines (1877), le problème soulevé et discuté par l'école de Mulhouse avec Hirn et ses élèves, que Ledoux reprenait avec d'autres calculs et une autre méthode ; - la Théorie des machines à froid (1878), ou frigorifiques, dirions-nous aujourd'hui, de même que Ledoux disait : calories négatives au lieu de frigories ; - l'Emploi de la détente dans les machines d'extraction (1879) ; - les Pertes de charge de l'air comprimé et de la vapeur dans les tuyaux de conduite (1902), mémoire contenant beaucoup plus que ne l'indique son titre ; car, ainsi que Ledoux le disait en le terminant, il donnait tous les éléments pour établir une transmission de force par l'air comprimé ou la vapeur.

Ces quatre mémoires portent sur la mécanique des fluides ; ils sont conçus dans le même esprit, suivant la même méthode, pour des fins analogues. De tous on peut dire ce qu'un maître en la matière, Haton de la Goupillière, écrivait en 1879 du premier, le seul qu'il connaissait alors, dans sa Revue des progrès récents de la construction des machines à vapeur : " ce travail est fondé sur une connaissance approfondie de la théorie mécanique de la chaleur, dont l'auteur manie élégamment les équations ". Ce n'était pas de la théorie pure dont Ledoux se préoccupait, mais surtout des conséquences pratiques que par une méthode habile et des expériences adéquates il tirait de la théorie pour toutes les déterminations dont l'ingénieur a besoin en vue d'arrêter et de réaliser ses projets le plus rationnellement et le plus économiquement. Il poussait à ce point le souci de l'application que, précédant la généralisation que devait recevoir plus tard la nomographie, il indiquait comment on pouvait traduire ses formules en abaques.

Ledoux ne se contenta pas de montrer ses dons de publiciste scientifique et technique. Nourri d'humanités dans sa jeunesse, ayant gardé le goût et le commerce des grands classiques, il était un lettré sachant écrire sur toutes choses. Comme depuis l'ont fait d'autres de nos camarades avec plus de fréquence, il pouvait tirer deux moutures d'un même sac. Au retour de son voyage en Grèce, en 1869-1870, il écrivit dans la Revue des Deux Mondes (livraison du 1er février 1872) pour le grand public, sur le Laurium et les mines d'argent en Grèce, un article qui reste fort intéressant et instructif pour l'histoire non seulement de ces mines mais des mines en général.

Il rappelle d'abord tout ce que l'on sait des mines du Laurium d'après les historiens anciens qui en ont traité : leur développement au Ve siècle avant J.-C. ; leur déclin ensuite malgré quelques reprises, puis leur abandon définitif un peu avant notre ère. Il décrit la grande étendue des vieux travaux souterrains qu'il a pu parcourir, en évoquant la vision des esclaves réduits, pour abattre le minerai, à émietter une roche dure avec une pointerolle en fer émoussée et le travail encore plus pénible de ceux qui, par des galeries étroites, devaient le sortir dans des sacs pesants sur les épaules. Au jour il put reconnaître les ateliers de la préparation mécanique des minerais ainsi que les fours de fusion et de coupellation des fonderies. Puis, pendant près de dix-neuf siècles c'est l'oubli complet, le silence absolu jusqu'à ce qu'en 1863, un français, H. Roux et un italien, Serpieri, mêlés à des affaires de plomb en Espagne et en Sardaigne, reconnaissent la nature des " scoriaux " ou amas de scories et les vieilles haldes formées par les rejets des exploitations antiques, aujourd'hui tous minerais utilisables contenant 7 à 8 p. 100 d'un plomb très argentifère et d'un traitement facile et rémunérateur, surtout les scories. Tout cela formait au jour, par places, des amas considérables dans un rayon de 12 à 15 kilomètres autour de l'excellente rade d'Ergastiria. Roux et Serpieri constituent pour cette affaire une société franco-italienne en commençant par acheter immédiatement aux propriétaires du sol ou à ceux présumés tels le droit d'exploiter ces amas. En 1867, ils obtiennent du gouvernement une concession pour l'exploitation des gîtes et en moins de deux ans ils établissent à Ergastiria une des plus grandes fonderies de plomb qui existât alors avec une capacité de production annuelle de 10.000 tonnes.

Alors surviennent, de par la malignité des hommes, toutes les difficultés qui n'assaillent que trop souvent ces succès industriels dans de tels pays. Ici ce furent d'abord les Brigands, les vrais Brigands du Roi des Montagnes d'Edmond About, qui voulaient rançonner les exploitants et contre qui ceux-ci durent organiser une véritable petite armée. Puis vinrent les procès au sujet de la propriété du sol et partant des amas dans une région où cette propriété était fort mal assise ; la force publique intervenait à la suite de décisions judiciaires un peu hâtives ; et il fallait parfois lui opposer la petite armée de l'usine. Enfin, ce qui n'est pas exceptionnel dans des cas analogues, le gouvernement, par des lois improvisées, cherchait, sous couvert de légalité, à prendre pour lui, avec effet rétroactif, la majeure partie d'un bénéfice qu'on grossissait à plaisir. Et l'encre coulait abondamment des plumes des juristes et des diplomates sur cette question des ecvoladès. A un moment, pour obtenir un apaisement relatif, notre représentant à Athènes, le célèbre baron Gobineau, dut menacer d'envoyer une frégate s'embosser devant Ergastiria.

Autant Ledoux avait montré d'érudition dans son étude de l'antiquité, autant il mit d'humour dans l'exposé de la situation contemporaine où il se trouva mêlé.

Mais, dès 1879, il cessait d'écrire pour les revues tant techniques que littéraires. Son mémoire de 1902 sur les conduites d'air comprimé et de vapeur ne fut écrit que pour son enseignement à l'École des mines. C'est qu'en 1880, en effet, l'heure était venue où il allait donner son temps et ses efforts aux deux grandes oeuvres industrielles de sa vie, les mines de Peñarroya d'abord et surtout, puis celles d'Anzin.

Dès son arrivée à Paris, en 1874, Ledoux, nous l'avons dit, avait été nommé, à la place de Callon, ingénieur-conseil de la société de Belmez. L'activité de cette société se réduisait à exploiter dans le bassin houiller de Belmez, partie à ciel ouvert et partie souterrainement, près de Peñarroya, bourg alors sans importance, une mine, donnant un assez bon charbon pour vapeur et pour coke, dont on extrayait annuellement de 75 à 80.000 tonnes. Si l'extraction était relativement réduite, les conditions d'exploitation et les prix de vente permettaient de réaliser le bénéfice très avantageux de 6 à 7 francs à distribuer par tonne extraite.

Dès que Ledoux eut étudié l'affaire sur place, il vit qu'en tant que houillère pure elle ne comportait pas de développement appréciable dans un pays, quasiment sans industrie, et de consommation domestique insignifiante avec la douceur du climat et le genre de vie des habitants. Mais il y avait dans la région des filons de plomb argentifère qui avaient été très activement exploités par les Romains et se rattachaient à cette grande bande métallifère s'étendant, avec enrichissements par places, dans les terrains anciens de la Meseta sur 150 kilomètres environ entre Ciudad-Real au Nord-Est et Guadalcanal au sud-ouest. Certains de ces filons se trouvaient dans un voisinage assez rapproché de Peñarroya. Le plomb et l'argent sont des marchandises de débit mondial. Ledoux comprit de suite que le développement de la Société de Belmez se liait à la création d'une industrie du plomb qui consommerait ses charbons. Dès 1877, il avait convaincu les administrateurs et intéressés de Belmez, encore que tous ne le suivissent pas volontiers. Certains regrettaient d'abandonner la sécurité avantageuse de leur extraction houillère pour courir les aléas de l'exploitation du plomb. Néanmoins la société achetait à 35 kilomètres à l'ouest de Peñarroya le groupe plombifère de Berlanga et décidait la construction d'une fonderie de plomb et d'argent à côté de la houillère.

A ce moment une très puissante maison de Paris acquérait le droit d'exploiter diverses mines de plomb sur la longue bande ci-dessus indiquée. Un accord finit par se réaliser entre les deux groupes financiers. Il fut convenu que la Société de Belmez s'occuperait exclusivement de la houille, tandis qu'une nouvelle société se fonderait pour s'occuper exclusivement du plomb. En conséquence cette nouvelle société prenait à bail les mines de plomb de la Société de Belmez et sa fonderie de Peñarroya. C'est sur ces bases que fut finalement constituée, en octobre 1881, la " Société minière et métallurgique de Peñarroya " qui devait devenir, en ayant toujours conservé son nom primitif, la grande entreprise actuelle. Ledoux fut nommé directeur de la nouvelle société, tout en restant ingénieur-conseil de celle de Belmez.

Dès la première année on extrayait 4.000 tonnes de minerai et l'on produisait 3.000 tonnes de plomb et 3.000 kilos d'argent avec une rémunération satisfaisante. Mais, à la seconde année, la situation devenait pénible. En même temps que le plomb tombait à Londres au-dessous de £ 10, le premier filon attaqué par une exploitation intensive montrait, surtout en profondeur, une pauvreté d'enrichissement décourageante. Sans un puissant concours financier qui lui fut accordé, la société aurait pu sombrer. Ledoux comprit le programme suivant lequel l'affaire devait vivre et prospérer, à savoir : multiplier les points de travail afin que, après recherche et exploration, l'extraction totale pût être maintenue, voire accrue. Après une suppression de dividende pendant trois ans, l'affaire prit une marche ascensionnelle continue. En 1892, on avait atteint, avec une large rémunération, une extraction de 20.000 tonnes de minerai, et, à l'usine, en traitant en outre des minerais acquis à des tiers, une production de 29.000 tonnes de plomb. La Société de Belmez, confinée dans son centre primitif d'extraction, avait bien poussé son extraction jusqu'à 120.000 tonnes, mais avec un bénéfice relatif réduit. La solution s'indiquait. La Société de Belmez disparut par absorption dans celle de Peñarroya. La société ainsi reconstituée pouvait poursuivre pour la houille, dans le bassin de Belmez, sons réserve de la possibilité des débouchés, une méthode de développement analogue à celle adoptée pour le plomb.

Dès lors, l'entreprise, dont Ledoux était directeur général depuis l'absorption de Belmez, devint particulièrement prospère, avec un programme nettement tracé, des méthodes bien assises. C'est ce programme et ces méthodes, plus spécialement pour le plomb, qui méritent de retenir l'attention.

Les filons plombifères de la bande Nord de la Meseta présentent des caractères différents de ceux de la région Sud, à Linarès-Carolina, Les premiers n'ont, ni en direction ni en profondeur, la continuité des seconds. Dans la bande du nord les filons ne sont exploitables que par places plus ou moins distantes avec un développement réduit en direction ; l'enrichissement cessa à une ou deux exceptions près, entre 300 et 400 mètres de profondeur. Or, Ledoux entendait descendre très rapidement l'exploitation dans chaque centre d'extraction, en principe d'un étage par an environ, soit d'une trentaine de mètres, au moyen de deux puits occupés alternativement l'un à la production, l'autre au fonçage et à la préparation. Pour pouvoir augmenter, voire maintenir la production, il fallait donc multiplier les points de travail en recherche comme en production et par suite étendre en surface le champ d'activité en s'assurant de nouvelles mines ou des participations dans l'exploitation d'autres. Le régime ultra-libéral de la loi minière espagnole de 1868, s'il a ses inconvénients dans la réduction, parfois ridicule, du champ que se fait attribuer, sur simple requête, le premier demandeur, a ses avantages par la liberté féconde laissée aux transactions ultérieures pour qui sait en user avec compétence et habileté. Chaque groupe principal d'exploitation qui était finalement constitué avait une laverie centrale à laquelle étaient rattachés, par les moyens miniers ordinaires, les divers centres d'extraction constituant le groupe. On eut ainsi en activité simultanée jusqu'à quinze points de travail distincts.

Pour desservir économiquement tous ces points, répandus sur un espace considérable, Ledoux fit établir un réseau de chemin de fer à voie de un mètre qui, tant à l'Ouest qu'à l'Est, amenait directement les minerais à la fonderie de Peñarroya, ou plus exceptionnellement aux chemins de fer publics dont les mailles sont trop larges. Ce réseau à voie étroite a fini par atteindre 150 kilomètres de voie principale ; et il fut même ouvert au service public à la grande satisfaction des populations et non sans profit pour la société. Il avait d'ailleurs l'avantage de faciliter l'alimentation de la fonderie par l'apport, rendu plus facile, des exploitations qui restaient indépendantes.

Parallèlement à cette extension, grandiose et méthodique, pour le plomb, on avait pu en poursuivre une analogue, en surface tout au moins, sur les mines de houille du bassin de Belmez.

Jusqu'en 1897, Ledoux, comme directeur général, garda la charge immédiate de la direction de l'entreprise. A cette date, sentant un peu de fatigue physique qui arrivait avec la soixantaine, en même temps qu'il renonçait à l'enseignement assumé par lui en 1888 à l'École des mines, il crut pouvoir abandonner le labeur quotidien trop absorbant de la direction pour ne rester que le guide et le surveillant de l'entreprise comme administrateur délégué, fonctions qu'il devait garder jusqu'en 1920. Il hésita d'autant moins qu'il remettait la tâche de directeur général à Paul Gal, un homme qu'il pouvait considérer comme son meilleur élève, formé directement et exclusivement par lui, dont il avait discerné la valeur avec sa sûreté de jugement et dont l'ascension si brillante peut donner à penser à ceux qui se préoccupent de la formation des chefs dans l'industrie et qu'à ces divers titres il ne sera pas sans intérêt de rappeler ici.

Paul Gal, encore adolescent, avait commencé sa vie active dans le bureau administratif de Ledoux à Ales comme employé aux plus modestes travaux d'écriture, occupé en fait à peu près exclusivement à copier les rapports de son ingénieur. Gal, ayant suivi Ledoux à Paris, avait pu y compléter son instruction de façon à devenir, en 1877, garde-mines, comme on appelait alors les agents placés sous les ordres des ingénieurs des mines. Il était resté trois ans en cette qualité au service de l'État, et, chose curieuse, avait débuté à cette même résidence de Privas où Ledoux avait lui-même commencé sa carrière. Ledoux prit Gal, en 1879, dans ses entreprises d'Espagne où il débuta dans un des postes du service actif des plus modestes; de là, d'échelon en échelon, il devenait directeur général en 1897 pour rester dans ce poste jusqu'en 1907. Passé alors administrateur, il était président du Conseil quand il mourut en 1922.

Après Paul Gal, Ledoux, en 1910, voyait arriver comme directeur général le second de ses fils qui, lui aussi, s'était, dès sa sortie de l'École des mines de Paris, formé en Espagne au service de la société.

Jusqu'en 1912 l'entreprise, sons la direction, en somme persistante, de Charles Ledoux, continua à se développer continûment suivant le rythme qu'il avait créé dès l'origine. Ce ne fut qu'à cette dernière date qu'une première modification avait résulté de l'absorption par la Société de Peñarroya de celle d'Escombrera Bleyberg dont l'activité du reste s'exerçait principalement en Espagne dans une industrie analogue. A cette date de 1912 qui clôt la première phase de la Société de Peñarroya, elle extrayait directement de ses propres mines 36.000 tonnes de minerais, et, en achetant, en outre, 60.000 à des tiers, produisait dans sa fonderie de Peñarroya 64.000 tonnes de plomb, soit le tiers de la production de l'Espagne et 6 p. 100 de celle du monde, et 80.000 kilogrammes d'argent ; elle sortait 450.000 tonnes de ses houillères. Quel chemin parcouru en trente ans !

L'histoire des mines donnerait difficilement l'exemple d'un développement pareil réalisé avec une telle maîtrise méthodique.

Pour obtenir de pareils résultats avec une Direction générale qui, à raison des capitaux exclusivement français, ne pouvait être qu'à Paris, il fallait avoir en Espagne un personnel d'ingénieurs qui, en outre de leur compétence et de leur science professionnelle, sussent s'adapter aux vues et aux idées devant assurer la marche de l'entreprise. C'est à quoi Ledoux, habile à manier comme à juger les hommes, s'attacha toujours avec une sollicitude particulière. Il devait agir pour une société française dans un pays étranger, ami sans doute du nôtre, mais ayant ses légitimes susceptibilités nationales notamment pour le recrutement des ingénieurs. Tâche délicate dont Ledoux sut toujours s'acquitter à la satisfaction de tous.

Avec l'absorption en 1912 de l'entreprise d'Escombrera Bleyberg, la Société de Peñarroya se trouvait au début d'une de ces évolutions que doivent subir, si elles veulent continuer à se développer, toutes les sociétés minières fondées originellement sur des gîtes minéraux dont la durée n'est pas suffisamment prolongée. La société fut ainsi amenée à s'étendre en Espagne sur d'autres districts et ensuite hors de l'Espagne. Les objets de son activité se sont diversifiés, se portant notamment sur le zinc. Puis survint la guerre de 1914-1918 qui, soit par elle-même, pendant son cours, soit par les bouleversements économiques qui en sont résultés, engagea la société dans de nouvelles voies. A ces transformations successives Charles Ledoux ne prit sans doute plus une part aussi directe et aussi active que par le passé ; des mains plus jeunes devaient intervenir! Mais l'édifice par lui fondé avait reçu la solide assise qui permet de garder la prospérité quand on se développe ou même qu'on se diversifie.

Certes la Société de Peñarroya, sans parler de ses nouvelles branches d'activité, a crû singulièrement, puisque, de 1911 à 1926, sa production de plomb, qui n'était que de 60.000 tonnes avec sa seule fonderie de Peñarroya, a passé, avec les diverses fonderies dont elle dispose actuellement, à 130.000 tonnes, soit le dixième environ de la production mondiale. Quand ces grandes entreprises privées ont leur organisation, leurs méthodes et leurs traditions sainement établies, elles peuvent croître au-delà de ce que semble pouvoir embrasser le cerveau humain du chef qu'il faut toujours pour les diriger; on est à l'abri des vices inhérents aux organismes administratifs ou pseudo-administratifs dont les envergures sont comparables ; elles reposent sur des principes qui sont le caractère distinctif et font la force de l'industrie privée. Et l'on doit garder avec reconnaissance le souvenir des fondateurs qui, par leur action personnelle au début, ont permis par la suite les développements ultérieurs.

La Société de Peñarroya venait à peine d'être constituée quand Ledoux fut appelé, au début de 1882, à intervenir dans les mines d'Anzin à la suite de circonstances qu'il nous faut rappeler. De 1872 à 1875 s'était produit en France, ce que l'on a nommé " la crise houillère ", crise douloureuse pour les consommateurs, mais fructueuse pour les producteurs, qui ne sortirent jamais tant de charbons vendus à des prix couramment qualifiés de " fabuleux ". Après les vaches grasses les vaches maigres. Une dépression profonde survint, spécialement pénible pour les mines que leurs conditions de gisement ou leur mode de gestion plaçaient dans une situation économique difficile, ce que l'on a qualifié, suivant les époques, les mines " malades " ou à faible rendement. C'était le cas des mines d'Anzin, encore qu'elles fussent " la plus grande exploitation houillère du monde ", comme on ne cessa de le répéter dans les discussions de cette époque; leur extraction annuelle dépassait quelque peu 2 millions de tonnes, alors que Lens n'avait pas atteint le million. Dans cette vieille entreprise, qui remontait à 1757, il semblait que sa Régie continuât à administrer non seulement suivant les statuts du XVIIIe siècle restés inchangés mais d'après le rythme d'autrefois. On disait volontiers - et les enquêtes de l'époque paraissent le confirmer - que, dans cette période, la Régie qui n'avait d'ailleurs légalement aucun renseignement à fournir aux associés et, en fait, n'en donnait aucun, ne parvenait à leur distribuer un dividende qu'avec les arrérages de l'excellent portefeuille antérieurement constitué. Guary, le directeur général, qui, s'il n'était pas un chef de grande envergure, parait avoir été un homme de bon sens, avait vu les vices dont souffrait l'entreprise; il n'avait pas eu l'autorité nécessaire pour convaincre la Régie. Comme dans les cas graves elle se résolut à demander une consultation et, comme aussi dans les cas très graves, elle appela deux consultants, Lan et Ledoux. Lan un peu âgé et fatigué déjà, - il mourait trois ans après, - plus métallurgiste que mineur, s'était montré bon homme d'affaires dans la conduite de l'entreprise de Châtillon-Commentry ; il représentait bien la génération des grands ingénieurs dont la tâche se terminait. Ledoux avait déjà montré qu'il était un des représentants les plus autorisés de la génération nouvelle. Toute collaboration a son secret. Peut-être ne serait-il pas difficile de deviner celui-ci. En tout cas la Régie, qui reçut et adopta le rapport commun des deux consultants, nommait Ledoux, au milieu de 1882, ingénieur-conseil de la compagnie avec mandat d'assurer l'application du programme qui lui était proposé.

Il comprenait trois parties : créer de nouveaux sièges d'extraction en des points judicieusement choisis en même temps que l'on procéderait au renouvellement ou au rajeunissement des installations et de l'outillage; supprimer dans la conduite des travaux du fond l'intervention quasiment exclusive de la maistrance, porions et chefs-porions, pour la remettre aux ingénieurs qui auparavant n'intervenaient guère que pour l'établissement des installations sans contact direct avec le travail courant des ouvriers ; enfin réorganiser le mode du travail du fond de façon à éliminer la main-d'œuvre inutile encore que pléthorique, et notamment en remettant en principe aux ouvriers de la taille tous les travaux accessoires qui s'y rattachent, tels que l'entretien de la galerie d'accès ou de service. C'était ce qu'on appellerait aujourd'hui un programme complet de rationalisation ; avec le temps les mots changent pour qualifier une vieille et même chose: l'abaissement attentif et raisonné du prix de revient.

L'exécution des deux premiers points ne soulevait pas de difficultés sérieuses. Il fallait de l'argent. La régie n'en manquait pas. La réorganisation du travail du fond était le point le plus important pour l'abaissement du prix de revient et le plus délicat. Il amenait la suppression, sur un total de 12.000 ouvriers du fond, d'environ 1.500 ouvriers constituant ces raccommodeurs et galibots dont on parla tant alors. De pareilles transformations, bien qu'elles doivent profiter ultérieurement à la hausse des salaires dans leur ensemble, risquent toujours, mal comprises au début, de susciter des oppositions plus ou moins vives, tournant même à de pénibles grèves. On l'a revu plus tard, dans un autre bassin, en des circonstances très analogues. On pouvait espérer à Anzin éviter cette calamité puisque quelques années auparavant pareille transformation avait pu être réalisée sans difficulté dans une mine voisine, beaucoup moins importante, il est vrai, que celles d'Anzin. On pouvait l'espérer d'autant mieux que la Régie avait indiqué les mesures transitoires destinées à remédier, dans toute la mesure possible, aux suppressions d'emploi.

Mais on avait compté sans la fâcheuse politique. Bien que la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats n'eût pas encore été promulguée, il s'était formé dés 1883 une " Chambre des ouvriers mineurs du Nord " sous l'impulsion de son actif secrétaire, mineur jeune encore, qui devait ultérieurement, sur un autre terrain, se créer une situation de premier plan dans la politique sociale des mines ; il avait trouvé un appui dans la gauche de la Chambre des députés. La grève ne put être évitée; complète d'abord, partielle ensuite, elle dura cinquante-six jours du 21 février au 27 avril 1884. Immédiatement, suivant le rythme habituel, se produisirent les interpellations à la Chambre des députés, les enquêtes administratives et parlementaires. A cette époque avait été constituée à la Chambre des députés une commission dite des 44, à raison du nombre de ses membres, pour abréger son titre officiel de " Commission d'enquête parlementaire sur la situation des ouvriers de l'agriculture et de l'industrie en France ". Les événements d'Anzin y furent naturellement évoqués. Elle envoya même sur place une sous-commission, mais toutefois après la cessation de la grève. De tout cela ressortit finalement un volumineux rapport parlementaire, très grossi, il est vrai, par des annexes, peu amène pour la Régie d'Anzin, à qui l'on reprochait de rester enlisée dans ses vieilles coutumes tout en la blâmant de vouloir tenter un régime nouveau. Ce rapport fit d'autant plus de bruit qu'il émanait d'un homme politique qui devait plus tard s'acquérir à juste titre une gloire immortelle, mais était alors surtout connu comme le " Démolisseur des ministères ". Ce fut Ledoux qui, à titre d'ingénieur-conseil de la Compagnie d'Anzin, eut à la représenter devant la commission parlementaire. Il le fit longuement, de façon à ne laisser aucun point dans l'ombre, s'expliquant sur tout et répondant à tous avec l'autorité qu'il tirait de sa compétence et la fermeté qu'il tenait de son caractère.

Avec la fin de la grève toute cette agitation s'éteignit et Ledoux put poursuivre sa tâche de réorganisation, avec le concours d'ingénieurs de son choix. Dans sa façon de comprendre les fonctions de l'ingénieur-conseil, il était leur inspirateur en restant l'âme de l'entreprise. Il continua sensiblement ainsi, même lorsqu'après 1904, il fut devenu régisseur-adjoint, tout en restant qualifié d'ingénieur-conseil. Avec le temps toutefois et la venue de nouvelles générations son intervention personnelle devait s'atténuer avant même que survinrent les événements de 1914. Aussi bien, malgré les circonstances, en 1915, la Régie justement reconnaissante le nommait régisseur titulaire.

Il serait inutile de suivre en détail les résultats de l'intervention de Ledoux à Anzin depuis les événements de 1881. Ce serait vouloir refaire l'histoire d'une longue période de ces mines, histoire heureuse, et les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Si de pareils faits pouvaient être mesurés par de pareils chiffres, on pourrait rappeler que le centième de denier qui avait connu le cours de 10.000 francs au temps des prix " fabuleux " de la " crise houillère" de 1873, qui était tombé à 2.500 francs avec les événements de 1884, n'attendit pas longtemps pour remonter au plafond de 1873 sans avoir besoin de prix de vente " fabuleux ", et les ouvriers pouvaient reconnaître que la restauration de 1884 leur avait simultanément profité.


Ledoux se trouvait occupé, comme nous venons de le dire par ses deux grandes affaires industrielles lorsqu'en 1888 Haton de la Goupillière, nommé directeur de l'École des mines, dut abandonner le double cours, Exploitation des mines et Machines, annuellement alterné, qu'il y professait ; et l'on avait décidé de scinder désormais cet enseignement en deux cours distincts. Nul n'était plus indiqué que Ledoux pour le cours d'exploitation des mines. Il accepta de bonne grâce de s'en charger malgré son labeur industriel. Il fut un professeur excellent, disant bien, dans une langue claire et facile ; on sentait qu'il parlait avec autorité de choses qu'il connaissait à fond pour les avoir pratiquées. Il fut un des professeurs les mieux écoutés, qui échappa le plus à l'humeur toujours frondeuse des élèves. Polytechnicien, ayant gardé le goût et le maniement du calcul mathématique, parlant à des élèves dont un grand nombre, et des meilleurs, étaient des polytechniciens, il avait une tendance, qui étonnait parfois les élèves, à insister sur la théorie des choses de la mine, et la théorie mathématique pour peu que le sujet le comportât. Une expérience déjà longue l'avait amené à penser que, dans une école comme celle où il enseignait, l'élève qui possède bien le côté théorique de son métier a vite fait, pour peu qu'il ait quelque disposition et un peu de bonne volonté, de se mettre à la mine rapidement au courant de ce qu'il lui faut savoir des détails de la pratique. Il surveillait personnellement l'exécution des projets que les élèves avaient à établir d'après ses données; il ne marchandait pas les critiques sur des erreurs qu'ils allaient commettre mais évitait, par scrupule d'impartialité, de se substituer à leurs intentions.

Le cours de son prédécesseur était de publication encore trop récente et il était trop répandu pour qu'il ait songé à publier le sien. Mais il fit autographier, pour près des trois quarts de ses leçons, des notes copieuses où, par leçon, il donnait des renseignements pratiques et des chiffres sur les coûts d'exécution, avec croquis cotés, sans omettre du reste des développements mathématiques sur des points nouveaux et spéciaux qu'il ne pouvait développer oralement dans ses leçons.

Il forma ainsi neuf promotions successives, se retirant en 1897 pour quelques soucis de santé que l'avenir devait montrer être sans importance. Peu s'en fallut que son enseignement ne fût arrêté plus tôt par un incident qui a pu précipiter sa retraite. Une vague de la politique avait amené pour quelques mois aux Travaux publics un ministre qui en ignorait le personnel comme les choses. Un jour on vint lui signaler que, dans une réunion de la " Société de l'Économie sociale " (groupe Le Play), dont Ledoux faisait partie, à l'occasion d'une discussion sur la loi de 1894, relative aux caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs, il avait dit un mot très bref, mais quelque peu vif, sur l'institution des délégués mineurs créée par la loi récente de 1890. Sans consulter ni entendre personne, par ordre de son cabinet, le ministre retirait sa chaire à Ledoux. Grande émotion à la Direction de l'École. Il faut rendre au ministre cette justice que l'on put facilement lui faire comprendre que, par son professorat, Ledoux, placé hors des cadres administratifs, donnait à l'administration beaucoup plus qu'il n'en recevait. La décision fut retirée sans que l'incident parvint jusqu'au public.

A l'enseignement donné à l'École des mines on peut rattacher deux conférences fort appréciées que Ledoux fit en février 1890 à l'École des Sciences politiques, sur l'organisation comparée du travail dans les mines de France, d'Allemagne et d'Angleterre. C'est un travail plein de faits et d'idées. Pour l'Angleterre il signalait, ce que les enquêtes sur la grande grève de 1926 ont mis en évidence, la restriction systématique du travail préconisée par les Trades unions. Pour la France, sur laquelle il s'étendait davantage, il insistait sur deux points qui lui tenaient plus à cœur et dont il s'était inspiré pour le relèvement des mines d'Anzin, à savoir l'importance à donner à l'intervention de l'ingénieur dans les travaux du fond et le mode d'organisation du travail au chantier. En en montrant les féconds résultats, il indiquait comment ce principe de l'intervention directe de l'ingénieur au fond, pratiqué en France, amenait cette énorme différence dans le nombre de ces ingénieurs avec celui que l'on relevait en Allemagne et en Angleterre. Pour le travail au chantier, il préconisait ce qu'il appelait " l'entreprise fractionnée, " c'est-à-dire le type d'ouvriers groupés et associés ayant collectivement la charge de tous les travaux rattachés à la taille suivant le système qu'il avait étudié dans le Gard.

Quand on a jeté un regard d'ensemble sur la carrière que nous venons de suivre dans ses détails, on comprend sans peine qu'à l'Exposition universelle de Paris de 1900 il lui était attribué, à l'appréciation de ses pairs, dans la classe des Mines, un Grand Prix pour les services rendus et les exemples donnés par lui dans leur science et leur art.

Soucieux de réserver son temps et ses efforts pour les entreprises qui lui avaient confié leurs intérêts. Ledoux ne voulut pas éparpiller son activité, négligeant le bénéfice personnel qu'il pouvait en tirer. Il ne refusait pas à des amis une consultation sur une affaire importante ; il ne s'y attachait pas d'une façon permanente. Il ne fit d'exception que pour la " Société maritime des Chargeurs réunis " où, dès 1882, quand il quitta les cadres de l'administration, l'avaient fait entrer comme administrateur des amis qui comptaient parmi les fondateurs de cette intéressante et importante entreprise et savaient l'aide que devaient leur donner son sens des affaires et sa compétence en machines.

Aussi bien, encore qu'il fût, un parisien de Paris, les choses de la mer, nous le disions dès le début de cette note, l'avaient toujours attiré. Il prétendait que si, à la sortie de l'Ecole polytechnique, il n'avait pas obtenu les mines, il aurait pris la marine. Il dirigea son fils aîné vers le Borda et se fit une joie de l'y conduire lui-même. Lorsque la fortune lui fut venue, il voulut avoir un yacht à voile, dont le tonnage modeste au début grossit par changement jusqu'à atteindre une centaine de tonnes dans le dernier qu'il fit construire, sur plan étudié par lui, par l'un des meilleurs chantiers anglais et qu'il garda jusqu'à la guerre. Chaque année, à l'époque des vacances, il faisait une croisière soit en Méditerranée, soit dans les mers du Nord, ne s'arrêtant dans les ports, malgré qu'en eussent ses invités, que le temps de se ravitailler, heureux seulement lorsqu'il naviguait. Bien qu'il eût naturellement un capitaine professionnel responsable, il aimait à tenir lui-même la barre et à commander... lorsque le temps le permettait. Puis, dans le restant de la belle saison, le yacht s'ancrait devant la maison estivale, plantée sur le rocher de Saint-Enogat, qu'il avait voulue assez spacieuse pour pouvoir abriter simultanément une bonne partie de sa famille, sinon la famille tout entière.

Car, avec le temps, elle avait singulièrement augmenté. Il s'était marié, dès son arrivée à Ales en 1805, dans une famille industrielle de Montpellier, avec la plus charmante femme que l'on puisse rêver d'avoir pour compagne dans la vie. Tous ceux, et ils furent nombreux, qui ont fréquenté à ce foyer si hospitalier, ne pourraient qu'acquiescer à ce qu'il en disait à ses plus intimes amis : " elle a été la grâce et le sourire de ma jeunesse, l'appui et le guide discret et sûr de mon Age mûr ". Quand elle mourut, après trente-trois ans de la plus parfaite union, elle lui laissait sept enfants restés vivants à la mort de leur père ; et, malgré les deuils qui sont trop souvent la rançon des familles nombreuses, Ledoux pouvait encore compter, quand il disparut, vingt-quatre petits-enfants et douze arrière-petits-enfants.

Ne fût-ce pas vraiment une belle famille ! Et quelle superbe carrière ! Fonctionnaire excellent dans les postes les plus importants ; professeur écouté et apprécié; ingénieur de mines complet, vrai maître dans son art dont il connaissait aussi bien les théories mathématiques les plus hautes que les plus menus détails de la pratique; aimant avant tout l'action ; ayant le goût et le sens des affaires moins pour les avantages qu'elles pouvaient lui rapporter que pour l'intérêt même des entreprises ; administrateur avisé voyant grand mais juste ; ayant fait de grandes choses aux conséquences lointaines et profondes ; toujours guidé par la conscience la plus scrupuleuse et la notion la plus stricte du devoir.

Ce fut une grande figure de notre monde minier, un digne successeur, dans notre corps des mines, des Callon et des Gruner qu'il a dépassés suivant la loi du progrès ; il laisse un grand exemple aux générations nouvelles.


Citation de André Thépot : Les ingénieurs des Mines de XIXe siècle :

Le 25 juillet 1871, Ledoux, qui avait pourtant 11 enfants à nourrir, se vit critiqué par son supérieur direct [Charles de Cizancourt, probablement jaloux que la direction de l'Ecole des mines d'Alès ait été confiée à son subordonné plutôt qu'à lui-même] : "Je lui trouve une tendance fâcheuse, celle de rechercher l'accumulation des fonctions, soit administratives soit étrangères, qui peuvent augmenter ses appointements. Cette recherche visible ne me rappelle pas le type des hommes de devoir, de désintéressement que nous avons été élevés à honorer dans les ingénieurs des Mines qui nous ont précédé dans la carrière".