Henry LE CHATELIER (1850-1936)

Né le 8 octobre 1850 à Paris. Décédé le 17 septembre 1936 à Miribel-les-Echelles (Isère). Fils de Louis LE CHATELIER et de Louise Madeleine Élisabeth DURAND. Marié à Geneviève NICOLAS (morte le 28/1/1930).

Son épouse était la fille de Etienne Charles NICOLAS (1884-1882 , X 1834, corps des ponts et chaussées) et de Antoinette Constance Henriette CHARBONNEAU. Elle était la petite-fille de Ambroise NICOLAS, notaire à Troyes. Elle était également la soeur ou cousine de 4 polytechniciens, parmi lesquels Charles Marcel CHARBONNEAU, X 1869, un camarade de promotion de Henry LE CHATELIER qui devint maître de forges.

Un de ses fils, Louis LE CHATELIER, épouse en 1919 Mlle BOUCHAYER, fille d'un industriel grenoblois. Un autre fils, François (EMP 1919 ?), épouse Sabine RIMAUD le 18/10/1922.
Sa fille Henriette épouse en 1918 Emile BERNIER, ingénieur de réserve du génie maritime.

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (major d'entrée de la promotion 1869, sorti classé 3ème derrière SAUVAGE et LODIN), et de l'Ecole des Mines de Paris. Il entre ainsi au corps des mines. Membre de l'Académie des sciences en 1907, section chimie (après avoir déja été candidat à l'Académie des Sciences en 1894, 1897, 1899 et 1900).


SA VIE - SON OEUVRE, par L. Guillet (1936)

Publié dans REVUE DE METALLURGIE, Numéro Spécial, janvier 1937

HENRY LE CHATELIER est mort le 17 septembre 1936, à Miribel-les-Echelles, dans cette propriété où, depuis de très nombreuses années, il passait ses vacances, au milieu de sa grande famille.

La famille de M. et Mme Henry LE CHATELIER comprend : trois fils [dont l'un, François Le Chatelier, sorti de l'Ecole des Mines de Paris, ira assister René Perrin à Ugine], quatre filles, dont l'une, Geneviève, devenue Mme Jean ROYER, est morte en 1923, quatorze petits-fils, vingt petites-filles, un arrière petit-fils et cinq arrière petites-filles.

La Revue de Métallurgie qu'il fonda en 1904, qu'il dirigea durant seize années et dont il présidait toujours le Comité de Perfectionnement, se doit de rendre un très profond hommage à ce grand Français, à cet illustre Savant, à ce Professeur éminent.

Je cherche à surmonter mon émotion et ma peine pour essayer de dire ce que fut cette vie admirable, que l'on doit donner en exemple aux jeunes. Mais je veux aussi, dès ces premières lignes, exprimer toute ma respectueuse reconnaissance à celui qui, non seulement, guida mes travaux, suivit et aida ma carrière, mais aussi partagea souvent mes joies, mes soucis et mes peines, et contribua à ma formation morale. Il fut, par excellence, pour moi-même et pour tant d'autres, le Maître et le bienveillant Ami.

Henry Le Chatelier naquit à Paris, le 8 octobre 1850. Son père eut une grande influence sur son orientation scientifique. Sorti de l'Ecole Polytechnique en 1836, Ingénieur des Mines, Louis Le Chatelier fut réellement l'initiateur du Procédé Martin-Siemens et l'un des créateurs des Chemins de Fer de France et contribua particulièrement à la création de la métallurgie de l'aluminium. Il était lié avec les plus grands savants de son époque : Jean-Baptiste Dumas, Henri Sainte-Claire-Deville, Tresca, le Général Morin, les frères Siemens.

« Mon Père », - disait Henry Le Chatelier, dans le discours prononcé à son Jubilé Scientifique, - « Mon Père avait des principes très arrêtés sur les Sciences. Il aimait passionnément la géométrie, mais avait peu de considération pour l'analyse. Il me fit lire très jeune le traité de statique de Poinsot, et plus tard son mémoire sur la rotation des corps. Il me répétait souvent l'adage de ce savant : « On ne retrouve jamais à la fin d'un calcul que ce que l'on y a mis en commençant. » Il me faisait étudier ses anciens cours, refaire les problèmes qu'il avait faits lui-même au collège. Il avait entre autres conservé de petits cahiers de devoirs, soigneusement composés et élégamment brochés, sur la construction des triangles. J'ai appris là ce qu'est la discussion d'un problème. J'ai fait refaire ces discussions de problèmes à mes fils et je les fais refaire maintenant à mes petits-fils, de telle sorte que l'influence d'un bon professeur, vivant exactement il y a un siècle, se fait encore sentir directement aujourd'hui ».

Sa mère, née Durand, appartenait à une famille d'architectes, très liée avec Vicat.

« Avant quinze ans, ajoutait-il, je subis une seule influence, celle de ma mère. Physiologiquement, elle me légua un système nerveux impressionnable à l'excès. Cela est souvent très pénible, mais parfois aussi profitable, surtout pour la recherche scientifique. En augmentant l'acuité de vos sensations, cela vous facilite l'observation des phénomènes nouveaux rencontrés à l'improviste au cours d'un travail. Ma mère était la dernière survivante d'une vieille famille parisienne. Catholique ardente, enthousiaste de la poésie, mettant au-dessus de tout le sentiment du devoir et de l'honneur, elle renonça de bonne heure à toute relation mondaine pour se consacrer entièrement à l'éducation de ses enfants. Je fus habitué à une discipline très stricte : il fallait se lever à l'heure, préparer en temps utile ses devoirs et ses leçons, manger de tout aux repas, etc... J'ai conservé a toute ma vie le respect de l'ordre et de la loi. L'ordre est pour moi une des formes les plus parfaites de la civilisation. »

Dans la lignée paternelle et maternelle des Le Chatelier, on trouve des noms illustres : des savants, Guillaume Delisle, Philippe et Jean-Nicolas Buache, géographes du roi; des explorateurs, Beautemps-Baupré, Duperrey, ces trois derniers membres de l'Académie des Sciences; des artistes, les deux frères Durand, l'un architecte, l'autre sculpteur et graveur, les trois frères Deseine, l'un architecte, les deux autres sculpteurs; parmi eux, trois grands prix de Rome.

Les enfants de Louis Le Chatelier ont dû hériter certaines éminentes qualités de leurs ancêtres.

Ils étaient cinq fils et une fille, Marie, qui épousa le Docteur Leroux, de l'Hôpital Saint-Joseph; Henry était l'aîné. Louis (1853-1928), entré à l'Ecole Polytechnique en 1871, Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées, rénova et transforma les anciens Etablissements Cail, en prenant la présidence de la Société Française de Constructions Mécaniques ; il fut le fondateur des Hauts-Fourneaux de Caen;

Alfred (1855-1929), sorti de Saint-Cyr en 1874, fit partie de plusieurs missions en Afrique, dont la première mission Flatters [en 1880 ; démissionna de l'armée en 1893 et fit des expériences malheureuses dans les affaires ; tua en duel l'écrivain journaliste Hippolyte Percher alias Harry Alis en 1895] ; dirigea les bureaux arabes à Ouargla et fut professeur de sociologie musulmane au Collège de France et l'un des inspirateurs de notre politique Nord-Africaine ;

Georges (1857-1935), Architecte diplômé par le Gouvernement;

André (1861-1929), appartenant à la promotion 1881 de l'Ecole Polytechnique, Ingénieur en Chef du Génie Maritime, donna des études fort intéressantes sur la constitution des produits métallurgiques et leur fragilité, quitta le corps en 1903 et fut l'apôtre de la soudure autogène; il développa considérablement ses applications, en particulier son emploi dans la réparation des navires.

Mme Louis Le Chatelier s'adonne complètement à l'éducation de ses enfants. Un jour, elle perd un peu patience :

« Le feu sacré manque à tout le monde, s'écrie-t-elle; je radote, mais je ne puis m'empêcher de répéter, cependant, que si, de tous côtés, on ne venait biffer, gratter, effacer par tous les moyens possibles le mot Devoir que les pauvres mères se donnent tant de peine à graver dans le coeur de leurs enfants, les résultats seraient bien différents. »

Ceci situe bien l'atmosphère dans laquelle grandit Henry Le Chatelier.

Il fit ses premières études au Collège Rollin et il en évoquait souvent le souvenir avec émotion. « Ce sont mes années de jeunesse, mes années d'études dont j'ai gardé le souvenir le plus vif; ce sont elles qui ont dû, par suite, agir le plus fortement sur ma formation. »

Après une seule année de Mathématiques Spéciales, il entre, le 25 octobre 1869, à l'Ecole Polytechnique, premier de sa promotion; il a alors dix-neuf ans; il en sort, toujours dans les premiers, pour entrer à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines. Pendant ces années d'école, il fréquente notamment le Laboratoire de Henri Sainte-Claire-Deville à l'Ecole Normale Supérieure; il écoute les leçons de Marey et de Joseph Bertrand au Collège de France. Bien mieux, il refait toutes ses études littéraires avec un professeur de philosophie, M. Charpentier, qui « lui fit comprendre, entre autres choses, les relations étroites existant entre la méthode scientifique et la composition littéraire ». C'est alors, sans doute, qu'il acquit cet amour des humanités dont il fut le plus ardent défenseur. Lors de la discussion sur l'Enseignement Technique Supérieur à la Société des Ingénieurs Civils de France (1917-1918), il déclara notamment: « A mon avis, le facteur dominateur de la formation de l'ingénieur est l'enseignement secondaire qui façonne définitivement l'intelligence et le caractère. Il doit, s'il est bien donné, développer le bon sens, l'esprit scientifique et l'activité intellectuelle, toutes qualités nécessaires au succès dans la vie industrielle et plus généralement dans toute vie active... C'est donc vers la réforme de l'enseignement secondaire que tous nos efforts doivent tendre aujourd'hui. Il faut obtenir qu'il soit uniquement dirigé vers la formation de l'intelligence comme les anciennes humanités tendaient à le faire....

« Chaque sujet d'étude ne vaut que par l'action qu'il exerce sur l'épanouissement des facultés de l'âme. Si on apprend par surcroît quelque chose, tant pis ou tant mieux, comme l'on voudra. Cela n'a aucune importance. »

D'ailleurs, il précisa sa pensée dans une étude publiée en 1917, dans la Revue de Métallurgie; réduction du nombre d'heures des classes; nécessité de la culture latine qui joue un double rôle, contribuant au développement des facultés intellectuelles, et assurant la continuité du caractère national français ; unité d'enseignement ; nécessité d'un travail personnel actif ; orientation vers la formation intellectuelle et non vers la documentation; obligation pour tous de la culture scientifique et de la culture littéraire, telles sont ses principales directives si justes; il les soutint avec énergie, avec cette énergie qu'il dépensait pour le triomphe de toutes ses idées.

Lors du Centenaire de l'Ecole Supérieure de Chimie de Mulhouse et de l'inauguration des laboratoires de chimie-physique de cette Ecole (1928), Henry LE CHATELIER fit une conférence magistrale, traitant : De la formation des Elites intellectuelles dans la Science et l'Industrie : il y insista encore sur le rôle capital des études secondaires et des humanités.

Le 11 septembre 1870, Henry LE CHATELIER, comme tous ses camarades élèves à l'Ecole Polytechnique, fut nommé Sous-Lieutenant par une décision du Gouvernement de la Défense Nationale et fit la campagne du Siège de Paris.

A sa sortie de l'Ecole Nationale Supérieure des Mines, il fut adjoint à la mission Roudaire organisée par le gouvernement français pour étudier la possibilité de création d'une mer intérieure dans les Chotts Algériens; au retour de ce voyage, il exerça les fonctions d'Ingénieur ordinaire des Mines à Besançon durant deux années. Mais bientôt, en 1877, il fut appelé à l'Ecole des Mines pour y enseigner la Chimie générale, il avait alors vingt-sept ans. Il avait épousé, l'année précédente, Mlle Geneviève Nicolas, la plus jeune fille d'un camarade de son père, soeur elle-même de deux de ses camarades de l'Ecole Polytechnique.

Dix ans plus tard, il se vit confier la Chaire de Chimie Industrielle qu'il devait conserver jusqu'à sa mise à la retraite (1919). Il se révéla de suite un Professeur éminent et je n'ai jamais rencontré un de ses élèves sans qu'il me dit - et cela avec quel enthousiasme - l'impression qu'il ressentit et conserva de ses leçons. Au début, cet enseignement fut limité à certaines parties de la chime industrielle; vers 1896, Henry LE CHATELIER ajouta l'étude des fours et de la combustion et, en 1905, le cours prit le titre de Métallurgie Générale et correspondait à 25 leçons. La première partie traitait des combustibles et des fours; la seconde, des métaux et alliages, constitution, propriétés, etc. Répétiteur de chimie (1882), puis examinateur des élèves (1884-1897) à l'Ecole Polytechnique, il y suppléa, à plusieurs reprises, les professeurs de chimie. Appelé en quelque sorte par Berthelot, il succéda à Schutzenberger dans la Chaire de Chimie Minérale du Collège de France ; il y demeura de 1898 à 1907 et voici les principaux sujets traités dans son très brillant enseignement :

  • Les phénomènes de combustion (1898);
  • Théorie des équilibres chimiques, les Mesures de températures élevées et les Phénomènes de dissociation (1898-1899);
  • Propriétés des Alliages Métalliques (1899-1900);
  • Alliages du fer (1900-1901);
  • Méthodes générales de la Chimie analytique (1901-1902);
  • Lois générales de la Mécanique Chimique (1903);
  • La Silice et ses composés (1905-1906);
  • Quelques applications pratiques des principes fondamentaux de la Chimie (1906-1907);
  • Propriétés des Métaux et de quelques Alliages (1907).

    Au moment de la mort de Moissan, il préféra l'enseignement de la Sorbonne, pensant avoir ainsi une plus grande influence sur la formation scientifique de la jeunesse.

    Henry LE CHATELIER fut, avant tout, un Professeur éminent. La parole claire et précise, le regard franc, la stature droite et distinguée, lui donnaient une autorité particulièrement rare.

    « Le professorat, disait-il, est un stimulant énergique pour la recherche scientifique. Obligé d'approfondir chaque question avant de l'enseigner, on acquiert une connaissance plus précise de la science déjà faite; arrêté d'autre part par les lacunes de cette science, on est encouragé à la compléter. »

    Tous ceux qui approchèrent Henry Le Chatelier dans ses laboratoires du Collège de France, de la Sorbonne ou de l'Ecole des Mines savent son influence considérable sur la formation des jeunes savants ou des jeunes ingénieurs; aidé par une prodigieuse mémoire, il renvoyait aux sources bibliographiques les plus inconnues; animé d'un sens critique aigu, il discutait, avec aménité, les résultats apportés et bâtissait, avec une sûreté étonnante, un programme de recherches, une succession d'études; travailleur acharné, il n'aimait ni les amateurs, ni les flâneurs; il exigeait cette régularité dans le labeur, cette assiduité dans la recherche qu'il affectionnait tout particulièrement. D'ailleurs, n'écrivait-il pas : « dans les Sciences comme dans toutes les circonstances de la vie, une persévérance inlassable, une vigueur inflexible dans la lutte contre les obstacles et une amabilité non démentie avec ses collaborateurs sont les éléments essentiels du succès ».

    Les rapports avec ses élèves dépassaient le cadre du laboratoire et de l'amphithéâtre. Qui de nous ne se souvient de l'accueil simple, affable, cordial, même affectueux qu'il nous réservait dans son hôtel familial; vous interrogeant sur votre carrière, sur les vôtres, il suivait pas à pas les succès de ceux qu'il aimait et, par tous les moyens en son pouvoir, les aidait, les encourageait. Sa modestie, sa droiture, ses jugements précis, sa franchise, la rigueur de ses principes, l'élévation de ses pensées, son amour de la discipline et aussi de la liberté frappaient tous les jeunes : « La liberté consiste non pas à enfreindre la loi; mais, bien au contraire, à se révolter contre toute violation de la loi et de l'arbitraire ». Et il se plaisait à conter les multiples faits qui faillirent entraver sa carrière :

    « Quand Wurtz voulut exiger de moi, contait-il, un acte de foi à l'atome insécable, une génuflexion devant la théorie atomique, je me suis révolté, aucune loi scientifiquement établie ne prouvant l'exactitude de la croyance que l'on voulait m'imposer. Cela m'a coûté la chaire de l'Ecole Polytechnique, ambition de ma jeunesse. »

    Qui ne se rappelle ces réunions auxquelles l'amabilité souriante de Mme Le Chatelier enlevait toute solennité ; elles étaient généralement données en l'honneur de quelque savant étranger, auquel le Maître était heureux de présenter ses élèves. Et, dans cet intérieur, si simple, tous ressentaient l'influence et le charme de l'entente si parfaite qui devait durer soixante années.

    Ses publications commencèrent en 1876.

    Sa première note à l'Académie avait trait à l'origine du nerf dans le fer puddlé (1876, LXXXVII, 1057). Elle était présentée par Daubrée. L'auteur rappelle les travaux de Tresca, montrant que le nerf d'un métal provient de l'interposition de matières étrangères et indique comment, dans le fer puddlé, il a pu isoler, par un courant de chlore à la température du rouge sombre, ces impuretés, le fer étant volatilisé.

    « J'ai obtenu, écrit-il, comme résidu, un squelette présentant exactement la forme du morceau soumis à l'expérience, mais d'une ténuité, d'une légèreté telle que le moindre souffle le fait disparaître... Ce sont les scories interposées mécaniquement dans le fer. Elles sont dans une proportion d'environ 1 % dans les échantillons étudiés. Ces scories empêchent les grains de fer de se souder entre eux. » Et, en conclusion :

    « Ces considérations permettent de se rendre compte de l'origine des diverses textures que peuvent présenter les massiaux de fer puddlé. Le grain ou absence de nerf est généralement produit par la fusibilité de scories manganésées ou alcalines, par la mollesse à chaud du fer carburé ou phosphoreux, et par la haute température à laquelle se fait le puddlage bouillant; le nerf résulte au contraire du peu de fusibilité de scories partiellement peroxydées et de la température comparativement basse à laquelle se fait le puddlage. Toutes ces conditions dépendent, d'une part de la composition chimique des scories et du fer, d'autre part, de la température à laquelle se fait le travail. »

    N'est-il pas curieux de voir la première note présentée par Henry Le Chatelier à l'Académie des Sciences traiter d'un sujet qui occupera une grande partie de son activité scientifique : « la constitution des produits métallurgiques » et utiliser des méthodes d'attaque qu'il perfectionna durant de nombreuses années.

    La seconde note présentée à l'Académie avait trait à un travail fait en collaboration avec Mallard (1879, LXXXVIII, 749); il s'agissait de l'emploi de la flamme de l'hydrogène pour mettre en vue le grisou dans l'air des mines ; les auteurs montrent la sensibilité de la méthode : « dès qu'il y a 0,25 % d'hydrogène protocarboné », apparaît une auréole bleue.

    Dans la préface de son plus récent volume, Henry Le Chatelier expose les circonstances qui le conduisirent à aborder successivement des problèmes très variés.

    Nommé Professeur à l'Ecole des Mines, il veut de suite poursuivre des recherches; « n'ayant comme titre, disait-il, que les bonnes notes de chimie que lui avaient valu ses lectures des oeuvres de H. Sainte-Claire-Deville sur la dissociation », il tient à honneur de justifier le choix qu'on avait fait de lui ; se souvenant des relations de son grand-père maternel avec Vicat, il retrouve une collection de briquettes d'essais de chaux. Ainsi commencèrent ses recherches sur les matériaux hydrauliques ; ce fut sa thèse de doctorat (1887, Recherches expérimentales sur la constitution des mortiers hydrauliques).

    Etudiant les conditions de cuisson de ces produits, et de la dissociation du carbonate de chaux, il doit s'occuper des mesures de températures élevées et crée ainsi le fameux couple thermo-électrique qui se répandit très rapidement dans toute l'industrie. Sait-on que, deux jours après la communication faite à la Société de Physique, le grand industriel Ludwig Mond commanda télégraphiquement deux appareils qui furent les premiers utilisés dans l'industrie ? Ces mêmes recherches mettent Henry LE CHATELIER en présence d'exemples d'équilibre chimique et, durant plusieurs années, il se consacre exclusivement à la mécanique chimique.

    A la suite de graves accidents de grisou dans les mines françaises, il est chargé, avec Mallard, d'études qui engendrèrent une série de travaux : variation de la chaleur spécifique des gaz aux températures élevées, inflammation des gaz, etc... et l'étude de la combustion de l'acétylène conduit Henry LE CHATELIER au chalumeau oxyacétylénique et à son emploi dans la soudure.

    L'étude des transformations allotropiques de certains minéraux, faite sur la demande de Mallard, amena Henry LE CHATELIER à des recherches sur la dilatation, à la création d'appareils spéciaux, et à l'étude des différentes formes de la silice.

    Chargé d'un cours de chimie industrielle et de métallurgie, à l'Ecole des Mines, il commence ses travaux sur les alliages et en établit la théorie.

    Enfin, rendant compte de la découverte des aciers à coupe rapide, dans la Revue de Métallurgie, il reçoit une lettre de Taylor, entre en relation avec lui, étudie les théories de l'organisation scientifique et s'en fait bientôt l'apôtre.

    Une telle activité qui s'est poursuivie, nous le verrons, jusqu'au jour même de sa mort, a engendré fort heureusement de très nombreux mémoires, plusieurs centaines. Ils ont été publiés principalement dans les Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences, les Annales des Mines, le Bulletin de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, la Revue de Métallurgie, la Revue Générale des Sciences, le Bulletin de la Société Chimique et diverses revues étrangères.

    Ses livres, au nombre de onze, sont particulièrement à signaler :

    Les méthodes de mesures, les appareils qu'il créa sont utilisés dans tous les laboratoires de métallurgie de France et de l'étranger; il en sera longuement parlé.

    Quant aux études qu'il inspira et qu'il guida dans ses propres laboratoires et dans les laboratoires scientifiques et industriels dirigés par ses élèves, elles sont innombrables.

    Pendant ses années d'enseignement au Collège de France et à la Sorbonne, il eut constamment près de lui des chercheurs, souvent plus de dix jeunes gens et fréquemment des étrangers dont les noms sont actuellement bien connus.

    Il en dirigeait les travaux. Etant donné la part qu'il prenait à ces études, il aurait pu, certes, mettre son nom sur ces travaux. Mais, n'ayant jamais eu, à proprement parler, de Maître dans sa jeunesse et ayant pu publier sous son seul nom ses premiers travaux, il tint à donner le même avantage et la même satisfaction à ses élèves. Tous lui en sont demeurés très reconnaissants.

    Il suffira de lire les lettres que nous avons reçues des métallurgistes étrangers pour se rendre compte de l'influence extraordinaire qu'il exerça durant plus de cinquante ans.

    En 1893, il fonda à la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale un Comité des Alliages, qui avait pour but d'établir un plan général de recherches et d'aider ces études.

    Ce Comité publia, en 1901, un livre demeuré célèbre : « Contribution à l'étude des alliages » ; il rassemblait une série de mémoires, notamment cinq études de Henry LE CHATELIER sur les alliages, leurs propriétés et la métallographie microscopique.

    Ainsi s'était vraiment fondée une Ecole dont Henry LE CHATELIER fut le chef; des travaux systématiques sur la physico-chimie des produits métallurgiques se multiplièrent ; aux premiers restent attachés notamment les noms de MM. Charpy, Guillaume, déjà connus par leurs recherches sur les laitons, les antifrictions et les aciers au nickel.

    L'Association Internationale et l'Association Française des Méthodes d'Essais lui doivent leurs existences. Une Commission dite des Méthodes d'Essais, siégeait au Ministère des Travaux Publics; elle avait prouvé d'une part l'intérêt de tous les travaux poursuivis sur les méthodes d'essais et de recherches relatives aux matériaux de construction et, d'autre part, l'absolue nécessité d'un rapprochement des savants et industriels qui s'occupaient de ces mêmes problèmes dans les différents pays. D'où la création de l'Association Internationale des Méthodes d'Essais, en 1895 (1) et la constitution d'une section française (réunion du 6 décembre 1901), présidée par Henry Le Chatelier, qui venait de succéder au Comité directeur de l'Association à Debray (1901 à 1903); la présidence fut ensuite occupée par le regretté Professeur Mesnager. Il prit une part extrêmement active aux différents Congrès, notamment à celui de Budapest qui s'essaya dans une mise au point des essais de choc, à celui de Bruxelles où, sous sa direction, avait été établi un laboratoire en activité; à celui de Copenhague, qui vit une discussion, parfois ardente, sur la nature de certains constituants de trempe et de revenu des aciers. Au Congrès de Budapest, Henry LE CHATELIER définit le double but de l'Association :

    1. L'étude expérimentale des propriétés des matériaux de construction et des méthodes d'essais servant à mesurer ces propriétés;
    2. Le choix des méthodes d'essais uniformes en vue de la réception des matériaux.

    En outre, il insista sur l'organisation du travail de l'Association et la formation de sections spécialisées.

    L'Association Internationale des Méthodes d'Essais fut fondée en 1895, sous la présidence de Tetmajer. Elle eut son Congrès à Zurich (1895), Stockholm (1897), Budapest (1901), Bruxelles (1906), Copenhague (1909), New-York (1912), Amsterdam (1925), Zurich (1930).

    La Section Franco-Belge de cette Association fut fondée en 1901. Eu 1920, elle devint l'Association Franco-Belge pour l'Essai des Matériaux et, depuis 1928, elle évolue dans un cadre français.

    En 1904, Henry LE CHATELIER créa la Revue de Métallurgie. Dans le premier numéro, il exposait le but poursuivi, le plan adopté et, pour bien marquer l'esprit qui devait animer cet organe, il donnait un article intitulé : « Du rôle de la Science dans l'Industrie ». Le Comité de la Revue était alors formé de M. Bâclé, de Dupuis, Gruner, Osmond, Pourcel ; M. Descroix en était le Secrétaire.

    Nul mieux que moi n'a pu connaître son profond attachement à sa Revue; il ne ménageait ni son travail personnel, ni ses démarches; il prenait une part importante au côté matériel de la publication, aidé seulement par chacune de ses filles successivement et, en particulier, par sa fille Geneviève, à la mémoire de laquelle il a dédié en 1925 son livre « Science et Industrie ». Le lancement fut quelque peu pénible; mais le succès vint très rapidement et, grâce à l'énergie et au renom de son fondateur, grâce à l'aide du Comité des Forges, de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale et des industriels intéressés, la Revue de Métallurgie devint l'organe scientifique quasi officiel de la Métallurgie française. Elle ne s'est jamais écartée, dans ses trente-trois années d'existence, du plan initial tracé par son Fondateur.

    C'est par la Revue de Métallurgie que Henry LE CHATELIER put avoir une influence considérable sur le développement des nouvelles méthodes d'essais : métallographie, essais au choc et à la dureté; c'est par la Revue de Métallurgie qu'il put faire connaître et vulgariser les travaux de Taylor sur les aciers à coupe rapide et sur l'organisation du travail.

    Henry LE CHATELIER fut élu en 1907, dans la Section de Chimie de l'Académie des Sciences; il y succédait à Moissan, et occupait ainsi le siège illustré par Vauquelin, J.-B. Dumas et Cahours. Ayant assisté à des luttes peu édifiantes, il s'était promis, conte-t-il, « de devenir un jour capable d'entrer à l'Institut, mais de ne jamais s'y présenter. Que valent les sentiments de jeunesse ? »

    Durant la grande guerre, il ne put rester inactif : chargé d'inspecter différentes fabrications, il mit au point des appareils de trempe pour obus, qui firent singulièrement diminuer les déchets de fabrication; des méthodes de décapage des aciers par le bisulfate de sodium, etc...

    Et, avant l'Armistice, au moment de la préparation de l'après-Guerre, lors des grandes réunions du Comité Consultatif des Arts et Manufactures, dont il était alors Vice-Président, il fut l'un des meilleurs artisans de la Commission de Normalisation. Il en devint l'un des Vice-Présidents et jusque dans ces toute dernières années, il assistait à nos réunions, donnant toujours des avis précis et particulièrement écoutés sur les questions touchant l'industrie du ciment et la métallurgie. Au mois de mai dernier, il siégeait encore dans une Commission du Ministère des Travaux Publics chargée de préparer un important travail ; de sa grande autorité, il corrigea un plan d'essais et émerveilla, une fois encore, toutes les personnes présentes par la sûreté de ses vues.

    Dans toutes ces réunions, peut-être plus encore dans les Congrès internationaux, s'affirmaient le respect qui l'entourait, la haute estime dans laquelle il était tenu par tous, la profonde admiration que l'on ressentait pour ses travaux et aussi pour l'homme, de par sa droiture et sa valeur morale. Jamais la France n'a eu meilleur ambassadeur scientifique, jamais notre pays n'a eu représentant possédant une plus grande autorité.

    Aussi, sur Henry Le Chatelier, si modeste, si dédaigneux des honneurs, n'attachant aucune importance à la fortune, se fixa l'attention de toutes les Académies étrangères, ainsi que des grandes Sociétés savantes et industrielles.

    Membre de l'Académie des Sciences, dont il avait été lauréat en 1892 et 1895, ancien Président de la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale, membre de son Comité de Chimie depuis 1885 et son président d'honneur (il assistait encore à la séance du 9 juin dernier), Président d'Honneur de la Société Chimique de France et de la Société de Chimie Industrielle, membre d'Honneur de la Société des Ingénieurs Civils de France, de l'Association Technique de Fonderie, du Comité National de l'Organisation Française, administrateur honoraire de la Société de l'Industrie Minérale, vice-Président du Comité Consultatif des Arts et Manufactures, membre du Conseil de Perfectionnement de l'Ecole Polytechnique (1912-1935), membre de la Royal Society (1913), titulaire de la Médaille Davy de la Royal Society (1916), de la Médaille Trasenster des Ecoles de Liège et de la Médaille Bessemer (1910) de l'Iron and Steel Institute, docteur honoris causa de la Faculté Technique d'Aix-la-Chapelle (1912), de l'Université de Victoria de Manchester (1920), de l'Institut Polytechnique de Copenhague (1921), de l'Université de Louvain (1927), de l'Université de Madrid (1934), Henry LE CHATELIER fit partie soit comme membre, soit comme correspondant de la Royal Society, de l'Académie dei lincei (Rome), des Académies de Berlin, Bruxelles, Madrid, Dublin, Bologne, Leningrad, Bucarest, Prague (Académie Masaryck) et des Pays-Bas, des Sociétés Scientifiques de Louvain, Liège, Rome, Leningrad, Moscou; il était membre d'Honneur de l'Institute of Metals (membre du Conseil), de l'Iron and Steel Institute (vice-Président), de l'Institut de l'Organisation Scientifique de Varsovie, de l'Institution of Mining and Metallurgy, de la Société Royale de Travaux pour les Sciences naturelles, de la Royal Institution of Great-Britain, de la Société of Glass Technology, des Société chimiques d'Allemagne, d'Espagne, de Hollande, de Pologne et de République Argentine, de la Société Royale des Sciences de Bohême, de l'American Institute of Mining and Metallurgical Engineers, de l'American Society of Mechanical Engineers, de l'American Society for Metals, de la Taylor Society, etc...

    Ingénieur en chef des Mines en 1889, il fut nommé Inspecteur de deuxième classe en 1907 et de première classe en 1914.

    Fait Chevalier de la Légion d'Honneur en 1887, il fut promu Officier en 1908, Commandeur en 1919 et élevé à la dignité de Grand-Officier en 1927.

    Le 22 janvier 1922, nous célébrions en Sorbonne le Jubilé Scientifique de Henry LE CHATELIER, sous la présidence de Noblemaire, assisté de Appell, alors Recteur, de M. le Doyen Molliard, de Berlin, Président de l'Académie des Sciences, du Général Delanne, Président de la Société des Amis de l'Ecole Polytechnique; les Membres de l'Institut, les Professeurs de l'Université et des Grandes Ecoles, les délégations étrangères et françaises, de nombreux industriels, les élèves du Maître remplissaient l'amphithéâtre de Chimie et ses abords ; tous venaient exprimer à l'éminent professeur, à l'illustre savant leur reconnaissance et lui apportaient leur respectueux hommage. Au cours de la cérémonie lui fut remise la médaille frappée à son effigie et due à Lamourdedieu.

    Ses admirateurs, les industriels, qui avaient profité de ses découvertes, plus de trois cents firmes, avaient répondu à l'appel du Comité de Patronage, et, suivant le désir exprimé par le jubilaire, une somme de cent mille francs fut remise à l'Académie des Sciences pour constituer une bourse des recherches.

    Durant les dernières années de sa vie, il s'intéressa plus encore aux questions d'ordre moral et philosophique qu'à celles d'ordre scientifique et technique.

    Cependant, à l'Académie des Sciences, il intervenait toujours dans un silence rare; durant les six premiers mois de l'année 1936, il présenta vingt-deux notes et, fait assez curieux, la dernière, signée de Mlle Jeanne Foret et résumée à la séance du 6 juillet 1936, traite de la synthèse sous pression de silicates monocalciques hydratés, sujet se rapprochant un peu des premières préoccupations du Maître. Le 14 septembre dernier, il transmettait une étude de MM. René Dubrisay et Albert Saint-Maxen sur les acétates basiques de plomb. Dans sa dernière communication personnelle, le 10 février 1936, il remit à l'Académie son dernier livre : « De la Méthode dans les Sciences Expérimentales ».

    Lorsque, le 16 mai dernier, eut lieu à la Société d'Encouragement une série de conférences métallurgiques, Henry LE CHATELIER voulut bien faire une introduction et rappeler le rôle que la Société avait joué dans le développement des recherches scientifiques relatives à la métallurgie.

    Durant les dernières vacances, il correspondait avec M. Blaringhem pour lui signaler un phénomène présenté par des radis. Le 5 septembre, il écrivait :

    « Mon cher Confrère,

    « Je vous envoie, en même temps que la présente, un paquet de radis comme je n'en ai jamais vus encore. Peut-être est-ce un phénomène connu et sans intérêt; excusez-moi alors de vous avoir inutilement importuné. »

    Il donne ensuite des précisions sur la date à laquelle ces radis ont été semés, les températures auxquelles ils ont été naturellement soumis. Il précise que, généralement, ces radis semés le 15 mai sont bons à consommer le 15 juillet, et il ajoute: « J'espère que vos vacances se passent agréablement. Ici, à condition de ne pas trop me remuer, cela ne va pas trop mal; mais, habitué comme je l'étais à prendre de l'exercice, ce repos m'est pénible. »

    D'ailleurs, il s'était toujours intéressé à la botanique et à l'agriculture.

    Dans « Ecole et Liberté », du 15 février 1936, il étudiait l'enseignement populaire au Danemark, spécialement du point de vue agricole. Son étude fut reproduite dans diverses revues.

    Mais ses derniers écrits, ses récentes interventions montrent d'autres soucis.

    En 1930, il fait paraître une brochure très importante: « Rationalisation et la Crise économique ».

    En février 1934, il indique dans la Revue Economique Internationale de Bruxelles, le rôle néfaste qu'aurait la loi de quarante heures.

    En octobre 1935, deux mille savants, ingénieurs et industriels, venant de quarante-cinq pays, étaient réunis en Sorbonne pour l'ouverture du Congrès International des Mines, de la Métallurgie et de la Géologie appliquée.

    Henry LE CHATELIER en était Président d'Honneur. Il prononça, sans aucune note, un magnifique discours, et, debout, toute l'Assemblée frémissante applaudit l'illustre savant, et encore ne savait-elle pas que, la veille, je l'avais supplié de ne pas assister au Congrès : le dernier survivant de ses frères était sur son lit de mort.

    L'émotion s'était emparée de tous les assistants, tellement étaient importantes les questions traitées par le Maître. Citons les passages les plus marquants de ce véritable testament moral.

    Après avoir rappelé les derniers progrès des Sciences et des Techniques à l'ordre du jour :

    « Ceci est le passé; il faut maintenant songer à l'avenir. J'ai toujours conservé le souvenir d'une conversation avec le grand Ingénieur belge Solvay. « Aujourd'hui, me disait-il la Science et la Technique ont atteint leur point culminant; il n'y a plus rien à chercher dans ce domaine. Les préoccupations des jeunes ingénieurs, nos successeurs, devront être toute différentes. Il leur faudra étudier le facteur humain, sur lequel nous ne savons à peu près rien, mais dont l'importance est capitale dans l'industrie et le deviendra tous les jours davantage. » Il ne voulait pas dire, bien entendu, qu'il n'y aurait plus de progrès techniques, mais seulement que ces progrès continueraient à être réalisés par les méthodes actuelles. Au contraire, devant les problèmes moraux et sociaux, nous sommes désarmés, nous n'avons pas encore trouvé la bonne voie, nous ne savons comment orienter nos études.

    « Là encore, nous devons appliquer la méthode scientifique, mais elle est complexe. Les raisonnements des sciences mathématiques se trouvent en défaut dans les sciences naturelles et réciproquement les principes formulés par Claude Bernard dans son Introduction à la Médecine expérimentale ne pourraient guère servir en géométrie. De même l'étude des diverses interventions du facteur humain dans l'industrie demande des méthodes particulières.

    « L'étude de son rôle dans la production constitue la Science de l'organisation. »

    Ayant analysé le rôle du facteur humain dans la production, c'est-à-dire la Science de l'Organisation et dans le commerce, c'est-à-dire la Science Economique, l'orateur ajoute :

    « Ces deux disciplines de l'organisation du travail et de l'économie politique ne tiennent compte du facteur humain qu'au seul point de vue matériel de la production et des échanges. Il faut encore l'envisager au point de vue des besoins de la personne humaine. Il ne suffit pas d'atteindre les plus hauts rendements, il faut encore respecter les lois de la justice. C'est le rôle d'une troisième discipline, la Morale.

    « Ici, le problème est plus difficile encore. Bien entendu, quand on parle d'appliquer la méthode scientifique à l'étude de la morale, il ne faut pas tomber dans l'erreur de croire que la Science suffit à tout. La base de toute méthode scientifique est l'application du principe de division de Descartes. Pour étudier utilement la chaleur, nous devons commencer par distinguer la quantité de chaleur et la température; de même, dans la morale, nous devons séparer la connaissance des préceptes et la volonté de les appliquer. La connaissance des préceptes de la morale relève seule de la méthode scientifique et encore uniquement dans les cas où le bien et le mal de nos actes n'ont pas une valeur absolue, mais dépendent surtout de leurs conséquences économiques.

    « Il se pose là des problèmes beaucoup plus délicats qu'on ne le suppose parfois. Le plus souvent tel ou tel acte n'est pas par lui-même contraire ou non à la justice; mais sa qualité dépend des circonstances. En général, l'usage modéré est parfaitement légitime, l'abus seul est condamnable. « Or, la limite entre l'usage et l'abus est toujours difficile à tracer. »

    ...

    « Espérons, sans nous faire trop d'illusions, que si le XIXe siècle doit rester célèbre dans les fastes de l'humanité par le progrès des Sciences expérimentales et par la création de la grande industrie, le XXe siècle se signalera de son côté par sa compréhension des problèmes sociaux et par son amour de la justice. Faisons au moins des voeux dans ce sens. »

    Et, jusqu'au dernier soir de sa vie, ce fut sa préoccupation : la valeur morale de l'homme.

    Le 17 septembre, alors qu'il savait sa fin proche, il jetait un ultime coup d'oeil sur sa dernière étude, destinée au Bulletin de l'Union Syndicale des Ingénieurs Catholiques et, en marge, il portait quelques notes supplémentaires.

    De cet article, nous tenons à extraire quelques pensées qui doivent être méditées :

    « Le malaise actuel résulte, avant tout, d'un défaut de moralité dans les affaires. Trop de gens considèrent le vol comme une méthode normale d'enrichissement. »

    « Le problème de la morale dans les affaires se heurte à deux difficultés :

    « Il nous est pénible de nous astreindre à des règles qui semblent contraires à nos intérêts personnels. Le sentiment du devoir n'est pas inné dans le coeur de l'homme; sans le secours de la religion, il reste bien vacillant. Mais, surtout, les préceptes de la morale sont loin d'être évidents; il faut beaucoup de réflexion pour les démêler; affirmation qui, de première vue, peut sembler téméraire. »

    « D'une façon générale, l'oisiveté des gens riches a, de tout temps, provoqué la jalousie des hommes moins fortunés et ce sentiment est une des causes principales des luttes de classe et des révolutions politiques. Il est malhonnête de chercher à s'enrichir sans fournir aucun travail. Les hommes qui ont une fortune suffisante pour ne rien faire ont l'obligation morale de se rendre utiles à la communauté par un travail désintéressé. »

    « La facilité avec laquelle la fortune ouvre toutes les portes est une cause très grave d'avilissement des caractères. »

    Ce sont là les dernières pensées de ce grand Français; tous devront les méditer.

    Le 1er juin dernier, le lundi de la Pentecôte, M. et Mme Henry Le Chatelier, entourés de leurs enfants, petits-enfants et de nombreux parents et amis, célébrèrent à Notre-Dame-des-Champs leurs noces de diamant.

    Me sera-t-il permis de souligner l'atmosphère de respectueuse affection qui caractérisait cette réunion et combien tous étaient heureux d'apporter leurs hommages à Mme Henry Le Chatelier qui éclaira toute la vie de notre Maître par sa bonté et son dévouement ?

    Jusqu'au soir du 17 septembre, alors qu'il voyait arriver sa dernière heure dans le calme des grands croyants, Henry LE CHATELIER s'adonna aux siens. Fendant tout l'été 1936, à Miribel-les-Echelles, il fit à l'une de ses petites-filles un cours très complet de physique et de chimie, et cela dans des leçons journalières. L'avant-veille de sa mort, alité, il dictait à l'une de ses filles des notions de perspective à l'usage de ses petits-enfants qui s'exerçaient à dessiner d'après nature.

    Henry LE CHATELIER fut un illustre Savant, un Professeur éminent, un Maître à l'action puissante, d'une loyauté scientifique et morale absolue, aussi modeste de caractère qu'illustre par son génie, « aussi désintéressé dans le profit qu'il fut prodigue dans la découverte, un homme que ses qualités morales honorent autant que ses qualités intellectuelles ». (Discours de M. Mario Roustan, Ministre de l'Education Nationale, à l'ouverture du Congrès International des Mines, de la Métallurgie et de la Géologie appliquée, 21 octobre 1935.)

    Henry LE CHATELIER était essentiellement bon, d'une bonté agissante; ceux qui, comme moi, ont ressenti cette bonté durant plus de trente-cinq années, savent la perte incalculable qu'ils viennent d'éprouver et ils pleurent, avec tous les siens, en faisant le serment de ne jamais oublier.

    Léon GUILLET.


    Citation d'un des anciens élèves de H. Le Chatelier, W. BRONIEWSKI, devenu professeur et directeur du laboratoire de métallurgie de l'Ecole polytechnique de Varsovie (1921) :

    Malgré les mérites éminents de H. Le Chatelier pour l'industrie, sa carrière ne fut pas facile. Car son caractère, taillé d'une pièce, n'était pas de ceux qui facilitent le passage à travers la vie sans frottement. Il était parfois combattu, mais plus souvent incompris. On ne savait pas comprendre le savant qui s'occupe d'industrie, l'inventeur qui ne prend pas de brevets et n'en tire aucun profit personnel, le partisan de l'ordre et de la discipline morale qui défend avec force la liberté individuelle.

    Mais on redoutait surtout sa franchise, aussi courtoise qu'impitoyable, car, plus d'une fois, il n'avait pas craint, dans des cas retentissants, de "jeter une pierre dans la mare à grenouilles", comme il disait, alors que suivant l'usage consacré, il fallait plutôt se taire discrètement, même si ce silence devait faire tort à la communauté, pourvu qu'il trouve l'approbation des égaux et des supérieurs.


    Graffitis laissés par une équipe de 4 élèves "Les Braves" de l'Ecole des mines de Paris dans les catacombes. On reconnaît le nom de Le Chatelier.
    Crédits photographiques : Ecole des mines de Paris et Aymeline Wrona. Photo réalisée sur une idée de Gilles Thomas.
    Voir aussi : Les murs de l'histoire / L'histoire des murs, par Gilles Thomas


    Un autre graffiti autographe de Le Chatelier dans les catacombes en 1872
    Crédits photographiques : Ecole des mines de Paris et Aymeline Wrona. Photo réalisée sur une idée de Gilles Thomas.

    Mis sur le web par R. Mahl