Henry LE CHATELIER et les explosifs miniers

Rédigé par E. Audibert (1936)

D'UNE carrière dont la rigoureuse rectitude, la féconde activité et le majestueux désintéressement constituent le plus magnifique des enseignements, H. LE CHATELIER n'a consacré qu'une très faible partie à l'étude de problèmes posés par l'exploitation des mines de houille. Ce n'en sont pas moins les résultats des travaux, auxquels il s'est livré avec Mallard, qui ont permis de jeter les bases de la doctrine de la sécurité des mines grisouteuses et d organiser de manière méthodique et sûre la lutte contre le danger du grisou.

En mai 1878, alors qu'il était professeur de chimie à l'Ecole des Mines, il fut invité, en même temps que Mallard, également professeur à l'Ecole, à participer aux travaux de la Commission chargée d'étudier « les moyens propres à prévenir les explosions du grisou », qu'une loi du 26 mars 1877 avait instituée dans les circonstances suivantes : à l'époque où cette loi fut votée l'industrie était depuis quelques années en plein développement et le rapide accroissement de son activité se marquait, notamment, par le fait que la production française de houille, qui, pendant toute la première moitié du XIXe siècle, était demeurée inférieure à 4 millions, atteignait 17 millions de tonnes par an. En même temps que celui du tonnage extrait, on enregistrait naturellement un accroissement de la profondeur des mines ainsi que du nombre des accidents qui frappent le personnel occupé à l'extraction, des accidents de grisou notamment. Le danger que créait le dégagement de ce gaz dans les travaux souterrains était connu depuis longtemps, les exploitants s'étant trouvés aux prises avec lui dès que les chantiers s'étaient développés en profondeur; l'efficacité des mesures prises pour se prémunir contre lui était allée sans cesse en augmentant; elle s'était même améliorée beaucoup plus rapidement qu'il ne s'était accentué, puisque le nombre des accidents mortels de grisou par million de tonnes extraites était tombé de 6,7 pour la décade 1820-1830 à 3,5 pour la décade 1860-1870. Mais, si la statistique permettait cette constatation rassurante, l'opinion publique ne s'était pas moins émue au spectacle, dont on n'avait guère été témoin jusqu'alors, de catastrophes frappant simultanément un grand nombre d'ouvriers :

  • le 12 décembre 1867, l'explosion du puits Cinq-Sous, à Blanzy (Saône-et-Loire) avait fait 136 victimes, dont 89 morts;

  • le 8 novembre 1871, l'explosion du puits Jabin, à Saint-Etienne, avait tué 70 ouvriers ;

  • le 4 février 1876, une nouvelle explosion, au même puits, avait fait 198 victimes, dont 186 morts;

  • le 14 février 1877, l'explosion de Graissessac (Hérault) avait tué 45 ouvriers.

    La loi du 26 mars 1877 répondit aux préoccupations qu'éveillaient ces douloureux accidents et le mouvement d'opinion, qui en détermina le vote, fut particulièrement utile et opportun, puisque ce sont les décisions administratives qu'il a provoquées qui ont été à l'origine de la coordination des mesures destinées à assurer la sécurité du personnel employé dans l'industrie extractive.

    La Commission créée par la loi du 26 mars 1877, - des décisions ultérieures la rendirent permanente et en firent l'actuelle Commission du Grisou, - éprouva toutefois, dès qu'elle aborda la tâche qui lui était confiée, un embarras tenant à 1 insuffisance des connaissances qu'on possédait alors sur le grisou et ses propriétés. On savait bien, en effet, alors que le méthane est le constituant essentiel du grisou; sir Humphry Davy avait, d'autre part, reconnu au début du siècle que, suivant la température à laquelle un mélange de grisou et d'air se trouve porté, sa combustion peut affecter deux allures essentiellement différentes et se faire, soit d'une manière progressive et très lente, sans être accompagnée d'aucun phénomène extérieur apparent, soit, au contraire, être soudaine et se produire avec une augmentation de volume et un dégagement de lumière. Mais on ne possédait aucune indication sur la valeur de la température d'inflammation et l'idée qu'on se faisait de la discontinuité, qui lui correspond, du processus de la combustion était confuse comme étaient confuses les connaissances relatives à la détection du grisou et à son dosage, aux moyens d'enflammer un mélange d'air et de grisou et à la manière dont la combustion se propage dans sa masse. L'exposé que Haton de la Goupillière en faisait, dans son rapport du 8 mars 1878 à la Commission instituée par la loi du 26 mars 1877 met nettement en évidence leur obscurité et leurs insuffisances : « La détonation du grisou, écrivait-il, se produit quand une atmosphère formée de grisou et d'air, préalablement mélangés en proportions convenables, subit le contact, non pas seulement d'un corps incandescent, qui ne suffirait pas, en général, pour déterminer l'explosion, mais d'une flamme gazeuse. Si la quantité de grisou n'atteint pas 3 à 4 centièmes, on n'observe rien de spécial. Pour cette proportion, la flamme de la lampe commence à « marquer », suivant l'expression des mineurs, c'est-à-dire qu'elle s'environne d'une auréole bleuâtre en même temps qu'elle s'allonge et devient fuligineuse. A 6 %, la flamme est très allongée et l'auréole très épanouie ; à 7 ou 8 centièmes, l'inflammation se propage avec une certaine lenteur dans la masse. Aussi voit-on parfois le feu courir au faîte des galeries comme une traînée de poudre, menaçant d'une catastrophe s'il vient à rencontrer des régions où la proportion soit encore plus élevée. L'explosion est alors instantanée et c'est vers 12 ou 14 % qu'elle atteint le maximum d'énergie. Au delà, on parcourt en sens inverse une série d'effets analogues. Vers 20 centièmes, on est à peu près dans les mêmes conditions qu'à 6 %, et à 30 centièmes la lampe s'éteint ».

    Ce texte montre bien que les deux notions fondamentales en matière de lutte contre le danger des explosions de gaz, celle de la température d'inflammation et celle de l'aptitude à la propagation, étaient alors à peine soupçonnées et qu'on ne distinguait pas clairement entre elles ; que les méthodes employées pour déterminer la proportion du grisou dans l'atmosphère d'un chantier souterrain étaient aussi rudimentaires qu'imprécises; qu'on ne possédait enfin pas les connaissances nécessaires pour établir la liste des causes d'inflammation des mélanges grisouteux et pour apprécier le risque que chacune d'elles comporte.

    MALLARD et H. LE CHATELIER, que la Commission invite, le 29 mai 1878, à lui prêter leur concours, entreprirent des recherches expérimentales, dont les résultats vont permettre de combler ces différentes lacunes.

    Leur premier travail a eu pour objet l'étude de la température d'inflammation, et a porté sur l'hydrogène, le méthane et l'oxyde de carbone. Il met en évidence que, pour les mélanges que l'air forme avec ces trois gaz, le processus de la combustion à différentes températures accuse, pour une valeur de cette variable, une discontinuité assez caractérisée pour que la température correspondante, dite d'inflammation, soit susceptible d'une définition nette. Il établit que la température d'inflammation d'un mélange est conditionnée par la nature de son constituant combustible et varie peu avec la proportion qu'il en renferme. Il fournit enfin à ses auteurs l'occasion de découvrir la curieuse propriété que possèdent les mélanges d'air et de grisou, de présenter un retard à l'inflammation, dont la valeur varie avec la température, et qui joue un rôle important dans la pratique.

    La température d'inflammation une fois définie et mesurée, MALLARD et H. LE CHATELIER entreprennent la détermination de la température de combustion des mélanges combustibles, sur laquelle les idées qu'on possède alors sont tellement imprécises que les valeurs attribuées à la température de combustion de l'hydrogène, par exemple, varient entre des limites aussi écartées que 3000° et 7000°. Cet important travail, dont les résultats intéressent les innombrables opérations industrielles, où l'on utilise des flammes pour élever la température d'un corps, déborde le cadre des études consacrées au grisou et est décrit ailleurs ; on ne le signale donc ici que pour mémoire.

    Après avoir précisé les conditions dans lesquelles un mélange d'air et de grisou peut donner lieu à une combustion vive, il restait, pour compléter les connaissances théoriques susceptibles de définir le mécanisme des explosions de grisou, à déterminer les lois qui régissent la propagation de la combustion dans une masse qui a été allumée en l'un de ses points. Les recherches expérimentales auxquelles MALLARD et H. LE CHATELIER procèdent à ce sujet établissent que la vitesse de propagation d'une flamme déflagrante dans un mélange combustible est sous la dépendance de quatre facteurs principaux : composition, agitation et température du mélange, d'une part, action refroidissante des parois du récipient qui le contient, de l'autre, et détermine qualitativement l'influence de chacun d'eux. Les conclusions qu'elles dégagent à cet égard ont en particulier pour effet de préciser de manière définitive la notion de limite d'inflammabilité, dont le rôle dans la pratique est assez important pour qu'on doive la considérer comme fondamentale.

    Les recherches qu'on vient de rappeler ont fourni à leurs auteurs l'occasion de déterminer les valeurs numériques d'un certain nombre de constantes physiques dont la connaissance est des plus utiles. Elles ne présentent toutefois pas seulement cet intérêt. Elles ont été fécondes, encore et surtout, parce qu'elles ont mis en évidence la différence qu'il convient de faire entre le phénomène de l'inflammation d'un mélange gazeux combustible et celui de la propagation par un tel mélange de la combustion qui a été amorcée en un seul de ces points. Quand ils furent clairement distingués l'un de l'autre, il devint possible de concevoir que la sécurité de l'exploitation des mines de houille comporte la mise en oeuvre de deux séries de mesures, indépendantes les unes des autres, et ayant pour objet les unes, d'éviter qu'un mélange grisouteux apte à propager la combustion puisse se former en un point quelconque des travaux souterrains, les autres, de faire obstacle à la production de tout phénomène capable d'allumer un tel mélange. Ce principe, qui est à la base même de l'organisation de la sécurité dans les houillères, découle directement des conclusions des travaux dont il a été question dans ce qui précède.

    Après avoir fourni les moyens d'en dégager l'énoncé, MALLARD et H. LE CHATELIER se sont encore occupés de rassembler les données qui devaient en permettre l'application.

    Dans ce but, ils se sont d'abord efforcés de donner aux exploitants les moyens de contrôle du dégagement du grisou, à défaut desquels l'aérage ne saurait être organisé rationnellement. Ils ont, pour cela, commencé par procéder, sur la formation de l'auréole et sur la dilatation de la flamme de la lampe de sûreté en atmosphère grisouteuse, à une série d'expériences, qui constituent la première étude méthodique et complète de ces deux phénomènes. Les résultats ainsi rassemblés sont à la base de la grisouscopie ; ils ont, en effet, mis en évidence, de manière précise, le parti que le mineur peut tirer, en ce qui concerne la détection de grisou, de la lampe avec laquelle il s'éclaire; les travaux qui les ont dégagés ont, en outre, permis de montrer que la lampe à alcool, dont la flamme est moins éclairante et plus chaude que celle de la lampe à benzine ou de la lampe à huile, est un indicateur plus sensible que ces dernières, et c'est de leurs indications à ce sujet que sont sorties, en France, la lampe Chesneau, en Allemagne, la lampe Pieler.

    Par la suite, un ingénieur américain, Shaw, ayant imaginé, en 1889, le principe de la méthode du dosage du grisou par les limites d'inflammabilité, H. LE CHATELIER, en 1891, substitue à l'appareil compliqué dont il se sert pour l'appliquer, la burette qu'utilisent encore aujourd'hui tous les laboratoires de mine; l'année suivante, il détermine les modifications à faire subir à l'appareil Coquillon pour conférer à ses indications l'exactitude qui leur faisait défaut. La mise au point de ces deux appareils permet d'organiser la grisoumétrie.

    En même temps qu'ils procèdent à ces travaux destinés à rendre possible l'application du principe, d'après lequel une des deux mesures qu'exige la sécurité consiste à empêcher la formation, dans la mine, de toute accumulation grisouteuse apte à propager la combustion, MALLARD et H. LE CHATELIER entreprennent une étude des deux causes qui provoquaient alors le plus grand nombre d'inflammations de grisou : l'emploi des lampes à flamme et l'emploi des explosifs.

    A propos des lampes, ils procèdent à une analyse serrée du mécanisme du fonctionnement du treillis métallique, expliquent les circonstances qui peuvent le mettre en défaut et mettent au point une méthode expérimentale de détermination de la sécurité qu'il présente.

    Quant aux explosifs, c'est dans les circonstances suivantes qu'ils ont été amenés à s'en occuper: le 12 février 1887, le Ministre des Travaux Publics institua une commission qu'il chargea de l'étude des questions se rattachant à l'usage des explosifs dans les mines à grisou. A cette époque, on n'utilisait pour le minage, que la poudre noire et le scepticisme était général sur la possibilité de lui substituer un explosif susceptible d'être employé impunément en atmosphère grisouteuse: le 2 décembre 1880, la commission des substances explosives adopta un rapport, rédigé par Aguillon, et dans lequel l'avis était exprimé, d'une part, qu'il n'existe aucun explosif dont la température de détonation soit inférieure à la température d'inflammation du grisou, d'autre part, qu'il ne paraît pas possible d'empêcher le contact de la flamme d'un explosif avec l'atmosphère grisouteuse en présence de laquelle celui-ci est tiré ; cela revenait à dire que le tir en atmosphère grisouteuse ne pouvait pas manquer d'être dangereux. Des commissions, créées en Angleterre, en Prusse et en Autriche, pour procéder à une étude analogue, dégageaient de leurs travaux des conclusions qui étaient en harmonie avec cet avis; Johann Mayer, Président de la Commission autrichienne, avait toutefois observé que les coups de mine chargés avec des explosifs brisants ne débourraient que rarement et étaient inoffensifs quand ils ne débourraient pas, tandis que les coups chargés à la poudre noire provoquaient l'inflammation du grisou même lorsqu'ils ne débourraient pas.

    Ce résultat retient tout particulièrement l'attention de MALLARD et H. LE CHATELIER, à qui la Commission française de 1887 avait confié la charge de l'étude expérimentale du problème qui lui avait été posé. Le raisonnement développé en 1880 par la Commission des substances explosives est, en effet, inattaquable en apparence, mais l'histoire du développement des sciences physiques est riche en exemples de mise en défaut, par l'expérience, de raisonnements de ce genre; des esprits doués de sens critique peuvent, par conséquent, considérer que la question de savoir s'il existe, ou non, des explosifs dénués d'action sur les mélanges grisouteux, n'est pas définitivement tranchée. Dans cet ordre d'idées, il se trouve précisément que les explosifs brisants, dont Johann Mayer a observé que le tir sous bourrage est sans action sur les mélanges grisouteux, détonent à une température dépassant la température d'inflammation de ces mélanges. Sans doute, le travail mécanique qu'ils développent quand ils sont tirés sous bourrage a-t-il pour effet de refroidir leurs fumées ; ce refroidissement est-il toutefois suffisant pour ramener la température des fumées qui l'éprouvent au-dessous de la température d'inflammation des mélanges grisouteux ? Telle est la question qu'il convenait d'examiner avant de tenir pour acquise la conclusion négative adoptée en 1880 par la Commission des substances explosives.

    MALLARD et H. LE CHATELIER entreprennent à Sevran-Livry, en 1887, et poursuivent en 1888 des expériences organisées dans ce but. Le dispositif qu'elles mettent en oeuvre permet de mesurer le travail de rupture qu'un explosif effectue lorsqu'on le tire dans une gaine métallique. En l'appliquant à l'étude de la dynamite I, - c'est-à-dire du seul explosif dont la détonation à l'air libre soit pratiquement complète et qui, partant, donne le moyen de tarer l'appareil de mesure, - MALLARD et H. LE CHATELIER reconnaissent que le tir de ce produit en atmosphère grisouteuse cesse d'être suivi d'inflammation quand les conditions dans lesquelles il détone lui imposent de fournir un travail mécanique supérieur ou égal à une fraction, comprise entre 37 % et 44 %, de la chaleur que sa détonation libère. Les fumées de la dynamite I sont, par conséquent, sans action sur les mélanges grisouteux avec lesquels elles viennent en contact à partir du moment où la quantité de chaleur qu'elles supportent ne dépasse pas une fraction, comprise entre 56 % et 63 %, de la chaleur de décomposition de l'explosif; or, leur température, au lieu d'être de 2.940°, est, dans ce cas, inférieure à une valeur comprise entre 2.150° et 2.280°.

    La preuve s'est ainsi trouvée faite que, pour rendre inoffensive vis-à-vis des mélanges griseuteux les fumées de la dynamite I, il suffit de les refroidir, non pas jusqu'à 650°, comme la Commission des substances explosives l'avait indiqué en 1880, mais seulement jusqu'à une température de l'ordre de 2.200°. Et la portée de cette conclusion a été considérable pour l'industrie houillère : car, s'il n'existe pas d'explosif détonant au-dessous de 650°, il en existe par contre, et en très grand nombre, dont la température de détonation est inférieure à une limite de l'ordre de 2.200°, et MALLARD et H. LE CHATELIER ont donné le moyen de déterminer leur composition. Les expériences de Sevran-Livry ont ainsi démontré que, contrairement à l'opinion admise au moment où elles ont été faites, il est possible de mettre à la disposition des mines de houille des explosifs dont l'emploi ne soit pas une cause de danger.

    Cette conclusion acquise, une autre question se posait, celle de déterminer les raisons pour lesquelles un mélange grisouteux peut ne pas s'enflammer quand on met à son contact des gaz à une température nettement supérieure à son propre point d'inflammation. MALLARD et H. LE CHATELIER n'ont pas manqué de les rechercher. Ils ont cru les apercevoir dans la propriété que possèdent les mélanges grisouteux de ne s'allumer qu'avec un certain retard. Cette interprétation était toutefois purement intuitive. Elle contredit d'ailleurs le fait, découvert par ses protagonistes eux-mêmes, que la température apparente d'inflammation par les explosifs est la même pour les mélanges de grisou et d'air, qui ont un retard à l'inflammation, que pour les mélanges de gaz d'éclairage et d'air, qui n'en ont pas. Quoi qu'il en soit, l'obscurité, que les expériences de 1887-1888 ont laissé subsister sur les motifs auxquels les mélanges grisouteux doivent de ne pas s'allumer au contact des fumées de la nitroglycérine quand elles ont été refroidies jusqu'aux environs de 2.200°, a pu avoir pour conséquence une sous-estimation de la valeur des résultats que leurs auteurs avaient mis en évidence. On a, en effet, tiré de ces derniers la conclusion que les explosifs dont la température de détonation est inférieure à 2.200° sont de sûreté vis-à-vis du grisou, et, comme l'expérience n'a pas tardé à contredire l'exactitude de cette manière de voir, l'habitude a bien vite été prise, notamment à l'étranger, de ne pas attribuer au travail fait à Sevran-Livry la considération qu'il mérite. Pour résoudre le problème de la sécurité du tir en atmosphère grisouteuse, il a toutefois suffi d'identifier le mécanisme de l'allumage des mélanges grisouteux par les explosifs et de reconnaître que le retard à l'inflammation ne joue aucun rôle dans le phénomène; il est ainsi apparu que la sécurité d'un explosif vis-à-vis du grisou est uniquement conditionnée par la température des fumées auxquelles sa détonation donne naissance, mais que la valeur de cette caractéristique au-dessous de laquelle l'explosif est sûr, au lieu d'être dans tous les cas de l'ordre de 2.200°, varie avec la composition chimique des fumées. Le travail complémentaire qui a mis ces faits en évidence et qui est postérieur d'une cinquantaine d'années aux expériences de Sevran-Livry, s'est ainsi borné à mettre en relief la sûreté de vues avec laquelle MALLARD et H. LE CHATELIER ont traité le problème qui leur a été posé en 1887, et à confirmer l'entière exactitude des deux conclusions essentielles qui se dégagent de leur travail, savoir que, contrairement à l'opinion qui avait cours à l'époque et dont il n'est pas impossible qu'elle compte des partisans aujourd'hui encore, il existe des explosifs qui sont spécifiquement inaptes à allumer les mélanges grisouteux au contact desquelles ils détonent, et que, pour des fumées de composition chimique donnée, la valeur de la quantité d'énergie que supporte leur unité de volume est le facteur déterminant de leur aptitude à enflammer l'atmosphère ambiante.

    Si sommaire qu'elle soit, l'analyse qui précède fait ressortir, à la fois, l'importance fondamentale de celles des recherches de H. LE CHATELIER qui concernent le danger du grisou, et leur caractère essentiel, par lequel elles forment avec tous ses autres travaux, un ensemble magnifiquement homogène : mis en présence d'un phénomène nouveau, il commence par en déterminer les lois et l'exprimer en nombres; il se préoccupe ensuite de donner à ceux qui, dans la pratique, sont aux prises avec lui, le moyen de mesurer ses effets, c'est-à-dire de substituer la méthode et l'exactitude à l'empirisme et à l'intuition. Le personnel employé dans l'industrie houillère doit, en tous cas, aux résultats de ses recherches la mise au point d'une technique de la sécurité, dont l'application a eu pour conséquence de ramener bien au-dessous du dixième de la valeur qu'il accusait avant l'institution de la Commission du Grisou le nombre des accidents mortels de grisou par million de tonnes extraites ; ce résultat mesure, plus exactement que tout commentaire, l'importance capitale qu'elles ont eue pour lui.

    Etienne AUDIBERT.


    Henry LE CHATELIER et l'Organisation scientifique des Usines

    par P. CHEVENARD

    LE « magnifique développement de l'industrie moderne, écrit H. LE CHATELIER, restera pour les historiens de l'avenir la caractéristique de notre époque. Un phénomène aussi imprévu exige, pour son explication, l'intervention de causes spéciales n'existant pas aux siècles antérieurs. Or les richesses naturelles du sol, l'habileté manuelle des hommes, leurs aptitudes commerciales, n'ont certainement pas changé depuis les temps historiques. Un seul facteur est intervenu, le développement rapide des sciences « expérimentales, en particulier de la chimie pour le début du XIXe siècle et de l'électricité pour la seconde moitié. »

    A la vérité, un second facteur a été nécessaire, l'imprégnation de l'industrie par la science. Etroitement liées à l'origine, « si semblables que personne ne les distinguait », les deux soeurs jumelles arrivées à leur maturité ont eu tendance à se désunir. H. LE CHATELIER nous les a fait voir trop longtemps dédaigneuses et fâchées : « la science reprochait à l'industrie la grossièreté de ses préoccupations, et l'industrie, à la science, la futilité de ses études. » De tels préjugés ont heureusement disparu, et de leur union redevenue intime résulte, pour toutes deux, un développement accéléré.

    La science trouve dans la « variété infinie des applications pratiques » des sujets d'étude sans cesse renouvelés. Elle voit sa puissance d'investigation multipliée par les produits nouveaux, les moyens expérimentaux puissants, toutes les ressources que lui offre l'industrie. En retour, elle lui donne le moyen d'améliorer ses techniques et ses produits, et de maintenir les résultats acquis. Les usines, même les plus modestes, ont aujourd'hui un laboratoire de contrôle. Les établissements les plus évolués, comme les usines d'aciers et d'alliages spéciaux, entretiennent des laboratoires de recherches, où s'analysent les difficultés et s'étudient les doctrines de fabrication, où se récolte une documentation qui servira de base aux réalisations futures. Dans les ateliers, la mise au point des procédés, conduite d'après les principes de la méthode scientifique, aboutit à déterminer les conditions du prix de revient le plus bas. Enfin, l'armature d'un contrôle rigoureux assure la permanence de ces conditions les plus favorables, dans la marche courante des fabrications.

    Tels sont les effets, non pas seulement de la science, mais aussi du « mécanisme par lequel elle agit sur l'industrie ». Créer, perfectionner, mettre au point ce mécanisme était une tâche complexe et difficile. Il fallait vaincre l'esprit de routine et persuader les industriels des bienfaits d'une organisation scientifique; faciliter leur tâche, c'est-à-dire élucider les phénomènes qui interviennent dans les procédés, en établir les lois, déterminer le rôle des facteurs dominateurs, instituer des procédés de mesure; former pour l'industrie des ingénieurs instruits, dotés d'esprit scientifique, des expérimentateurs habiles; enfin montrer la voie et donner l'exemple: telle a été l'oeuvre de H. LE CHATELIER.

    Il a écrit : « Mon plaisir consiste à étudier les lois de l'Univers, à en étendre « les applications et à en découvrir de nouvelles conséquences ». Selon cette profession de foi, il s'est fait le pionnier de la science industrielle. Par ses travaux expérimentaux et ses découvertes scientifiques, par ses méthodes d'observation et de mesure, par son enseignement, par ses écrits, par ses élèves, par le rayonnement de son immense autorité morale, il a été l'artisan infatigable de l'union de la science et de l'industrie.

    1. - Travaux expérimentaux et découvertes scientifiques.

    Dans ses travaux sur les liants hydrauliques, sur les produits réfractaires et céramiques. H. LE CHATELIER ne se borne pas à découvrir des faits d'un intérêt pratique évident : existence d'un nouvel hydrate de chaux à une demi-molécule d'eau, constituant principal du plâtre à mouler; formation d'un trisilicate de chaux, au cours de la cuisson des ciments; transformations allotropiques des différentes variétés de silice, etc. A partir de ces faits, il édifie une doctrine des techniques de fabrication, doctrine qui permet à l'industriel de comprendre, de dominer ses procédés, de les perfectionner en améliorant l'essentiel et en élagant le superflu.

    Il précise, en effet, le rôle du semi-hydrate de sulfate de chaux dans la prise du plâtre. Il explique le durcissement du ciment hydraulique par un dédoublement du trisilicate de chaux en monosilicate et en chaux hydratée, et dans cette réaction, il prévoit, puis démontre le rôle de la sursaturation. Le gonflement des briques de silice à la cuisson, leur écaillage lors d'une chauffe trop rapide, l'étonnement du quartz, les tressaillures des couvertes enduisant certaines pâtes céramiques à silice libre, etc., sont les conséquences prévues des anomalies dilatométriques liées aux transformations du quartz, de la tridymite, de la cristobalite. Et la très faible dilatabilité qu'il trouve appartenir à la silice amorphe ne tarde pas à trouver des applications : objets en quartz fondu, insensibles aux chauffes ou aux refroidissements brusques, pièces de comparaison des dilatomètres.

    Les études de H. LE CHATELIER sur le grisou, bientôt étendues aux autres gaz combustibles, le conduisent à déterminer les chaleurs spécifiques des gaz aux températures élevées. Il effectue ces mesures difficiles par une méthode expérimentale d'une rare élégance. Les données fondamentales ainsi recueillies permettent de calculer la température théorique de combustion des différents combustibles, qui désormais peuvent être classés selon leur aptitude à produire des températures élevées. Puis c'est l'interprétation quantitative de la régénération de chaleur imaginée par Siemens et l'établissement du premier bilan thermique d'un four. Désormais, selon l'expression de M. E. Damour, « la comptabilité des calories » entre dans la pratique industrielle. Les appareils de chauffage deviennent susceptibles d'une expérimentation précise lors de leur mise en service, d'un contrôle quantitatif durant leur utilisation. Ils vont donc se perfectionner rapidement, grâce aussi à la théorie des fours à flammes de Groume-Grjimaïlo, que H. LE CHATELIER a largement contribué à faire connaître.

    Dans une direction différente, les notions de limite d'inflammabilité des mélanges gazeux, de vitesse de propagation des flammes, sont à la base du contrôle de l'atmosphère grisouteuse et conditionnent l'emploi des explosifs de sécurité, dans les mines. L'énorme chaleur de dissociation de l'acetylène et la rapidité de la déflagration dans le mélange équimoléculaire de ce gaz et de l'oxygène lui font prévoir le chalumeau oxyacétylénique, réalisé plus tard par Picard.

    L'orientation de ses pensées vers la chimie des hautes températures, sa connaissance approfondie des travaux de Saint-Claire Deville sur les dissociations, devaient naturellement conduire H. LE CHATELIER à l'étude des phénomènes d'équilibre. Il a le mérite de révéler les travaux de W. Gibbs, dont la forme mathématique et le défaut de clarté auraient retardé la diffusion et l'application. Surtout, il ajoute des lois fondamentales à l'édifice de la thermodynamique. La loi du déplacement de l'équilibre, qui permet de prévoir le sens du changement quand on vient à modifier l'un des facteurs de l'équilibre est d'un emploi constant dans les laboratoires scentifiques ou industriels : ne s'applique-t-elle pas à des phénomènes aussi variés que la synthèse de l'ammoniac sous pression ou la magnétostriction des ferronickels plongés dans un champ magnétique ?

    La loi générale de l'équilibre des systèmes gazeux, qui réunit la loi de l'isoéquilibre de Clapeyron-Carnot et la loi d'action de masse, relie les changements de concentration des corps en présence aux variations de la température et de la pression. Toute réaction d'équilibre est caractérisée par une constante, et l'étude expérimentale peut être bornée à déterminer cette constante par quelques expériences précises, effectuées dans les conditions les plus commodes. Cette détermination faite, le calcul donnera la connaissance complète du système en équilibre, même dans les conditions les moins aisément accessibles à l'expérience. D'où accroissement considérable de notre puissance d'investigation; d'où aussi, énorme économie de travail expérimental, comparativement à une étude purement empirique du phénomène. Tous les métallurgistes connaissent les applications que H. LE CHATELIER a faites de sa loi à l'étude des réactions des gazogènes, des hauts fourneaux, etc.

    Dans l'affinage des métaux interviennent des réactions entre le métal, la scorie, l'atmosphère du four, réactions limitées par un équilibre. Les lois de la mécanique chimique permettent d'écrire les équations de cet équilibre, et la solution quantitative peut être maintenant approchée, grâce aux données expérimentales récentes. On sait avec quel succès M. Perrin est parvenu à pousser la désoxydation de l'acier presque au degré prévu par la loi d'équilibre; il y parvient, d'une part, en fondant séparément, avant de les faire réagir, l'acier à épurer et un laitier avide d'oxygène, d'autre part, en supprimant, au moyen d'un brassage électrique, les difficultes nées de la lenteur des diffusions à l'intérieur des deux liquides réagissants.

    Si la métallographie est devenue « l'un des chapitres les plus clairs de la chimie minérale » selon l'expression de M. Broniewski, elle le doit non seulement au pyromètre, au microscope, etc., mais aux travaux fondamentaux d'Osmond et de H. LE CHATELIER sur la constitution des aciers. Leur conception commune est née d'une discussion sur la trempe, au cours de laquelle, dit H. LE CHATELIER, « mes idées avaient progressivement évolué, et l'analogie avec les véritables dissolutions s'était introduite dans mon esprit d'une façon inconsciente ». Cette généralisation des lois des solutions est à la base de la théorie des alliages.

    L'histoire de ces travaux n'est peut-être pas moins importante que ces travaux eux-mêmes, à cause de l'enseignement qui s'en dégage. H. LE CHATELIER a eu l'heureuse idée d'exposer cette histoire dans son dernier ouvrage. Persuadé que « ce que l'on a fait est ce dont on parle le plus pertinemment » et que les « arguments personnels semblent impressionner plus vivement le lecteur », il nous explique le mécanisme de ses découvertes : observation des faits fortuits, raisonnement par analogie, rapprochement et souvent contradiction avec les déductions des théories admises, emploi de l'hypothèse, découvertes raisonnées et rôle du calcul, généralisation des résultats et enfin énoncé des lois. Il nous fait assister au cheminement de sa pensée sans dissimuler, ni les retards dus à quelques hésitations à faire usage du principe de la table rase, ni ses erreurs de raisonnement, ni même ses défauts de persévérance. Même, quand il se borne à préparer la voie, quand il laisse échapper la découverte de l'onde explosive, la mise au point de la synthèse de l'ammoniac et la réalisation du chalumeau oxyacétylénique, il nous montre la force de son génie créateur et nous donne une puissante leçon de méthode.

    II. - Appareils et techniques de mesure.

    « Plus une science se développe, a écrit M. E. Picard, plus nous voyons grandir le rôle du nombre ». Cette affirmation est plus vraie peut-être pour la science industrielle que pour la spéculation désintéressée. Une science à ses débuts est surtout descriptive, mais c'est à partir du moment où elle est devenue quantitative qu'elle est surtout féconde pour les applications. Dans les usines métallurgiques, le micrographe ne se borne plus à classer les aspects métallographiques en les rattachant à des types connus; il détermine les lois de la recristallisation des alliages en mesurant le volume moyen de leurs grains, et il caractérise par des chiffres sa teneur en inclusions. La mise au point d'une fabrication, c'est-à-dire la détermination de l'ensemble des facteurs les plus favorables et leur contrôle, se conçoivent mal sans la mesure de ces facteurs.

    Aussi, la création du pyromètre thermoélectrique et celle du pyromètre optique ont-elles eu des conséquences d'une portée incalculable. En métallurgie, en céramique, en verrerie, dans toutes les techniques du feu, la température est un des facteurs dominateurs. L'industrie cependant a été longtemps privée d'un appareil de contrôle précis et commode. Le thermomètre à air trop délicat était inutilisable dans les ateliers. Faute d'être formé de matériaux convenables, le pyromètre à dilatation de Brongniart était grossièrement inexact. Beaunier, qui dès le début du XIXe siècle avait utilisé le pyromètre calorimétrique au contrôle des fours à plomb de Poullaouen, n'avait pas trouvé d'imitateur. Et si le repérage à l'oeil des hautes températures se montrait d'une fidélité relative, en raison de la croissance thermique accélérée de l'intensité du rayonnement accessible à la rétine, l'industrie ne possédait aucune méthode sûre pour repérer les températures supérieures à 300°, limite d'emploi du thermomètre à mercure, et inférieures au rouge naissant. En admettant qu'on les eût découverts, il eut été impossible de soumettre les alliages légers aux traitements thermiques précis qui leur sont nécessaires.

    Stimulé par « l'importance des résultats » à en attendre, persuadé que « l'utilité des mesures dépend avant tout de leur exactitude » et qu' « on multiplie d'autant plus les mesures et observations qu'elles sont plus faciles à exécuter », H. LE CHATELIER s'acharne à créer un pyromètre précis et d'emploi commode; et il trouve les couples au platine qui portent son nom, puis institue leur tarage à l'aide des points fixes. Le physicien, le chimiste, l'industriel ont désormais à leur service un appareil pyrométrique fidèle, formé d'éléments réfractaires et inaltérables, occupant peu de place, quasi sans inertie thermique, facile à calibrer et à vérifier, capable de fournir des mesures continues, même à distance, et d'enregistrer automatiquement les variations de température les plus lentes ou les plus rapides : alors les applications se multiplient.

    Dans les laboratoires de métallographie, c'est l'analyse thermique des alliages, l'étude de leurs transformations par les méthodes physico-thermiques dérivées de la première : dilatométrie, thermomagnétométrie, méthodes thermoélectriques ... ; c'est l'analyse des phénomènes de trempe, c'est l'établissement de diagrammes d'alliages, avec toutes leurs conséquences scientifiques et pratiques. A l'atelier, c'est la possibilité d'étudier le fonctionnement des appareils de chauffe, de dresser les bilans thermiques, de préciser les conditions de marche les plus économiques et d'instituer le contrôle.

    Cependant, aux plus hautes températures des fours industriels, les couples s'altèrent. H. LE CHATELIER leur substitue son pyromêtre à rayonnement monochromatique, dont le domaine d'emploi n'est pas borné vers le haut. L'ayant créé alors que les lois de rayonnement ne sont pas encore exactement connues, il n'est pas bien sûr de prolonger, dans le domaine des températures contrôlées optiquement, l'échelle du thermomètre à air, qu'on sait coïncider pratiquement avec l'échelle absolue. Quoique susceptible de devenir appareil de mesure, le pyromètre optique apparaît à ses débuts plutôt comme un instrument de repérage. Mais pour la science industrielle, l'institution d'une technique de repérage est déjà un grand progrès, puisque, grâce à l'emploi du nombre, elle permet de mettre au point puis de contrôler un procédé de fabrication. Le moule fendu à aiguilles créé par H. LE CHATELIER pour étudier le gonflement des ciments est un appareil de repérage, et il est inutile d'en souligner sa valeur pratique

    La découverte de la métallographie microscopique par Sorby, en 1865, ne suscita qu'un intérêt de curiosité parmi les savants et nul métallurgiste n'en comprit la portée. Plus heureux, le mémoire fondamental d'Osmond sur la structure cellulaire des aciers, publié en 1890, « fit sensation dans les milieux industriels ». Mais si l'intérêt de la micrographie des métaux était définitivement reconnu, le montage optique très délicat de l'ancien ingénieur du Creusot, sa technique de polissage longue, compliquée, fertile en insuccès, étaient de nature à retarder la diffusion dans les usines de la nouvelle méthode d'investigation.

    Dès les premiers résultats d'Osmond, H. LE CHATELIER pressent que la métallographie doit « pouvoir donner naissance à de nouveaux progrès, comparables à ceux qu'avait amenés l'analyse chimique ». Il « s'attelle à la simplification de la technique », et ses efforts aboutissent dès 1897 au microscope à objectif renversé et au polissage rapide à l'alumine. Depuis, malgré de très nombreux perfectionnements de détail, rien n'a été changé, ni au principe de l'appareil, ni à l'essentiel de la technique opératoire.

    Quand il crée ces appareils et ces techniques, H. LE CHATELIER fait preuve des mêmes qualités que dans la poursuite de ses recherches scientifiques; c'est pourquoi l'histoire de cette création est instructive à méditer. Son premier but est d'être utile à l'industrie. Pour l'atteindre, il ne perd pas de temps à chercher des principes nouveaux ou des procédés opératoires entièrement inédits. Qu'il veuille utiliser le phénomène de Seebeck à la mesure des hautes températures, ou mettre au point la méthode grisoumétrique de Shaw, basée sur la constance de la limite d'inflammabilité du méthane, il part de principes connus; mais il en exploite méthodiquement les conséquences, en vue de communiquer à ses appareils l'exactitude et la commodité d'emploi.

    Il sait faire table rase des résultats peu encourageants de ses devanciers. Ni l'échec pratique des Becquerel, ni les conclusions nettement défavorables de Regnault ne le retiennent de s'attaquer au pyromètre thermoélectrique. Le principe lui en paraît bon, mais les anciens couples lui semblent formés de métaux mal appropriés. Il attribue leurs imperfections à des forces thermoélectriques parasites nées le long des fils, du fait de leur hétérogénéité. Il étudie à ce point de vue les alliages des métaux nobles, choisis pour leur inoxydabilité et leur caractère réfractaire, élimine les alliages de palladium qui lui semblent peu homogènes, et trouve les combinaisons bien connues: platine-platine rhodié, platine-platine iridié. Sa méthode impeccable l'a conduit au but si sûrement que, depuis lors, nul couple thermoélectrique n'a supplanté les couples LE CHATELIER.

    III. - Idées sur l'organisation scientifique de l'industrie. Enseignement.

    H. LE CHATELIER s'est fait l'apôtre infatigable des conceptions et des méthodes qui ont dirigé ses propres travaux. Son enseignement en est imprégné; il a consacré de nombreux mémoires et plusieurs ouvrages à développer ses idées sur l'organisation scientifique des usines; et quand la retraite vint le priver de son laboratoire et lui ôter la disposition de ses chaires, il a voulu « continuer par la plume ce qu'il ne pouvait plus faire par la parole ». Les résultats pratiques évidents de la science industrielle, l'action et les travaux de ses disciples, de ses élèves et de ceux, plus nombreux, qui n'ayant pas suivi son enseignement oral ont été entraînés par ses écrits, le rayonnement dû à l'éclat de son grand nom, ont amplifié le mouvement d'idées lancé par H. LE CHATELIER. Mais, parmi ceux qui admirent les conquêtes pratiques de la science et bénéficient de toutes les commodités offertes par l'industrie, combien ont oublié ce qu'ils doivent au pionnier de la science industrielle ? : il était opportun de le rappeler.

    La science a des origines industrielles : les exemples de Lavoisier, de Berthollet, de Sadi-Carnot, de Sainte-Claire Deville, de Pasteur, etc., le prouvent avec évidence. Elle a eu tendance à l'oublier et, sous prétexte de désintéressement, a prétendu s'éloigner de la pratique. Pourtant, « malgré sa répugnance pour les préocupations terre à terre de l'industrie, elle était bien obligée d'aller s'y retremper périodiquement pour éviter de périr d'inanition ». L'industrie, de son côté, doit à la science son magnifique essor, et tout en « protestant de son mépris, elle a dû faire tous les jours un plus large usage de ses méthodes ». H. LE CHATELIER s'est donné pour tâche de « rétablir la paix dans ce ménage momentanément désuni » ; nous voyons maintenant à quel point il y a réussi.

    Il se préoccupe avant tout d'améliorer le mécanisme par lequel la science féconde l'industrie. Elle agit, dit-il, par trois procédés : « les résultats antérieurement acquis de la science sont journellement utilisés dans les usines; la recherche scientifique sert à résoudre une multitude de problêmes qui se posent constamment dans l'industrie; enfin les méthodes scientifiques de travail améliorent les fabrications et diminuent le prix de revient ». D'où l'ensemble des opérations qui constituent la fonction scientique : travaux de recherches pour élucider la cause de difficultés de fabrication, pour satisfaire aux nouveaux besoins de la clientèle, pour tirer parti d'un fait inattendu constaté au laboratoire ou à l'atelier, pour rassembler la documentation nécessaire à l'utilisation d'une idée nouvelle, en un mot pour prévoir l'avenir; travaux de mise au point, c'est-à-dire étude systématique de l'influence de chacun des facteurs d'un procédé sur le prix de revient pour préciser les valeurs les plus favorables de ces facteurs; enfin travaux de contrôle pour s'opposer aux déviations accidentelles des techniques.

    Pour H. LE CHATELIER, le département scientifique d'une usine doit comprendre quatre échelons distincts. A la tête, le chef d'industrie pose les questions aux laboratoires, interprète et tire parti des résultats obtenus; le chef de laboratoire choisit les méthodes d'investigation, répartit le travail entre ses collaborateurs et contrôle l'exactitude des mesures; des opérateurs exécutent les expériences délicates, aidés par des manipulateurs qui sont plus spécialement chargés des manipulations se répétant chaque jour.

    En fait, ce tableau est, avec quelques variantes, la base de l'organisation du travail scientifique dans les grandes usines.

    Le chef d'industrie ne doit pas seulement doter ses établissements de laboratoires bien outillés, conduits par un personnel expérimenté; il lui revient la tâche délicate de leur tracer le programme général de travail. C'est pour H. LE CHATELIER l'occasion de préciser le vrai rôle des hommes de science dans l'industrie et de leur donner des conseils de sagesse. Ils feront bien de ne pas viser de grandes découvertes, dont la probabilité est insignifiante, ni des inventions « discontinuités des progrès de l'industrie », qui « sont ruineuses en provoquant un gaspillage fou de l'activité humaine ». H. LE CHATELIER préconise la poursuite des perfectionnements successifs, méthode plus sûre, plus courte, plus économique. « La recherche scientifique systématiquement organisée remplace les inventions par une infinité « de petits progrès ». Ces petits perfectionnements « semblent à première vue de peu d'importance, mais ces résultats partiels définitivement acquis s'ajoutent constamment les uns aux autres et finissent par produire des avantages dont l'importance croît sans limite ». Le meilleur exemple en faveur de cette thèse lui paraît être la découverte bien connue des aciers à coupe rapide par Taylor.

    La méthode rigoureuse qui conduit le célèbre ingénieur américain à préciser quantitativement les facteurs de l'usinage plus économique des métaux s'applique-t-elle aussi à la production industrielle, avec son facteur humain ? Taylor le croit, et partant de ce postulat, il formule les principes de l'organisation du travail dans les usines. Dès qu'il en a connaissance, H. LE CHATELIER s'enthousiasme pour les conceptions de Taylor et s'efforce de les faire connaître.

    Pour lui, le système Taylor se ramène à une maxime de bon sens : « réfléchir avant d'agir ». Puisque le bénéfice d'une entreprise dépend d'un « nombre énorme de variables », il faut, pour les étudier, commencer à mettre un peu d'ordre, diviser la fonction étudiée, le bénéfice total, en ses parties élémentaires et classer ces parties ». Cette classification est, pour Taylor, de toute première importance et doit précéder cette autre opération. D'autre part, le prix de revient a pour éléments essentiels le coût des matières premières, le fonctionnement des machines et les dépenses de main-d'oeuvre. Taylor pose en principe que le « facteur humain doit être « étudié expérimentalement au même titre que les machines ». Enfin, avant d'être entrepris, le travail doit être l'objet d'une préparation minutieuse : tel est le but d'un bureau d'études qui étudie les meilleures conditions de la fabrication, en établit les normes, fournit aux exécutants les fiches de fabrication, recueille et met en oeuvre les renseignements relatifs aux produits fabriqués, etc., etc.

    Le système Taylor a reçu des adhésions enthousiastes et provoqué des discussions passionnées. Quoi qu'il en soit, on peut souhaiter avec H. LE CHATELIER voir bientôt le jour où « il n'y aura plus en France d'usine sans son bureau d'étude, comme il n'y en a plus aujourd'hui sans son bureau de dessin ».

    Enfin le savant qui, pendant tant d'années, avec un désintéressement rare et un dévouement absolu, s'est consacré à ses élèves de l'Ecole des Mines, du Collège de France, de la Sorbonne, se devait de nous faire connaître ses idées sur l'enseignement qui prépare à la vie industrielle: il n'y a pas manqué.

    Partisan de la culture générale, il lutte en faveur d'une formule scientifique des ingénieurs et contre un enseignement technologique qui vise surtout à documenter. Il veut une formation intellectuelle qui a pour premier résultat d'apprendre à apprendre. Mais, ajoute-t-il, « il ne suffit pas de développer certaines qualités essentielles de l'esprit, certaines méthodes de travail, il faut encore les appliquer à la connaissance du monde extérieur ». D'où, pour le futur ingénieur, l'acquisition d'un certain nombre de notions fondamentales, l'étude de certaines sciences particulières, enfin l'étude des sciences industrielles. Pour l'enseignement technique, qui implique une spécialisation plus poussée, il voudrait cependant « le voir devenir exclusivement scientifique ». Les descriptions technologiques devraient être supprimées à l'amphithéâtre, le contact de l'élève avec la pratique étant assuré par les travaux de laboratoires et les stages d'usine.

    Ces idées si justes ont eu une influence profonde sur la formation des jeunes ingénieurs et des agents de tous grades appelés à former les cadres de l'industrie. Les disciples de H. LE CHATELIER, dont plusieurs sont devenus des maîtres à leur tour, ont contribué à les répandre. Il n'est pas de professeur de grande Ecole ou d'Ecole technique qui ne les ait méditées pour tracer le programme de son enseignement, pour organiser les travaux pratiques, pour conseiller à son tour ses élèves.

    Jamais le Maître ne refusait ses conseils ; et bien que je n'aie pas eu l'honneur de compter parmi ses élèves, il a bien voulu, avec la plus grande bienveillance, me guider dans l'élaboration de mes cours à Saint-Etienne, et dans l'organisation des services des recherches et de contrôle aux Aciéries d'Imphy. C'est pourquoi je suis heureux de l'occasion qui m'est offerte de dire toute ma gratitude envers H. LE CHATELIER, homme parfois rude mais profondément bon, caractère magnifique, véritable « point fixe de référence » par son immense savoir, sa droiture, la rectitude de son jugement, savant génial, incarnation de la clarté et du bon sens français.

    Pierre CHEVENARD

    Henry LE CHATELIER dans son bureau de la Sorbonne

  • Concernant la position un peu sectaire de H. Le Chatelier lors de l'affrontement du Taylorisme et de Fayolisme, voir aussi : Les combats de Henri Fayol, par Jean-Louis PEAUCELLE. Dans son livre Henri Fayol, inventeur des outils de gestion : textes originaux et recherches actuelle, PEAUCELLE explique que H. Fayol s'était porté candidat à l'Académie des Sciences en 1918 et qu'il n'obtint aucune voix, alors que H. Le Chatelier présidait la commission chargée de préparer l'élection.