Fils de Louis Lehmann BERR (1852-1933), juge d'instruction, puis conseiller à la Cour d'appel de Paris, et de Henriette Alice LÉVY.
Petit-fils de Maurice LÉVY (1839-1910 ; X 1856, président de l'Académie des sciences).
Frère jumeau de Maxime Charles Gustave BERR (1888-1917 ; X 1907 capitaine d'artillerie mort pour la France).
Epoux de Antoinette (1891-1944), fille de Jacob Camille Cécile RODRIGUES-ÉLY (1854-1922 ; X 1874), et de son épouse Berthe LEVEN.
La même famille comprend un ingénieur civil des mines : Jacques Hippolyte RODRIGUES-ELY (né en 1901) fut élève à l'Ecole des mines de Paris (promotion 1921).
Père de Jacqueline (1915-1921), Yvonne (1917-2001, épouse de Daniel SCHWARTZ), Denise (née en 1919, épouse de François JOB (1918-2006 ; X 1938) ), Hélène (1921-1945), Jacques (1922-1998).
Beau-père de Daniel SCHWARTZ (né en 1917 ; X 1937).
Grand-père de Maxime Simon SCHWARTZ (né en 1940 ; X 1959). Grâce à son gendre Daniel SCHWARTZ, Raymond Berr est aussi en parenté par alliance avec ses frères Laurent SCHWARTZ et Bertrand SCHWARTZ (né en 1919 ; X 1939 ; corps des mines).
Extrait de notes manuscrites de André THEPOT, avec son autorisation :
Cet article a été publié dans La Jaune et la Rouge, décembre 1964
La société des amis de Raymond BERR, mort en déportation en 1944, et qui joua un si grand rôle dans l'industrie chimique, a décidé, à l'occasion du 20ème anniversaire de sa mort, de décerner un prix de 4 000 F à l'élève de la promotion sortante « qui se sera particulièrement distingué en chimie ». Ce prix a été remis, le 7 octobre 1964, à l'élève Destailleurs (X 1964) par M. Desportes (X 1925) [1905-1984], Président-Directeur général des Ets Kuhlmann, au cours d'une cérémonie qui s'est déroulée dans la salle des conseils de l'Ecole, en présence du Général Cazelles, commandant l'Ecole, de M. Chéradame, Directeur des Etudes, de M. Majorelle, Président de l'A.X., des représentants du corps enseignant et diverses personnalités dont M. Jacques Lefebvre, Secrétaire général de la Société des amis de Raymond Berr. Le siège de la Société est 25, bd de l'Amiral-Bruix, Paris (16e).
Avant de remettre ce prix qui marque, par son importance, tout l'attachement que la Société des amis de Raymond Berr a voulu manifester, cette année, à la mémoire du disparu et dont l'Ecole Polytechnique a eu le grand honneur de bénéficier, M. Desportes a rappelé la carrière de Raymond Berr. Né en 1888, entré à l'Ecole Polytechnique en 1907, nommé tout jeune professeur de géologie à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne, blessé pendant la guerre de 1914, puis entrant à la Société Kuhlmann et y faisant une longue carrière jusqu'au poste de Vice-Président-Directeur général, Raymond Berr a animé de son activité et de son intelligence nombre de sociétés françaises consacrées au développement de la science et de la chimie en particulier. Il fut président de la Société des Ingénieurs Civils de France en 1939, Vice-Président de la Société Chimique de France, membre du Conseil supérieur du Centre National de la Recherche Scientifique. D'autre part, il fut Vice-président de l'Union des Industries chimiques, Président du Groupement des Fabricants d'Engrais composés, où il montra, avec un grand talent, quelle collaboration devait s'établir entre industrie chimique et agriculture. Son prestige était grand à l'étranger. Resté à Paris sous l'occupation, arrêté une première fois le 23 juin 1942 par la Gestapo et interné à Drancy, les efforts de ses amis réussirent à l'en retirer le 22 septembre 1942, mais il fut arrêté à nouveau, avec sa femme et une de ses filles, le 8 mars 1944. Tous les trois sont morts en déportation.
Discours prononcé en octobre 1946, à la cérémonie qui commémorait le souvenir de Raymond BERR. Publié dans La Revue Scientifique, 15 août 1947.
IL m'a été donné de rencontrer souvent Raymond BERR au cours des derniers mois qui ont précédé sa déportation. Notre amitié datait de près de trente ans. Elle était sillonnée de conversations dont je sortais toujours émerveillé par la lucidité de son esprit et par son intelligence incomparable. C'est dire quelle tristesse ont pu ressentir ses amis lorsqu'ils apprirent que ces entretiens étaient finis et que leur affection s'était brisée dans un horrible drame atteignant trois innocentes victimes d'une barbarie que l'histoire ne pardonnera jamais. Je pourrais vous dire ce qu'était l'ami, la délicatesse de sa pensée, la probité de ses sentiments, la justesse de ses vues, mais ces confidences intimes ne seraient pas de nature à vous montrer ce qui, chez Raymond BERR, mérite d'être connu de tous et de rester, chez les générations futures, comme le modèle d'une courageuse carrière consacrée à la science et à la grandeur de son pays.
Sa vocation datait de son extrême jeunesse. Il était si universellement doué qu'il aurait pu se diriger vers les professions les plus diverses. Mais il avait hérité d'illustres ancêtres le goût des disciplines précises, et son choix fut sans hésitation.
Il était attiré vers l'Ecole Polytechnique par l'admiration qu'il avait pour le grand savant qu'était son grand-père Maurice LÉVY. Grâce à sa facilité, à sa puissance de travail, il n'eut qu'à se présenter pour y être aussitôt admis. On peut résumer toute sa vie en disant qu'il fut, soit comme savant, soit comme ingénieur, le type idéal du polytechnicien tel que l'avait qualifié Napoléon définissant l'Ecole comme une « poule aux oeufs d'or ». Il était bien l'égal de ceux qui, au début du XIXe siècle, ont propagé dans le monde entier les méthodes scientifiques françaises, après avoir reçu l'enseignement d'un THÉNARD, d'un GAY-LUSSAC, d'un MONGE, d'un AMPÈRE. Pendant ses années d'études, il avait assimilé, malgré leur complication actuelle, les éléments de toute la science de son époque; et, durant sa vie, ne cessant d'enrichir ses connaissances, il a su ne se laisser jamais distancer par les moindres progrès techniques de l'industrie chimique.
Ses études brillantes le conduisirent naturellement à la situation si enviée et si difficile à conquérir d'Ingénieur au Corps des Mines. Au sein d'une telle élite, il se distinguait encore. Lorsqu'il fut à même de demander un poste à sa sortie de l'Ecole des Mines, il pensa que l'heure n'était pas encore venue pour lui de se mêler à la vie trépidante des usines. Ce fort jeune ingénieur avait encore à méditer et à se recueillir avant de donner toute sa mesure.
Un poste de professeur était vacant à l'Ecole des Mines de Saint-Étienne. Il le demanda et l'obtint. Son stage y fut bref, et la mobilisation de 1914 l'interrompit brusquement pour faire de lui un officier d'artillerie. Il parlait volontiers de ces quelques années consacrées à l'étude, à la mise au point de ses leçons. Il aimait à dire quel bénéfice on retire, pour la vie industrielle, de ce travail de clarification nécessaire pour exposer à un jeune auditoire, dans un nombre fort restreint de leçons, l'architecture de la Terre et l'écheveau touffu de la Chimie. Et chaque fois que nous l'avons entendu prendre la parole, soit dans des réunions à la présidence desquelles sa notoriété le désignait, soit dans des conférences relatives à des questions industrielles et techniques, nous sentions que nous avions devant nous un orateur rompu aux méthodes didactiques les plus élevées. C'est d'ailleurs une tradition de notre pays de voir les professeurs se mêler aux applications pratiques. Il est bien facile de se rappeler qu'un des organes les plus importants de la fabrication de l'acide sulfurique s'appelle la tour de GAY-LUSSAC.
A la fin de la guerre, à laquelle Raymond BERR avait participé avec son grade dans la réserve, se battant avec courage, blessé, cité à l'ordre du jour, il fut, comme un grand nombre d'ingénieurs et de chimistes, retiré du front pour être un des auxiliaires les plus distingués de la fabrication des munitions. Le contrôleur général MAUCLÈRE, qui s'y connaissait en hommes, l'avait placé dans les services de la Direction générale. Comme adjoint à ce grand chef, par la clarté de son esprit et par son pouvoir d'assimilation immédiate, il rendit des services que se rappellent encore ceux qui le virent à l'oeuvre. Dans ce poste, où il ne commandait pas encore en chef, il put faire les nombreuses remarques que comportait une industrie gigantesque pour l'époque et dont son poste d'observation au sommet de la hiérarchie lui révélait tous les rouages.
Il était dès lors muni d'un bagage scientifique de premier ordre et doué déjà d'une expérience réfléchie du commandement, facilitée par un tact naturel des plus déliés. C'est à ce moment, en pleine jeunesse, qu'une occasion se présenta, et qui devait décider de toute son existence.
Comme beaucoup d'industries françaises ayant souffert de la guerre et de l'occupation, et dont les dirigeants avaient compris la nécessité d'une technique modernisée, les Établissements Kuhlmann se décidèrent, dès la signature du traité de Versailles, à transformer une affaire déjà très-prospère en une industrie digne d'un grand pays comme la France. Il fallait mettre à la tête de l'exécution d'un tel programme un jeune chef, compétent, actif, et surtout doué de cette largeur de vues que la guerre nous avait révélée comme un des apanages de l'étranger, et en particulier de l'Amérique. C'est Raymond BERR qui fut désigné pour accomplir cette oeuvre grandiose ; il y a mis toutes ses forces, tout son coeur, et une réussite inespérée est venue couronner son oeuvre.
Ce directeur général de 31 ans eut dès lors, au cours de sa brillante carrière, une des plus grandes responsabilités que puisse assumer un industriel. Il fallait reconstruire des usines, en fonder de nouvelles, acquérir des participations dans d'autres sociétés, coordonner les liaisons entre tous les établissements, étudier les programmes de fabrications, considérer les problèmes économiques et mondiaux, chercher dans les découvertes des savants les applications possibles, et provoquer, dans ses propres laboratoires, des recherches destinées à augmenter la prospérité de l'entreprise. Et tout ce travail portait sur les chapitres les plus variés de la chimie et de la technique. Une grande industrie actuelle ne peut vivre et prospérer que si elle embrasse les fabrications les plus diverses, destinées à s'alimenter les unes les autres.
Les usines sont le plus souvent établies dans les lieux commandés par des situations économiques et géographiques, mais le commandement unique a pour but d'établir entre elles un lien, nécessité par l'évolution des produits suivant un cycle qu'imposé la chronologie des fabrications. Souvent les sous-produits d'une usine sont les matières premières d'une autre.
Ce fut là le programme élaboré et réalisé par Raymond BERR, au cours de vingt-cinq années de direction. Il fallait voir le visage calme et entendre la voix toujours égale de ce chef plein de jeunesse qui avait le contrôle de quatorze usines disséminées dans toute la France et dans la Belgique, sans compter les très-fortes participations de sa société dans huit autres établissements de la plus haute importance, comme Courrières-Kuhlmann. Qu'on s'imagine ce que pouvait être l'activité d'un homme ayant un tel commandement qu'il exerçait en personne, visitant fréquemment les usines et connaissant par leurs qualités et leurs aptitudes particulières, le plus modeste des ingénieurs aussi bien que les directeurs d'usines. Et en même temps, quelle puissance de travail et quelle lucidité pour avoir à chaque instant présents à l'esprit les problèmes que pose la fabrication des produits azotés, de l'acide sulfurique, des engrais phosphatés, des sels minéraux, de l'essence synthétique et tant d'autres substances de nature aussi diverses.
Toute cette oeuvre fut accomplie en deux temps. Le premier comprend la période d'organisation ; le second, celle du perfectionnement qualitatif et du développement. Aussi bien dans l'une que dans l'autre, le succès est venu couronner son effort. Mais cette réussite est une réussite industrielle; ce n'est donc pas seulement celle d'une construction harmonieuse qui séduit l'esprit, c'est une réussite totale inscrite mathématiquement dans la sécheresse des bilans de fin d'année.
Une telle activité, qui nous confond, en appelait d'autres. Jamais on n'a trouvé Raymond BERR défaillant. De tous côtés on venait le solliciter et lui offrir les présidences les plus diverses auxquelles le désignaient une compétence indiscutée et une autorité sans cesse croissante. Sa conscience élevée de l'intérêt général lui permettait de discriminer son choix. Il aimait surtout à siéger dans les conseils où s'agitaient des questions corporatives et des problèmes de science. La liste des postes où il fut ainsi appelé, et qu'il occupait avec éclat, est si longue que son énumération pourrait paraître fastidieuse. On ne peut cependant passer sous silence les fonctions de vice-président qu'il assuma dans le conseil de la Société Chimique de France. Ce fut une des dernières joies de sa vie. Au moment où des mesures d'exception furent promulguées, les membres du conseil de cette compagnie décidèrent à l'unanimité de ne pas les appliquer et de garder parmi eux des collègues qui avaient été choisis, en ne tenant compte que de considérations françaises. La Société Chimique préférait disparaître plutôt que d'être infidèle à un passé presque centenaire. Le conseil se réfugia dès lors dans une semi-clandestinité.
Cette Société est une société où l'on cultive la science pure. Raymond BERR y était à sa place au milieu des savants qui la composent, car il peut lui-même être classé comme savant. Certes il n'est pas question de l'assimiler à ceux qui, sur des sujets étroitement limités, méditent dans le silence d'une tour d'ivoire, ou qui passent le plus clair de leur existence penchés sur les appareils d'un laboratoire. La vie industrielle est trop exigeante pour permettre une attitude qui souvent confine à la rêverie.
Mais son érudition, la somme de ses connaissances, son imagination, sa claire vue des rapports qui unissent les effets aux causes, permettent parfaitement d'inscrire au nombre des savants un homme aussi confiant dans le déterminisme de la Science.
Au sein de son industrie même il avait contribué à développer considérablement des organismes puissants comprenant des laboratoires dirigés par des chercheurs éminents. Personnellement il les inspirait, les visitait fréquemment, encourageant leurs travaux, parlant le même langage. Lorsque certains problèmes nécessitaient une aide extérieure, un conseil scientifique composé de savants de grande réputation se réunissait et, là aussi, il était celui qui s'imposait pour traduire en formules industrielles les données de la science pure dont il assimilait en se jouant les plus subtils détails. Certainement son rôle eût été considérable pour la transposition, dans le domaine de l'industrie chimique, des découvertes sans précédent que la physique atomique vient de nous révéler.
Périodiquement, lorsque de grandes synthèses avaient pris naissance dans son cerveau toujours en éveil, il voulait bien nous en faire part dans des exposés qui ont connu le plus vif succès, grâce à leur originalité, leur clarté, leur richesse et l'art avec lequel ils étaient composés. De ces conférences, la première en date avait pour objet l'avenir de l'industrie chimique après la guerre de 1914. Déjà, en 1926, Raymond BERR put nous affirmer, avec une tranquille certitude - ce que les événements ont confirmé -, l'importance qu'allaient prendre les fabrications catalytiques et la préparation des engrais composés. C'est à ce propos qu'il nous montrait, dans une anticipation hardie, le rôle que pouvait jouer, dans l'avenir, le phosphore blanc, comme matière intermédiaire destinée à supprimer une partie importante des frais de transport. Les auditoires de purs spécialistes ne l'effrayaient point. En 1943, en pleine occupation, dans une magistrale leçon professée à l'École des Mines, il nous a montré le rôle primordial joué par le gaz à l'eau dans la catalyse moderne. Il n'a pas craint, dans cet exposé, de se livrer aux spéculations de la science la plus élevée, conduisant en virtuose les raisonnements les plus délicats de la thermodynamique chimique.
Nous aurions de Raymond BERR une image incomplète si nous ne tentions d'analyser les causes d'un tel succès, incessant au cours de toute une carrière.
Beaucoup d'hommes sont intelligents, beaucoup sont travailleurs, mais bien peu possèdent en outre les qualités qui commandent la réussite, c'est-à-dire le caractère et le bon sens.
Son caractère s'était formé dès l'enfance, dans la vie de famille, au contact d'un père, conseiller à la Cour de Paris, qui, toute sa vie, a donné l'exemple de la conscience et de la générosité.
Quand on approchait Raymond BERR, on était tout de suite séduit par son aménité souriante et par une courtoisie qui s'exerçait avec les gens les plus modestes. Cela n'était pas exclusif d'une fermeté inébranlable dans l'exécution de ses desseins. Mais, comme il savait écouter, une objection intelligente était toujours entendue. Ce n'était pas un autocrate, c'était un chef.
Ce directeur général, qui avait la responsabilité d'une exploitation gigantesque, fut amené à prendre des décisions qui ne pouvaient contenter tout le monde; mais il sut y mettre des adoucissements pour éviter les peines qui pouvaient en résulter. Ce chef avait aussi une grande bonté. On était forcé de s'incliner devant la droiture de son caractère, devant ses scrupules de conscience. On y était incité par sa simplicité et sa grande modestie. Lorsque ses amis le félicitaient de ses succès, toujours il cherchait à en reporter le mérite sur ses collaborateurs, chez lesquels il avait suscité, suivant l'expression même de l'un d'eux, « un indéfectible dévouement ».
Lorsqu'il s'agissait, pour lui, de prendre une de ces déterminations qui effraient les faibles et leur donnent la sensation d'un vertige, tellement les conséquences en sont importantes, son âme n'était certes pas en repos, mais son calme n'en était nullement altéré, et on ne vit jamais sur son visage rien qui put ressembler à un signe d'inquétude. C'est qu'il puisait la confiance dans son optimisme, dans ses réflexions profondes et surtout dans un bon sens qui jamais ne lui fit défaut. Ce qu'on appelle le bon sens, ce n'est souvent qu'une attitude modérée, dirigée vers un but sans envergure. Chez Raymond BERR, c'était le résultat de ses connaissances universelles, alliées à une objectivité imperturbable. Et son bon sens, il le mettait au service de son audace.
On pourrait croire que dans la vie d'un homme aussi parfaitement adapté à la conception abstraite et à la réalisation pratique, il restait bien peu de place pour le sentiment, et que la vie de famille de notre ami se trouvait quelque peu sacrifiée à son incessant labeur. Ceux qui ont pénétré dans ce foyer si cordial peuvent vous affirmer qu'il n'en était rien.
Il avait, très-jeune, fondé sa famille en épousant Mlle RODRIGUES-ÉLY, fille d'un industriel polytechnicien. Son admirable compagne, qui toujours a partagé son sort, dans la joie comme dans le malheur, s'associait à chaque instant à l'oeuvre de son mari. Non-seulement elle contribuait à créer cette atmosphère de paix et de calme qui convient à un foyer studieux, mais elle prenait sa part de travail en secondant Raymond BERR dans la partie sociale de son activité, abordant cette tâche avec une délicatesse que l'on ne trouve que dans le coeur de la femme. Cette famille, accueillante aux amis, peuplée d'enfants modelés sur leurs parents, s'était vouée au culte des belles choses, et souvent une harmonieuse musique s'élevait dans cette maison heureuse.
De grandes ombres y planaient. Celle de l'aïeul. Germain SÉE, célèbre médecin sous le second Empire, puis celle de Maurice LÉVY, le grand-père maternel de Raymond BERR, dont la vie prestigieuse s'est écoulée dans les murs de l'Ecole des Ponts et Chaussées, de l'École Centrale, du Collège de France et de l'Académie des sciences; ce Maurice LÉVY qui, en 1870, sur la demande de GAMBETTA et de FREYCINET, par des moyens de fortune, forma en quelques mois, pour l'armée de la Loire, près de cent batteries d'artillerie complètement équipées, qui, sans avoir pu décider d'une victoire impossible, contribuèrent néanmoins à sauver l'honneur. Cette famille lorraine avait le patriotisme inné : sa tradition était même de lui sacrifier sa vie ; le frère jumeau de Raymond BERR, capitaine d'artillerie, également polytechnicien, fut tué en 1917, à la tête de sa batterie, après cinq magnifiques citations.
Voilà quel était ce foyer désigné pour le bonheur. Il s'est effondré le 8 mars 1944, quand des policiers allemands, déjà chargés de crimes, sont venus pour arrêter Raymond BERR, sa femme et leur fille Hélène qui avait refusé de les abandonner.
Dès son arrivée dans un ces camps dont le nom seul est odieux à prononcer, Mme BERR fut massacrée dans une chambre à gaz [mai 1944]. Son mari ne devait guère lui survivre. Atteint d'une maladie qui eût été bénigne, s'il avait reçu les soins auxquels a droit le plus modeste citoyen d'une nation civilisée [un phlegmon à la jambe], il n'a pas tardé à succomber, accablé par les privations et par le chagrin. Il eût pu échapper à cet ultime sacrifice si, écoutant les conseils de ses amis, il s'était réfugié dans une des nombreuses retraites qu'on lui offrait. Il a délibérément refusé d'abandonner un poste qu'il avait illustré et voulait être parmi ceux qui sont restés dans leur patrie afin de la perpétuer.
[D'après David Rousset, Les Jours de notre mort, 1947, Éd. du Pavois, rééd. Hachette, coll. Pluriel, 2005]. Cet ouvrage précise qu'un co-détenu, Bernard, se souvenait se souvenait de Raymond Berr, et "de sa façon claire et captivante de parler des mathématiques. Et c'était avec le même esprit de détachement singulier qu'il étudiait devant eux, pour eux, pour lui, son expérience des camps. Une telle puissance de la volonté, une décision si constamment maintenue de rester maître de soi ...".
Les barbares n'ont pas davantage respecté la grâce et la jeunesse d'Hélène BERR, comblée des dons de la nature et dont le visage si plein d'éclat reflétait la bonté et l'intelligence. Elle est tombée, elle aussi, presque à l'heure de la Victoire, épuisée de fatigue, sous les coups d'une police abjecte et criminelle.
[L'ouvrage Hélène Berr, Journal, éd. Tallandier, 2008, apporte quelques précisions : Hélène est transféréen en janvier 1945 de Auschwitz à Bergen-Belsen, après une longue et très pénible marche. Elle meurt à cause des mauvais traitements et de l'épidémie de typhus, début avril 1945, juste avant la libération du camp par les Anglais]
Tous ne pouvons, sans être glacés d'horreur, évoquer ce triple assassinat.
Ils sont morts, loin de la patrie, sur une terre hostile, victimes d'une abominable extermination dirigée.
Une nation implacable, qui tenait dans ses serres un notable de l'élite, tout désigné pour être un des grands ouvriers du redressement français, a réussi à le faire disparaître cyniquement.
Devant ces irréparables malheurs, nous ne pouvons plus hélas que nous recueillir et nous pencher pieusement sur la mémoire du grand Français qu'était Raymond BERR.
GAMBETTA, ami de son grand-père, résistant de 1870, a prononcé dans un élan patriotique, une phrase qui nous dicte notre devoir : « Pensons-y toujours ».
Voir aussi : Pierre CHEVRY, un collaborateur de Raymond BERR