Par Raymond FISCHESSER (X 1931)
La Jaune et la Rouge, février 1989.
IL n'est pas donné à toutes les promotions de l'X (euphémisme !) de compter un prix NOBEL. La 31 ne pouvait laisser, sans réagir, passer cet événement, et se devait de rendre à son major un hommage particulier. J'ai été chargé (vox populi) de ce périlleux honneur.
Il serait outrecuidant de ma part de me perdre en commentaires sur l'oeuvre économique de Maurice Allais. La presse (je l'ai lue en totalité) s'en est amplement chargée, et, souvent, avec une compétence dont je suis tristement dépourvu. Ce serait de plus, en ce qui concerne la Rouge et la Jaune, superfétatoire, après l'article, on ne peut plus exhaustif, de Thierry de Montbrial paru dans le précédent numéro.
Je rappellerai simplement qu'Allais est considéré par les meilleurs esprits comme le chef de file de la recherche française en Econométrie, tant pour ce qui est de la théorie fondamentale que pour ses applications à la planification publique. Que ses travaux ont porté essentiellement sur le développement de l'économie mathématique, notamment dans le domaine de la théorie de l'équilibre général, de la théorie du capital, de la théorie des choix et de la théorie monétaire. Qu'il s'est très tôt posé en pionnier en matière d'analyse des marchés, d'analyse monétaire macro-dynamique et d'analyse du risque. Que toute son oeuvre s'est attachée à repenser le rôle de la liberté économique et de l'économie de marché quant à la recherche de l'efficacité et à la réalisation des objectifs éthiques de notre temps. Qu'il a, par là même, profondément influencé le développement du calcul économique, la tarification des services publics, l'étude de la rentabilité des investissements, l'économie de l'assurance. Et qu'il a, enfin, reçu la consécration officielle de son Pays quand il n'en avait plus besoin.
Ceci fait, je me limiterai dans ces quelques lignes à des propos plus personnels.
L'initiation à l'Économie que nous avons reçue à l'École polytechnique n'était pas de nature à susciter des enthousiasmes - (passons ! cela fait 55 ans, il y a prescription). L'École des mines de Paris ne valait guère mieux. Y planaient, certes, les grandes ombres de Le Play, de Michel Chevalier et de Walras ... (encore que ce dernier, si mes souvenirs sont exacts, s'y soit vu refuser le diplôme de sortie ; précision donnée en passant pour consoler l'X : elle n'a pas le monopole absolu des erreurs de jugement). Mais le digne et excellent homme qui assumait leur succession n'était guère préparé à faire passer leur message. Ne parlons pas de la faculté de Droit, si j'en juge par le court flirt que j'ai eu, en l'époque, avec cette vénérable institution...
La vocation d'Allais, les médias l'ont souligné, est née du voyage qu'il fit aux USA en 1933 : le caractère choquant et socialement dramatique de la grande crise de 1929 convainquit notre futur NOBEL de la nécessité où l'on était de trouver des solutions acceptables aux problèmes sociaux et économiques qui se posaient alors quotidiennement.
Moins connus, semble-t-il, sont ses tout premiers contacts avec l'économie "active" : l'avènement du Front Populaire avait amené au Ministère des Travaux Publics, dont dépendait alors le Corps des Mines, M. Ramadier. Celui-ci, frappé par la marge existant entre le prix carreau mine du charbon et son prix de commercialisation au détail, décida de lancer, en octobre 1938, une vaste enquête sur le marché charbonnier. Il la confia au directeur général des Mines de l'époque. Ce dernier en chargea deux de ses brillants adjoints : J. Bichelonne et P. Coste. Ceux-ci avaient, comme de juste, de nombreuses et graves préoccupations ; ils jetèrent leur dévolu sur les 3 jeunes corpsards, frais émoulus de l'EMP, qui se trouvaient en subsistance à la Centrale en attente d'une affectation provinciale, et leur signifièrent qu'ils avaient (sous leur haute autorité) à prendre en main l'affaire. Ce qu'ils firent avec discipline. Il en sortit, quelques mois plus tard, un volumineux " rapport sur le marché charbonnier " dans l'élaboration duquel Allais joua, bien entendu, un rôle essentiel, et qui valut, paraît-il, au directeur général des Mines, les félicitations du ministre.
En mai 1937, j'étais chargé, en qualité d'ingénieur ordinaire de 2e classe, du sous-arrondissement minéralogique de Rennes. Maurice Allais avait hérité, avec le même grade, du sous-arrondissement minéralogique de Nantes. Il organisa de main de maître son service et le fit tourner avec dextérité tout en s'assurant les loisirs nécessaires à l'approfondissement des grandes oeuvres de la pensée économique.
Vint la guerre, l'armée des Alpes et quelques mois de réflexion forcée dans un trou de neige au voisinage de Briançon. En reprenant, en octobre 1940, la vie civile, Allais avait en tête les grandes lignes de ce qui allait être son premier (et monumental) ouvrage.
J'ai le privilège d'avoir été le premier lecteur d' " A la recherche d'une discipline économique ". Son auteur, s'illusionnant sur ma capacité de jugement, m'envoyait régulièrement (nous étions voisins !) photocopie de sa lente rédaction pour, très amicalement, susciter mes réactions. Je ne sais pas ce que j'ai pu lui apporter de valable, mais le décryptage (sur papier ozalid) de ce texte difficile m'ancra tout au moins dans la conviction qu'il s'agissait là d'une oeuvre capitale, et dont on parlerait.
Cette conviction nous fut utile, à l'un et à l'autre : En 1943, Allais prenait en charge le Bureau de Documentation Minière qui lui procurait le minimum de moyens matériels lui faisant cruellement défaut en province.
Un an plus tard, la Libération survenue, on me confiait la sous-direction de l'École des mines de Paris. Mes attributions comportaient, entre autres, la direction des Études de cet honorable établissement.
Presque dans la foulée, la chaire d'économie y devint vacante. Il me parut clair comme le jour que Maurice Allais était tout désigné pour l'occuper. L'évidence n'en était pas aussi éclatante aux yeux des " intégristes " de la Maison et de certains membres du Conseil de Perfectionnement, soucieux de préserver dans sa pureté l'héritage napoléonien. Mais enfin, au prix de quelques palabres, tout se passa pour le mieux ; une (faible) majorité du Conseil suivit ma proposition : le jeune énergumène enseignerait l'analyse économique en cet Hôtel de Vendôme, qui, 45 ans plus tard, demeure son " point fixe ". L'École des mines de Paris a saisi (par les cheveux !) l'occasion que d'autres, ultérieurement, et prestigieux (ne précisons pas) laisseront malencontreusement échapper : le spectre de Walras ne hantera plus ses couloirs !
Le rôle d'Allais, à l'École des mines, comme " catalyseur " et comme formateur a été (cela aussi amplement développé) fondamental :
- Les futurs cadres industriels que constituent les élèves titulaires lui ont dû, au fil des générations, d'avoir été fermement initiés, dès leur scolarité, aux réalités économiques et sociales dont leurs prédécesseurs, hélas ! ignoraient tout, et de disposer en la matière d'une méthode de pensée rigoureuse. " Professeur enthousiasmant et exaspérant " (dixit un de ses disciples chéris) il en a, certes, découragé bon nombre d'emblée ; mais la quintessence, les convaincus (un fort 50 %) n'ont jamais oublié ce dont ils lui étaient redevables et qui a inspiré leur comportement managérial ultérieur.
- Les retombées de son action ont été particulièrement marquantes en ce qui concerne le Corps des Mines. Il y a suscité un puissant courant de pensée qui a eu ses théoriciens et ses hommes d'action (J. Lesourne, L. Stoléru, A. Giraud, Th. De Montbrial, G. Besse, J.L. Beffa, R.H. Levy, C. Riveline, M. Berry... j'arrête !) - un courant de pensée qui a permis à cette honorable corporation de s'attaquer avec conviction, et la certitude (tout au moins au long des 30 glorieuses), de posséder les clés de l'efficacité, aux innombrables problèmes que lui posaient l'évolution du monde et l'emprise toujours croissante de l'État sur la vie économique de la Nation.
- Impossible, enfin, de passer sous silence les prolongements directs de son enseignement de base. Tous ceux qui y ont participé gardent, j'en suis sûr, le souvenir des " séminaires Allais " du jeudi soir, nés dans l'arrière-salle d'un bistrot du quartier Saint-Sulpice, puis perpétués, pendant des années, 60, boulevard Saint- Michel : le grand amphi (de l'époque) plein à craquer ; les discussions se poursuivant tard dans la nuit (au grand dam du gardiennage de l'École) ; le maître impavide ; l'affrontement des ténors ; la présence des fidèles (Debreu, Boiteux, Malinvaud... sans oublier Jacqueline Bouteloup, la future Mme Allais, à laquelle est bien dû un petit témoignage d'amitié) ; le passage fulgurant, de loin en loin, des comètes (P. Massé, J. Rueff, R. Aron...).
Si Maurice Allais a été un chef d'École, c'est bien, en premier lieu, à l'EMP qu'il y a été consacré... et reconnu.
Je serai d'un laconisme tout spartiate sur les publications du Maître - (" Économie et intérêt " : " L'Inflation française et la croissance " ; " Manifeste pour une société libre " ; " L'impôt sur le capital et la réforme monétaire " ; " Théorie générale des surplus " ; " La Libération des relations économiques internationales " ; " Les Conditions monétaires d'une économie de marché " ; etc.) - sur les activités qu'il a exercées parallèlement à ses fonctions à l'EMP - (directeur du groupe de recherches économiques et sociales (44) ; professeur à l'Institut national de statistiques ; directeur de recherches au CNRS (depuis 54) ; chargé de cours à l'Université américaine John Hopkins (58) ; chargé de cours à l'Institut des Hautes études internationales de Genève (67-70) ; directeur du centre Clément Jugler d'analyse monétaire de l'université Paris X (depuis 70) - ainsi que sur les distinctions qui ont couronné ses travaux - (John Hopkins en 58 ; grand prix André Arnoux en 68 ; médaille d'or du CNRS en 78 ; prix spécial du jury Dupuy de Lesseps en 87...).
Je m'attarderai sur deux points :
1) Homme de caractère - (les hommes de caractère l'ont souvent difficile, c'est la règle) - d'une totale honnêteté intellectuelle, incapable de transiger avec ses convictions, Maurice Allais en dépit des approbations qu'il rencontrait ici et là, ne pouvait être qu'un homme solitaire. Libéral, non par sentiment, ou par intérêt, mais par rigueur scientifique, il n'a cessé de défendre les mérites du marché, de dénoncer l'arbitraire et l'inefficacité de la planification, de condamner les désordres monétaires et fiscaux dus aux " politocrates ". Contre vents et marées, il est demeuré, pendant un demi-siècle, l'un des rares économistes qui, avec J. Rueff, R. Aron, D. Villey, L. Rougier, ont entretenu la flamme libérale contre la mode intellectuelle dominante, toute acquise au Plan, à l'État Providence et aux transferts sociaux. Mais il l'a fait à sa manière, son libéralisme n'étant pas celui de tout le monde, en affirmant hautement que le résultat du marché doit être corrigé par la justice sociale et une redistribution automatique des revenus illégitimes. De quoi s'aliéner définitivement les amateurs de confort intellectuel.
R. Aron a dit de lui : " Il parviendra à convaincre des socialistes que le vrai libéral ne désire pas moins qu'eux la justice sociale, et des libéraux que l'efficacité de l'économie de marché ne suffit plus à garantir une répartition acceptable des revenus "... Aron s'est montré bon prophète en pronostiquant le NOBEL pour Allais. Espérons, la France étant la France, qu'il le sera aussi quant à l'affirmation suscitée.
Pour la petite histoire : son mépris des contingences, Allais en a donné une preuve à l'EMP en mai 68 : la minorité politico-confessionnelle qui multipliait alors ses efforts pour semer la pagaille en l'Hôtel de Vendôme revendiquait (l'un de ses chevaux de bataille) l'abolition du scandale que constituait la pérennité en l'Etablissement d'un cours d'économie manifestement inféodé au capitalisme international. Le Maître n'a pas dévié d'une ligne ni dans son enseignement, ni dans son comportement.
2) Après un cycle de conférences données aux USA, il a été l'objet de sollicitations flatteuses de la part d'une grande Université de ce Pays. Les moyens que l'on mettait à sa disposition, le standing moral (et pécuniaire !) qu'on lui garantissait étaient sans commune mesure avec ce dont il bénéficiait en France. Considérant qu'il n'emporterait pas sa Patrie à la semelle de ses souliers, il déclina la proposition.
Son élève, Gérard Debreu, bien des années auparavant, avait, faute de trouver en France un point de chute valable, rejoint Berkeley. Nanti de la nationalité américaine, il a eu en 1983 le prix NOBEL.
Ainsi que le constate Montbrial, il y a là matière à réflexion.
On est rarement, c'est bien connu, prophète en son Pays, particulièrement quand on s'attaque à la tyrannie des idées dominantes générées par l'establishment.
Et lorsque l'académie des Sciences Morales et Politiques lui a, par deux fois, fermé ses portes, Allais a eu bien tort d'en éprouver de l'amertume. Il aurait dû se remémorer - (ayant comme chacun sait mauvais esprit, je l'ai fait alors !) - l'exclamation sarcastiquement admirative qu'une pareille conjoncture avait autrefois arraché à un particulier célèbre : " Décidément, ils sont quarante à avoir de l'esprit comme quatre ! ".
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Un nombre significatif d'élèves était influencé par l'idéologie marxiste-trotzkiste-maoïste, phénomène arrivé à son paroxysme en mai 68. Ces élèves n'acceptaient pas la logique de l'économie de marché enseignée par Allais. La théorie de la monnaie, la fixation des prix par l'offre et la demande, le principe de l'investissement privé, leur paraissaient inacceptables. En mai 68, ces élèves ont demandé la suppression pure et simple du cours de Maurice Allais en 1ère année et son remplacement par un cours d'économie marxiste. Ils ont effectivement obtenu que le cours de Allais soit rendu "optionnel" (non obligatoire) et qu'un cours de substitution sur l'économie des pays de l'Est, beaucoup moins instructif que celui d'Allais, soit créé. Fort heureusement, cette situation n'a pas perduré très longtemps.
Lorsque Maurice Allais est parti à la retraite, son cours, redevenu optionnel, a failli être suspendu car la règlementation interdisait qu'un fonctionnaire retraité puisse être rémunéré par l'Etat pour continuer une activité, même à temps très partiel. L'Ecole a contourné le problème en nommant Jacqueline Bouteloup (épouse Allais) chargé de cours à temps partiel. Par la suite, le nombre d'élèves qui suivait le cours a baissé avec les années jusqu'à un niveau de 4 ou 5 inscrits, et l'Ecole envisageait d'arrêter définitivement ce cours en 1988 lorsque Allais a reçu le prix Nobel et que toute la promotion a alors exigé de suivre le cours !
Le contremaître avait une fonction importante dans le laboratoire de Maurice Allais. En effet, Allais disposait d'un certain nombre de séries statistiques et cherchait à trouver des relations linéaires complexes entre elles (c'est ainsi qu'il a trouvé que l'endettement des ménages américains était toujours un signal précurseur des crises économiques). Pour cela, il utilisait notamment la méthode de Cholesky. Mais il fallait inverser des matrices imposantes sans disposer d'ordinateur : il avait donc recruté 4 à 6 "ouvrières" qui travaillaient sous les ordres du contremaître. Dans une pièce, les ouvrières étaient disposées en 2 rangées de pupitres comme dans une salle de classe, et le contremaître leur faisait face comme un enseignant sur une estrade. Il distribuait les tâches de calcul et récupérait les résultats, en appliquant à la lettre les méthodes de contrôle dictées par le maître. On cherchait en vain un étudiant dans le laboratoire Allais, il n'y en avait pas, et Allais disait lui-même que Debreu avait été son seul élève : le maître ne voulait pas perdre du temps à former des chercheurs inutiles.