Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1883, sorti classé 10 sur 222 élèves, 5ème des 5 élèves pris dans le corps des mines), et de l'Ecole des mines de Paris (sorti classé 5). Corps des mines.
Né le 18/12/1863 à Saint-Jean-d'Angély, mort le 21/8/1953. Fils de Aimé LAURENT, banquier provincial, commerçant en gros en cognac à Saint-Jean-d'Angély, et de Anne Nancy Cora VALLEAU. Marié à Elisabeth Marie Sophie HALLÉ (morte le 18/4/1928). Inhumé à Bonnelles (78).
Père de Jacques Aimé Félix Marie (X 1911 ; 1891-1983, artilleur, Pdt de DAVUM, Forges de Dilling), de Daniel François Jean Marie (X 1913, corps génie maritime, Pdt de Rédange-Dilling, de la Sté Delattre-Frouard), de Pierre (médecin).
Son 4ème fils, Jean LAURENT, engagé volontaire, meurt le 23 mai 1917 à 20 ans ; il venait de recevoir la Légion d'honneur.
Il se consacre d'abord aux chemins de fer (Compagnie du Midi, puis chemin de fer d'Orléans), puis en 1908, il commence sa carrière de sidérurgiste, comme directeur adjoint des Forges et aciéries de la Marine et d'Homécourt, puis directeur (1911). Pendant la guerre de 1914-1918, il fait de Saint-Chamond l'un des arsenaux les plus importants du pays. Il participe après la guerre au renouveau de la sidérurgie, et devient PDG de l'entreprise en 1927. Il laisse une puissante empreinte dans l'industrie en adaptant sans cesse les entreprises aux conditions nouvelles. Promoteur de concentrations industrielles, dont en partie Sidelor (1950), il réalise le grand ensemble métallurgique de la Loire. Titulaire de 79 postes d'administrateurs en 1940, son cas est étudié par le gouvernement qui limite le nombre de postes d'administrateurs par la loi du 16 novembre 1940 (il avait à l'époque 79 postes d'administrateurs).
Grand Officier de la Légion d'honneur.
D'après Henri Malcor : Un héritier des maîtres de forge, par Philippe Mioche et Jacques Roux, Editions du CNRS, 1988, Paris
Né le 18 décembre 1863. Son père possède une banque provinviale et un commerce en gros de cognac à Saint-Jean d'Angély. Il est polytechnicien en 1883 et ingénieur du corps des Mines en 1885. Il est ingénieur en chef des Chemins de fer à la Compagnie du Midi, puis à la Compagnie d'Orléans. Il entre à Marine en 1908, devient directeur général en 1911 ; il s'installe à Saint-Chamond en 1914 pour la durée de la guerre et il est chargé par le gouvernement de superviser les fabrications de guerre de la région stéphanoise. Il est président de Marine en 1927 ; il occupe cette fonction jusqu'à sa démission (mars 1953) qui précède de peu son décès (août 1953). Moins connu, peut-être, du grand public que François de Wendel ou Eugène Schneider, il est membre du triumvirat qui domine la sidérurgie française pendant l'entre-deux-guerres.
Théodore Laurent a contribué activement à transformer Marine, société puissante, en un véritable empire. A sa demande, c'est Camille Cavallier, président de Pont-à-Mousson qui joue le rôle d'arbitre en cas de litige entre Marine et Micheville.
Il avait un comportement paternaliste avec ses ouvriers, s'occupant sérieusement de leur bien-être, mais discutant peu avec eux. Il participa à des commissions de lutte contre la tuberculose et a fondé notamment le sanatorium du Touvet. Il s'est également occupé de logement social.
Jusqu'aux derniers jours avant sa mort, il participe aux conseils d'administration, pèse d'un poids certain sur les décisions. Ses collaborateurs rapportent que son esprit demeurait vif, mais on doit constater que ce vieil homme, dont les colères étaient réputées, ne pouvait lire que des notes spécialement calligraphiées à l'intention de sa vue déclinante et qu'il n'entendait plus guère. Comme pour tous les pouvoirs absolus trop longtemps exercés, la fin de règne a été difficile.
Théodore LAURENT décida d'écarter son fils Jacques de la succession à la tête de son groupe sidérurgique, probablement parce que ce dernier jouait trop ouvertement la compétition et non pas l'entente cordiale au sein de la Chambre syndicale (Jacques reste vice-président du groupe de 1928 à 1967, soit 39 ans). C'est ce qui l'amena à choisir comme dauphin Léon DAUM. Ce dernier choisit néanmoins d'abandonner le groupe pour prendre un poste de commissaire à la CECA losqu'il vit que Théodore LAURENT n'abandonnait aucune de ses responsabilités malgré son grand âge (il abandonne ses mandats de PDG environ 5 mois avant sa mort).
Nous donnons ci-après de larges extraits d'un ouvrage publié en 1955 sous le titre :
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LES amis et les collaborateurs de Théodore Laurent m'ont demandé de préfacer l'hommage rendu à sa mémoire. Je l'ai accepté bien volontiers en souvenir de sa personne et de son œuvre et en ma double qualité de Maire de la Ville et de Conseiller Général du Canton de Saint-Chamond dont, depuis plus de cent ans, la vie administrative se poursuit parallèlement à la vie industrielle de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine.
Je veux tout d'abord situer dans leur cadre géographique les relations entre la Ville et l'Usine.
Saint-Chamond, au confluent du Gier et du Janon, a cette particularité de constituer, avec ses 147 hectares, l'agglomération la plus petite du canton où elle se situe au centre des communes d'Izieux, Saint-Martin-en-Coailleux, Saint-Julien-en-Jarez et l'Horme. Mais, avec ses 15.890 habitants recensés en 1954, elle en forme par contre l'agglomération la plus peuplée.
Elle doit cette situation prépondérante à l'ancienneté de son origine, que la tradition fait remonter à l'époque de la paix romaine, ainsi qu'à sa situation géographique. Cette dernière, en 1831, lors de la construction de la première ligne française de chemin de fer, en fit l'une des gares de la ligne Saint-Etienne-Lyon.
Toutes les industries, si diverses, de la région y sont représentées : teinturerie, soie artificielle, tresses et lacets, tissus élastiques, tannerie et enfin la plus importante, la métallurgie, avec ses deux branches : sidérurgie et construction.
Le 18 novembre 1853, la Compagnie des Aciéries de la Marine, résultant de la fusion des entreprises Pétin et Gaudet, de Rive de Gier et Jackson, d'Assailly, a domicilié son siège social à Saint-Chamond.
De cette époque datent les relations suivies entre la Commune et la Compagnie.
Il y a lieu néanmoins de préciser que, si l'appellation «Saint-Chamond » est couramment donnée à la Compagnie des Aciéries de la Marine, ses usines sont plutôt situées sur le territoire d'Izieux : seule une pointe, comportant à peu près le quart des ateliers, vient s'insérer dans la partie ouest de Saint-Chamond.
Lorsqu'en 1897, les Aciéries de la Marine, présidées par M. Denière, inaugurèrent le Château de Jarez qui devenait leur « P. C. », M. de Montgolfier entendit, au nom de sa Compagnie, marquer solennellement son attachement à Saint-Chamond, en portant dans ses Statuts que ce château en devenait désormais le siège social.
Cette belle demeure est située à l'entrée d'un parc de quatre hectares, aux allées en pente douce, sur le flanc de la colline descendant vers le Gier, qui prolonge l'un des versants du massif du Pilât.
Son style 1900 est caractéristique : escalier monumental, pièces immenses et dégagements spacieux.
Le Président Théodore Laurent aimait cette résidence; il apportait tous ses soins à en améliorer le confort, et à embellir son parc : son dernier soin fut d'y faire planter des espaliers d'arbres fruitiers, qu'il se plaisait à montrer aux visiteurs.
Bien que le château soit assez rapproché de la bruyante route reliant Lyon à Saint-Etienne, la solide construction de ses murs le rend néanmoins calme et tranquille. Cette quiétude, le Président l'appréciait, venant faire chaque année un séjour à Jarez, afin d'y méditer son allocution d'Assemblée générale. Il la préparait « avec le plus grand soin, ne négligeant aucun détail, mais ciselant et modelant ses phrases, avec la préoccupation très nette de condenser tout l'essentiel de ce qu'il avait à dire dans un exposé précis, court et lumineux », comme l'a si bien rappelé le Président Lefol à l'Assemblée générale de décembre 1953, en évoquant la figure de son prédécesseur.
Dans l'esprit de M. de Montgolfier, le château de Jarez était destiné à offrir aux réceptions de la Compagnie un cadre en harmonie avec le rang qu'elle occupait dans le monde de la Métallurgie, comme aussi à accueillir avec l'éclat mérité les hautes personnalités françaises et étrangères venues rendre visite aux usines.
Les circonstances tragiques des deux guerres mondiales devaient donner au château une destination que n'eussent pu prévoir les auteurs de son inauguration en 1897.
De 1914 à 1918, Mme Laurent y séjourna avec ses deux plus jeunes fils : François, qui fit une partie de ses études au Collège Sainte-Marie de Saint-Chaînon, et Marc, né à Saint- Chamond en 1914. Ses quatre autres fils étaient aux armées; l'un d'eux ne devait pas en revenir.
Théodore Laurent, que ses fonctions de Directeur général de la Compagnie obligeaient à résider à Paris pour la coordination et la bonne marche des affaires, comme aussi pour les relations avec les autorités civiles et militaires, venait très fréquemment à Saint-Chamond.
Que de nuits il passait dans sa voiture, roulant à allure vertigineuse sur la route de Paris à Saint-Etienne ! A cette époque, au témoignage de ses collaborateurs, il semblait infatigable, la vigueur de sa santé lui permettant de limiter au strict nécessaire ses heures de repos.
Vint ensuite la période de paix précaire de 1918 à 1939. En juin 1940, Théodore Laurent séjourna quelques semaines à Saint-Chamond avec ses proches collaborateurs puis, sur l'ordre du Gouvernement, les bureaux de la Direction Générale de Paris durent se replier dans la Loire.
De 1940 à 1944, Jarez offrit notamment asile aux services de la Société Lorraine des Aciéries de Rombas, lesquels, par suite du séquestre allemand, ne pouvaient retourner en Moselle.
Entre les deux guerres de 1914 et 1939, deux deuils particulièrement douloureux frappèrent Théodore Laurent et j'en fais mémoire car, en même temps que les familles, ces deuils éprouvaient la région de Saint-Chamond.
Son fils François, à sa sortie de l'Ecole Navale, avait épousé Mlle Germaine Verpilleux, fille de M. Paul Verpilleux, l'un des anciens propriétaires des Usines de Lorette. Elle devait mourir prématurément, après quelques mois de mariage.
Quelques années plus tard, le Lieutenant de Vaisseau François Laurent, affecté à l'Aviation maritime, disparaissait, mortellement atteint, lors d'une collision aérienne survenue au cours de manœuvres navales en Méditerrannée.
De même qu'il avait supporté chrétiennement, quelques années auparavant, la perte de Mme Laurent, à la suite d'une longue maladie, Théodore Laurent, malgré son grand chagrin, donna à tous, au lendemain de la mort de son second fils, l'exemple de la résignation dans un affermissement plus profond encore de ses sentiments religieux.
J'ai commencé à connaître personnellement Théodore Laurent aux environs de 1928, époque à laquelle je succédai, à la Mairie de Saint-Chamond, à M. le Sénateur-Maire Delay, ancien Chef du Service des Combustibles des Aciéries de la Marine.
Par la suite, il m'a été donné de rencontrer le Président à de fréquentes reprises.
Ce qui me frappait surtout en lui, c'était son solide bon sens et sa façon si calme, si tranquille, d'envisager les choses. On sentait qu'il ne prenait jamais de décision sans, au préalable, effectuer un tour d'horizon.
J'ai toujours trouvé auprès de ce grand Maître de Forges l'accueil le plus simple et le plus ouvert, je l'ai toujours senti passionnément intéressé par les projets se rapportant à la modernisation de notre cité, à l'amélioration de ses services publics, à l'organisation et au développement des institutions sociales, telles que l'Office Public des H.L.M., les Sociétés Sportives ou les Œuvres de jeunesse.
Aussi me suis-je fait un devoir, tant en mon nom personnel qu'en celui des Ville et Canton de Saint-Chamond, de participer à l'hommage qui lui est ici rendu. Qu'il soit notamment remercié de toutes ses attentions pour le personnel de son Usine et, par voie de conséquence, pour une grande partie de la population locale.
L'IMPORTANCE de ce livre suffira à peine à rappeler l'ensemble des activités du Président Théodore Laurent. Nous avons demandé à quelques-uns de ses amis et à certains de ses anciens collaborateurs de retracer, dans les chapitres qui vont suivre, certains aspects essentiels de son œuvre et de sa vie. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre gratitude.
Né le 18 Décembre 1863 à Saint-Jean-d'Angély, Théodore Laurent entra à l'École Polytechnique en 1883. Sorti en 1885, il poursuivit sa formation à l'École nationale supérieure des Mines de Paris.
Ingénieur au Corps des Mines, d'abord à Moulins, puis à Angers, il devait bientôt quitter cette administration pour entrer comme Ingénieur à la Compagnie des Chemins de Fer du Midi, puis comme Ingénieur en Chef adjoint du matériel à la Compagnie des Chemins de fer d'Orléans.
C'est à l'occasion de ces fonctions qu'il connut les principaux dirigeants de la métallurgie française.
Au début de 1908, il fut pressenti par M. Aïoli Président du Conseil d'Administration de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt, pour occuper un poste important, celui de Directeur Général adjoint de la Compagnie.
Théodore Laurent hésita longtemps. Ce n'est qu'à la fin de 1908 qu'il donna une réponse affirmative. Il racontait plus tard à ses proches qu'à l'époque il se jugeait trop âgé pour accepter un tel poste et que, de surcroît, il ne s'y sentait point suffisamment préparé.
A son entrée dans l'industrie sidérurgique, en 1908, les dirigeants des industries métallurgiques du Centre commençaient à tourner leur regard vers l'Est. La Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et des Chemins de Fer avait acheté, en 1903, les mines et usines d'Homécourt avec, dans le Nord, à Hautmont, une usine de laminage, pour prendre le nom de Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt.
Théodore Laurent se trouva donc, dès son arrivée, à la tête d'un organisme puissant, pour lequel il allait réaliser un programme dont les caractères fondamentaux ont été les suivants : souci de l'approvisionnement en combustibles et en matières premières; extension du domaine d'action de la Compagnie par la prise de participations ; création de débouchés commerciaux; aboutissement d'ententes sur le plan national et international.
Le Président avait pris à cœur le problème de l'approvisionnement en charbon et en coke, dont il signalait, en 1908, le caractère d' « intérêt national » dans la Revue de Métallurgie (Mémoire sur l'économie de Combustible). Dans le cadre de ces préoccupations, des bases d'accord avaient été jetées avec Pont-à-Mousson et Micheville. Ce fut alors, avec l'appui de la Société Générale de Belgique, la naissance des Charbonnages de Beeringen, mine qui devint une des plus puissantes de la Campine belge. L'année 1911 voyait la création de la Gewerkschaft Carolus Magnus, à Aix-la-Chapelle.
En ce qui concerne l'approvisionnement de la Compagnie en minerai de fer, la formation de la Société d'Anderny-Chevillon apportait une grande sécurité. Le Président, allant toujours plus avant, n'hésita pas, un peu plus tard, à créer en outre ses propres moyens de transport, et ce fut Sitram. Comme les Mines de fer éprouvaient à leur tour des besoins propres en matériels d'équipement et en explosifs, il fallut concevoir les moyens de les approvisionner. On vit naître alors la Société pour l'Étude du chargement mécanique (chargeuses) et Socoxyl (explosifs).
Les usines de la Loire n'étaient pas oubliées. Toujours soucieux d'équilibrer, dans la mesure du possible, l'exploitation de l'ensemble industriel dont il avait la charge, Théodore Laurent s'intéressait dès 1913 aux Hauts Fourneaux et Fonderies de Givors, auxquels il consacrait une partie de son activité. Il entretenait des relations depuis fort longtemps avec la famille Prenat et avait noué de solides liens d'amitié avec M. Louis Prenat.
Il est inutile de rappeler ici ce que fut l'effort industriel de guerre entre 1914 et 1918. Coupée de l'Est, la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt reporta toute son activité sur la Loire, où l'énergie de Théodore Laurent sut faire de Saint-Chamond un des arsenaux les plus puissants du Pays.
Après l'armistice de 1918, des problèmes aussi nouveaux que nombreux se posèrent. La période qui s'ouvrit alors fut pour Théodore Laurent l'occasion de développer encore son étonnante puissance de travail. Il lui fallut en effet simultanément reconstruire les usines du Nord et de l'Est ravagées par la guerre, reconvertir les usines du Centre, dont l'activité avait bien décru, et reprendre, sur des bases entièrement nouvelles, son programme d'action antérieur à 1914.
Dès 1918, les Forges d'Allevard devinrent une importante participation de la Compagnie et prirent par la suite un très grand développement. Théodore Laurent s'était intéressé à cette affaire, spécialisée dans la fabrication des ferro-alliages et des aimants. Il y fit participer ses amis de Pont-à-Mousson, de Micheville et de Capitain-Geny.
La création des Forges de Lavieu, en association avec M. Labesse, qu'il connaissait de longue date, amenait plus tard le Président à faire prendre aux Aciéries de la Marine une participation dans les Établissements Labesse, fabrique de produits réfractaires possédant plusieurs usines dans le Centre et dans l'Est. Ce furent ensuite les prises d'intérêts aux Établissements Teste, Chavanne-Brun, Ferraton-Vallas, à la Société Française de Construction de Fours, à la Société Michallet-Chomienne.
Il convenait parallèlement d'assurer l'approvisionnement en énergie des usines du Centre, notamment en combustible et en courant électrique : ce fut l'achat des Houillères de Saint-Chamond et la création de l'Énergie Électrique de la Basse-Isère, ensemble permettant aux usines de s'affranchir de certaines servitudes et d'obtenir en quantités convenables, comme aussi à des prix particulièrement avantageux, l'énergie nécessaire au développement des aciéries électriques.
Le développement du programme naval après 1920 amena pour sa part d'importantes commandes de tourelles pour les unités de guerre. Ce fut le début d'une association avec M. Granat d'où sortirent les Établissements Saint-Chamond-Granat, spécialisés dans la fabrication de dispositifs de télécommande.
En vue de développer la fabrication des vilebrequins, dont la technique était transformée par l'application du procédé de fibrage, découvert par M. Roederer, Théodore Laurent s'intéressait plus spécialement à la Manufacture de vilebrequins de Lorette (Mavilor), ancienne affaire Grosjat, à laquelle la Compagnie était déjà participante en 1925. Plus tard, venait s'adjoindre une autre participation : Roudayré et Cie, également fabricants de vilebrequins.
Enfin, rappelons encore les liens que Théodore Laurent avait noués entre la Compagnie des Aciéries de la Marine et la Compagnie Française de Matériel de Chemins de fer, ainsi qu'avec la Compagnie Générale de Constructions et d'Entretien de Matériel de Chemins de fer.
Le Président ne cessait de poursuivre ses efforts en faveur d'un meilleur approvisionnement des usines. Une préoccupation restait dominante : le charbon et le coke. On verra dans d'autres chapitres quel rôle actif il joua, avec Camille Cavallier et Emile Ferry, dans les prises d'intérêts, en 1929, aux cokeries de Zeebrugge en Belgique; en 1930, dans l'acquisition des Charbonnages de Pelaw-Main, et en Lorraine dans la création des charbonnages de Faulquemont, société née de l'association tripartite : Marine, Micheville, Pont-à-Mousson.
Dans le Nord, Théodore Laurent s'était particulièrement attaché au développement de la Compagnie des Mines de l'Escarpelle, dont il a assuré la présidence jusqu'à l'application de la loi de nationalisation des Charbonnages. Il avait pris, d'autre part, une participation à la Compagnie des Mines d'Anzin.
Mais il songeait déjà à des accords plus importants, que les événements de 1939-1945 mirent provisoirement en sommeil, et s'en était souvent ouvert à ses proches collaborateurs. Je laisserai le soin à mon ami Henri Malcor, qui a suivi dans le détail toutes ces négociations, de préciser quel fut le rôle joué par Théodore Laurent dans la création de Sidélor en 1950, et dans les pourparlers avec M. Pierre Cholat, Président des Aciéries de Saint-Étienne, pourparlers qui ont marqué, en 1952, le début des grandes concentrations de la métallurgie du Centre.
Cette activité intense ne se laissait rebuter ni par les critiques, parfois âpres, ni par les obstacles de tous ordres. Le Président recherchait même la discussion, afin d'asseoir son opinion sur des bases plus solides. Souvent combattu, il ne cessait de lutter jusqu'au triomphe de ses conceptions, lorsqu'il jugeait la cause juste.
Dès qu'il paraissait dans un Conseil, il s'y révélait si agissant, si constructif, que son rôle prenait une importance majeure.
Il ne manquait jamais une réunion, et, dans une discussion délicate, la sagesse de ses avis entraînait toujours la décision.
Affable et courtois, sans la moindre affectation, il savait écouter l'avis de tous, puis arrêtait sa décision après mûr examen.
Quelquefois, certains de ses collaborateurs, de tempérament plus impatient ou plus vif que le sien, se plaignaient des délais, un peu trop longs à leurs yeux, impliqués par l'adoption de telle ou telle décision. Théodore Laurent souriait en silence, reprenant sans mot dire le cours de sa méditation et de ses réflexions.
Mais, une fois sa décision arrêtée, il donnait pour son application des ordres si clairs et si précis que l'objectif recherché pouvait être atteint sans détours.
Les réussites obtenues grâce à cette obstination souriante sont là, aujourd'hui, pour témoigner de la volonté de l'homme, volonté qu'il savait insuffler à ceux qu'il avait choisis pour accomplir la tâche assignée.
Dans les difficiles combats qu'il a menés, tout autre caractère, moins bien trempé, eut succombé.
Sans doute la diversité et la richesse de ses dons ont-elles constitué les facteurs essentiels de sa réussite, mais celle-ci n'eut pas été totale si, derrière une apparence sévère, ne s'était cachée cette noblesse de sentiments qui est l'apanage des êtres supérieurs.
Bien entendu, l'importance des affaires que Théodore Laurent avait à diriger, comme aussi ses hautes responsabilités, n'étaient pas sans influer sur son abord un peu sévère, sur sa parole parfois un peu sèche, sur son regard pénétrant et froid.
Sous cette réserve de façade, il avait le cœur ouvert à toutes les misères de l'homme; il savait, en grand chrétien, pardonner aux défaillances, tendre à tous une main secourable, aider moralement et matériellement ceux qui se trouvaient dans la peine.
Dur avec lui-même, travailleur infatigable, il exigeait beaucoup de tous. Mais sous cette écorce de rudesse, propre à un homme chargé de lourdes responsabilités, se cachait une bonté inépuisable.
E aimait que l'on se confiât à lui et souffrait toujours de constater la contrainte avec laquelle on l'abordait. Il savait d'ailleurs dissiper cette contrainte d'un mot ou d'une phrase, qui allaient droit au cœur.
Amis et collaborateurs du grand disparu vont, dans les pages qui suivent, retracer les aspects de sa vie et de son œuvre. Pour ne retenir ici que son activité industrielle, on nous permettra d'en rappeler d'un mot les principales étapes, d'ailleurs connues de tous, lesquelles ont nom : Dilling, Redange-Dilling, Hadir, Rombas, Davum, Davum-Exportation, Sidélor, les Chantiers de France qu'il aimait tant. Enfin, comment ne pas citer cette Maison, qui fut la sienne, corps et âme, la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt, avec ses ensembles industriels : Saint-Chamond, Assailly, Onzion, Homécourt, Hautmont, Le Boucau, Bordeaux, la Mine de Leucamp.
Sûr de l'avenir, il n'hésita pas à prendre, pour le bien de tous, les décisions qui s'imposaient, en appliquant cette devise qui fut toujours sienne : « S'unir pour lutter ». Ses anciens collaborateurs diront quelle action d'envergure il entreprit sur le plan national et international. Les Comptoirs, l'Entente Internationale de l'Acier, les Comptoirs internationaux de vente, furent autant de réalisations qu'il avait à cœur de surveiller lui-même, et dont il n'est pas inexact de dire qu'elles préfiguraient certaines des organisations actuelles.
Ce qui pouvait paraître, entre les deux guerres, une vue de l'esprit est en effet devenu aujourd'hui une réalité. Théodore Laurent, visionnaire du futur, l'avait deviné en 1913, préfiguré en 1929, partiellement réalisé en 1950. Nul ne peut mieux dépeindre cet aspect de sa pensée qu'une phrase prononcée par M. Daum, son ami et collaborateur de toujours, lors d'une réception donnée en février 1949 en l'honneur du Président, pour fêter son quatre-vingt-cinquième anniversaire et ses quarante ans de service aux Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt : « Vous n'êtes pas l'esclave de formules invariables, attaché à un passé dont nous voyons qu'il vous a donné bien des joies, ni contempteur des innovations. Dans ces nouveautés économiques et sociales, vous savez faire la distinction entre ce qui est faux et ne pourra pas tenir et ce qui est vrai et devra prendre sa place durable. Vous temporisez avec les unes et vous adoptez sincèrement les autres, mais votre critérium est la part donnée au travail productif, à la réalité des mérites personnels et à la possibilité actuelle de réalisation ».
Le Gouvernement français tint lui-même à récompenser l'auteur d'une tâche immense accomplie pour le bien du Pays. Théodore Laurent reçut des mains de M. Albert Lebrun, Président de la République, le 16 août 1932, les insignes de Grand Officier de la Légion d'Honneur. Les Gouvernements belge, luxembourgeois et hollandais, reconnaissants de l'œuvre accomplie par le Président en faveur de leur industrie nationale, l'avaient de leur côté nommés Grand Officier de l'Ordre Royal de Léopold de Belgique, de l'Ordre Grand Ducal de la Couronne de Chêne de Luxembourg et de l'Ordre d'Orange-Nassau.
Rien n'a jamais entamé la sérénité de Théodore Laurent, malgré les lourdes épreuves qu'il eut à subir au cours de sa longue existence.
Son fils Jean, tué en 1915, en Champagne, Mme Théodore Laurent, prématurément disparue en 1928 après une douloureuse maladie, son fils François, tué en service commandé en 1935 alors qu'il appartenait à l'Aéronavale, son petit-fils Bernard, mort en déportation dans un camp en Allemagne en 1945, furent pour lui - en ne nous en tenant qu'à ses proches - autant de deuils cruels.
Mais sa foi chrétienne sut lui faire dominer ses peines et son énergie indomptable lui permit de puiser, dans la méditation et le travail, les consolations et la paix de l'âme. Il eut aussi de grandes joies. La plus vive fut certainement le jour où son fils Marc consacra sa vie à Dieu. Il avait su, dans sa famille comme dans ses affaires, maintenir une union étroite. Et il était particulièrement heureux lorsqu'il pouvait réunir, soit dans l'hôtel particulier du 89, rue Taitbout, soit dans son domaine de Bonnelles, ses enfants, petits-enfants, neveux et nièces. Il gardait de ces réunions un souvenir affectueux et profond, de même que de celles où il pouvait grouper ses collaborateurs et amis. Au cours de ces fêtes intimes, il évoquait volontiers certaines étapes émouvantes ou amusantes de sa vie, notamment ses souvenirs de jeunesse, dont on trouvera, à la fin de ce livre, une piquante relation.
Dans cette vie tout entière vouée au travail, il ne goûtait finalement de réel apaisement qu'au milieu des siens.
Peut-être aussi trouvait-il quelques moments de détente à l'occasion de ces lancements de navires, toujours si évocateurs et si prenante, qu'il a voulu présider jusqu'aux derniers mois de sa vie.
Bien qu'il eut conservé une santé à toute épreuve, il dut, en 1953, abandonner les postes éminents qu'il occupait. Sa vue affaiblie à l'extrême lui interdisait en effet toute lecture. Mais son intelligence demeurait aussi vive, sa mémoire aussi fidèle, et ses conseils, étayés par l'un et l'autre, avaient gardé leur incomparable opportunité.
Quelques mois plus tard, il s'éteignit, l'esprit en repos, l'âme uniquement consacrée à Dieu, ayant formulé ses ultimes recommandations, confiant en ceux à qui il remettait les destinées de sa famille et de son œuvre. Ainsi s'est achevée la magnifique existence d'un homme qui n'avait jamais cessé un seul instant d'œuvrer pour la grandeur de son pays, ni de prodiguer à ses collaborateurs et amis les richesses de son cœur. Infatigable travailleur, il n'a enfin trouvé de repos qu'en quittant ce monde...
Candidat à un poste d'ingénieur aux usines de Saint-Chamond, en août 1913, c'est étreint par l'émotion que j'entrai rue de la Victoire, dans le bureau de Théodore Laurent, alors Directeur Général de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt. L'examen ne me semble pas avoir duré très longtemps, mais je me souviens d'avoir été évalué, soupesé, « décortiqué » par un examinateur, certes bienveillant, mais au regard inquisiteur et volontairement froid. Ses yeux, tels des vrilles, cherchaient à mettre à nu, dans mon cerveau comme dans mon cœur, ce qu'il pouvait y avoir de bien et d'utile pour le service de la Compagnie.
En évoquant cet entretien, je pense aux tests psychotechniques qui précèdent maintenant l'embauche; M. Théodore Laurent m'a soumis, bien avant l'invention de ces méthodes modernes, à une épreuve qui, pour ne pas avoir été codifiée, ne s'en déroula pas moins avec un ordre, une logique et un souci frappant des détails.
Ce fut là mon premier contact avec cet homme extraordinaire qui, pendant près d'un demi-siècle, a présidé aux destinées du complexe industriel très important auquel son nom restera attaché.
1913 ! Un an après mon entrée à la Compagnie, c'était la guerre. Le 1er août 1914, Théodore Laurent écrivait au Directeur de l'Usine de Saint-Chamond :
« Le sort en est jeté. La mobilisation générale vient d'être décrétée. Je compte aller à Saint-Chamond dès que possible. Peut-être serai-je amené à m'y installer et à y transporter le siège de la Compagnie ».
Notre patron avait déjà compris le rôle considérable que ses usines du Centre allaient jouer pour aider nos armées. Il se rendit sur place, se montra pendant quatre ans un infatigable exemple, l'homme de toutes les vertus civiques, le ranimeur des énergies défaillantes, qui devait impulser une région industrielle et réaliser des productions dont on se demande aujourd'hui comment elles ont pu, à l'époque, offrir un volume aussi considérable.
La région de l'Est était alors occupée par les Allemands, mais nos usines de la Loire - Saint-Chamond, Assailly, Lorette et bientôt Rive-de-Gier - disposaient, quant à la fabrication des armes de guerre, de moyens de production puissants et d'une tradition éprouvée.
Le groupe du Centre, Théodore Laurent allait en faire un puissant arsenal dont, en 1916, l'effectif de pointe atteignit 18.000 unités, immense personnel, au recrutement nécessairement disparate, dont il sut former une équipe ardente, homogène, capable d'accomplir tous les exploits industriels; cette équipe, avec les membres de laquelle il entretenait des contacts directs permanents, il allait rapidement la galvaniser, grâce à son sens inné de l'autorité, à son énergie invraisemblable, j'allais dire parfois quelque peu inhumaine, et à sa foi ardente dans les destinées du pays.
De quatre années de travail en commun est née sans doute chez lui cette prédilection qu'il marqua, jusqu'à ses derniers jours, pour « ceux de la Loire ».
Il aimait à citer les performances alors réalisées et sa merveilleuse mémoire lui permettait de revivre, dans le détail, les moments émouvants de cette épopée industrielle.
M. Millerand, ministre de la guerre, avait pu apprécier en mainte occasion le potentiel de nos usines et la valeur de son Chef. Il le convoqua, au moment où l'Armée se demandait avec quels matériels et quelles munitions elle pourrait continuer de résister à la poussée allemande, pour lui assigner sa participation au programme de fabrications arrêté par le Grand État-Major. Cette participation fut réalisée entièrement, les délais furent respectés, souvent même devancés; l'organisation régionale de la fabrication des obus de 75 et de 155, dont il avait assumé personnellement la charge, donna des résultats supérieurs à ceux escomptés. Des fabrications nouvelles furent proposées au Gouvernement : chars d'assaut, canon automoteur sur chenille avec avant-train, canon de 75 biflèche à frein hydropneumatique, canon de 400...
Entre temps, des missions furent organisées, tant en Amérique, pour le contrôle de l'acier à obus commandé par la France, qu'en Angleterre, pour la fabrication des grenades.
Nous fournissions en outre le Gouvernement Belge en fusées et en mortiers de tranchées.
Si Théodore Laurent, ayant voulu tout cela, l'ayant animé de sa foi ardente et de son indomptable énergie, a pu être fier de ses usines, les dirigeants de celles-ci ont pu à leur tour témoigner qu'elles devaient leur succès au pilote incomparable, à l'homme qui ne faiblissait jamais et dont l'objectif à atteindre constituait l'unique raison d'agir.
Que de souvenirs ! Je pense à son équilibre, à cette primauté permanente chez lui du raisonnement sur l'enthousiasme à éclipses, sur l'emballement. Il se gardait des impulsions, non qu'il ne les ressentît pas, mais il avait suffisamment de force de caractère pour y résister, et les soumettre au contrôle d'une étude aussi rapide que poussée. Car cette époque fut celle de la vitesse d'exécution; Théodore Laurent ne négligea jamais rien pour aller vite et être prêt.
S'il avait horreur des décisions hâtives, arrêtées sous le coup des événements, s'il refusait d'être conduit par eux, c'est qu'il avait le culte de la prévision. Toutes les solutions imaginées par lui pouvaient être adaptées à des variations prévues de la conjoncture. Lui disait-on qu'il prenait des précautions superflues? Il répondait alors qu'il faut toujours être prêt à modifier ses plans.
A une époque où le sort de nos Armées était encore en balance, il écrivait au Directeur des Usines :
« Je le répète, il y a plutôt des raisons d'avoir aujourd'hui des préoccupations moins graves que celles que nous pensions avoir ces jours derniers. Mais il vaut mieux prévoir que d'avoir à regretter de n'avoir pas prévu ».
Il s'attachait aux moindres détails avec une minutie déconcertante pour qui connaissait l'aptitude de son esprit à embrasser les lignes de faîte des hautes questions financières et industrielles dont il avait la charge. Il voulait tout voir, tout lire, pour être au courant de tout, et pouvoir tout redresser après avoir tout compris. Ses emplois du temps étaient un modèle du genre. Je regrette de n'avoir pu retrouver un de ses agendas de guerre, où son activité prodigieuse était inscrite : rendez-vous, conférences techniques, visites d'ateliers, conférences officielles, essais de réception des premiers appareils de série, voyages...
Il avait un don d'ubiquité avec, en plus, une mobilité surprenante : l'automobile et le chemin de fer de nuit avaient sa préférence pour qu'il ne perdit rien des heures diurnes.
On conçoit que, dans ces conditions, les moments consacrés à sa vie de famille fussent peu nombreux. Mme Laurent résidait à Jarez, hôtesse charmante et combien inquiète ! Quatre de leurs six fils étaient aux Armées : Pierre, Jacques, Daniel et Jean, mais s'il avait des raisons d'être angoissé à leur sujet, le « Patron » ne laissait jamais deviner ce que le Père pouvait avoir à redouter.
Son fils Jean, lieutenant d'Artillerie, a été tué en 1917 en Champagne. Ce coup cruel, s'il a brisé son cœur, n'a ni atteint son activité, ni ralenti son effort. Rien n'a percé de son chagrin et je ne me souviens pas qu'on ait pu noter un changement dans son comportement à l'Usine. Le cœur battant, j'ai été, dans son bureau, lui présenter mes condoléances. Il m'a remercié simplement, sans manifester d'émotion apparente, m'interrogeant aussitôt sur mes occupations professionnelles; de cet entretien, je suis sorti troublé, décontenancé, me demandant si un tel homme s'était vraiment préparé à tous les sacrifices et si son courage et sa résignation de chrétien fervent ne le rendaient pas imperméable à la douleur.
Je connaissais fort bien, cependant, son cœur chaleureux, paternel, ouvert aux peines et aux joies des siens, comme aussi à celles de ses collaborateurs. Nul mieux que lui ne savait trouver les mots justes afin de consoler ceux qui souffrent et sa délicatesse est restée légendaire. La mort de son fils Jean l'avait incité à rechercher dans un travail accru non pas l'oubli, mais l'apaisement. C'était sa formule : « et maintenant il vous faut travailler encore davantage; c'est dans le travail que vous trouverez le salut ».
Si certains ont pu alors penser que notre Directeur Général était fermé à la douleur, qu'ils méditent cette lettre, qu'on me permettra de reproduire :
« Vous avez certainement deviné que derrière notre attitude, que nous avons toujours voulu ferme et courageuse, ma femme et moi, se cachaient bien des angoisses. Nous avions fait, sans nous le dire, notre sacrifice et en voyant tant de familles frappées, nous ne pouvions conserver l'espoir d'être épargnés jusqu'au bout.
« Mon pauvre petit Jean est mort héroïquement, aussi énergique devant la mort, qu'il a vue venir, qu'au fort de la bataille. La fierté douloureuse que j'en éprouve n'empêche pas le cœur de saigner ».
Cette lettre admirable, cette émouvante confession, montrent l'homme qu'il était, en dépit de son insensibilité apparente et de son équilibre indestructible.
Son cœur saignait, mais il avait offert à Dieu ce sacrifice, comme il Lui offrit plus tard ceux qui lui furent demandés, lorsque Mme Laurent, puis son fils François, mort en service commandé, allèrent rejoindre Jean; ceux qui ont eu le privilège d'approcher Théodore Laurent en ces douloureuses circonstances se souviennent que, malgré son courage, il n'avait pu alors maîtriser complètement l'étreinte de la douleur qui l'enserrait intensément.
Il avait, pour apaiser son âme, la foi chrétienne et, providentiellement, le travail titanesque dont il avait demandé qu'on l'écrasât. « Jetez-vous encore davantage dans le travail ». Cette formule n'était pas réservée aux autres.
A près de quarante ans de distance, on a quelque difficulté à comprendre comment nos usines de la Loire ont pu réaliser, au milieu d'invraisemblables difficultés et avec un État-Major aussi réduit, la tâche immense que Théodore Laurent leur avait imposée.
Cette traversée de quatre ans mériterait à elle seule qu'on lui consacrât un livre à l'usage des jeunes, afin de leur montrer quelles furent l'opiniâtreté et la foi de leurs anciens.
Ce n'est qu'à la lumière des textes, procès-verbaux de séance, comptes-rendus de réunions, dossiers d'affaires, conférences, que j'ai pu me convaincre, moi qui ai vécu cette période, que mes souvenirs ne m'avaient pas trompé et que le temps n'avait pas grossi les chiffres inscrits dans ma mémoire.
J'extrais les résultats suivants d'une longue liste, car ils m'ont semblé caractéristiques de l'activité et du rendement des usines à l'époque :
Dès avril 1916, la production d'acier atteignit déjà le double du chiffre moyen du premier trimestre de 1914.
En avril 1916 (procès-verbal du Conseil d'Administration du 10 Avril 19l6), les usines de la Loire avaient expédié, depuis le début des fabrications de guerre :
On avait installé ou créé pour obtenir ces résultats :
Le premier matériel d'Artillerie de 220 Saint-Chamond sur chenilles fut fabriqué en moins de 10 mois.
Sans pousser plus loin l'ingrate énumération des résultats obtenus, on peut apprécier aujourd'hui ce qu'il fallut à notre Directeur Général de travail, d'énergie et de foi pour déterminer ce que ses usines pouvaient le mieux faire et pour leur en donner les moyens.
Mais son rôle ne s'arrêtait pas là : il fut encore le chef de file de l'organisation de la production d'obus dans la région, créa une usine de distillation de bois en Sardaigne en vue de fournir de l'acétone à l'aéronautique, prit une commande de 25.000 fusils mitrailleurs, qu'il répartit aussitôt entre les fabricants d'armes portatives de Saint-Etienne, sous sa direction, sa surveillance et son contrôle personnels.
Devant les difficultés croissantes de l'approvisionnement de nos usines en charbon (en 1916 déjà, elles en consommaient 1.000 tonnes par jour) il organisa l'alimentation en combustibles de toutes les usines régionales relevant du Comité des Forges. Il s'occupa de tout : licences, frets, stocks dans les ports. Il acheta ou affréta des bateaux; en novembre 1916 notre flotte charbonnière comprenait 38 bateaux achetés ou affrétés en time-charter.
Avec la plus grande énergie, il poussa les Sociétés houillères à accroître la production de charbon des mines de la Loire, lesquelles ne parvenaient pas à fournir à la Sidérurgie, conformément aux programmes, 50 % de sa consommation (le reste étant importé d'Angleterre par nos propres moyens).
Il améliora la production du minerai de fer d'Allevard, Société dans laquelle il avait pris une participation.
Il suivit de très près l'avancement de nos études de matériel et de munitions et celui de nos négociations avec l'armement pour le lancement de matériels nouveaux. Il fut à l'origine de la fabrication du char d'assaut, employé au front en 1916 pour la première fois, et dont il pressentit aussitôt l'avenir prodigieux.
Il s'assura, dès 1913, le concours d'un ingénieur d'Artillerie de grande classe, le Colonel Rimailho, qu'il nomma en mars 1915 Directeur des Services techniques de la Compagnie. Il est proprement hallucinant de suivre dès lors l'activité de ce tandem incomparable, qui va lancer la fabrication des matériels nécessaires pour gagner la guerre, et étudier en même temps les fabrications de reconversion à mettre sur pied afin de donner du travail aux usines une fois la paix acquise (locomotives pétroléo-électriques, laminoirs à tubes, etc.)...
Ces multiples activités, dont une partie seulement auraient empli la vie d'un chef d'entreprise, ne suffirent pas à Théodore Laurent.
Il s'occupa encore de résoudre les difficultés des transports par voie ferrée qui mettaient en péril la vie des usines (quinze jours d'arrêt en janvier 1918), négocia les questions de salaires avec les syndicats et les autorités régionales et nationales, mit fin à la grave situation résultant de la grève de l'Usine du Boucau, prépara minutieusement, avec un sens aigu des réalités et de l'avenir, les participations devant assurer plus tard la polyvalence de nos fabrications, l'augmentation de nos débouchés, l'alimentation régulière de nos usines, la stabilité financière et industrielle de notre Compagnie.
Le Conseil d'Administration du 25 novembre 1918 lui décerna en ces termes, simples et émouvants, un éloge qui mérite d'être rappelé :
« En ouvrant la séance, M. le Président E. Heurteau déclare qu'il est certain d'exprimer le sentiment unanime de joie patriotique du Conseil au sujet de la victoire complète et de la libération du territoire. Il rend surtout hommage à nos soldats et à ceux qui ont payé cette victoire du sacrifice de leur vie. Il estime que la Compagnie et particulièrement son Directeur Général, par son énergie infatigable mise au service de la Défense Nationale, ont joué un rôle des plus utiles dans la préparation de la victoire ».
Ces pages héroïques de la guerre de 1914-1918 furent à peine tournées qu'il fallut penser aux fabrications de paix et réduire les fabrications de guerre à la mesure des besoins normaux d'une Armée, déjà bien équipée, et d'une Marine Nationale dont l'importance était en permanente discussion.
D'autres que moi diront ce que furent les réalisations de l'après-guerre et comment a été réussie une reconversion rendue difficile par la nécessité de conquérir des marchés nouveaux.
Mon dessein étant de m'en tenir aux périodes où j'ai pu approcher Théodore Laurent, je renoue la chaîne de ces souvenirs en 1938, époque à laquelle j'ai accepté la charge de Directeur Adjoint des Usines de la Loire.
Théodore Laurent avait été nommé Président de la Compagnie en mars 1927, à la mort de M. Heurteau, et M. Léon Daum l'avait remplacé dans les fonctions de Directeur Général.
En 1938, on sentait venir la guerre, les fabrications de Défense Nationale qui nous étaient confiées augmentaient sans cesse en importance. Cette fois, si un conflit survenait, on ne serait pas pris au dépourvu comme en 1914. La mobilisation de 1939 devait trouver, en effet, la majorité de nos ateliers en pleine production de guerre. Il fallait simultanément des tourelles de Marine, des chars B1? des canons de 105. Nous étions harcelés de demandes par les différents services qui passaient les commandes.
La production s'accroissait chaque mois et nous valait des succès tout à l'honneur des cadres et des ouvriers, quand l'armistice de juin 1940 vint brusquement stopper notre activité intense.
Théodore Laurent, ayant redouté cette guerre, avait su prendre les dispositions qui dépendaient de lui. Dès le début de 1939, il étudia le repli des services parisiens de la Direction Générale à Saint-Chamond et, dès la déclaration de la guerre, délégua sur place M. Léon Daum, qui devait s'installer à demeure à Saint-Chamond. Par ailleurs, le Président fit déménager à temps les archives, prospecta lui-même des usines et des terrains, puis demeura jusqu'au dernier moment à Paris, maintenant, avec un échelon léger, la liaison avec les autorités. Postérieurement au 10 mai 1940, il séjourna à Saint-Chamond, au Boucau, puis rejoignit Paris dès que ce fut possible.
La situation de nos usines de Saint-Chamond s'avérait alors très difficile. M. Daum était sur place; nous le secondions de notre mieux, Roederer et moi. D'accord avec notre Président, M. Daum prit toutes dispositions opportunes pour que les usines ne fussent pas arrêtées, comprimant les effectifs de guerre à un niveau normal grâce à la libération des affectés spéciaux et des ouvriers étrangers, recherchant de nouvelles tâches pour les effectifs maintenus, procédant à de grands travaux, revisant les machines-outils, mettant en route, sans attendre la signature du marché, la fabrication de locomotives pour la S.N.C.F.
Du jour au lendemain, il fallut subir le contrôle allemand, qui dura jusqu'en 1944. Tant que les liaisons ferroviaires furent rares et irrégulières, le Président fut tenu au courant par des courriers spéciaux automobiles.
Pendant les sombres années d'occupation qui allaient s'ouvrir, son courage ne fléchit jamais, son espoir en notre rétablissement ne vacilla pas. On me permettra de rappeler, à cet égard, que lors des heures les plus difficiles, je ne manquai jamais du réconfort de ses lettres et du témoignage de son affection.
L'activité des usines de la Loire pendant la deuxième période de reconversion d'après-guerre, ouverte en 1945, fut animée, dirigée et contrôlée par Théodore Laurent et son Directeur Général, M. Léon Daum. La tâche nouvelle qui s'offrait à eux était immense et le précédent de la reconversion antérieure de 1918 ne pouvait guère en faciliter l'exécution.
Le marché avait, en effet, profondément évolué depuis vingt-six ans et l'équipement industriel de nos usines, surtout renforcé dans ses plus puissants outils, nous imposait le choix de fabrications très spéciales ou pour le moins étroitement adaptées à nos puissants moyens d'usinage. Nos ateliers sidérurgiques, en particulier notre aciérie, n'avaient fait l'objet d'aucun investissement notable nouveau, le Président et le Directeur Général mûrissant en effet, depuis quelque temps, un projet permettant d'enrichir notre patrimoine de la splendide aciérie de la Compagnie des Forges et Aciéries de Saint-Étienne, susceptible de toutes les extensions désirables, alors que la nôtre, déjà vieillie, ne pouvait être améliorée qu'au prix de dépenses par trop lourdes. Cette fusion avec les Aciéries de Saint-Étienne ne fut réalisée qu'en 1952, mais elle avait été étudiée dès 1945, date à laquelle les premiers contacts furent pris.
La fusion devait poser bien des problèmes tant du point de vue technique que du point de vue social. Il fallait faire collaborer des hommes qui se connaissaient de longue date et s'appréciaient, mais dont les habitudes de travail, les méthodes commerciales étaient différentes. C'était visiblement une œuvre de longue haleine, mais Théodore Laurent n'a jamais craint d'en entreprendre.
Sous son impulsion et celle de M. Daum, les services commerciaux, ayant confiance dans les Usines de la Loire, firent merveille et travaillèrent activement pour les alimenter; ils leur apportèrent d'intéressantes commandes, aussi bien dans des domaines déjà explorés : locomotives à vapeur, locomotives Diesel électriques, gros vilebrequins fibres, etc.. que dans d'autres, nouveaux pour nous : pelles pneumatiques Eimco, coquilles de centrifugation, machines lourdes de cokeries, cylindres de laminoirs à froid, tracteurs vignerons et agricoles, éléments de trains de laminoirs, appareils pour l'industrie chimique, l'industrie pétrolière, l'industrie électrique.
Notre spécialisation dans les fabrications de défense nationale et notre réputation de chaudronniers, soudeurs d'aciers spéciaux nous valurent, d'autre part, d'importantes commandes d'engins blindés.
La politique de reconversion industrielle d'après-guerre put ainsi être conduite dans d'excellentes conditions, mais il avait fallu les commandes de rechanges quasi miraculeuses passées par la Ire Armée, lors des jours tragiques et glorieux de fin 1944, pour assurer le plein emploi permanent de notre main-d'œuvre et la transition sans heurts des fabrications de défense nationale aux fabrications civiles nouvelles.
Le Groupe des Usines de la Loire a surmonté à son honneur les écueils de cette période difficile : ses résultats d'exploitation en font foi; mais sans diminuer, de si peu que ce soit, le mérite des cadres, de la maîtrise et des ouvriers, comment ne pas souligner que les impulsions décisives ont émané du Directeur Général et du Président Laurent? C'est grâce à leur vue saine des nouvelles conditions économiques, ce sont les qualités extraordinaires de jugement et de bon sens de notre Président, ses réflexions profondes et ses décisions mûries qui ont tracé la voie du succès.
Depuis l'année 1941, mes contacts avec lui s'étaient multipliés : jusqu'à sa mort il n'a cessé d'être mon guide. L'âge n'avait en rien altéré sa prodigieuse activité. C'est à M. Léon Daum, mon Directeur Général, que j'avais le plus souvent affaire, mais je n'oubliais jamais, au cours de mes visites à Paris, de m'entretenir avec mon Président.
« Quelle est la marche des usines ? », me demandait-il chaque fois. Cette marche, bien sûr, il la connaissait parfaitement, car il continuait à tout lire, mais il fallait que je lui donnasse des détails, et il se faisait un malin plaisir de me signaler des contradictions apparentes entre ce que je précisais et ce qu'on lui avait rapporté ou ce qu'il avait lu par ailleurs. Il avait un don curieux de provoquer la confession de son interlocuteur. Ses silences même conviaient à ne rien oublier.
Après l'exposé des faits, venaient la critique de la situation et celle des mesures prises. Critiques certes amorties par l'intervention de M. Léon Daum, venu apporter son témoignage, des précisions ou une justification des faits rapportés, à la lumière de ses propres décisions.
L'entretien se terminait le plus souvent par des conseils de prudence au sujet des affaires en cours : « Et si tel fait imprévu advient, que ferez-vous? »
J'appréciais tout particulièrement les visites du Président à Saint-Chamond. Il aimait l'atmosphère du Château de Jarez et la visite des Usines, partageant son temps entre des conférences, réunies à sa demande, et des inspections d'ateliers. Il exprimait souvent son regret de ne pouvoir venir plus souvent ou séjourner plus longtemps.
Lorsqu'il se trouvait sur place, il ne manquait pas nos conférences du vendredi, qu'il écoutait avec une attention vigilante et qu'il concluait en tirant la leçon des faits évoqués. Voici comment, à cet égard, il définit un jour devant nous l'esprit d'équipe tel qu'il l'entendait : « Vous connaissez le jeu des totons. Tous doivent tourner ensemble. Si un toton fait mine de s'arrêter, il faut tout de suite le relancer par une impulsion. Il faut relancer également tous les autres quand ils donnent des signes de défaillance, de façon que tous tournent en même temps. Il faut de même relancer vos ingénieurs, vos agents de maîtrise qui, à leur tour relanceront les ouvriers. Pour cela vous devez être en mesure de déterminer le moment où leur activité diminue, de façon à pouvoir donner à temps l'impulsion qui leur fera retrouver leur équilibre. Le succès est à ce prix ».
Le soir venu, il regagnait Jarez, où il retrouvait des souvenirs précieux. Il y avait vécu avec sa famille pendant plusieurs années. Jarez fut souvent aussi son poste de commandement; et je pense qu'il se souvenait volontiers que c'avait été a l'époque où il contribua à gagner la bataille de 1914-1918.
Je l'ai connu pendant quarante ans et n'ai rapporté ici que des souvenirs ou des impressions vécus. Ce livre a été écrit afin de perpétuer sa mémoire et de lui rendre un impérissable hommage. C'est une pieuse pensée qui fait honneur au Président Lefol. Je n'ai pas eu l'ambition de raconter sa vie, il y faudrait un historiographe et un ouvrage beaucoup plus important que celui-ci. J'ai essayé de dépeindre simplement le Chef incomparable qui m'a honoré de son amitié et de son affection et dont je garde le souvenir toujours vivant. Je souhaite que, lisant mon histoire, les jeunes suivent l'exemple admirable qu'il n'a cessé de donner au cours de sa prestigieuse carrière, dans tous les domaines, y compris celui de la Charité, qu'il pratiquait clandestinement. Je souhaite aussi qu'ils en tirent à la fois des raisons d'espérer et le courage nécessaire pour redonner à notre Pays la place que de grands anciens, tels que Théodore Laurent, avaient contribué à lui ménager.
Au début de la première Guerre mondiale, lorsqu'il dut assumer la tâche écrasante d'animer l'effort de guerre des Aciéries de la Marine, le Président se reposa sur M. Claudius Magnin, alors Vice-Président de la Compagnie, du soin d'apporter aux Usines du Boucau une impulsion parallèle. M. Magnin fut prématurément enlevé en Décembre 1916, et Théodore Laurent tint à saluer en lui, lors de ses obsèques, « l'homme de bien, le patriote, le grand chef » avec qui, « huit jours auparavant, il étudiait les moyens d'accroître la large contribution à la Défense Nationale de son Usine du Boucau, qu'il aimait tant, qu'il aimait, ainsi qu'il le répétait parfois, comme son troisième enfant ».
La disparition brutale de M. Magnin ajoutait un fardeau de plus sur les épaules de Théodore Laurent : il l'accepta comme il avait accepté les autres, en soulignant à cette occasion qu'en période de guerre, lorsque le Pays est en danger, « la pensée de tous doit être et est de faire, chacun à la place qui lui est assignée, tout son devoir, plus même que son devoir pour la Patrie ».
Ainsi donc, Théodore Laurent eut à réaliser seul un projet élaboré depuis plusieurs mois déjà, projet qui devait entraîner, pour l'avenir de l'Usine du Boucau, des conséquences importantes et à longue échéance : il s'agissaitM'entreprendre sur place la fabrication au four électrique des fontes synthétiques et des ferro-alliages, dont les besoins pressants de la Défense Nationale réclamaient une production sans cesse accrue. La réalisation technique des nouvelles installations ne préoccupait pas, en elle-même, le Président; mais il n'ignorait pas que leur mise en train demeurait avant tout subordonnée, dans l'immédiat, à l'apport de ressources nouvelles d'énergie électrique, importantes et garanties quant à leur permanence.
Des négociations à cet égard avaient été entreprises au début de Tannée 1916; elles aboutirent, en juillet suivant, à la signature d'un contrat prévoyant la fourniture du courant indispensable, pendant vingt années, par la Société Hydroélectrique des Pyrénées, représentée par M. Loucheur.
Ce contrat, dit « de Licq » - du nom de la chute équipée en vue de fournir l'énergie correspondante - constitua pour l'Usine l'assurance de longue durée dont elle avait un besoin vital. Il fut ultérieurement repris par une filiale de la Compagnie des Chemins de fer du Midi, puis par la S.N.C.F., à sa création.
Malgré les inévitables difficultés, la production de guerre de l'usine du Boucau, de même que celle des usines de la Loire, atteignit un niveau exceptionnellement élevé, en dépit du rationnement imposé aux fournitures de charbon et des dangers croissants du ravitaillement par la voie maritime.
Au cours de l'exercice 1916-1917 notamment, il fut produit plus de 79.000 tonnes de fonte et de 6.600 tonnes de ferro-alliages, grâce à l'exploitation simultanée des quatre hauts fourneaux de l'usine, performance remarquable étant donné son outillage à l'époque. Par ailleurs les fabrications permirent de produire 143.000 tonnes de coke, dont près de 46.000 tonnes purent être livrées à l'Industrie.
Lors de l'exercice suivant, l'usine fabriqua pour la première fois, en plus de ses productions antérieures, 5.900 t. de fontes synthétiques, grâce à son nouvel atelier de fours électriques. Par ailleurs, il put être produit, en 1917-1918, 44.000 t. d'acier, ce qui exigea la solution de difficultés importantes : jusqu'en 1914, en effet, l'aciérie du Boucau avait été essentiellement une aciérie Bessemer, consommant par conséquent de la fonte d'affinage. Mais, une fois les hostilités déclenchées, les besoins de la Défense Nationale exigèrent simultanément la production de fonte de moulage et d'acier : il fallut construire deux fours Martin pour satisfaire à ces nécessités de l'heure.
Pour ceux du front, l'effort de guerre de la Compagnie apparaissait clairement sous forme de ces matériels qui ont fait connaître à tous les artilleurs le nom de Saint-Chamond, symbole de la Compagnie tout entière. Mais s'il était plus anonyme et s'exprimait seulement en tonnes de fonte, de ferros et d'acier, l'effort de production du Boucau était un des éléments nécessaires de l'ensemble.
Lorsque j'entrai aux Aciéries de la Marine, immédiatement après la guerre, la Compagnie amorçait sa reconversion. Ce changement de politique, conséquence normale et heureuse du retour de la paix, fut facilité, en ce qui concerne l'usine du Boucau, par l'orientation nouvelle de ses fabrications au cours des hostilités : ses hauts fourneaux purent sans difficulté développer leur production de fontes hématites de qualité, tandis que le rôle des Bessemer s'estompait graduellement; par ailleurs, les laminoirs poursuivirent leur fabrication de rails durs, lesquels constituaient, on le sait, une des spécialités de l'usine.
Pendant la période de paix précaire séparant les deux guerres mondiales, M. Charpy prit, vis-à-vis du Président Laurent et de M. Daum, Directeur général, la responsabilité technique de l'usine, que la création d'une aciérie électrique et la mise au point d'aciers spéciaux préparèrent à son rôle de la période 1939-1940 : les problèmes posés pendant les hostilités ne furent pas, en ce qui concerne le Boucau, très différents de ceux de la période 1914-1918; les principaux impératifs devinrent à nouveau la rapidité d'exécution et l'accroissement de la production. En deux mois, avant l'armistice de juin 1940, l'usine abordait sur la demande de l'Armement la fabrication de l'acier pour obus anti-chars et réalisait ses premières fournitures.
Quelques jours avant l'armistice, Théodore Laurent, replié à Saint-Chamond avec son état-major de direction, estima nécessaire d'assigner Le Boucau comme point de ralliement des filiales et des Sociétés amies. Le Président effectua à cette occasion un bref séjour sur place, d'abord dans les locaux de la Direction, ensuite au château de Lavielle : sa présence, sitôt qu'elle fut connue, fit de sa forte personnalité un centre d'attraction pour tous ceux qui avaient besoin de conseils ou d'avis pendant ces heures tragiques pour le pays. Il reçut de très nombreuses visites. Pour tous, il était ce qu'il fut jusqu'à sa mort : le « grand Patron ».
L'USINE d'Homécourt a été fondée à la suite de la découverte du procédé Thomas qui rendait utilisable pour la production d'acier le gisement minier du Bassin de Briey, laissé à la France par le traité de Francfort. Quelques sondages effectués en 1881 et 1882 à l'emplacement actuel de l'usine et dans la vallée du Fond de la Noue, avaient montré l'intérêt et l'importance du gisement.
Le 10 juillet 1883, la Société Vezin-Âulnoye présenta une demande de concession sous les communes d'Homécourt, Briey et Moutiers. Elle lui fut accordée le 11 août 1884.
En 1894, dix ans plus tard, les travaux commencés en 1883 furent repris avec des moyens plus puissants et le fonçage fut poussé jusqu'au mur de la couche brune (127 m).
L'Usine était en construction lorsque furent foncés à l'intérieur même les deux puits du Haut-des-Tappes.
C'est vers cette époque que beaucoup d'autres Sociétés sidérurgiques envisagèrent de s'installer dans l'Est, afin de produire leur fonte à prix avantageux, grâce au traitement des minerais phosphoreux par le procédé Thomas.
En 1903, la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt devenait pour sa part propriétaire des Mines et Usines d'Homécourt.
Afin de mieux juger l'important développement de l'usine sous l'impulsion de Théodore Laurent, on nous permettra de dresser ci-après la liste des installations existant à l'origine :
Deux hauts fourneaux; Deux gros cubilots;
Deux soufflantes à vapeur de 1.000 chevaux; Deux mélangeurs de 150 tonnes; Quatre convertisseurs de 16 tonnes de fonte; Deux machines soufflantes à vapeur de 1.500 et 1.800 ch.;
Un train blooming Delattre de 1.100 x 2.750; Un train duo réversible de 850 x 2.250 à 3 cages pour le laminage des poutrelles de 150 à 508, rails, traverses de chemins de fer, gros ronds, une cage pour le laminage des billettes, et le matériel desservant ces installations.
Le Président, lors de son arrivée à la Compagnie, malgré son esprit créateur, se garda bien d'emballements faciles ou d'impulsions hâtives; il se contenta provisoirement de poursuivre les programmes établis en 1903. Il prévoyait d'ores et déjà, cependant, qu'en dépit des succès extraordinaires enregistrés par l'acier Thomas, l'acier Martin de qualité conserverait toujours sa place sur les marchés. Peut-être fut-il à cet égard influencé par les résultats obtenus dans la Loire : quoi qu'il en soit, entre 1910 et 1912, il fit construire à Homécourt une Aciérie Martin laquelle, pour l'époque, était très belle.
L'outillage d'Homécourt semblait bien équilibré : le nombre des hauts fourneaux y était passé de 2 à 7, on avait ajouté 5 machines soufflantes de 1.200 CV; l'aciérie Martin comportait deux fours de 351, chauffés au gaz de gazogène. Les laminoirs avaient été complétés par un train trio de 635 x 2.000.
En 1908, le programme des fabrications fut encore augmenté. On construisit un train à tôles (comportant une cage trio Lauth), un blooming de 41, un train universel pour le laminage de larges-plats de 160 à 800, et l'on compléta les ateliers annexes desservant ces outils, magnifiques pour l'époque.
Pendant l'année 1912, Homécourt produisit plus de 340.000 t d'acier brut. Il fallut prévoir l'évacuation des laitiers des hauts fourneaux et entreprendre d'importants travaux de génie civil.
En résumé, l'usine était en pleine prospérité avec ses sept hauts fourneaux, sa ligne droite, unique, de 29 Cowpers, ses deux aciéries Thomas et Martin, ses cinq gros trains de laminoirs, ses centrales à vapeur, à gaz et électriques, lorsqu'elle dut être abandonnée à l'ennemi.
Le 31 juillet 1914, les régiments allemands rassemblés au voisinage de la frontière dévalaient la fameuse côte de Montois, mi-française, mi-allemande depuis 1871, où se cachaient ceux dont la vie n'était pas sans reproches, échappant tantôt aux polices françaises, tantôt aux polices allemandes, au gré des circonstances.
Une administration allemande s'installa dès les premiers jours à Homécourt, sous la dénomination de Schutzverwaltung. L'aciérie Martin fut entièrement rasée, l'aciérie Thomas démontée et transportée en Allemagne, ainsi que les laminoirs nouvellement installés.
Les Allemands ne démolirent cependant pas la superstructure des hauts fourneaux, car le prix des ferrailles qu'ils eussent récupéré n'eut pas payé les frais de main-d'œuvre. On a conservé des photographies qui, publiées dans le monde entier, montrèrent la dévastation des usines. Théodore Laurent, avec une insensibilité que chacun savait apparente, nous a montré ces photographies. Dès les premières descriptions qu'il en fit, sous son calme, on sentait combien son cœur était ulcéré.
La population d'Homécourt, obligée de travailler dans les mines avec une alimentation insuffisante, souffrit cruellement.
Les Allemands n'avaient pas enlevé aux Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul l'administration de l'Hôtel des ouvriers. Leur Supérieure, Sœur Geneviève, que Théodore Laurent connaissait bien, résistait à sa manière. Franche, rieuse, respectée de tous, patriote fervente, elle ne s'était pas contentée de peindre en bleu - blanc - rouge sa crèche de Noël, au grand émoi des officiers allemands. Elle avait également si bien caché ses casseroles de cuivre, comme aussi les drapeaux français confectionnés de nuit par la Communauté, qu'en dépit de nombreuses perquisitions, les Allemands ne purent jamais rien découvrir. A la population déprimée, les Sœurs apportèrent ainsi une aide morale et matérielle; elles obtinrent de ceux n'ayant que le nécessaire qu'ils donnassent à ceux qui n'avaient plus rien. Sœur Geneviève relevait le courage de ceux qui faiblissaient. Son argument essentiel était : « l'heure de la délivrance viendra ».
Le 11 novembre 1918 survint en effet : les premiers soldats et civils français furent accueillis avec une joie délirante. Théodore Laurent était de ces derniers. Il put, non sans une profonde émotion, constater la présence d'un drapeau tricolore à chaque fenêtre, et contempler le réfectoire des ouvriers, entièrement décoré de bleu, de blanc et de rouge. C'est dans cette ambiance que Sœur Geneviève l'accueillit. « Monsieur le Directeur Général, dit-elle, je vous attends depuis quatre ans, je n'ai jamais embrassé un homme, mais aujourd'hui tout m'est permis et Dieu me le pardonnera ».
Elle l'embrassa sur les deux joues.
Malgré son indomptable énergie et sa volonté de demeurer froid, Théodore Laurent fut si ému qu'il dut attendre quelques instants pour prendre la parole.
Sur la Place de l'Hôtel de Ville, des ouvriers, par petits groupes, s'étaient rassemblés. On montait des tables, on but du Champagne. Le Président prononça une allocution si vibrante que les acclamations éclatèrent. Il est encore des anciens qui s'en remémorent la conclusion : « la guerre a détruit notre belle usine, tous ensemble nous la reconstruirons, plus belle encore ! »
Dans le calme impressionnant d'une cité industrielle dont l'usine était arrêtée, où le bruit des soufflantes et des laminoirs s'était tu depuis quatre ans, on entendait déjà cependant des coups de marteau. Un embryon d'usine était né dans les ruines de la grande usine d'antan; des ouvriers, sans savoir où et comment ils seraient payés, travaillaient aux réparations des conduites d'eau et des installations électriques. Mais le mal était, hélas, considérable : il fallut huit années pour rendre à Homécourt sa pleine capacité de production.
Théodore Laurent s'était attaché à l'usine d'Homécourt; nous l'avons souvent entendu évoquer ses remarquables productions, ainsi que ses résultats financiers. Il n'en n'ignorait pas les défauts. Esprit clairvoyant, possédant un sens aigu des réalités, il savait que l'usine consommait beaucoup trop de charbon, que son bilan de gaz était mal équilibré et que le compte Profits et Pertes en calories en souffrait terriblement.
Il savait également que les Cowpers de hauts fourneaux étaient alimentés en gaz brut ou semi-épuré, ce qui ne manquait pas d'entraîner de fréquentes et coûteuses réparations.
Pendant la guerre, afin de contrôler les fabrications de métal à obus, que les États-Unis fournissaient à la France, le Gouvernement avait envoyé Outre-Atlantique de nombreuses missions d'ingénieurs. A leur retour, ceux-ci firent de si vibrants éloges des qualités du matériel sidérurgique américain que Théodore Laurent dépêcha sur place une équipe de techniciens en vue de réunir une importante documentation.
Ayant compris, l'un des premiers, les incidences fécondes de la rationalisation sur le niveau de productivité, le Président organisa une communauté d'intérêts avec Micheville et Pont-à-Mousson, aux termes de laquelle l'usine de Micheville serait désormais spécialisée dans les fabrications de profilés : poutrelles, rails, traverses de chemins de fer, etc.. tandis que l'usine d'Homécourt le serait dans la production des demi-produits, produits plats, tôles et larges-plats.
Après des études très poussées par les Bureaux de Paris et d'Homécourt, Théodore Laurent adopta le programme suivant :
— Afin de disposer du gaz et du coke nécessaires aux fabrications, on construirait : deux batteries de fours à coke avec récupération des sous-produits, ainsi qu'un gros gazomètre emmagasinant le gaz du dimanche, et jouant le rôle d'un puissant régulateur.
— On conserverait les superstructures des hauts fourneaux, mais ces derniers seraient agrandis et modernisés.
— On édifierait une nouvelle aciérie Thomas comprenant deux mélangeurs de 850 t et cinq convertisseurs Thomas de 30 t alimentés en chaux par un transporteur entièrement mécanisé.
Reliée à l'aciérie Thomas (pour pouvoir travailler en Duplex) par deux séries de ponts superposés, l'aciérie Martin comporterait deux fours de 50 t. L'atelier de dolomie serait modernisé et comporterait 2 cubilots de frittage.
— Il fut également décidé qu'on achèterait aux États-Unis : un blooming slabbing de 10 t; un train Morgan pour les fabrications de blooms, billettes et largets; un train universel capable de laminer des larges-plats jusqu'à 1 m 20 de largeur. Le trio Lauth récupéré en Allemagne serait muni de tabliers releveurs-automatiques.
— Complétant cet outillage très moderne, l'épuration du gaz de hauts fourneaux serait modernisée et agrandie. Les excédents de gaz de fours à coke seraient envoyés dans une centrale électrique à haute pression ou aux Usines de Rombas, afin d'enrichir le gaz de gazogène de leur aciérie Martin.
— Enfin, il serait créé une Société, la Société Électrique de la Sidérurgie Lorraine, qui achèterait le courant électrique en excédent, pour en fournir au besoin aux usines n'en possédant pas assez.
Ce programme fut presque entièrement réalisé. Le 18 octobre 1920, le premier fourneau produisit de la fonte de moulage, mais il fallut près de huit ans de travaux pour que l'usine reprenne sa pleine activité.
En 1936 les hauts fourneaux purent réaliser - leurs creusets étant agrandis et achevée la reconstruction complète du haut fourneau 4 -, une production journalière de fonte de 1.800 t, qui pouvait être portée à plus de 2.000 t en mettant de la ferraille à la charge.
L'aciérie Thomas, de son côté, pouvait produire 2.000 t d'acier par jour, soit, en tenant compte des arrêts inévitables, plus de 600.000 t par an.
La capacité des bloomings était supérieure à un million de tonnes de lingots par an, et les blooms pouvaient être transformés par le train Morgan en billettes ou largets. Le train universel était capable de produire plus de 100.000 t par an.
Enfin, la puissance du trio Lauth permettait de fabriquer 350.000 t de tôle par an.
Les difficultés des approvisionnements en fines à coke ou en coke, le carnet de commandes souvent insuffisant et mal approprié aux outils, les difficultés ouvrières, etc.. n'ont pas permis de réaliser les maxima de production, mais nous espérions les atteindre lorsque la guerre éclata à nouveau.
Dès le début des hostilités, l'usine d'Homécourt fut placée sous le contrôle du « Service des Fabrications dans l'Industrie ». On avait encore présente à la mémoire la pénurie d'acier de 1914-1918.
Pendant que tous : ingénieurs, contremaîtres, ouvriers accomplissaient le maximum d'efforts pour augmenter les tonnages d'acier nécessaires aux fabrications de guerre, l'usine subit plusieurs attaques à la bombe, notamment les 10 et 14 mai 1940. Nous eûmes à déplorer la mort de vingt-quatre membres du personnel et de nombreux blessés.
Le vendredi 14 juin, sur l'ordre de l'Autorité Militaire, la Mine et l'Usine furent évacuées devant l'avance des armées ennemies.
Ce n'est pas sans une grande émotion, le cœur douloureusement serré, qu'ingénieurs, collaborateurs et ouvriers quittèrent Homécourt. Beaucoup d'entre eux y travaillaient depuis longtemps, souvent même depuis leur jeunesse. L'un d'eux, en nous serrant la main nous confia : « Vous devez retrouver M. Laurent; dites-lui que l'usine d'Homécourt est peut-être morte, mais qu'elle revivra plus puissante que jamais ».
Les Allemands avançaient en direction de Dijon et Vesoul par Langres; nos voitures, qui avaient pris la route de Nancy-Neufchâteau-Langres, échappèrent de justesse à l'ennemi.
Que l'on me permette d'évoquer ici une anecdote personnelle : lorsque je fus parvenu à Saint-Chamond, M. Daum, inquiet sur notre sort, m'embrassa et Théodore Laurent, avec un cœur très paternel, mais toujours animé de son indomptable énergie, me dit : « Courage, vous avez pris une grande part à la reconstruction d'Homécourt après 1918. Si les Allemands anéantissent à nouveau l'usine, nous la reconstruirons. Homécourt ne peut pas mourir ».
A quelques heures d'intervalle, j'avais entendu prononcer, à peu de choses près, les mêmes mots par un ouvrier et par le Président de la Compagnie...
L'Armistice une fois signé, M. Daum nous rappela à Saint-Chamond. A Vichy nous obtînmes des laissez-passer pour Paris, puis, non sans de grandes difficultés, les bureaux allemands nous accordèrent l'autorisation de regagner Homécourt afin d'achever Ja paye des ouvriers.
Le 18 juin 1940, les troupes allemandes avaient pris possession de l'usine et celle-ci avait été réquisitionnée le 26 juin par une Commission civile de l'organisation Roechling: Zivilverwaltung des Huttenwerkes Homécourt.
Un grave et douloureux problème se posa aussitôt : du fait que notre Compagnie n'assumait plus la gestion de ses usines, fallait-il laisser les Allemands s'y implanter et abandonner de ce fait la population ouvrière à son sort ?
Les Allemands pouvaient en effet décider de remettre mine et usine en activité grâce à des ingénieurs et à des contremaîtres venus de leur pays. Ils pouvaient également décider de fermer l'usine et de déporter son personnel dans des usines allemandes.
Cette hypothèse eut impliqué, de même qu'en 1914, le démontage et le transport outre-Rhin de ces magnifiques outils qu'étaient les aciéries, le blooming et le train Universel.
Si les Allemands décidaient au contraire de remettre l'usine en activité, n'était-il pas alors préférable que les ouvriers fussent commandés par nos ingénieurs et nos contremaîtres, plutôt que par des cadres allemands, qui exigeraient d'eux un travail forcené et une discipline implacable, avec tous les risques de sanctions que nous connaissions?
La capacité allemande de production d'acier n'était pas limitée par le nombre de hauts fourneaux, de sorte qu'il était encore préférable, comme pis aller, de voir rallumer des hauts fourneaux en France, plutôt que de voir s'intensifier la production sidérurgique allemande, grâce à nos ouvriers déportés en masse.
Théodore Laurent, clairvoyant et certain du succès final de nos armes, nous demanda d'aller à Homécourt tenir haut et ferme le drapeau français. Le drapeau à croix gammée ne flotta jamais sur l'usine.
Après des discussions difficiles et pénibles, nous ne parvînmes pas à reprendre la direction des fabrications de nos Établissements. Nous pûmes obtenir, par contre, que nous fût laissée la direction du personnel.
De ce fait, la plupart des cadres français et de très nombreux ouvriers purent rentrer de zone libre, avec autorisation ou clandestinement, et retrouver leur foyer.
Il fut ainsi possible de « camoufler » des produits qui eussent pu être utiles à l'ennemi et de cacher des Lorrains ou des résistants qui formèrent par la suite des équipes de F.F.I. Nous pûmes également éviter en grande partie, sous prétexte de manque de personnel, le départ de requis pour travailler en Allemagne.
La situation délicate d'Homécourt ne cessait de préoccuper Théodore Laurent.
Pendant l'occupation, nous reçûmes fréquemment sa visite. Sa présence nous était précieuse; il ne nous ménageait pas ses conseils, réprimant d'un mot les passions qui se faisaient jour devant les exigences renouvelées de l'autorité allemande, conseillant la modération et la prudence, tout en luttant du mieux possible pour rendre plus difficile la tâche de l'occupant.
Le Président ne manquait jamais d'aller visiter telle ou telle partie de l'usine, examinant longuement le travail des ateliers, souffrant visiblement de voir cette belle unité s'amoindrir du fait que les allemands l'exploitaient sans effectuer de travaux d'entretien. Il recommandait chaque fois à ses collaborateurs de veiller à ce que ce magnifique outil fut sauvegardé dans toute la mesure du possible.
Il vint à Homécourt peu avant la libération, alors que les combats se rapprochaient de Paris. Nous le vîmes arriver en voiture vers le milieu du mois d'Août, accompagné de M. Daum. Ils nous apportaient leurs dernières instructions et nous confirmèrent dans leur foi d'une victoire prochaine. Repartant le surlendemain pour Paris, leur voyage de rentrée fut hérissé de difficultés : bombardements, contrôles incessants, menaces d'arrestation. Le Président avait tenu à venir, en dépit de son grand âge et des dangers de la route, sachant que nous serions peut-être coupés de la Direction Générale pendant longtemps.
L'usine d'Homécourt fut libérée le 6 septembre 1944, mais demeura dans la zone des Armées jusqu'au 8 avril 1945.
Poursuivant son objectif de 1918 : la spécialisation de l'Usine d'Homécourt en produits plats en vue d'accroître son efficacité et sa capacité de production, Théodore Laurent avait prévu l'installation de trains à bandes pour laminer, à chaud et à froid, en tôles fines, les produits du blooming et du train Universel. Il avait envoyé des ingénieurs aux États-Unis pour se documenter; ses études furent poussées très loin, il y eut même un commencement de réalisation. Mais le projet fut repris par la Commission de Modernisation pour être exécuté ailleurs à une échelle beaucoup plus importante.
Cette même Commission, pour augmenter les moyens de dénaturation des produits de l'Usine d'Homécourt, conseilla l'installation d'un train moderne pour le laminage des aciers marchands.
Ce projet, une fois adopté, fut achevé par Sidélor, nouvelle Société qui avait absorbé les Mines et Usine d'Homécourt. Une fois de plus, Théodore Laurent avait obéi à sa devise : « S'unir pour lutter et produire ».
Théodore Laurent, pendant les quarante années où il présida aux destinées de l'Usine d'Homécourt, consacra une partie de ses soins aux œuvres sociales. Comme ses bienfaits se répartirent sur les nombreuses usines qu'il administrait, d'autres, mieux informés que nous, examineront son œuvre
dans son aspect d'ensemble. Cependant, nous ne saurions passer sous silence la création de l'Ouvroir et du Dispensaire Sainte-Elisabeth, réalisés à Homécourt en souvenir de Mme Théodore Laurent. Il s'agissait d'une grande et confortable maison qui, sous son toit lorrain, abrita les œuvres des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, leur permettant ainsi d'exercer plus facilement leur action bienfaisante sur toute la population.
En 1871, par le traité de Francfort, l'Allemagne enlevait à la France la presque totalité de l'Alsace et une partie importante de la Lorraine. Dans le tracé de la nouvelle frontière, Bismarck s'était surtout inspiré de considérations militaires, en nous éloignant des frontières naturelles du Rhin et de la Moselle. Onze ans plus tard, la Société de Pont-à-Mousson découvrait à Auboué la première mine de fer du bassin de Briey. Presque à la même date (1879), Thomas mettait au point en Angleterre le procédé de production de l'acier qui porte son nom.
De nombreux sondages autour de Briey permirent de reconnaître un bassin minier dont les réserves représentent encore aujourd'hui une durée d'exploitation de l'ordre d'un siècle. Le minerai était relativement pauvre en fer, mais contenait du phosphore, les couches épaisses et généralement peu profondes étant facilement exploitables.
Des hauts fourneaux et des aciéries Thomas furent édifiés et le département de Meurthe-et-Moselle devint, au début du XXe siècle, le premier de France pour la production d'acier.
Les Allemands suivaient naturellement avec attention l'évolution de la région frontière. Ils reconnurent le prolongement sur leur territoire des couches ferrifères du bassin de Briey, mais avec des teneurs en fer décroissantes à mesure qu'on se rapprochait des affleurements situés à l'Ouest de la Moselle.
Une industrie métallurgique existait depuis longtemps dans cette zone, en particulier à Hayange, où la famille de Wendel avait installé des forges dès le XVIIIe siècle. Les usines anciennes se développèrent, des Sociétés furent créées pour en édifier de nouvelles. En 1914, 68 hauts fourneaux existaient en Lorraine annexée et quatre grandes aciéries : de Wendel, qui avait maintenu le drapeau français sous la domination allemande à Hayange et à Moyeuvre, Thyssen à Hagondange, Rombacher Huttenwerke à Bombas, Lothringen Hutten und Bergwerks Verein à Knutange.
En 1913, les productions d'acier respectives du département français de Meurthe-et-Moselle et de la région mosellane sous domination allemande étaient sensiblement équivalentes, de l'ordre de 2.500.000 t.
Vint la guerre de 1914. Après avoir d'abord exploité les aciéries françaises, les Allemands entreprirent leur démolition et le transfert de leur matériel dans les usines de Moselle ou de la Ruhr. Lorsqu'en Novembre 1918, les troupes alliées victorieuses réoccupèrent le bassin sidérurgique, les principales usines françaises : Homécourt, Jœuf, Longwy, Micheville, etc.. étaient à peu près anéanties.
Notre Gouvernement se trouva, dès la signature de l'armistice du 11 Novembre 1918, en face du problème de l'utilisation et du transfert de nationalité des grandes aciéries allemandes de Moselle. La question juridique fut résolue par la mise sous séquestre des biens allemands dès Janvier 1919. Du point de vue économique, le Ministre de la Production Industrielle, M. Loucheur, vit immédiatement que ces usines apportaient à la France une production d'acier capable de remplacer celle des usines françaises détruites; l'Administrateur-séquestre reçut, en conséquence, la mission de maintenir les aciéries en activité et de diriger leur production vers la France.
Malheureusement, la France, déjà tributaire de l'Allemagne avant 1914 pour une part importante de sa consommation de coke sidérurgique, ne recevait des Houillères (Moselle et Sarre) que du charbon considéré comme impropre à la fabrication du coke pour les grands hauts fourneaux. La Convention d'Armistice, puis le Traité de Versailles, imposaient bien à l'Allemagne la continuation, au moins pendant les premières années, de ses livraisons antérieures. Mais l'Allemagne souleva immédiatement d'innombrables difficultés afin d'éluder ces obligations. La marche des hauts fourneaux de Moselle s'en trouva singulièrement ralentie et, en 1919, la production d'acier du nouveau département de la Moselle ne fut que de 859.800 tonnes.
De leur côté, les sidérurgistes français de l'Est et du Nord se trouvaient en présence de problèmes d'une importance et d'une gravité non moindres : la reconstruction de leurs usines presque entièrement détruites, l'assimilation d'une capacité de production presque égale à la leur, ce qui soulevait la difficile question de la recherche de débouchés commerciaux à l'étranger.
Théodore Laurent montra immédiatement une clairvoyance, une audace, une largeur de vues et, en même temps, une habileté de négociateur qui allaient faire de lui en quelques mois l'une des personnalités les plus marquantes de la Sidérurgie française. Il s'appuya sur deux hommes dont l'esprit pouvait s'égaler au sien et dont la situation de sinistrés était analogue : MM. Camille Cavallier, Président des Hauts Fourneaux de Pont-à-Mousson, et Emile Ferry, Président des Aciéries de Micheville. M. Cavallier, notamment, lui apporta son concours le plus actif dans les négociations qui suivirent.
Théodore Laurent décida de mener de front la reconstruction de l'usine d'Homécourt, pour laquelle il n'hésita pas à conclure avec la Société des Aciéries de Micheville une communauté d'intérêts, et les négociations relatives à des acquisitions d'usines ex-allemandes.
Le 7 Janvier 1920, Théodore Laurent signait avec le liquidateur des Usines lorraines l'acte de vente qui mettait en possession des Mines et Usines de la Société allemande Rombacher Huttenwerke, la « Société Lorraine des Aciéries de Rombas ». Elle avait un capital-actions de 150.000.000 de francs et émit presque immédiatement des obligations pour 100.000.000 de francs (somme considérable pour l'époque).
Le groupe Hugo Stinnes, détenteur jusqu'en 1919 de l'usine luxembourgeoise de Differdange, d'une capacité de production sensiblement égale à celle de Rombas, acceptait d'engager avec Théodore Laurent des pourparlers de vente. Cette négociation aboutit, le 6 Février 1920, à la fondation de la Société luxembourgeoise Hadir, dont la Société de Rombas avait 45 % du capital, le reste étant souscrit par des actionnaires belges et luxembourgeois. Théodore Laurent ne devait quitter la présidence de Hadir qu'à sa mort.
Enfin, Théodore Laurent intervenait dans la Société sarroise de Dilling, dans des conditions qui feront l'objet d'un autre chapitre, et allait bientôt en assumer également la présidence.
Le 1er janvier 1920, la Société Lorraine des Aciéries de Rombas commençait son activité industrielle. Elle comprenait :
les mines de fer d'Orne-Pauline, de Saint-Paul, de Sainte-Marie et de Rosselange (superficie totale : 2.661 ha) situées à proximité immédiate et fournissant tout le minerai nécessaire aux usines ;
l'usine de Rombas, dans la vallée de l'Orne, à 4 km de son confluent avec la Moselle, comprenant : huit hauts fourneaux, une aciérie Thomas, une aciérie Martin, deux bloomings, huit trains de laminoirs;
l'usine de Maizières, dans la vallée de la Moselle, comprenant quatre hauts fourneaux et reliée à Rombas par une voie privée de six km, permettant le transport de la fonte liquide jusqu'à l'aciérie.
Les installations de Rombas constituaient l'ensemble sidérurgique le plus important de France, avec environ 6.000 ouvriers et employés, pour une capacité annuelle de production d'acier de 800.000 t.
Mission particulièrement lourde que celle incombant ainsi à Théodore Laurent, qui devait non seulement animer une affaire sidérurgique d'une importance sans précédent en France, mais encore faire face aux conditions d'exploitation et de marché entièrement nouvelles créées par la victoire de 1918, comme aussi par les modifications territoriales en résultant.
Les mines de fer, situées à proximité immédiate des usines, contenaient des réserves correspondant à une centaine d'années d'exploitation. Au contraire, l'approvisionnement en coke des hauts fourneaux s'avérait très aléatoire. Avant 1914, la France en importait des tonnages considérables et 81 % du coke consommé par les hauts fourneaux de Moselle provenaient des Charbonnages de la Ruhr. Ceux-ci refusèrent jusqu'en 1923 d'exécuter les livraisons stipulées en notre faveur par le Traité de Versailles.
Les Houillères de Moselle ne produisaient qu'un charbon considéré alors comme impropre à la cokéfaction.
Le groupe Marine, Micheville, Pont-à-Mousson était déjà intéressé au charbonnage belge de Beeringen et au charbonnage allemand de Carolus Magnus, mais les travaux d'installation étaient à leur début. Rombacher Huttenwerke avait construit une cokerie à Zeebrugge. Théodore Laurent réussit à obtenir du Gouvernement belge que cette usine fut rétrocédée à une Société dont Rombas détint la moitié du capital. Ultérieurement, Rombas s'intéressa également à la concession houillère de Faulquemont, dans le bassin de la Moselle et, en 1930, à l'acquisition par un groupe de sidérurgistes français de la mine anglaise de Pelaw Main, dans le bassin de Durham, productrice d'un excellent charbon à coke.
Les débouchés commerciaux posaient un autre problème. Sur le marché français, les usines lorraines, inconnues jusque là, avaient à se créer une clientèle. Mais la capacité de production de la France augmentant de près de 50 % sans accroissement notable de la consommation, il fallait prévoir normalement l'exportation d'au moins un
quart de cette production. Théodore Laurent décida de confier le service commercial pour la France aux Établissements Salmon, ancienne et importante maison de vente disposant de dépôts répartis dans tout le pays. Une augmentation de capital des Établissements Salmon permit à Rombas et à d'autres Sociétés sidérurgiques de disposer de la moitié des actions. Théodore Laurent assuma la présidence de la nouvelle Société, désormais transformée sous la dénomination de Davum.
En ce qui concerne les ventes à l'exportation, aucune maison en France ne possédait une expérience suffisante. Théodore Laurent s'assura pour cinq ans le concours d'une personnalité luxembourgeoise particulièrement qualifiée : M. Léon Laval, et confia à la Société luxembourgeoise qu'il dirigeait (Sogeco) la vente à l'étranger des produits de Rombas et de Hadir. Ultérieurement, une Société française, Davum-Exportation, se substitua à Sogeco.
Au point de vue technique, l'usine de Rombas comportait quelques appareils très modernes, comme le haut fourneau N° 8, d'autres datant d'une vingtaine d'années, et une aciérie Thomas inachevée. Les appareils étaient dans un état d'usure extrême, causé par l'entretien insuffisant de quatre années de guerre.
Les premières années furent employées à la remise en état du matériel. Un programme d'ensemble put ensuite être élaboré. Il comportait : le remplacement progressif des hauts fourneaux anciens de 220/250 t par des appareils modernes de 500/600 t, ce qui devait permettre de supprimer l'usine de Maizières; la construction d'une aciérie Thomas moderne; Pélectrification des trains de laminoirs, dont la plupart étaient mus par des moteurs à vapeur.
La réalisation de ce programme dépendait des ressources financières. En 1928/1930, les prestations en nature, que l'Allemagne consentit momentanément en vue d'acquitter une partie de sa dette de guerre, ajoutées au produit d'un emprunt obligataire de 50.000.000 de francs, permirent une réalisation massive : deux hauts fourneaux, l'aciérie Thomas et un train à billettes modernes.
Cependant, la marche des usines sidérurgiques françaises rencontrait de nombreuses difficultés. Le bouleversement du marché résultant de la guerre ne s'atténuait que lentement. Les années 1921 et 1922 se soldèrent pour toutes les usines en activité par des pertes importantes dues à une concurrence désordonnée. La reconstruction des usines sinistrées menaçait d'aggraver encore la situation.
Dès avant 1914, la Sidérurgie française (imitant timidement en cela la Sidérurgie allemande) avait créé des « Comptoirs » centralisant la vente de divers produits : fonte, rails, poutrelles. Une entente internationale avec l'Angleterre et l'Allemagne (Irma) avait même existé pour les rails. Ces organismes avaient disparu ou étaient en sommeil depuis la fin des hostilités.
Par les antennes qu'il possédait dans les industries consommatrices, par les hautes fonctions qu'il remplissait dans des sociétés sidérurgiques de trois pays, Théodore Laurent était, on le verra bientôt, placé mieux que personne pour concevoir et réaliser des solutions d'ensemble au problème commercial.
Il est impossible de relater ici les multiples activités accessoires auxquelles la Société des Aciéries de Bombas s'intéressa sous l'impulsion de Théodore Laurent.
Citons cependant la Société des Ciments de Rombas, installée à proximité immédiate de l'usine sidérurgique, dont l'objet est de transformer en ciment le laitier produit par les hauts fourneaux. Progressivement développée, cette usine, avec une production annuelle de l'ordre de 400.000 t, figure au premier rang des Cimenteries françaises.
Citons également, à cause de son importance générale exceptionnelle, la canalisation de la Moselle entre Thionville et Metz réalisée de 1929 à 1932, premier tronçon de la canalisation jusqu'au Rhin, œuvre dont l'intérêt économique est inscrit sur la carte et que nous espérons voir se réaliser bientôt avec le concours de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier.
Le 17 Mars 1927, à la mort du premier Président, M. Heurteau, Théodore Laurent fut élu Président de la Société de Rombas et il eut la joie de transmettre le poste d'Administrateur-Délégué à son fils, M. Jacques Laurent, ancien élève de l'École Polytechnique, Directeur Commercial de la Société depuis sa fondation.
La guerre de 1939 vint interrompre l'évolution de l'usine de Rombas. Transformant ses fabrications en vue de la guerre, celle-ci fut bombardée à plusieurs reprises et mérita d'être citée à l'ordre de la Nation par M. le Ministre Dautry le 31 Mai 1940.
Le 19 Décembre 1940, en application de la loi du 16 Novembre 1940, Théodore Laurent donnait sa démission de Président de la Société de Rombas. Il cessait ses hautes fonctions en pleine vigueur intellectuelle et physique. Le Conseil d'Administration, reconnaissant les immenses services rendus, lui décerna le titre de Président d'Honneur et désigna pour lui succéder M. Léon Daum.
Loi du 16 novembre 1940 relative aux sociétés anonymesArticle 1 La société est administrée par un conseil de trois membres au moins et douze au plus. Toutefois, lorsque dans une société, un ou plusieurs administrateurs sont prisonniers de guerre, le nombre maximum d'administrateurs prévu aux statuts dans les limites du paragraphe précédent sera augmenté provisoirement d'un nombre égal à celui des administrateurs prisonniers de guerre. Les administrateurs prisonniers de guerre siégeront au conseil d'administration au fur et à mesure de leur libération, dans les mêmes conditions que les autres membres. La première assemblée générale qui suivra la libération de tous les administrateurs prisonniers de guerre fixera d'une façon définitive, dans les limites du paragraphe 1er, le nombre maximum statutaire des membres du conseil d'administration et renouvellera celui-ci dans sa totalité. Article 2 Le président du conseil d'administration remplit les fonctions de directeur général ou, à défaut, le directeur général exerce ces fonctions pour le compte et sous la responsabilité personnelle du président du conseil d'administration. Aucun membre du conseil d'administration ne peut être investi de fonctions de direction dans la société. Toutefois, le président peut nommer un comité composé, soit d'administrateurs, soit de directeurs, soit d'administrateur et de directeurs de la société. Les membres de ce comité sont chargés d'étudier les questions que le président renvoie à leur examen. (Quatrième alinéa abrogé par la loi du 4 mars 1943, relative aux sociétés par actions, article 13) Dans le cas où le président est dans l'impossibilité d'exercer ses fonctions, il peut déléguer tout ou partie de celui-ci à un administrateur ; cette délégation doit toujours être donnée pour une durée limitée. Si le président est dans l'incapacité temporaire d'effectuer cette délégation, le conseil d'administration peut y procéder d'office dans les mêmes conditions. Article 3 Nul ne peut exercer plus de deux mandats du président. (Loi no 53-006 du 7 juillet 1953) Nul ne peut faire partie de plus de huit conseils d'administration de sociétés ayant leur siège en France. Les mandats de président et d'administrateur des diverses sociétés d'assurance ayant la même raison sociale ne comptent que pour un seul mandat. Article 4 Le président du conseil d'administration de la société est considéré comme commerçant pour l'application de la présente loi. En cas de faillite de la société, le président est soumis à la déchéance attachée par la loi de la faillite. Le tribunal de commerce peut, toutefois, l'en affranchir si le président prouve que la faillite n'est pas imputable à des fautes graves commises dans la gestion de la société. Dans le cas où conformément aux alinéas 5 et 6 de l'article 2, les fonctions de président ont été déléguées en tout ou partie à un administrateur, celui-ci encourt, dans la mesure des fonctions qui lui ont été déléguées les responsabilités définies dans le présent article aux lieu et place du président. En outre, si la faillite ou la liquidation judiciaire de la société fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal de commerce peut, à la demande du syndic ou du liquidateur judiciaire, décider que les dettes sociales seront supportées, jusqu'à concurrence du montant qu'il déterminera, soit par le président, soit par les administrateurs membres du comité, soit par les autres administrateurs ou par certains d'entre eux, avec ou sans solidarité. Pour dégager leur responsabilité, le président et les administrateurs impliqués doivent faire la preuve qu'ils ont apporté à la gestion des affaires sociales toute l'activité et la diligence d'un mandataire salarié. Les dispositions de l'article précédent et du présent article ne sont pas applicables au président et aux administrateurs de société dont les biens mis en commun ne sont pas destinés à produire des bénéfices, au président et aux administrateurs de société dont le mandat en vertu des dispositions légales ou réglementaires est exclusif de toute rémunération, au président et aux administrateurs des sociétés d'études ou de recherches tant que ces dernières ne passent pas au stade d'exploitation. Article 5 La présente loi est applicable tant aux sociétés qui se constitueront à l'avenir qu'aux sociétés antérieurement constituées. Ces dernières ont pour s'y conformer, et nonobstant toute disposition législative ou contractuelle contraire, un délai qui expirera le 31 décembre 1940. Les conseils d'administration auront pouvoir pour procéder aux modifications nécessaires ; ils soumettront leur décision à la ratification de la première assemblée générale de la société. S'ils ne peuvent réunir le quorum, leurs décisions doivent être soumises à l'homologation du président du tribunal de commerce statuant en référé à la diligence du président du conseil d'administration, de son suppléant ou de son mandataire. Toute délibération prise après expiration du délai prévu ci-dessus ou en contravention des dispositions de la présente loi sera nulle de plein droit. Toutefois, le délai imparti pour l'application des dispositions qui précèdent est prorogé pour les sociétés ayant leur siège en France et leur exploitation dans les territoires français d'Outre-mer autres que l'Algérie, jusqu'à une date qui sera fixée par décret. Article 6 Sont abrogés toutes dispositions contraires à la présente loi, et qui sera publiée au Journal officiel et exécutée comme loi de l'Etat.
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De toutes les Sociétés confiées à l'expérience de Théodore Laurent, Dilling n'est pas celle qui a le moins retenu son attention et sa sollicitude jusqu'au dernier jour de sa vie. C'était une très vénérable société dont l'usine était établie depuis presque un quart de millénaire en Sarre. Après la cession à la Prusse de l'arrondissement de Sarrelouis en 1815, la propriété de l'usine de Dilling, jusqu'alors intégralement française, fut, sous la pression des autorités allemandes, cédée pour un tiers à des personnalités d'outre-Rhin. Au cours du XIXe siècle, la participation allemande ne cessa de s'accroître, pour atteindre, à l'aube de la première guerre mondiale, près de 60 %.
A cette époque, l'évolution de l'industrie, ainsi que les compétitions internationales, avaient amené Dilling à s'équiper pour la fabrication de plaques de blindage pour vaisseaux de guerre. Les installations spécialisées de Dilling figuraient parmi les plus puissantes en Europe et ne le cédaient à aucune des usines à blindages les plus réputées. Il en était résulté pour la Société un accroissement des exigences gouvernementales, les autorités prussiennes admettant difficilement qu'un atelier aussi important de fabrications de guerre fut, même partiellement, entre les mains de Français. Aussi ne faut-il pas s'étonner que ce Gouvernement ait voulu pendant la guerre de 1914-1918 une occasion de liquider la participation française.
Après la défaite de l'Allemagne en 1918, les Français dépossédés, d'une part, le Gouvernement Français lui-même, d'autre part, désireux, les premiers de rentrer en jouissance de leurs droits et de leurs biens, le second de rétablir la majorité française dans le capital de Dilling, estimèrent que la personnalité la plus apte à assumer et mener à bien les tractations correspondantes, puis à assurer la gestion de cet ensemble, était Théodore Laurent, qui accepta cette mission.
Les Mines de fer appartenant à la Société de Dilling et qui alimentaient l'usine, se trouvaient en Lorraine (Fontoy et Redange). Elles étaient par conséquent séparées de l'usine sidérurgique par la frontière rétablie. Le traité de paix les destinant à être vendues au profit des réparations, il y avait lieu d'assurer avant tout le ravitaillement normal de l'usine coupée de ses sources naturelles de minerai.
Théodore Laurent assura simultanément l'augmentation de la participation française et l'alimentation normale en minerai en plaçant cette opération sous le patronage du groupement d'intérêts Marine-Micheville-Pont-à-Mousson et en fondant, avec ces sociétés, comme avec les anciens actionnaires français de Dilling, la « Société des Mines et Usines de Redange-Dilling », société anonyme française. Cette dernière souscrivit, avec le concours des sociétés participantes, l'augmentation de capital nécessaire en vue d'assurer au groupe français la participation exigée de 60 %. D'autre part, eue racheta les mines lorraines de Dilling, en entreprit l'exploitation et conclut avec l'usine un contrat de livraison de minerai de longue durée, sur la base du prix de revient.
La Sarre était un pays étranger, placé sous mandat de la Société des Nations, dont la gestion avait été confiée à une commission internationale de gouvernement, présidée par un Français, M. Rault, laquelle comprenait des membres de diverses nationalités. Une commission aussi peu homogène et qui devait, dans ses interventions, tenir compte des diverses tendances de ses commettants, était de faible secours pour Dilling. Elle avait, par ailleurs, suffisamment de sujets brûlants à traiter et plus urgents que le lancement de Dilling. Aussi, Théodore Laurent n'avait-il que médiocrement à tabler sur sa collaboration et devait-il, pour la réussite de son œuvre, compter surtout sur lui-même.
Les écueils étaient nombreux. Il y avait, en effet, à redouter les réactions des actionnaires allemands qui, après avoir naguère tout tenté en vue de mettre la main sur la totalité de la société, afin d'assurer seuls sa gestion et de recevoir tous les profits, voyaient s'amenuiser leurs droits et se restreindre leur propriété. Us pouvaient se demander si cette évolution s'arrêterait au rapport 60 : 40 ou si, au contraire, elle se poursuivrait dans un proche avenir, par un mouvement analogue, mais de sens opposé, à celui du siècle précédent. La situation relative des monnaies dans les deux pays, à l'époque, renforçait cette crainte.
D'autre part, une réduction des effectifs, provisoirement enflés au cours de la guerre, devenait inévitable. Les administrateurs de l'ancien régime, tant par l'intérêt qu'ils portaient naturellement à leurs nationaux qu'inspirés par leurs propres tendances, pouvaient craindre de voir les nouveaux gérants submerger le personnel allemand sous l'apport massif de cadres et de main-d'œuvre français.
Enfin, il fallait s'attendre à ce que le groupe allemand, favorisé par sa plus grande connaissance des installations et du marché, cherchât à garder en mains sa supériorité morale et son influence prépondérante dans le Conseil, en s'y faisant représenter par des hommes de premier plan susceptibles, espérait-il, de dominer le groupe français.
Théodore Laurent pallia ces difficultés en s'entourant lui-même d'autorités et de compétences et en invitant à le seconder plusieurs personnalités amies des plus en vue dans la Sidérurgie à l'époque. Il suffira de nommer MM. Camille Cavallier, Nicou, François-Poncet, (d'ailleurs neveu de l'ancien Directeur Guidon), et le Baron Reille de Dalmatie, pour apprécier l'autorité du conseil ainsi constitué. Il faut reconnaître, à l'honneur du Conseil tout entier, qu'une bonne harmonie s'établit presque du premier jour, et que, de part et d'autre, tous furent convaincus de l'avantage d'un travail confiant en commun.
Théodore Laurent avait senti, sans même qu'elle lui fût alors formulée, la crainte de ses collègues allemands de voir leurs nationaux sacrifiés et remplacés par des français. Cette crainte, il sut tacitement l'apaiser. Il ne fit appel à la collaboration de français que très progressivement, a toutes petites doses, unité par unité.
Restait la crainte de voir s'accroître la participation française dans le capital de Dilling. Théodore Laurent la dissipa en donnant à ses collègues allemands du Conseil l'assurance que le groupe français s'en tiendrait à 60 %, à condition que le groupe allemand s'en tint à 40%. Une opération de clearing devait rétablir les participations relatives au cas où elles auraient été modifiées par des ventes directes entre actionnaires.
Cette convention orale, connue à Dilling sous le nom de « gentleman's agreement », éclairait l'horizon. Le Groupe allemand, conscient de la valeur de la parole de Théodore Laurent, lui fit confiance et le Conseil s'unit autour de son Chef.
Cette union devait, dès le début, se montrer nécessaire. Peu de temps en effet après l'entrée en fonctions du Président, la monnaie qui avait cours en Sarre, le mark allemand, amorça un glissement, sans que l'on pût prévoir où celui-ci s'arrêterait. Le Président de Dilling, prévoyant les cascades de revendications de salaires qui pouvaient en être la suite, et les pertes considérables que pourrait entraîner, tout au moins au début, la vente, au prix du jour de livraison, de produits qui ne seraient payés qu'un mois après en monnaie dépréciée, on ne savait de combien, décida de baser sur le franc la trésorerie de Dilling.
Il en exposa les raisons au Président de la Commission de Gouvernement, qui n'y mit pas obstacle, et l'opération fut faite; la monnaie française fut introduite à Dilling, qui fut la première usine de Sarre, - après les Mines Domaniales, • à adopter cette mesure de salut indispensable. Dilling était, par cette sage décision, mise à l'abri de la chute verticale, aboutissant à l'absolu anéantissement, que devait subir la valeur du mark très peu de semaines plus tard.
Passée cette tourmente, qui avait menacé gravement la fortune de Dilling, les conditions de travail s'améliorèrent peu à peu, les fabrications de paix s'organisèrent, et la Société put voir s'ouvrir, sous les auspices de Redange-Dilling et aussi de Davum, des marchés nouveaux pour remplacer ceux qu'elle avait en partie perdus en Allemagne.
Une ère de prospérité s'ouvrait ainsi, qui allait permettre de procéder, bien qu'avec prudence, à l'amélioration d'un équipement déjà ancien, et d'amorcer la modernisation par une série de mesures : construction d'un atelier de récupération des benzols, installation de chaudières de récupération sur les échappements de moteurs à gaz, arrêt d'ateliers déficitaires (fabrique de pelles, laminoirs à fers marchands, ancienne aciérie Martin, galvanisation).
Toutes ces mesures, positives et négatives, apportèrent une constante amélioration des conditions économiques de production, et soulignèrent l'efficacité de la gestion du Président.
C'est au cours de cette période d'ascension continue que Théodore Laurent eut la douleur de perdre, par suite d'un stupide accident de route, le collaborateur de choix auquel il avait confié les destinées de l'usine et dont l'aide efficace lui était si précieuse : un dérapage avait jeté contre un arbre la voiture de M. Bompard, lui occasionnant une fracture du crâne dont il devait mourir trois jours plus tard. Théodore Laurent fit alors appel à M. Roger et l'essor de Dilling continua.
La période critique qui, de 1935 à 1939 précéda, annonça et prépara la deuxième guerre mondiale, eut pour effet d'éliminer progressivement du personnel tous les français ou presque, mais l'autorité de Théodore Laurent auprès de son Conseil était telle, qu'en dépit de ce que souhaitait le Gouvernement allemand d'alors, il n'y eut aucune tentative, jusqu'en 1939, pour faire changer la composition du Conseil ou la répartition des participations.
Les années de guerre eurent naturellement pour conséquence de rompre à peu près complètement la possibilité d'action sur Dilling de son Président. Mais, dès que l'avance alliée lui permit l'accès de la Sarre, les ruines lamentables de ce qui avait été la florissante usine le virent, infatigable, parcourir les décombres, évaluer les dégâts, supputer les chances de reconstitution et relever le courage de ceux qu'un aussi déconcertant spectacle incitait au découragement.
Il est difficile à ceux qui ne l'ont pas vue ainsi, d'imaginer ce que pouvait être Dilling après avoir reçu, au cours de trois mois, environ six cent mille obus. Mais le Président observa bien vite qu'à part deux gros appareils détruits, les blessures nombreuses étaient surtout superficielles, et que la majorité des outils, plus ou moins préservés sous leur carapace de décombres, restaient susceptibles d'une remise en route relativement aisée.
La Société ne disposait d'aucun fonds pour effectuer sa reconstruction, son compte en banque se soldant par un découvert de quelque 14 millions de RM. Bien que les perspectives ne fussent pas encourageantes, Théodore Laurent avait foi dans les destinées de la Société : il décida de la rétablir dans sa puissance d'antan.
Dans un bâtiment délabré, il convoqua, dès que les communications furent partiellement rétablies, une assemblée générale. Son autorité était si incontestée que tous, Allemands comme Français, répondirent à son appel, adoptant à l'unanimité ses propositions de réorganisation. Le plan ainsi conçu aboutit, dans un temps relativement court, compte tenu des dommages subis, à la restauration des appareils métallurgiques mis hors service par le bombardement. Quatre ans après le début des travaux, l'usine était à même d'atteindre une allure de production jamais approchée.
En même temps, les maisons ouvrières endommagées furent reconstruites, tandis que des prêts remboursables étaient octroyés à 1.100 ouvriers en vue d'édifier des logements personnels neufs.
L'usine avait été rétablie dans son état ancien en utilisant tout ce qui pouvait être réparé, mais sans modification majeure de sa disposition, ni de ses moyens de production. Elle aurait pu bénéficier, telle quelle, d'une longue et brillante carrière; mais il était écrit que l'usine de Dilling devait connaître une nouvelle crise; il était écrit que son Président aurait encore très vite à la faire bénéficier des ressources de sa clairvoyance et de sa décision.
Très peu de temps, en effet, après le moment où, rappelée à la vie, elle était remise en état de prospérer et d'accuser des résultats satisfaisants, une nouvelle menace, d'ordre technique, vint se dresser sur sa route. La fabrication des tôles, et des tôles minces en particulier, avait subi au cours des dernières décades une évolution radicale, conduisant à des produits plus soignés et surtout beaucoup moins coûteux. Dilling, avec ses vieilles cages à chaud, ne pouvait lutter ni sur le terrain des prix, ni sur celui de la qualité, avec les nouvelles techniques, et la valeur professionnelle réputée de ses anciens lamineurs ne saurait plus assurer les conditions économiques indispensables à la survie de l'usine. Si Dilling voulait prospérer, il fallait qu'elle s'adaptât. Or, de sa prospérité, dépendait l'existence de plus de dix communes des environs. Il fallait donc qu'elle vécut.
Théodore Laurent jugea urgente une transformation structurelle de Dilling. Il intéressa cette Société, pour la part importante correspondant à sa capacité de production en tôles minces, dans l'usine nouvelle et puissante qui se montait dans la vallée de la Fentsch. Pour le fer blanc, entendant laisser à Dilling sa vieille spécialité et sa réputation séculaire, il décida et fit accepter par Sollac la construction à Dilling d'un atelier de cette Société pour le finissage des fers noirs, cet atelier travaillant en principe pour Dilling, mais non exclusivement. En outre, il autorisa l'installation d'un atelier nouveau et vraiment moderne d'étamage de ces fers noirs.
Enfin, il fit moderniser son train à grosses tôles, en vue de lui permettre l'obtention de tôles fortes pourvues de toutes les qualités désirables de texture de métal, de précision dans les dimensions et d'aspect de surface. L'ancienne cage, améliorée, desservie par une batterie de fours Pitts entièrement neuve, et munie d'un edger, devait servir de dégrossisseuse. Elle livrerait les brames destinées à Sollac ou bien des slabs à finir sur une nouvelle cage quarto puissante, largement équipée en moyens de manutention et de finissage, susceptible de produire les tôles de grande longueur désirées par les constructions navales.
Théodore Laurent avait reçu en 1920 une usine vivante, mais déjà vieillie, en partie adaptée à des fabrications condamnées, et il l'avait modernisée. En 1945, il avait retrouvé une usine détruite, et il l'avait reconstruite. Un ensemble sidérurgique tout neuf naissait sous son impulsion. Les ateliers les plus modernes remplaçaient les anciens ateliers comptant plus d'un demi-siècle d'existence, bombardés sévèrement, puis restaurés grâce aux « moyens du bord ».
Le Président voyait s'organiser sous son action et grandir sous ses yeux, un ensemble sidérurgique puissant, robuste et précis, répondant entièrement aux conditions actuelles. En un mot, c'était la plus belle et la plus puissante tôlerie d'Europe qui prenait forme devant lui, ouvrant à Dilling une nouvelle et longue carrière de succès et de prospérité. L'œuvre qu'il avait conçue allait aboutir et son accomplissement ne demandait plus qu'un très petit nombre de semaines, lorsqu'il fut ravi à notre affection. Mais il a pu emporter la certitude que son travail, déjà très avancé, serait mené à bien. Il a pu apprécier l'aspect des installations presque achevées, les compléter en esprit, connaître le visage du Dilling rajeuni auquel il avait donné la vie, et vers lequel sa pensée, jusqu'à ses tout derniers moments, le reportait avec prédilection. C'est encore cette pensée qui guidera ceux qu'il a chargés d'assurer la prospérité future de son œuvre. C'est le chef disparu qui doit leur servir d'exemple, en leur insufflant sa foi inébranlable et créatrice.
L'issue de la guerre, en 1918, amenait les Sociétés sidérurgiques allemandes qui avaient des intérêts industriels au Luxembourg à envisager leur cession. Dès 1919, par l'intermédiaire d'industriels luxembourgeois, une prise de contact fut cherchée, dans ce but, avec Théodore Laurent. Celui-ci en informa le Gouvernement Français, qui lui conseilla de donner suite à ces ouvertures, et c'est ainsi que des pourparlers s'engagèrent entre Théodore Laurent et Hugo Stinnes pour la cession des biens que possédait en Luxembourg, en Moselle et en Sarre, la Deutsch-Luxemburgische Bergwerks-und Hutten-Aktiengesellschaft.
Ces biens comprenaient les usines de Differdange en Luxembourg, l'usine d'Ottange en Moselle, celle de Suint-Ingbert en Sarre, des concessions minières à Differdange et Rumelange en Luxembourg, à Ottange en Moselle, à Serrouville, et une participation dans la mine de Moutiers en Meurthe-et-Moselle.
La sidérurgie belge ayant manifesté également l'intention de s'intéresser à la reprise de ces biens allemands, Théodore Laurent mena les négociations à la fois pour le groupe français, qui s'était formé autour de lui en vue de la reprise des Aciéries de Rombas, ainsi que pour un groupe belge à la tête duquel se trouvait Jean Jadot, Gouverneur de la Société Générale de Belgique. Les pourparlers aboutirent à la cession des biens de la Société allemande à une nouvelle Société luxembourgeoise, qui prit le nom de Société des Hauts Fourneaux et Aciéries de Differdange-Saint-Ingbert-Rumelange (Hadir), société anonyme dont le capital à l'origine fut ainsi réparti : 45 % français, 45 % belge, 10 % luxembourgeois.
Théodore Laurent assuma la présidence de la Société dès le début et la conserva jusqu'à sa mort. Les Vice-Présidents à l'origine étaient : le Comte Carton de Wiart et Gustave Trasenster, tous deux Belges. Ce fut le 15 janvier 1920 que la nouvelle Société luxembourgeoise prit possession des mines et usines cédées par la Société allemande à la suite des négociations menées pour le compte commun par Théodore Laurent. Certains actionnaires belges ayant, dans la suite, vendu une part de leurs actions, le groupe français les a rachetées et détient ainsi actuellement la majorité du capital de la Société.
Théodore Laurent fit appel, pour prendre la direction générale de la nouvelle Société, à l'Ingénieur Général du Génie Maritime Gabriel Maugas, un de ses anciens camarades de l'École Polytechnique qu'il avait retrouvé à Luxembourg même, où Gabriel Maugas se trouvait à la tête du département des Affaires Économiques à l'État-Major Interallié, installé à Luxembourg depuis l'armistice en 1918. MAUGAT, Gabriel Émile Marie (X 1884 ; 1866-1931) : Il est surtout connu pour avoir perfectionné les sous-marins en les équipant de moteurs Diesel
L'amitié et l'estime réciproques qui liaient Théodore Laurent et Gabriel Maugas firent autant que leur valeur, si éminente qu'elle fut de part et d'autre, pour la réussite de la nouvelle entreprise.
Les débuts n'en furent pas faciles. Les installations reprises étaient en mauvais état, le personnel rassemblé de côtés divers pour en assurer la conduite manquait de cohésion, et les suites de la guerre posèrent rapidement des problèmes nouveaux difficiles à prévoir et à analyser. Cependant, la nouvelle Société, sous la conduite ferme et claire de son chef, surmonta toutes les difficultés et bientôt s'affirma comme la belle affaire industrielle qu'elle est devenue. Théodore Laurent lui marqua toujours un attachement particulier que lui inspirait peut-être la position de la Société sur le terrain international. L'estime qui entourait la personnalité de Théodore Laurent dépassait en effet largement les frontières de son pays. En Belgique, en Allemagne, et dans d'autres pays, son activité industrielle l'avait amené à nouer des relations qui devinrent des amitiés.
Ce rayonnement, dont l'âge n'avait pas estompé l'éclat, était générateur d'entente et de compréhension mutuelles à travers les frontières. C'est ainsi que Théodore Laurent fut amené à jouer un rôle de tout premier plan dans les contacts qui eurent lieu, entre les deux guerres, entre les sidérurgistes de tous les pays d'Europe, dans certains cas aussi des États-Unis, et qui aboutirent aux accords connus sous la dénomination d'Entente Internationale de l'Acier, accords qui, sous une forme variable et souple, cherchèrent à adapter la production d'acier aux circonstances, à en pousser le développement, tout en exerçant une action modératrice sur les prix, lorsque les besoins semblaient prendre le pas sur la production.
Les circonstances ont, depuis la dernière guerre, permis de mieux apprécier les fruits de ces premiers essais d'entente et l'effort d'intégration actuellement poursuivi par d'autres voies entre les pays de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier requiert plus que jamais l'action féconde de tels esprits.
Pour compléter l'évocation de la figure de Théodore Laurent, nous reproduirons les deux hommages qui lui furent rendus au sein de la Société Hadir par M. Paul Gillet, Gouverneur de la Société Générale de Belgique, Vice-Président de Hadir, au premier Conseil de la Société après son décès, et à l'Assemblée générale suivante par M. André Grandpierre, Président de la Compagnie de Pont-à-Mousson, qui a repris, à la présidence de la Société Hadir, la tâche assumée par Théodore Laurent pendant trente-trois ans.
M. Paul Gillet, pour sa part, s'exprima en ces termes :
" Théodore Laurent était resté, malgré son grand âge, d'une assiduité et d'une ponctualité telles, que nous avons peine à réaliser sa disparition. Il m'incombe de rendre hommage à sa mémoire, et je ne pourrais, je crois, mieux le faire qu'en évoquant sa magnifique carrière, qui est celle d'un homme que ses qualités exceptionnelles et sa puissance de travail devaient presque inéluctablement conduire au sommet de la hiérarchie des activités auxquelles il se consacrait.
"Sorti de Polytechnique, il entre au Corps des Mines, mais comme bien d'autres ingénieurs à cette époque, il se sent attiré par le prodigieux développement ferroviaire qui caractérise la fin du XIXe siècle. Théodore Laurent y donne immédiatement sa mesure et gravit rapidement les échelons jusqu'au poste d'ingénieur en chef. Il attire sur lui l'attention des dirigeants des grandes affaires, qui cherchent à s'associer son concours.
" Comme la plupart des cheminots, Théodore Laurent aime son métier; il hésite, cède enfin aux sollicitations qui se font plus pressantes, et une fois lancé dans sa nouvelle s'y distingue par les qualités techniques et morales qui l'ont mis en évidence précédemment.
" Ce sont immédiatement l'ascension rapide, et initiatives heureuses, les réalisations inspirées d'un véritable esprit d'entreprise qui sait accepter les risques raisonnables et ne recule pas devant les difficultés.
" Marine et Homécourt, Rombas, Dilling, les Mines de fer et les Mines de Charbon, Davum, et tant d'autres noms les plus représentatifs de la grande Industrie française jalonnent les étapes de cette carrière exceptionnelle, qui rayonne bientôt sur le plan international, notamment dans l'Europe de l'Acier, où Théodore Laurent préside le Groupe français.
"Ce simple rappel suffit, pour évoquer ce que fut la prodigieuse activité l'ancien Président. Mais je voudrais, cependant, mentionner spécialement la collaboration amicale et confiante de Théodore Laurent avec deux de mes éminents prédécesseurs à la Société générale.
" Avec Alexandre Galopin, d'abord, dans l'effort d'armement des Alliés au cours de la guerre 1914-1918.
" Avec Jean Jadot, ensuite, dans la constitution de Hadir, dont Théodore Laurent fut le Président-Fondateur, poste qu'il a occupé avec autorité et succès jusqu'à sa mort.
" Un heureux concours de circonstances et une estime mutuelle ont amené la collaboration d'Alexandre Galopin et de Théodore Laurent à se poursuivre, plus tard, au sein de notre Conseil, établissant ainsi une tradition que notre regretté Président avait encore, en termes tout particulièrement touchants, rappelée devant moi, récemment, et que la Société Générale a tenu à respecter.
" Mais, si sa brillante carrière d'ingénieur et de grand réalisateur est un sujet d'admiration, sa vie d'homme impose le respect par sa grandeur morale.
" Chef d'une belle famille de six fils, il a eu la douleur de perdre prématurément leur mère, deux de ses fils sont morts pour la patrie.
" Théodore Laurent a trouvé dans ses convictions et son caractère la force de surmonter ces épreuves.
"L'affection des siens et les amitiés nombreuses qui l'entouraient ont été pour lui un réconfort et une consolation, mais il a su aussi chercher un dérivatif dans le travail, en se consacrant plus complètement encore aux affaires dont il avait la charge.
" Nous perdons en lui un Président dont les vastes connaissances, la longue expérience et l'autorité nous étaient précieuses. Mais nous perdons aussi et surtout un collègue auquel nous avions voué un attachement déférent, qu'il avait su conquérir par sa bonté, sa droiture et son inaltérable affabilité.
"Il a rendu à Hadir, depuis sa création, les plus éminents services et notre hommage à sa mémoire doit être, avant tout, l'expression de notre reconnaissance. »
De son côté, M. André Grandpierre, Président de la Société Hadir, rendit à la mémoire de Théodore Laurent l'hommage ci-après :
" C'est lui qui, aussitôt après la première guerre mondiale, a conçu notre Société et réuni, pour sa création, des groupes importants dont les dirigeants donnèrent avec empressement leur concours à celui dont ils connaissaient le mérite éminent et l'attirante personnalité.
" Citer, à cet égard, les noms de Jean Jadot, Alexandre Galopin, Camille Cavallier, Emile Ferry, c'est évoquer en même temps les sentiments de confiante amitié qui les unissaient à notre fondateur et qui ont solidement cimenté les bases de notre entreprise.
"Théodore Laurent exerça la présidence de notre Conseil d'Administration depuis sa constitution le 5 février 1920, donc pendant plus de trente-trois ans. Son nom restera indissolublement lié à celui de Hadir.
" Il fut, en toutes circonstances, un guide très sûr, conservant, même dans les périodes les plus difficiles, une confiance inébranlable dans les destinées de notre industrie. Son autorité, son expérience, sa vaste intelligence, ont apporté tout au long de ces trente-trois années, l'appui le plus précieux à notre Société. Son rayonnement s'étendait bien au-delà des entreprises placées sous sa présidence, et cela, non seulement dans son propre pays, mais sur le plan international.
" Rappelons la part très grande qu'il prit en 1926 avec M. Mayrisch, Président des Aciéries Réunies de Burbach-Eich-Dudelange, dans la création de l'entente internationale de l'acier, qui rendit à l'Économie européenne d'importants services à une époque où il ne pouvait encore être question d'établir une Communauté des marchés nationaux.
" Théodore Laurent poursuivit, jusqu'au dernier jour de sa longue existence, sa tâche constructive. Sa force morale et son esprit d'association étaient communicatifs. Il savait à merveille grouper les efforts. Son énergie était un perpétuel exemple, d'autant plus saisissant que les épreuves et les ans n'avaient pu amoindrir ni sa volonté ni son courage. Il garda, jusqu'au bout, son enthousiasme et sa foi dans le travail. Ce n'était pas le flatter que lui dire qu'il était, malgré son grand âge, l'un des plus jeunes, tellement la vivacité de son esprit et son sens de l'évolution des activités humaines étaient restés admirables.
"Les autorités les plus élevées du Grand-Duché, du pays de France, pour la défense duquel deux de ses fils sont tombés, et des Nations amies rendirent fréquemment hommage à son action et à sa personne. Il était Grand Officier de l'Ordre de la Couronne de Chêne de Luxembourg, Grand Officier de la Légion d'Honneur, Grand Officier de l'Ordre de Léopold de Belgique.
" Dans notre Société, il était vénéré de tous. Ses collègues du Conseil d'Administration et les Directeurs qui le voyaient à l'œuvre, avaient pour lui le plus vif et déférent attachement. Les actionnaires se souviennent de la si affable maîtrise avec laquelle il présidait leurs réunions et des lumineux exposés qu'il aimait ajouter parfois aux rapports du Conseil.
" Peu de jours avant sa mort, il eut encore un long entretien avec notre Administrateur-Directeur général. Nous savons aussi, par ses proches, que, jusque dans les dernières heures de sa vie, sa pensée se dirigea vers nous.
"Nous partageons la douleur des siens et leur renouvelons nos condoléances très émues.
" Avec eux, nous conserverons fidèlement le souvenir de celui qui fut notre fondateur et présida, avec tant d'éclat, notre Société pendant un tiers de siècle, en lui apportant ses incomparables qualités d'esprit et de cœur, et en lui consacrant une grande part de son labeur et de ses pensées. Nous lui garderons unanimement une profonde reconnaissance."
DAVUM
par Jean Maunoury, Vice-Pdt de la Compagnie Davum
THÉODORE Laurent, on l'a vu plus haut, a occupé, en France et à l'Étranger, une place prépondérante dans l'organisation de la distribution de l'acier. M. Léon Daum, pour sa part, s'attachera à souligner son rôle en tant qu'« homme des Comptoirs », comptoirs nationaux et internationaux. Nous nous bornerons ici à exposer dans quelles conditions le grand disparu a conçu la distribution des produits du « Groupe Marine » et comment il l'a réalisée.
Théodore Laurent devint Directeur général de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et Homécourt en 1908, époque où la production de l'acier en France - soit 5 millions de tonnes lingots - répondait très exactement aux besoins de la consommation. Les tonnages exportés, soit environ 400.000 t par an, étaient compensés, en grande partie, par des importations, principalement de tôles et de fer blanc. Cette situation équilibrée se prolongea jusqu'à la guerre de 1914.
Le retour de la Lorraine, en 1918, allait complètement transformer cette situation, en augmentant la capacité de production de près de 60 %, soit environ de 3 millions de tonnes. En fait, après la reconstruction de la Sidérurgie de Meurthe-et-Moselle et après la remise en état de la Sidérurgie Lorraine, très fatiguée par une exploitation allemande intensive durant les quatre années de guerre, la production moyenne annuelle de l'acier revint, dès 1923, aux 6 millions de t d'avant-guerre, atteignit, en 1924, 7 millions de t, puis 9 millions de t entre 1925 et 1930.
La Sidérurgie française qui, avant 1914, n'exportait qu'environ 400.000 t d'acier par an, dut, par conséquent, s'ingénier à placer, hors de France, l'excédent de sa production. L'exportation d'acier atteignit de ce fait :
A cette époque, les prix réalisés à l'exportation étaient très bas, les aciéries ne possédaient aucune organisation de vente et devaient recourir, principalement, aux commissionnaires belges et allemands; la vente en Bourse de Bruxelles était de pratique courante.
La seule organisation mondiale de distribution était celle de Pont-à-Mousson pour les tuyaux de fonte.
Théodore Laurent imagina immédiatement les solutions du problème : organiser fortement la distribution des produits métallurgiques du Groupe Marine à l'intérieur du territoire douanier français, - Métropole et Colonies comprises - en vue d'obtenir le rendement optimum tant en tonnages qu'en prix; d'autre part, doter les usines du Groupe d'un organisme d'exportation leur appartenant en propre, afin d'éluder le recours aux commissionnaires belges; cet organisme devrait posséder une puissance suffisante pour créer des agences à l'étranger et pour établir un contact direct avec les clients, sur leur propre marché intérieur.
De cette idée maîtresse sont sortis : Davum-France, Colonies, Pays de Protectorat, qui succéda à la Société en nom collectif Salmon et C°, fondée en 1818, puis Davum-Exportation qui, créée sous la forme de Sogeco au Luxembourg, devint Davum-Exportation en 1928. Théodore Laurent assumait la Présidence de ces deux organismes de vente.
Il leur faisait confier, outre la distribution des Usines de la Cie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt, celle des Aciéries de Rombas, de Hadir, des usines de Differdange et de Saint-Ingbert, celle des Forges d'Allevard, des usines de Dilling et des usines de Micheville. Un tel ensemble correspondait à une capacité de production d'acier d'environ 3 millions de tonnes.
Ce tonnage justifiait la création d'un organisme de distribution, lequel, sans cesse développé au cours de plus de trente années, comporte actuellement : en France, 30 sièges d'exploitation, dans l'Union Française, 29 sièges, dans les pays étrangers, 123 sièges, le mot « siège » exprimant les formes les plus diverses d'agences ou de filiales.
Cet ensemble commercial imposant maintient un contact permanent avec plus de 125.000 clients, répartis dans le monde entier; son chiffre d'affaires, en 1953, a atteint 81 milliards 600 millions, y compris la Société Marocaine Métallurgique et Actuma (Argentine, Uruguay, Brésil).
Les conceptions commerciales de Théodore Laurent, en avance sur son époque, se sont avérées fécondes, puisque toutes les grandes Aciéries ont fini par imiter son exemple en créant à leur tour leur propre « Davum », qu'il s'agisse en France de Valor (de Wendel-Senelle), Creusolor (Creusot), Longométal (Longwy), Solonor (Usinor, Nord-Est, Denain), Soveda (Pompey), qu'il s'agisse au Luxembourg de Columeta (Arbed), créée presque en même temps que Sogeco, qu'il s'agisse enfin, en Belgique, d'Ucométal, créée par M. Galopin, Gouverneur de la Société Générale de Belgique en 1933, afin de distribuer les produits sidérurgiques du Groupe Providence-Cockerill, Angleur-Athus, Sambre et Moselle. L'ensemble de ces créations constitue l'hommage le plus éclatant rendu à la justesse des conceptions de Théodore Laurent quant à l'important problème de la distribution des produits sidérurgiques.
L'apparition de la grande industrie au XIXe siècle et son développement ultérieur ont bouleversé les modes de vie traditionnels en mettant à la disposition de l'humanité une multitude de biens matériels qui, jusque là, lui étaient inaccessibles ou se trouvaient réservés à une infime minorité de privilégiés. Mais le bouleversement ne s'est pas limité là; l'évolution de l'économie a changé de caractère. Jadis elle était très lente et quasi indécelable, car l'agriculture ne connaissait guère qu'une alternance de bonnes et de mauvaises années, masquant les faibles progrès séculaires qu'elle pouvait accomplir. L'industrie est bien plus instable : une découverte technique, une modification des tarifs de transports, l'interposition d'une frontière nouvelle ou la disparition d'une frontière ancienne, suffisent pour condamner à une mort prochaine (ou à la reconversion) telle usine jusque-là prospère; elles peuvent aussi bien conduire à l'essor inattendu d'usines travaillant jusque-là au ralenti et à la prolifération d'ateliers nouveaux.
Devant ces brusques volteface de la conjoncture, l'historien se sent mal à l'aise; il a d'autant plus de peine à les comprendre que les raisons en sont souvent mal connues.
Qui saurait trouver le fil d'Ariane permettant de se reconnaître dans le dédale de l'évolution industrielle? A supposer même qu'il en existât un, comment arriverions-nous à le suivre tout au long de la période qui s'est étendue de 1908 à 1953 à travers les bouleversements des deux guerres ?
Ces quarante-cinq années d'incessantes perturbations contiennent la carrière sidérurgique de Théodore Laurent. Tous les cinq ans - ou peu s'en faut - il dut adapter les usines à des circonstances entièrement nouvelles et - ce qui est sans doute plus difficile encore - y adapter les hommes. Un choix malheureux pouvait entraîner la ruine. Pour conduire le navire entre tant de récifs, il fallait un pilote, expérimenté certes, et clairvoyant, mais ces qualités n'eussent pas suffi en l'absence d'une extraordinaire souplesse intellectuelle. Notre Président avait ce don et il l'associait à une ténacité exceptionnelle. Je vois dans cette association l'un des traits les plus remarquables de son caractère et peut-être le secret de sa réussite.
C'était vraiment une étonnante leçon que donnait cet homme âgé quand, après avoir lutté de toute son énergie (et tous ceux qui l'ont connu savent ce que cela veut dire) pour faire triompher une idée qui lui était chère de longue date, il l'abandonnait pour une nouvelle politique mieux adaptée aux circonstances nouvelles. On retrouve dans sa correspondance des preuves presque incroyables de sa faculté d'adaptation; dans les périodes de crise - et Dieu sait s'il en a connu - il n'hésitait pas à envisager de faire table rase du passé, de renoncer aux activités qui lui étaient les plus chères. Jusqu'à sa fin, il nous a donné des preuves de cette jeunesse d'esprit; elle n'était d'ailleurs pas simplement une manifestation quasi inconsciente de son extraordinaire vitalité. C'est très consciemment qu'il voulait avoir les réflexes de la jeunesse et je l'ai souvent entendu donner raison à tel ou tel de ses collaborateurs, en disant avec bonhomie qu'étant plus jeune il avait plus de chances de voir juste.
Rien ne montre mieux sa faculté d'adaptation que la multiplicité des solutions qu'il a adoptées pour constituer d'abord, puis pour renforcer sans cesse, le « groupe » dont il avait la haute direction.
Quand il est entré à la Compagnie, deux étapes importantes avaient été franchies par ses prédécesseurs : la première avait consisté à regrouper des ateliers plus ou moins artisanaux de la vallée du Gier et à arrêter les moins valables pour développer les mieux placés; la seconde avait eu pour effet d'associer aux usines de la Loire, les Forges de l'Adour d'abord, les usines d'Homécourt et Hautmont ensuite. Si le temps ne me faisait pas défaut, j'aimerais souligner l'ampleur de ces « reconversions » qui appartiennent à notre préhistoire : la création d'une usine neuve au Boucau à partir d'une pinède, l'entrée de la Compagnie dans un domaine d'activité entièrement nouveau, celui de la Sidérurgie lorraine, étaient des initiatives hardies, dont le succès était loin d'être assuré; elles ont exigé des moyens financiers d'une ampleur dont nous n'avons plus l'habitude (Sollac excepté) et ont suscité, au moment où elles ont été conçues, des critiques fort vives.
M. Lefol a montré déjà comment Théodore Laurent a poursuivi l'œuvre de ses devanciers, d'une part en incorporant d'autres usines à l'ensemble groupé autour de St-Chamond, d'autre part en prenant des intérêts dans de nouvelles usines lorraines, puis comment il est allé plus loin en assurant par des participations l'approvisionnement des unes et des autres.
Je voudrais simplement souligner la variété des moyens employés : incorporation pure et simple, prise de participation majoritaire, partage par moitié, participations minoritaires; toutes les méthodes lui ont paru bonnes, mais celle qui eut sans doute sa préférence consistait à faire prendre la majorité par un petit groupe de Sociétés où, naturellement, les Aciéries de la Marine avaient une place importante. Son prestige personnel aidant, ce type de structure lui permettait d'étendre très loin le rayonnement de son influence.
Bien entendu, c'est surtout avec ses fidèles amis de Pont-à-Mousson et Micheville qu'il aimait participer à de nouvelles entreprises. De concert avec M. Camille Cavallier et M. Ferry, il a ainsi créé Carolus Magnus. Le plus souvent, le groupe Marmichpont collaborait avec d'autres groupes, par exemple avec les anciens actionnaires allemands dans Dilling, la Société Générale de Belgique dans Hadir, la maison suisse Sulzer dans la C.C.M. Sulzer France, la Maison de Wendel dans les H.F. de Rouen, les Aciéries de Longwy dans Faulquemont, les Forges d'Alès dans Rombas, les Aciéries du Nord et de l'Est dans Bazailles. La part de chacun n'était pas la même d'une affaire à l'autre et, suivant les filiales, c'était telle ou telle Société du groupe qui assumait la responsabilité de la gestion.
Quand il s'agissait d'affaires où nos amis de Micheville et de Pont-à-Mousson n'avaient pas d'intérêt direct, par exemple de nos usines de la Loire, il n'hésitait pas à s'associer à d'autres groupes : tel fut le cas de l'Energie Electrique de la Basse-Isère qu'il a créée avec la Société Générale d'Entreprise, des Hauts-Fourneaux de Givors où il s'est associé à la famille Prenat et à la Maison Schneider.
Dans cet ordre d'idées, le cas de St-Chamond-Granat mérite une mention particulière, car notre Président n'a pas hésité à associer par parts égales la Cie des Aciéries de la Marine et un ingénieur-constructeur, dont l'apport se limitait à une technique nouvelle de transmissions à distance. Cette association, si peu conforme aux usages, fait honneur aux deux partenaires qui la conçurent et qui la conduisirent à la prospérité après des débuts difficiles : Théodore Laurent et M. Granat.
C'est à dessein que je me suis quelque peu étendu sur les caractéristiques si diverses des affaires prises en participation par notre Président. Rien ne peut mieux mettre en évidence la souplesse de son esprit, sa facilité à trouver une solution différente pour chaque cas particulier.
Il n'a pas craint de faire un pas de plus quand il a conclu avec Micheville un accord créant une communauté d'intérêts.
L'accord Marmiche était dans la logique des choses : il s'agissait, après la première guerre mondiale, de reconstruire intelligemment Micheville et Homécourt détruits par les Allemands; de toute évidence, on devait spécialiser les usines pour éviter que chacun fît de tout un peu; il fallait aussi établir un programme de reconstruction qui, pour une même dépense, permît de commencer à produire plus tôt. Dès lors, les charges de trésorerie, les immobilisations, les profits et pertes, devaient être mis en commun. C'est ce qui fut décidé; malheureusement ce n'est pas ce qui fut fait. L'échec de l'accord Marmiche doit être amèrement regretté; il a retardé de deux décades la rationalisation des Usines de l'Est. Peut-être cette tentative hardie était-elle prématurée. En tout cas, elle fait honneur aux pionniers qui l'ont conçue.
Quand, trente ans plus tard, Théodore Laurent fut pressenti pour la création de Sidélor, il se réjouit de voir reprise une idée qui lui tenait toujours à cœur et donna, dès le début des pourparlers, un accord de principe. Dans la discussion des modalités d'application, il insista avec sa ténacité coutumière pour assurer à notre Compagnie la meilleure position mais, pour donner une idée juste de l'état d'esprit dans lequel il mena cette négociation, je ne crois pouvoir mieux faire que de citer le trait suivant :
On avait convenu qu'un arbitre serait chargé de régler les litiges éventuels entre les participants de Sidélor; mais comment le choisir? Un arbitre doit être à la fois compétent et impartial; pour pouvoir juger en pleine connaissance de cause, il doit avoir suivi l'affaire de très près. Or, en fait, les personnes impliquées dans le litige se trouvent seules dans ce cas. Faut-il donc en choisir une comme arbitre ? Ce dilemme embarrassant n'arrêta pas Th. Laurent et, sur sa proposition, il fut convenu que l'arbitre serait le Président de l'une des Sociétés intéressées à Sidélor avec la nôtre. Ce geste de confiance à l'égard de nos partenaires - amplement justifié, cela va sans dire - me paraît une manifestation bien remarquable de la façon dont notre Président, qui ne craignait pourtant pas la discussion, savait le moment venu s'élever au dessus des débats.
En décidant d'apporter Micheville et Homécourt à la Société Lorraine des Aciéries de Bombas, dénommée désormais Sidélor, et en tenant compte à cette occasion des principes posés par l'accord Marmiche, les dirigeants de notre groupe soulignaient que la fusion était bien dans la ligne de la politique esquissée trente ans plus tôt. Th. Laurent ne manqua pas de rappeler à ce propos une citation qu'aimait faire Camille Cavallier : « le temps ne consacre pas ce qui a été fait sans lui ». C'était dire que les trente années écoulées avaient préparé le succès de l'opération d'envergure qui se concluait maintenant.
Après la création de Sidélor, les Aciéries de la Marine étaient de nouveau une Société dont les usines étaient concentrées dans la Loire. Il était naturel de chercher à renforcer leur position en les associant à d'autres producteurs de la même région. La première étape de ce programme fut franchie un an après la constitution de Sidélor, quand la Cie des Aciéries de St-Etienne fusionna avec la nôtre. Ce fut aussi la dernière grande réalisation de Théodore Laurent. Ami de longue date du Président Pierre Cholat, il la prépara avec lui. Grâce à cette fusion, nous avons pu, dès 1952, amorcer la rationalisation des Aciéries de la Loire; grâce à elle aussi, les esprits se sont familiarisés avec l'idée que la structure de l'industrie sidérurgique du Midi de la France pouvait ne pas rester figée dans l'état où l'avait trouvée la guerre de 1914.
Th. Laurent n'avait plus que quelques jours à vivre quand débutèrent les négociations qui ont conduit à la création de la Compagnie des Ateliers et Forges de la Loire, par apport de l'usine de Firminy et des nôtres à la Société Jacob-Holtzer. Il ne les a pas connues, mais nous étions bien sûrs qu'il aurait approuvé le principe de la nouvelle concentration, que sa hardiesse lui aurait plu et qu'il aurait aimé faire avec nous confiance à l'avenir.
Ce grand empirique avait connu trop d'épreuves pour que le futur lui apparut sous de riantes couleurs et, dans ses dernières années tout au moins, il professait sur l'évolution du monde moderne des opinions assez pessimistes. Mais c'était, je crois, son raisonnement plus que ses tendances profondes qui donnait à ses pensées une teinte plus sombre.
J'en vois une preuve dans cet avis surprenant que je l'ai entendu énoncer naguère : « Il faut laisser à l'avenir, disait cet homme de 89 ans, le soin de résoudre les problèmes pour lesquels nous n'apercevons aujourd'hui aucune solution ». Une pareille prise de position suppose un optimisme profond. On ne peut expliquer autrement d'ailleurs la force qui le poussait à défendre ses idées, ce que je ne crains pas d'appeler sa pugnacité. Elle avait certainement joué un rôle capital dans sa réussite, et il en déduisait qu'en se battant avec ardeur, on avait de grandes chances de finir par triompher, à condition d'être assez souplo pour s'adapter aux circonstances.
Je serais infidèle à ce précepte si j'essayais de percer les secrets de l'avenir. Cependant ce n'est pas une extrapolation bien hardie que de supposer la prolongation du mouvement actuel de concentration et de rationalisation. D'une part, certaines Sociétés aux activités trop nombreuses diviseront leurs usines comme l'a fait notre Compagnie au moment de la création de Sidélor. D'autre part, et souvent simultanément, des usines, de préférence voisines, fabriquant des produits analogues, fusionneront comme la Marine et St-Etienne.
Mais bien d'autres formules peuvent être appliquées : par exemple des échanges d'usines, des associations en participation, des accords de spécialisation sans participation financière.
La structure même des usines sera modifiée. L'industrie lourde a besoin de gros outils pour abaisser son prix de revient; leur achat et leur installation exigent de lourds investissements et, pour amortir les charges correspondantes, on doit faire travailler à plein les outils dont il s'agit. Il convient donc de développer certains ateliers et, corrélativement, d'en supprimer d'autres.
La nécessité pour l'industrie de la Mécanique de développer les fabrications de série, toutes les fois que l'état du marché le permet, procède des mêmes raisons et entraîne les mêmes conséquences. Cette industrie devra donc suivre l'exemple de la Sidérurgie et le mouvement s'amorce déjà en ce qui concerne l'Automobile.
Il ne faudrait pas conclure que les petites usines sont condamnées. Il existera toujours des fabrications pour lesquelles de grands moyens ne sont pas nécessaires ou de grandes séries ne sont pas possibles. Certains avantages locaux (ressources limitées en énergie bon marché, voisinage d'une clientèle) peuvent également justifier le maintien d'usines petites. Il convient seulement qu'elles se spécialisent et en même temps se modernisent. Rien ne serait plus faux que d'imaginer l'industrie de l'avenir comme formée uniquement d'usines géantes; l'exemple des États-Unis le montre bien d'ailleurs.
Il montre aussi que la modernisation doit s'étendre aux Transformateurs, faute de quoi ceux-ci connaîtront également la sclérose ou l'anémie, et la Sidérurgie, comme la Mécanique, ne pourront pas être prospères. Nous sommes donc intéressés à l'extension du mouvement de rationalisation. mais l'absorption d'usines clientes ne serait pas une politique recommandable. Nous devrons prêcher d'exemple, prêter nos bons offices si on nous le demande, mais nous garder d'interventions intempestives. Dans cette direction aussi, Théodore Laurent nous montre la voie. La petite histoire seule garde le souvenir de l'influence bienfaisante qu'il a eue sur l'industrie de la transformation dans la Loire ou à Paris et qui fut grande, car son prestige personnel donnait naturellement un poids particulier à ses conseils.
J'en ai assez dit pour montrer l'ampleur de la tâche qui nous attend, mais aussi pour prouver que nous ne ferons que pousser plus avant le long sillon tracé par Théodore Laurent pendant quarante-cinq années.
Nous regretterons toujours qu'il nous ait quittés. Son expérience de nos affaires, son ingéniosité à trouver des solutions adéquates, la fermeté de son caractère nous auraient grandement aidés à résoudre les problèmes si nombreux qui se posent à nous. Le pilote qui avait triomphé de tant de tempêtes nous serait d'un inestimable secours dans celle que nous traversons. S'il n'est plus là, il nous reste du moins son exemple. Les leçons que j'ai déchiffrées dans son œuvre me paraissent bien claires :
Forts de cette certitude, être assez souples et imaginatifs pour s'adapter sans cesse à l'évolution de l'industrie;
Avoir foi, enfin, dans l'efficacité du travail et de la lutte et s'y donner tout entier.
Théodore Laurent était de ceux qui, dès 1919, par delà les ressentiments légitimes laissés chez nous par les souvenirs de la guerre, se préoccupaient de l'avenir des relations franco-allemandes et souhaitaient que, de la victoire de nos armes, sortît l'établissement d'un régime de meilleur voisinage entre l'Allemagne et nous. Il lui semblait qu'après l'épreuve de 1870-1871 et celle de 1914-1918, les deux peuples étaient, pour ainsi dire, quittes, qu'un retour de leur part à un antagonisme, non pas séculaire, comme on le prétend souvent à tort, mais d'autant plus aigu qu'il était, en réalité, de plus récente date, serait peu sage et ramènerait en Europe un état permanent d'inquiétude et d'insécurité; il estimait qu'il fallait, au contraire, tenter des voies nouvelles et rechercher l'apaisement dans une association à des tâches communes.
Ce sont des raisons de cet ordre, autant que des mobiles professionnels, qui déterminèrent le président de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt à intéresser son Groupe à l'activité de la Société des Aciéries de Dilling, en Sarre, et à souscrire à l'augmentation du capital de cette Société qui devait lui en assurer le contrôle et la direction.
Les Aciéries de Dilling étaient une très ancienne entreprise, fondée avant 1870 par des Français de Lorraine et des Allemands de la région sarroise, à une époque où le nationalisme n'était pas encore devenu une passion exclusive. Elle avait été administrée par les Français et s'était développée avec succès sous leur conduite.
Après 1871, les actionnaires allemands en revendiquèrent la direction; mais ils se gardèrent d'en évincer les Français, dont ils respectèrent la propriété. Ils y avaient quelque mérite; car c'est à partir de cette époque que le gouvernement impérial procéda à la germanisation systématique de la Sarre, suspecte, à ses yeux, de vivre en trop bonne intelligence avec la Lorraine et la France.
Par la défaite allemande de 1918, la situation se trouva renversée. A la suite du changement des conditions politiques, la majorité du capital des Aciéries de Dilling comme, d'ailleurs, d'autres usines du territoire sarrois, revint entre les mains françaises; mais, à leur tour, les actionnaires français, tout en s'assurant la majorité, tinrent à ne pas léser les Allemands. Les uns et les autres continuèrent donc leur coopération, témoignant par là qu'au moins sur le plan privé, la région frontière de la Sarre peut être, à travers les vicissitudes de l'histoire, un lieu de rapprochement et un trait d'union entre les deux pays voisins.
Devenu ainsi Président d'un Conseil d'Administration franco-allemand à prédominance française, Théodore Laurent déploya, dans l'exercice de cette fonction, les plus remarquables qualités. D'emblée s'imposèrent, non seulement les compétences techniques d'un homme qui, à la tête de nombreuses affaires, dirigeait chacune d'elles comme si elle était l'unique objet de son zèle, mais sa courtoisie sans défaut, son tact, son charme personnel, sa loyauté, son équité, sa largeur d'esprit, qui adoucirent toutes les amertumes et firent tomber toutes les préventions. Jamais il n'eut à jeter dans la balance le poids de son autorité légale; son autorité naturelle suffit. Jamais les décisions à prendre ne furent arrêtées par une majorité contre une minorité. Elles le furent toujours par accord unanime. Grâce à Théodore Laurent, l'harmonie, une bonne volonté mutuelle, l'amitié régnèrent à Dilling pour le plus grand bien, d'ailleurs, de la Société, dont le Conseil comptait, de part et d'autre, parmi ses membres, plusieurs fils, petits-fils, ou arrière-petits-fils des premiers fondateurs.
L'expérience de l'entente si durable et si aisément obtenue dans le cadre limité d'une entreprise commune ne pouvait que fortifier Théodore Laurent dans l'idée que, transportés dans le domaine de la politique générale, les contacts personnels et l'échange des pensées dans une bonne foi réciproque pourraient exercer sur la formation des opinions publiques et le rapprochement des deux peuples une influence salutaire.
Aussi devait-il applaudir à l'initiative prise à cet égard par M. Emile Mayrisch et lui apporter un appui sans réserve.
L'éminent directeur général de l'Arbed, homme remarquable par la générosité du cœur, autant que par l'originalité et la vigueur de l'intelligence, avait conçu, en effet, obéissant à la vocation de son pays du Luxembourg, et dans l'atmosphère créée par la conclusion de l'accord de Locarno et l'entrevue de Thoiry, le projet de réunir, au sein d'un même Comité, un certain nombre de personnalités françaises et allemandes, représentatives, sur le plan intellectuel comme sur le plan économique, des activités diverses de leurs pays respectifs, et jugées, comme telles, capables d'orienter l'esprit public dans le sens de la compréhension mutuelle et d'une coopération amicale et pacifique. Et, d'abord, elles devraient, entre elles, s'expliquer avec une franchise totale sur les litiges qui séparaient leurs gouvernements et leurs peuples, liquider les arriérés de rancune et instituer, en quelque sorte, un clearing de leurs griefs réciproques. Après quoi, elles aviseraient aux moyens de désarmer ces griefs, de dissiper les malentendus, d'éclairer l'opinion et de favoriser l'adoption de mesures de conciliation et d'apaisement.
A l'appel de M. Mayrisch, et autour du fondateur du « Comité franco-allemand d'Information et de Documentation », plus connu sous le nom de « Comité Mayrisch », se rencontra donc, à des intervalles réguliers, à partir de 1926, une élite d'hommes de bonne volonté, résolus à seconder son noble dessein.
Du côté des Français, on relevait parmi eux, avec celui de Théodore Laurent, les noms du duc de Broglie, du Conseiller d'État Henri Chardon, de René Duchemin, Debrix, Arthur Fontaine, Fougères, Mgr Julien, évêque d'Arras, Kempf, Lœderich, Charles Laurent, Henri Lichtenberger, Pierre Lyautey, Marlio, Ernest Mercier, Vladimir d'Ormesson, Peyerimhoff, Dal Piaz, Lucien Romier, Jacques Seydoux, Jean Schlumberger, André Siegfried, Edme Sommier, Félix de Vogué. Leurs pairs, du côté des Allemands, furent MM. von Nostitz-Wallwitz, Bruno Bruhn, Victor Bruns, Hermann Bücher, Ernst-Robert Curtius, Félix Deutsch, Wilhelm Haas, Louis Hagen, le prince zu Hatzfeld, Karl Haniel, Franz von Mendelssohn, Muller-Oerlinghausen, le comte von Oberndorff, Hans von Praschma, Schlubach, Schmidt-Ott, Mgr Christian Schreiber, évêque de Meissen, Walter Simons, Ernst von Simson, von Strauss, Cari Stimming, Max Warburg, Thilo von Wilmowsky.
La section française eut pour secrétaire M. Pierre Vienot, la section allemande, M. Gustave Krukenberg, le premier résidant à Berlin, le second à Paris, l'un et l'autre chargés de préparer les séances du Comité.
Ce n'est pas ici le lieu de raconter l'histoire du « Comité Mayrisch ». Il suffira de noter que celui-ci, après des débuts pleins de promesses, se heurta à des difficultés croissantes. Il apparut qu'une pléiade d'individualités, si distinguées et si estimées fussent-elles, mais ne disposant pas d'une prise directe sur les rouages politiques de leurs pays, n'avait pas l'autorité nécessaire pour diriger les événements ou leur tenir tête, pour contrôler et canaliser la force élémentaire des grands mouvements d'opinion. Au sein même du Comité, les pressions de l'air extérieur se firent sentir; des divergences se manifestèrent; l'accord initial s'altéra peu à peu; certains membres se retirèrent, remplacés par d'autres; l'arrivée au pouvoir d'Adolphe Hitler et du national-socialisme, le totalitarisme du Troisième Reich et son appareil policier, en rendant ses réunions de plus en plus difficiles et dangereuses, contraignirent finalement le « Comité Mayrisch » à rentrer dans l'ombre. Il est des périodes où la sagesse est impuissante et ne saurait mieux faire que de laisser passer les orages.
Le plébiscite de 1935 et le retour consécutif de la Sarre sous la souveraineté allemande, la deuxième guerre mondiale, la capitulation et l'écroulement de l'empire hitlérien, toutes ces péripéties de la récente histoire eurent leur contre-coup sur les destinées des Aciéries de Dilling. Mais, au bout du compte, après s'être adaptées aux fluctuations des circonstances, celles-ci se retrouvèrent dans une situation analogue à celle de 1919 et Théodore Laurent, dont le sang-froid, la maîtrise de soi ne s'étaient jamais démentis à travers tant d'événements, et qui n'avait jamais désespéré, reprit la direction de la Société, comme il l'avait fait, un quart de siècle plus tôt. Il la conserva jusqu'à la limite de ses forces, sans dévier de la ligne qu'il s'était tracée, donnant l'exemple d'une continuité dans l'effort et dans l'espoir, d'une élévation morale et d'une rectitude de pensée et d'action dignes d'admiration. Puissent les générations qui lui succèdent toucher au but qu'il a eu constamment devant les yeux et connaître une ère de bon voisinage et de coopération franco-allemande dans une Europe pacifiée, organisée, renouvelée et rajeunie !
Pour de nombreux esprits, à l'intérieur de la profession et peut-être plus encore à l'extérieur, Théodore Laurent est resté « l'homme des comptoirs ». Il y a, en effet, joué un rôle très actif pendant dix ans de la période entre les deux guerres, lors de la constitution des ententes internationales et des comptoirs français. Mais il est intéressant de voir qu'il n'était pas personnellement préparé par sa carrière antérieure, ni incliné par ses dispositions d'esprit naturelles à ce genre d'organisation professionnelle.
Il avait, en effet, avant d'entrer à un âge mûr dans l'industrie privée, accompli une carrière dans les chemins de fer. Il avait affronté, à cette occasion, pour ses achats de matériel, le comptoir des rails existant entre métallurgistes français et étrangers. Il rappelait parfois les efforts déployés alors afin d'échapper aux exigences des fournisseurs coalisés.
Personnellement, il tenait à la liberté de ses initiatives et savait prendre seul ses décisions les plus graves. Il l'a largement montré chaque fois qu'il eut la possibilité de construire du nouveau avec les moyens propres de sa société, ou dans une collaboration librement choisie avec les deux grandes sociétés lorraines que l'on connaît. Il ne craignait pas la lutte et la concurrence; il paraissait parfois les rechercher.
Si donc il en est venu à adopter la politique des ententes, et à accepter, même à préconiser des règles restrictives de liberté dans l'activité commerciale et dans les investissements, c'est que la réalité lui en avait montré la nécessité. Une fois convaincu du bien fondé de cette solution, il s'est appliqué à la réaliser, en y apportant le concours de ses éminentes qualités, pour le profit de la métallurgie française, ainsi harmonisé avec la prospérité des sociétés dont il avait la charge, et avec celle de l'industrie sidérurgique européenne.
Quel était, en effet, l'état de notre métallurgie au lendemain de la première guerre mondiale ? Les usines de la Lorraine redevenue française doublaient presque la capacité des anciennes usines. Celles-ci, reconstruites après les destructions de 1918, se remettaient en marche, tandis que la sidérurgie allemande édifiait dans la Ruhr l'équivalent de ce qu'elle venait de perdre sur les bords de la Moselle.
La consommation d'acier, l'activité industrielle se relevaient lentement des profondes secousses de la guerre, enfin l'année 1923, avec l'occupation de la Ruhr et la dévaluation du mark, avait de nouveau apporté de graves incertitudes dans la situation.
Il faut aussi se souvenir que les gouvernements de cette époque n'avaient sur l'industrie que des informations fragmentaires et des moyens d'action très modestes. La recherche des programmes, des prévisions d'ensemble à l'échelle nationale ou internationale trouvait peu d'audience. Chaque chef d'industrie établissait ses plans en toute liberté, et peut-être aussi sans se préoccuper de ce que faisaient les autres.
Les débouchés se montraient bien inférieurs à ce que les usines étaient capables de produire, et la poursuite par ces dernières d'une activité correspondant à leurs moyens les poussaient à des baisses de prix néfastes pour l'équilibre des résultats.
Les ententes apparurent comme le seul moyen d'arrêter des luttes dont personne ne pouvait espérer sortir sans graves dommages.
Ces tentatives furent d'abord timides, et sans grands succès. Des comptoirs français - ne réunissant d'ailleurs pas tous les producteurs - furent reconstitués sur le modèle des comptoirs fragmentaires d'avant 1914 : comptoirs des rails, des poutrelles et demi-produits; comptoirs des tôles fortes et moyennes. Ces institutions n'eurent pas de longue durée. Théodore Laurent ne prit pas une part active à leurs débuts.
Des pourparlers furent, d'autre part, noués avec les sidérurgistes anglais, en vue de la reconstitution de l'entente des rails. Conduits du côté français par Théodore Laurent et H. de Wendel, ils furent très laborieux et n'aboutirent qu'en 1926 à la nouvelle International Rail Makers Association.
L'année 1925 amena la fin de la faculté donnée par le Traité de Versailles aux usines de la Lorraine désannexée de vendre librement en Allemagne, ainsi que la discussion entre la France et l'Allemagne d'un traité de commerce.
Des conversations entre industriels français et allemands étaient nécessaires pour la préparation des négociations gouvernementales.
Avec H. de Wendel, alors Président du Comptoir Sidérurgique de France, Th. Laurent fut entraîné à y prendre une part active, car la direction qu'il exerçait sur Homécourt, Rombas, Dilling et Hadir lui imposait de coordonner les exigences et les intérêts de quatre régions sidérurgiques très semblables, mais distinctes quant à leur statut, et, en fait, concurrentes.
C'est à cette époque aussi que le Directeur Général de Arbed, M. Emile Mayrisch, grand industriel luxembourgeois aussi bien que sarrois et français, en même temps esprit large et cœur généreux, entreprit une action de rapprochement entre les industriels français et allemands. Ses vues dépassaient la recherche d'une entente entre leurs intérêts professionnels : elles conduisirent à une collaboration beaucoup plus étendue des milieux dirigeants des deux pays.
Ces pourparlers, conduits de Février à Septembre 1926, aboutirent à la conclusion de l'Entente Internationale de l'Acier, laquelle rassemblait les groupements de producteurs d'acier d'Allemagne, Belgique, France, Luxembourg et Sarre. La présidence en fut attribuée à M. Mayrisch, qui avait acquis l'adhésion et la confiance de tous. Les délégués français y étaient MM. Théodore Laurent, H. de Wendel et du Castel.
Cette entente qui, sous cette forme, se poursuivit jusqu'en Octobre 1930, ne réglementait ni les prix, ni les débouchés. Elle se bornait à fixer à chaque pays adhérent un contingent de production totale d'acier, par rapport auquel les dépassements entraînaient une pénalité, tandis que les retards donnaient lieu à une indemnité. C'était, pensait-on, la contrainte minimum susceptible d'être imposée aux producteurs, en vue d'éviter une disproportion entre l'offre et la demande d'acier, d'une part, entre les programmes de marche des producteurs et la capacité d'absorption des acheteurs, d'autre part.
Une telle entente entre les groupements nationaux exigeait la formation d'une entente à l'intérieur de chaque pays. En France, il fallait donc réunir l'adhésion de tous les producteurs et assurer la répartition entre eux des obligations assumées par l'ensemble. Ce n'est pas ici le lieu de relater le détail et les difficultés de ces pourparlers, l'arithmétique des quanta, la variété des formules étudiées et mises à l'épreuve. Il suffit d'évoquer le nombre élevé et la grande diversité des sociétés qu'il fallait convaincre de la nécessité d'une solution d'ensemble et de l'équité de la part lui revenant. Comparée à la négociation avec quelques pays partenaires de puissance analogue, cette création de comptoirs français spécialisés constituait une épreuve d'un tout autre ordre, et mettait en jeu des qualités et des efforts tout particuliers.
L'Entente Internationale ne résista pas aux deux épreuves que lui imposèrent l'expansion du marché intérieur allemand, puis la crise profonde des années 1929-1932. Elle fut suspendue en octobre 1930, pour n'être ensuite reconstituée qu'en juillet 1933, les conversations entre groupes n'ayant pratiquement pas cessé dans l'intervalle.
Cette fois, la nouvelle Entente ne tenait plus compte des débouchés intérieurs de chaque pays, sauf à les réserver aux seuls producteurs nationaux, mais elle organisait en détail les exportations vers l'extérieur des pays participants. Elle formait des comptoirs particuliers pour les principaux produits, permettant le contrôle effectif des prix. Elle fut entraînée à pousser l'organisation jusqu'aux agents de vente dans les pays étrangers.
En même temps, les ventes sur le marché français étaient assurées par les comptoirs intérieurs, dont le fonctionnement, de plus en plus minutieux et étendu, finissait par remettre toutes les décisions à un collège permanent d'arbitres.
Th. Laurent avait quitté, en 1934, la présidence de ces comptoirs à laquelle M. du Castel lui avait succédé. Mais jusqu'à la guerre de 1939, il resta attentif à leur évolution, y apportant sa connaissance des origines et de l'évolution des problèmes et sa conviction de la nécessité d'une discipline.
Pendant ces dix années d'intervention active et le plus souvent directrice, il avait mis au service de cette entreprise commune les qualités d'esprit et de caractère qui y étaient le plus nécessaires : réflexion, méditation et information avant d'aborder ses partenaires; prudence et réserve dans l'exposé de ses propositions; aptitude à comprendre ses interlocuteurs, et bien souvent à deviner ce qu'ils n'expriment pas; souplesse permettant d'adapter les solutions préparées; en même temps, fermeté inflexible sur les limites fixées par avance et, pour cela, patience illimitée à prolonger les négociations et les réunions, sans que les heures de train ou de repas, les exigences d'un emploi du temps chargé l'amènent jamais à céder « pour en finir ».
Toutes ces dispositions étaient servies par l'affabilité de son abord, l'agrément de sa conversation, l'étendue de ses relations, la sûreté de ses amitiés. Il consacra, à les mettre en œuvre, les ressources inépuisables de son infatigable santé, de son amour passionné du travail.
Oui, il fut en effet « l'homme des comptoirs » et la reconnaissance de ses collègues lui fait hommage de ce souvenir.
Mais il avait été auparavant le constructeur indépendant d'un grand ensemble sidérurgique et il n'avait jamais perdu l'espoir et le goût des initiatives libres.
Il n'est pas douteux aussi qu'en d'autres circonstances, telles que celles de l'époque actuelle, il aurait su être l'homme des solutions nouvelles.
L'Europe d'aujourd'hui n'est plus, en effet, comparable à celle de 1920 et de 1924.
La deuxième guerre mondiale a causé de graves destructions matérielles et créé une situation morale et politique sans précédent. Les États ont partout assumé des responsabilités économiques très larges. L'Europe apparaît en perte de vitesse entre deux mondes riches de ressources et en expansion rapide. Ce que les six pays de la Communauté du Charbon et de l'Acier ont entrepris, et ce que traduisent les prescriptions du Traité, ce n'est que la recherche de solutions à l'échelle des dangers qui les pressent.
Ses règles, en ce qui touche les ententes, contredisent explicitement les formules de comptoirs de la période d'entre deux guerres. Mais elles ne signifient pas que les producteurs doivent désormais agir dans un isolement total, et que la concurrence doive être aveugle et anarchique. Elles instituent, au contraire, la prévision des besoins, la publication des statistiques et des programmes, la confrontation des investissements projetés; elles prévoient, enfin, une intervention éventuelle de l'autorité supranationale.
Il est certain que l'imagination, la faculté d'adaptation et le sens de l'intérêt général, qui étaient propres à Théodore Laurent, l'eussent amené, s'il avait survécu, à cette recherche d'un mode de vie économique aussi éloigné du caporalisme que du désordre. La génération d'aujourd'hui n'est donc pas infidèle à son exemple et à son souvenir alors que, devant ce problème, elle agit en apparence autrement qu'il ne le fit lui-même il y a trente ans.
Un jour de mars 1949, lors d'une émouvante cérémonie donnée à l'occasion du 40e anniversaire de l'entrée de Théodore Laurent à la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt, le Président, évoquant ses souvenirs dans ce style simple et direct qui était le sien, raconta ses débuts dans l'industrie sidérurgique. Après une carrière déjà longue à la Compagnie des Chemins de Fer d'Orléans, rappela-t-il, acceptant l'offre qui lui était formulée, il avait décidé, à un âge où d'autres eussent pu penser à la retraite prochaine, d'entrer dans l'industrie privée, où il devait accomplir une si éclatante carrière.
Théodore Laurent n'avait guère eu à se pencher jusque-là sur les questions sociales : mis à la tête d'une Société puissante, il a estimé dès l'abord que le rôle du chef n'était pas seulement de diriger une affaire, de l'étendre, de la conduire à une prospérité toujours plus grande, mais aussi d'avoir souci de ses collaborateurs de tous ordres, ingénieurs, employés, ouvriers, de les aider et d'essayer d'améliorer, dans toute la mesure du possible, leurs conditions de travail et d'existence.
En d'autres termes, Théodore Laurent jugeait, dès cette lointaine époque, que s'intéresser aux questions sociales était pour un chef d'industrie un devoir essentiel et qu'il se devait d'y consacrer une partie de son temps, de son inlassable activité et tout son dévouement, non seulement dans le cadre de ses Sociétés, mais également sur le plan plus général de la profession.
Ce rôle, il l'a rempli jusqu'à la fin de sa vie en apportant aux problèmes sociaux les grandes vues qui, dans chaque domaine, étaient les siennes.
Il est de mode aujourd'hui de médire du « paternalisme »; le mot est rigoureusement proscrit et l'on voudrait bien que la chose le fut également. Mais, quelles que soient l'importance et la complexité de la législation sociale, celle-ci ne saurait faire face à toutes les situations. Actuellement encore, il reste à l'initiative patronale un champ suffisamment vaste, dans lequel les chefs d'industrie peuvent apporter à ceux dont ils ont la charge une aide et un appui efficaces et surtout le réconfort d'un contact humain, qui manque trop souvent aux réalisations officielles.
Force est bien de reconnaître, d'ailleurs, que si notre pays peut se flatter d'avoir créé une législation sociale qui, par son ampleur et par sa générosité, dépasse ce qui a été fait à l'étranger, c'est un peu grâce aux réalisations passées de ce « paternalisme » tant décrié, réalisations qu'il a suffi d'étendre et de développer.
C'est justice de rappeler, en effet, qu'au début de l'ère de l'industrialisation rien, ou presque, n'existait pour soutenir les classes laborieuses : c'est uniquement grâce aux initiatives prises par un nombre de plus en plus grand de patrons sociaux, tels que Théodore Laurent, que sont nées tant de créations fécondes : Allocations familiales, caisses contre les Accidents du travail, organismes de prévoyance et de retraites, maisons ou cités ouvrières, cantines et bien d'autres encore.
Né en plein milieu du XIXe siècle, en pleine période d'expansion libérale, Théodore Laurent fut certes paternaliste, mais nous ne pensons pas que ce mot puisse constituer pour lui autre chose qu'un très vif éloge de son action sociale et de son caractère.
Ses qualités de cœur et son sens réaliste de ces questions ne devaient pas tarder, peu après son entrée à la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt, à trouver l'occasion de se manifester.
Dès avant 1914, et à son instigation, sa Compagnie participa - conjointement avec la Caisse Syndicale des Forges de France contre Tes accidents du travail, la Société de Pont-à-Mousson, les Établissements Schneider et un certain nombre d'autres importantes Sociétés - à la création de l'Hôpital des Mines et de la Métallurgie à Briey, vaste établissement d'une centaine de lits qui fut créé en 1913 pour hospitaliser et soigner, dans les conditions les meilleures, les malades appartenant aux diverses Sociétés fondatrices. Théodore Laurent et Camille Cavallier furent les principaux animateurs de cette fondation, dont l'originalité résidait dans le fait que, bien que son objet fût entièrement désintéressé et charitable, elle était constituée sous forme de Société anonyme à capital variable, formule particulièrement souple qui permettait aux Sociétés participantes, grâce à la souscription d'actions nouvelles, d'augmenter, si elles en avaient besoin, le nombre de lits dont elles disposaient, comme à l'Hôpital lui-même de faire appel à ses actionnaires chaque fois qu'il lui fallait subvenir à des dépenses imprévues ou créer des constructions nouvelles.
Théodore Laurent s'est toujours occupé très activement de cet Hôpital où ont été soignés nombre d'ouvriers des Mines et Usines d'Homécourt. Il avait placé à sa tête, comme médecin-chef, son ami, le docteur William Stern, chirurgien de grande valeur qui en avait fait une clinique de premier ordre. Déporté et disparu en Allemagne, le docteur Stern ne put poursuivre l'effort entrepris entre les deux guerres. Mais Théodore Laurent eut cette consolation de voir la clinique reprendre un essor nouveau sous l'égide d'une équipe déjeunes chirurgiens, pleins d'allant et de dévouement.
La guerre de 1914-1918 transforma la France en un vaste arsenal. Partout on travaillait pour l'armée; les années de guerre et de privations furent marquées par une recrudescence brutale des maladies sociales et en particulier de la plus redoutable de toutes à l'époque, la tuberculose, pour laquelle notre Pays avait, hélas, le triste privilège d'occuper le premier rang.
Le mal prenait de si grandes proportions qu'il devenait urgent d'agir : c'est alors qu'un homme de grand cœur, Léon Bourgeois, dans une conférence faite en 1916, à laquelle assistaient les représentants les plus autorisés de l'industrie française, leur exposa les ravages causés par la tuberculose, le danger que la progression de cette maladie constituait pour la défense nationale et fit appel au concours financier des industriels pour organiser la lutte qui s'imposait. Cet appel fut entendu et bientôt, sous les auspices de l'Union des Industries métallurgiques et minières, un certain nombre de Commissions d'Études dites « de lutte contre la Tuberculose » étaient constituées, qui avaient pour objet d'essayer de dégager, dans une série de rapports, les solutions les plus appropriées en vue de remédier au mal. Furent alors étudiées sous l'angle de la lutte contre la tuberculose, les questions relatives au logement, aux dispensaires, à l'alcoolisme, aux restaurants et jardins ouvriers, etc..
Dans les commissions ainsi réunies figuraient, à côté de personnalités médicales éminentes, d'hygiénistes et de hauts fonctionnaires, les plus grands industriels de l'époque, et l'on ne s'étonnera pas d'y trouver Théodore Laurent, qui apporta à ces travaux, malgré le poids de ses occupations, son concours le plus actif et le plus efficace.
Quand on relit ces rapports, vieux déjà de plus d'un tiers de siècle, on s'aperçoit, hélas, qu'ils sont toujours d'actualité. Les maux qu'ils évoquent, comme les remèdes qu'Us proposent, sont ou pourraient être d'aujourd'hui : c'est qu'une autre guerre est survenue, plus terrible encore que la première dans ses conséquences sociales, et qu'une grande partie du chemin parcouru depuis 1918 est aujourd'hui à refaire.
Le travail d'étude considérable réalisé à cette époque devait être suivi, à très brève échéance, de réalisations concrètes.
A quelques mois d'intervalle étaient fondées par un certain nombre de grands industriels, sous les auspices de l'Union des Industries Métallurgiques et Minières : l'Association Métallurgique et Minière contre la tuberculose, bientôt reconnue d'utilité publique, et la Caisse Foncière de Crédit pour l'amélioration du logement dans l'industrie, institutions sœurs dont la création partait d'une double préoccupation : tout d'abord et par l'action de l'Association, lutter contre la tuberculose en donnant à l'industrie métallurgique et minière les moyens de soigner ses malades; parallèlement, et grâce à la Caisse Foncière de Crédit, essayer de prévenir la maladie en supprimant une de ses causes principales : le taudis ou le logement insalubre où s'entassent et se contaminent tant de familles ouvrières.
Donner aux industriels les moyens de construire pour leur personnel des logements sains, situés dans des cités modernes et aérées, tel était l'objectif que ses fondateurs avaient assigné à la Caisse Foncière de Crédit et auquel elle répondit très largement, puisque des milliers de logements ont pu être construits grâce à son concours.
Les fondateurs de l'Association décidèrent immédiatement le principe de la construction d'un vaste Sanatorium qui serait réservé au personnel des Industries Métallurgiques et Minières. Une souscription fut ouverte parmi les industriels intéressés à l'effet de recueillir les fonds nécessaires à la réalisation du programme arrêté : à cette souscription il fut répondu très largement et la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d'Homécourt figura, est-il besoin de le dire, au tout premier rang des membres fondateurs de l'Association.
Théodore Laurent, qui avait pris une part importante aux travaux des Commissions d'études de lutte contre la tuberculose devenait tout naturellement un des principaux animateurs des deux nouvelles institutions.
Mais c'eut été mal le connaître que de penser qu'il eut pu se contenter, à l'Association notamment, d'un rôle purement passif : il tint au contraire à prendre une part active à ses créations; aussi fut-il mis à la tête de la Commission Administrative de fonctionnement du Sanatorium, Commission qui avait une tâche importante à accomplir, puisqu'elle avait dans ses attributions toutes les questions relatives à l'organisation administrative et à l'aménagement intérieur du sanatorium et de ses annexes.
Quand, après des années d'eifort, le Sanatorium fut enfin terminé et ouvert en 1929, le Président, à l'époque M. Charles Laurent, Ambassadeur de France, après avoir rappelé dans son discours d'inauguration l'œuvre accomplie par M. Robert Pinot et par M. Legouez, avait tenu à remercier tout spécialement « son vieil ami Théodore Laurent qui, disait-il, a su trouver dans sa vie, si chargée de grands devoirs et d'absorbantes occupations, le temps non seulement de présider activement la Commission Administrative de fonctionnement, mais encore de venir suivre sur place, à maintes reprises, les progrès de notre laborieuse entreprise ».
On ne saurait mieux dire que l'homme dont nous évoquons ici le rôle social peut être considéré comme l'un des principaux créateurs du Sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet.
Aussi la confiance unanime de ses Collègues l'appela bientôt à la présidence de l'Association : ces fonctions de Président, il les accomplit sans défaillance et avec la conscience qui était la sienne, jusqu'à son dernier jour.
Il ne nous appartient pas de rappeler ici ce que fut l'Œuvre de l'Association au cours de ces vingt-cinq années d'existence : disons d'un mot qu'elle a pleinement répondu aux espoirs mis en elle, puisqu'à ce jour plus de 10.000 malades ont été soignés au Sanatorium, dont la plupart ont pu reprendre, après guérison ou stabilisation, une activité productrice.
Pour avoir été le collaborateur de Théodore Laurent pendant près de douze ans, nous pouvons témoigner du soin, de la minutie même, avec lesquels il se faisait rendre compte de tout ce qui intéressait la bonne marche du Sanatorium; avec quelle autorité il présidait aux destinées de l'œuvre et surtout de quelle sûreté de jugement il faisait preuve chaque fois qu'il lui appartenait de prendre une décision délicate.
Il aimait Saint-Hilaire d'une affection particulière et il tenait à cœur de s'y rendre aussi souvent que le lui permettaient ses lourdes occupations : combien de fois, jusqu'aux dernières années de sa vie, se rendant à Allevard, n'a-t-il pas fait le détour par Saint-Hilaire-du-Touvet ! Il y était reçu par tous avec la plus affectueuse déférence.
Nous étions à Saint-Hilaire un matin d'octobre 1952 : le Président y était attendu, quand on vint nous avertir que, touché par la maladie, il ne pourrait faire la visite projetée. Il n'est pas besoin de dire qu'il fallut toute l'autorité de son entourage et les prescriptions formelles de ses médecins pour l'obliger à renoncer à son programme.
Un jour de juin 1953, il devait présider un Conseil de l'Association des Services généraux communs des Sanatoriums, à laquelle il portait le même intérêt qu'à tout ce qui touchait Saint-Hilaire : quelques jours avant la séance, il me dit que, devant subir bientôt une grave opération, dont il avait mesuré et accepté les risques en pleine connaissance de cause, il n'était pas certain de pouvoir assister à la réunion. Nous ne l'attendions pas quand, à l'heure précise, les portes s'ouvrirent et la silhouette familière parut entre les deux battants : Théodore Laurent présida avec son autorité et son affabilité habituelles ce qui fut, je crois, son dernier Conseil d'Administration : il était consacré à Saint-Hilaire-du-Touvet.
Au milieu de toutes ses préoccupations terrestres, Théodore Laurent vivait une vie spirituelle intense, qu'il savait concrétiser par une action généreuse au profit des œuvres chrétiennes. Régent de l'Institut Catholique, s'occupant activement de sa paroisse de la Trinité, où le chanoine Lancrenon trouvait auprès de lui l'accueil affable et attentionné qui était le sien, Théodore Laurent s'était plus particulièrement attaché au Collège Stanislas dont, ancien élève, il présida de Février 1922 à Juillet 1941 le Conseil d'Administration et à qui il continua, jusqu'à sa mort, à prodiguer, comme conseiller technique, sa compétence et son dévouement.
Un soir de Janvier 1933, il vint, en compagnie de Mgr Beaussart, dans mon cabinet de Censeur pour m'annoncer que le Conseil d'Administration m'avait désigné comme directeur du Collège Stanislas et que le Cardinal Archevêque de Paris venait de ratifier ce choix. C'était la première fois de ma vie que je me trouvais en présence de cet homme, dont j'avais beaucoup entendu parler et en des termes qui, en excitant mon admiration, étaient de nature à justifier une certaine timidité, que la nouvelle annoncée transforma tout de suite en appréhension et en crainte.
Ces sentiments se dissipèrent vite au contact du Président, qui était de rapports extrêmement faciles, toujours simple, accueillant et d'humeur égale. Il présidait avec une parfaite exactitude toutes les réunions du Conseil, laissait chacun exposer son point de vue, écoutait soigneusement, redressait d'un mot les débats lorsqu'ils tendaient à se perdre dans des digressions oiseuses, résumait la discussion en quelques phrases claires, précises, logiques, et donnait enfin son avis qui, d'une façon générale, était admis par tous. Doué d'une mémoire prodigieuse, il suivait les questions sans en perdre le moindre détail. Il attribuait la puissance de son attention à ses études de « Spéciales », qui l'avaient obligé à suivre pendant des heures sans faiblir les raisonnements mathématiques exposés au tableau. Et il se plaisait à dire qu'à cette formation il devait ses succès dans différentes négociations délicates et fort longues.
Si je voulais résumer d'un mot le but qu'il poursuivait comme Président du Conseil de Stanislas, je dirais volontiers « servir », c'est-à-dire mettre à la disposition de ceux qui l'en avaient prié sa personnalité, avec tout ce qu'elle comportait de force, de puissance, pour que Stanislas soit mieux en mesure d'œuvrer en faveur de la jeunesse qui lui était confiée, de son pays et de l'Église.
Lorsqu'en 1936 je lui exposai le désir d'un très grand nombre de parents d'élèves de voir fonder par le Collège une œuvre qui suivrait leurs fils pendant les études en Faculté, il vit tout de suite les secours intellectuels, moraux et chrétiens que Stanislas pourrait rendre à ces jeunes gens : ce fut la création du cours d'Études supérieures Ozanam. Un peu plus tard, je lui rendis compte des visites du Sénateur Dandurand, Ministre d'État canadien, qui m'invitait à fonder un Collège français à Montréal, et ce fut avec enthousiasme qu'il accepta ce difficile projet, dont la réalisation aurait pour effet de resserrer les liens d'amitié qui unissent le Canada à la France.
Son soutien ne se manifestait pas seulement par des paroles, et je ne saurais exprimer l'émotion que j'éprouvai un soir d'Octobre 1941, en le trouvant sur le quai de la gare d'Austerlitz. Je devais partir pour le Canada, car notre œuvre française était en péril et les circonstances nous avaient obligés à garder le secret le plus absolu sur ce voyage. Le Président avait tenu à apporter le réconfort moral, spirituel, affectueux de sa présence au Directeur de Stanislas, au moment où il entreprenait une mission qui n'était pas sans difficulté ni sans danger.
L'École préparatoire était parmi les divisions du Collège celle qui tenait le plus à cœur à Théodore Laurent et c'est avec une constante sollicitude qu'il s'informait de ses besoins, de ses succès, de ses difficultés. Il avait connu, pendant qu'il préparait Polytechnique à Stanislas, le régime spécial qui unissait le Collège à l'Université et lorsqu'apparut la possibilité de renouer les liens rompus en 1903, il fut le premier à applaudir à cette entreprise et à se réjouir de son succès.
Il me semble que je dois pénétrer encore plus profondément dans l'âme du Président Théodore Laurent afin de dévoiler le secret le plus intime de son action à Stanislas. Quand nous avions des affaires particulièrement importantes à régler au Conseil, il venait souvent le matin assister à ma messe, et puis, pendant le petit déjeuner, nous préparions la prochaine séance. Un jour où je le félicitais et le remerciais du dévouement qu'il manifestait à Stanislas et qui lui permettait, dans une vie si surchargée de travail et de soucis, de lui consacrer son activité avec tant de dévouement et de générosité, il me dit : « Des hommes qui sont perdus comme moi dans les affaires doivent se réserver un peu de temps pour le consacrer à une œuvre; Stanislas est l'une de mes œuvres ». Et il ajouta : « Messire Dieu, premier servi ».
Peu de jours avant son entrée à la clinique où il devait subir une intervention qui aurait dû normalement lui rendre la vue, il vint me faire une visite d'adieu. Longtemps, il me parla du Collège, de l'École Préparatoire, de nos Collègues, sans aucune faiblesse de mémoire, avec la même lucidité, avec la même exactitude, la même objectivité que jadis. Je guidai ses pas jusque dans la rue et en voyant le chauffeur qui venait à sa rencontre, je lui dis : « Voici votre fidèle Salabert ». Il se tourna vers moi et dit : «Oh, vous savez Monsieur le Directeur, il me soigne comme un fils ». Ce sont là les dernières paroles que j'ai entendues du Président Laurent. Elles illuminent, me semble-t-il, d'un émouvant reflet la figure de cet homme qui fut grand, non seulement par son génie des affaires et par sa magnifique intelligence, mais également par son cœur, qui savait si généreusement se donner, gagnant ainsi l'affection et le dévouement de tous ceux qui l'approchaient. Dans la chapelle si simple, si recueillie, qu'il avait fait construire lui-même dans sa propriété de Bonnettes, et où si souvent il m'a été donné de l'entendre répondre aux prières de la messe, d'une voix profonde, grave, qui traduisait la fermeté de ses convictions, le Président Théodore Laurent repose auprès de ses morts, auprès de son épouse, auprès de ses enfants.
La naissance d'un grand ingénieur et d'un éminent sidérurgiste à Saint-Jean-d'Angély, ville bocagère dépourvue de minerai de fer, de charbon et de toute activité industrielle notable, pourrait sembler le fruit d'un hasard paradoxal. Ce n'est là qu'apparence : bien au contraire, dans la mesure communément admise où tout homme dépend de sa race, de son milieu et de son moment, on ne peut manquer de souligner les influences - visibles ou secrètes, mais toujours profondes - du pays natal de Théodore Laurent sur la formation de sa personnalité.
Située au bord de la Boutonne, qui flâne sinueusement entre des peupliers paisibles, Saint-Jean-d'Angély, proche de riches pâturages et de vignobles réputés - producteurs des meilleurs Cognac, les fins-bois - pourrait passer pour l'une des plus calmes de nos sous-préfectures.
Ce calme est démenti par son histoire : la cité des laiteries et des brûleurs de cognac fut à vingt reprises ravagée par les invasions, la guerre de Cent ans, les guerres de religion. Son passé ne fut qu'une suite de sièges, de pillages, d'incendies, d'exterminations, couronnés, en 1621, par la perte de tous les privilèges municipaux, la destruction des remparts, dont les matériaux, transportés à Brouage, servirent à édifier les fortifications de cette place de guerre. Son nom même devait être effacé de la carte puisque, pour un temps, Saint-Jean-d'Angély, ville proscrite débaptisée, devint prosaïquement Bourg-Louis...
De même que sa ville natale, Théodore Laurent, dont le calme ne se démentait en aucune circonstance, connut une existence hérissée de traverses, de difficultés, qui eussent découragé des âmes moins bien trempées que la sienne. On en a trouvé maints témoignages dans les chapitres qui précédent.
De Saint-Jean-d'Angély, Théodore Laurent recevra en apanage le bon sens et le solide équilibre intellectuel qui marquent d'un sceau indélébile sa population, encore aujourd'hui si fortement attachée à son sol et à ses traditions.
Saint-Jean-d'Angély, cité chrétienne, possède une admirable Abbaye, fondée en 817 pour conserver le chef de Saint-Jean-Baptiste. Elle a sa rue des Cordeliers, sa rue des Capucins, sa grosse cloche de la Tour de l'Horloge - l'ancien « sin » - sonnée dans les grandes circonstances. Enfant, Théodore Laurent, puisera dans cette atmosphère une foi sincère et profonde qui se manifestera, sa vie durant, par une participation très active à la vie religieuse.
Enfin, sa ville natale, le sait-on assez? est une ville d'art, souvent méconnue des touristes pressés d'aujourd'hui. Elle abonde en vieux hôtels, en puits ou fontaines anciens délicatement ouvragés, en portails vénérables, en portes à pilastres : comment, au spectacle quotidien de ces trésors d'autrefois, le futur Polytechnicien fut-il demeuré insensible à l'art et à la beauté?
Cette sensibilité esthétique, dont on trouvera plus loin, en des lettres charmantes, la manifestation juvénile, Théodore Laurent la manifestera, plus tard, par son amitié pour les artistes et son amour de l'architecture.
Affirmer que Saint-Jean-d'Angély a été de tous temps étrangère à la vie sidérurgique serait peut-être excessif : on y connaît en effet, parmi tant d'artères ou de places au nom fleurant bon l'activité rurale - qu'il s'agisse de la rue de la Fourche, de celle de l'Orme Vert ou du Marché aux Herbes, - un « Canton des Forges », témoignage ancien, sans doute, de quelques ateliers locaux où d'industrieux artisans forgeaient, au charbon de bois, les instruments et outillages nécessaires aux campagnes voisines.
Dans ses jeunes années, Théodore Laurent s'arrêta-t-il souvent, au retour de l'école, devant l'antre noir et bruyant des forgerons locaux? Ce n'est pas impossible, car, enfant studieux, il donnait libre cours à sa fantaisie, une fois les devoirs achevés. L'heure du goûter survenant, notre écolier tirait de son cartable un sac de papier contenant un petit pain et une saucisse. Mais, gourmand, il dévorait d'abord la savoureuse saucisse, et rechignait à manger le pain. L'institutrice - il le contait plus tard malicieusement à ses proches -le grondait alors, lançant à la cantonnade : « Théodore, tu n'es qu'un gourmand. La prochaine fois, tu mangeras d'abord ton pain et te contenteras d'embrasser la saucisse ! »
De temps à autre, pour le récompenser, ses parents l'emmenaient à La Rochelle. Ce voyage en diligence de plus de soixante kilomètres constituait une véritable expédition, soigneusement préparée par avance, et destinée à récompenser des succès scolaires exceptionnels. Quelle joie pour notre écolier de parcourir le port, d'emplir ses poumons d'air salin et d'admirer les vitrines des magasins situés à l'abri des arcades !
Au cours de ces équipées, le père de Théodore Laurent, heureux de lui faire un présent, l'emmena dans un magasin de jouets, où il lui fut donné de choisir entre un petit bateau et un canon de cuivre à amorces. « J'ai choisi le canon, raconta plus tard Théodore Laurent, et ce canon, moi qui en ai tant fait fabriquer au cours de ma carrière, est le seul dont je me sois souvenu avec émotion et plaisir... ».
Toujours empruntant la « patache » locale, bien des années après, il s'en alla, une fois de plus assisté de son père, subir les épreuves du Baccalauréat à Poitiers, vieille ville universitaire. Plus ému que lui-même, son père, en vue de concilier le sort, l'emmena à l'église Notre-Dame-la-Grande, de bon matin avant l'examen, et exigea qu'il fit une prière à chacun des autels : il y en avait tant que le candidat faillit être en retard !
La même diligence devait, le temps venu, le conduire à Poitiers - gare la plus proche, la voie ferrée ne desservant pas alors Saint-Jean-d'Angély - en vue de gagner la capitale, et d'entrer à l'École Polytechnique.
Quelques années plus tard, sorti dans « la Botte » puis, après un court passage à l'École des Mines, promu ingénieur au Corps des Mines, il bénéficia d'une bourse de voyage en Europe offerte par le Gouvernement. C'était l'heureux temps où, dans un continent bien différent de celui que nous connaissons aujourd'hui, les barrières douanières ne constituaient point une gêne pour les voyageurs : les « Louis » et « Napoléon » circulaient librement sans qu'un Office des Changes en contingentât, au départ, la provision de route, et le « rideau de fer » demeurait encore solidement amarré aux cintres du Théâtre européen.
Au cours de ce voyage, Théodore Laurent, laissant parler son cœur et donnant libre cours à son enthousiasme, écrivit les charmantes lettres que voici à son intime ami, le Docteur Jean Halle :
Mon Cher Jean,
« Tu m'as demandé une lettre de Venise : je veux essayer de te satisfaire. Je descends du campanile de Saint-Marc, d'où je viens de jeter un dernier coup d'oeil sur la ville de mes rêves. Je m'embarque en effet ce soir, à dix heures, pour Trieste et je serai demain soir à Vienne.
"Mon enthousiasme n'est pas cependant sans mélange: le ciel est resté presque toujours à moitié couvert durant mon séjour. J'ai pu seulement, le soir de mon arrivée, jouir d'un merveilleux coucher de soleil avec toutes les teintes : rouge, jaune, verte, dont les tableaux de Ziem ne donnent qu'une faible idée. Hier soir j'ai revu un instant, à la nuit, de bien belles couleurs dans le coin du ciel et sur le palais des doges. Le reste du temps, le soleil a ménagé mon teint, mais j'aurais bien payé, je t'assure, de quelques bonnes suées le plaisir des yeux.
" Malgré tout, j'ai passé trois bien bonnes journées. Si jamais Paris devient port de mer, il faudra pousser l'idée plus loin et canaliser toutes les rues. Plus de poussière î Plus de tapage ! Et quel plaisir de remplacer par les oscillations silencieuses de la gondole les cahotements du sapin !
" A part cet aspect bien original, mais qui cependant ne vous surprend pas, à première vue, autant qu'on pourrait l'imaginer, Venise est une ville curieuse et attachante. Presque toutes les maisons sont vieilles ; la plupart de celles qui bordent le grand canal sont assez somptueuses et portent le nom de « palais ». Mais on ne sait trop si l'on est dans une ville du moyen âge, ou dans une ville arabe. L'ogive domine; mais elle porte un cachet oriental, qui atténue sa sévérité, sans rien enlever à sa grâce. Toutes ces vieilles maisons particulières forment ce qu'il y a de vraiment beau à Venise. Outre celles de style ogival XVe siècle, il en est de nombreuses de style renaissance le plus pur, quelques-unes très chargées d'ornements et trahissant la décadence.
"L'union de l'Orient à l'Occident a été moins heureuse dans les églises. La basilique de Saint-Marc m'a laissé assez froid. Ce monument byzantin, assez bas, avec ses cinq coupoles, surchargé après coup de petits clochetons gothiques qui se marient mal avec les fers-à-cheval mauresques, manque beaucoup d'harmonie et de légèreté...
"...C'est bien vraiment là une manifestation plus ou moins païenne de la foi de commerçants enrichis. Combien je préfère la majestueuse élégance de Notre-Dame ou de nos autres églises du moyen âge, que je connais en trop petit nombre, malheureusement; on y sent joliment plus de poésie et de grandeur.
" A côté de Saint-Marc, le Palais des Doges est une merveille de ce style ogival-mauresque dont je te parlais, avec plusieurs parties Renaissance très belles. La plupart des églises de Venise autres que Saint-Marc sont de froides constructions Renaissance ou XVIIe siècle, parfaites d'exécution, qui ne vous causent néanmoins pas grande émotion à regarder.
Mais quand on pénètre à l'intérieur et qu'on voit partout s'étaler les belles toiles de l'école vénitienne, c'est autre chose. On ne sort guère de Bellini, Titien, Veronèse, Palma, Giorgione, mais on ne s'en plaint pas, je t'assure. L'intérieur du Palais des Doges, plafonds et murs, est entièrement tapissé de leurs œuvres. »
Mon Cher Jean,
« Je te remercie de ta lettre, que j'ai reçue à Vienne et je te fais mes excuses de ce qu'elle te soit arrivée non affranchie. Je l'avais donnée au restaurant à Venise pour la mettre à la poste; l'honnête italien a empoché la monnaie et n'a pas mis de timbre...
" De ma vie à Vienne et depuis Vienne, je ne te dirai pas grand'chose. Les aventures d'un pauvre hère, circulant d'une usine à l'autre, courant au fond d'une mine en essayant d'attraper de ci de là quelques bribes d'explication en allemand, se cognant la tête aux galeries, se brûlant les doigts aux lampes, ne t'intéresseraient guère. A Vienne, cela allait encore, on avait la ressource d'aller passer quelques instants au musée du Belvédère, où il y a une jolie collection de Rembrandt, Van Dyck et Rubens. Mais quand nous sommes arrivés en Bohême, à Kladno surtout, dans un pays où les tuyaux de cheminée poussent à chaque pas, dans une vallée à demi-comblée par les scories d'usines, nous n'avons eu que le désir de finir le plus tôt possible, pour courir sous un ciel plus heureux.
" Après Torplitz, ville de mines, mais dans un joli pays sur les contreforts de PErzgebirge, nous avons quitté l'habit du mineur pour nous transformer en types propres et prendre le bateau qui devait nous conduire à Dresde, en nous faisant traverser les défilés qui séparent la Bohême de la Saxe. Pays très pittoresque. Les deux rives de l'Elbe s'élèvent d'abord en pente douce, couvertes de forêts de pins; puis, couronnant le tout, une couche calcaire jaillie à pic, abîmée en plusieurs endroits par des exploitations de carrières, et dont la couleur jaune s'harmonise bien avec le vert de la partie inférieure.
" En approchant de Dresde le pays, moins montagneux, reste coquet, un peu environs de Paris, avec des gros palais, villas, d'un goût douteux en général.
" Le chef-d'œuvre du genre est la cour du palais, commencée à Dresde : au fond, une longue colonnade, flanquée sur les deux ailes de pavillons, dans laquelle on a dépensé un vrai dévergondage d'ornementations, statues, cariatides, dentelures, etc.. En face de la colonnade, et contrastant enfin avec ce qui l'entoure, un bel édifice Renaissance. C'est le musée.
" On y oublie vite tout ce qui vous déplaît à l'extérieur. Nous commençons par nous diriger vers une salle dans laquelle on entre comme dans une chapelle. Un seul tableau s'y trouve : c'est la Vierge de Saint-Sixte, de Raphaël, dont tu dois connaître la gravure. On reste absolument empoigné. Le groupe de la Vierge et de l'enfant Jésus est surtout captivant; cette tête d'enfant à la fois sérieuse et tendre, les lèvres à demi retroussées dans un sourire, avec deux grands yeux tristes, a un reflet tout à fait surnaturel, que font encore ressortir les deux admirables têtes d'anges au bas du tableau. La Vierge, au contraire, n'a rien de divin; c'est une mère; l'amour maternel est rendu avec une puissance et une émotion extraordinaires. Comme coloris, beaucoup d'analogie avec le Titien, avec plus de douceur. Cela ressemble en somme fort peu aux Raphaël que je connaissais jusque-là...
"...La Vierge de Raphaël est accompagnée, dans la salle voisine, par une belle collection de l'École Italienne : le Titien, Veronèse, Tintoret sont moins bien conservés et moins beaux qu'à Venise, mais il y a plusieurs toiles du Corrège : trois grandes, dont l'une, la Nativité, m'a surtout frappé. Il y a sur la figure de la Vierge, penchée sur l'enfant Jésus dans la crèche, un effet de lumière, un peu cherché, mais tout à fait vrai. Un peu plus loin, la Sainte Madeleine du Corrège, couchée et lisant. On a dit, je crois, qu'Henner était un nouveau Corrège. Il en est encore bien loin, à mon avis ! Comme ton de chair, il y a quelque analogie, mais comme dessin, quelle différence !
"A côté de la salle de l'École Italienne, une nombreuse collection de l'École Hollandaise du XVIIe siècle. Beaucoup de Wouvermans : batailles, chevaux; quelques beaux paysages de Ruysdaël et surtout un Hobbema qui m'a plu bien davantage. Il y a toujours dans le Ruysdaël, au premier plan, de grands coquins d'arbres, dont nous avons, je crois, perdu tout à fait l'habitude.
" En suivant la même galerie, on tombe sur cinq ou six petits tableaux de Gérard Doce, presque tous sur le même effet, un personnage, homme ou femme, tenant à la main une lumière qui donne en plein sur son visage. Ils sont très amusants. J'avais déjà vu à Vienne deux toiles du même, bien finies et bien délicates : la Femme à l'œillet et l'Alchimiste. Des grands maîtres Hollandais Van Dyck, Rembrandt, une seule chose m'a frappé particulièrement : ce sont deux têtes de Rembrandt, un peu sévères, mais si vivantes.
" Je te finis ma lettre aujourd'hui mardi, dans le train qui m'emmène à Saint-Pétersbourg...
" ... J'ai passé mon temps à courir Varsovie avec Joly et Herrmann et je n'ai pas pu achever de te dire les souvenirs qui me sont restés des musées de Dresde et de Berlin. Ils sont déjà loin; quand on voyage rapidement comme nous le faisons, les souvenirs s'en vont malheureusement trop vite. Cependant, je revois encore assez bien, après le Rembrandt, dont je te parlais, la Vierge d'Holbein, le second clou du musée après la Vierge de Raphaël.
" Il faudrait la voir la première. Elle est très belle, mais manque un peu d'expression; c'est un type allemand, d'ailleurs un peu trop archaïque pour moi. Je préfère de beaucoup le portrait du même Holbein qui est à côté. Dans la même salle une belle tête de Durer. Un peu plus loin, de grandes toiles de Bubens, qui me laissent froid, comme à l'ordinaire. Elles ne ressemblent pas toutes, cependant, à celles du Louvre, l'une d'entre elles se rapproche, paraît-il, des scènes de combats que l'on voit au musée de Munich. Au Belvédère, à Vienne, les Bubens sont plus intéressants; ce peintre est représenté, outre deux ou trois grandes toiles historiques, par un certain nombre de portraits : le sien, celui de sa femme et surtout par des études séparées pour ses grands tableaux, qui sont bien intéressantes...
"...Le musée de Berlin, bien que moins complet et moins bien meublé que celui de Dresde, est aussi fort intéressant. C'est là que se trouvent six panneaux du retable de l'Église de Gand, de Van Dyck. Ces primitifs hollandais, malgré leur raideur, atteignent dans leurs physionomies un grand naturel. Le chœur des moines du retable est surtout remarquable. A côté, une Descente de croix de Van der Weyden de la même époque. Une salle intéressante est celle où se trouve Bubens avec trois manières différentes, un grand tableau allégorique du genre de ceux du Louvre, un portrait de sa femme en Sainte Cécile, et un tableau religieux : la résurrection de Lazare. Les têtes des hommes dans ce dernier tableau ont une grande vigueur. A côté, le Christ conspué, de Van Dyck, belle toile d'un coloris superbe.
" Ce que j'ai trouvé peut-être de plus joli au musée de Berlin, ce sont quelques tableaux dans la manière de Bembrandt, en particulier un enlèvement de Proserpine : Pluton conduit le char vers l'entrée des enfers, entraînant deux ou trois femmes qui s'accrochent à la robe de Proserpine. Il y a un merveilleux effet de lumière, le fond, bien illuminé par le soleil, contrastant avec le sombre précipice que l'on voit au premier plan à droite. Il y a moins de mètres carrés que sur le tableau de cette année au Salon; mais ce n'en est que plus agréable à regarder...
" ...Ce qui manque un peu partout, ce sont les représentants de l'école française. Deux ou trois Lorrain, quelques Poussin et c'est tout. A noter, cependant, les très beaux Watteau que Frédéric II a amassés au Château de Postdam et à Sans-Souci. Ils ont d'ailleurs tout à fait trouvé leur cadre dans ces salles décorées avec goût, mais juste à la limite du goût et de l'afféterie, à l'intérieur de constructions un peu moins décadence complète qu'à Dresde, mais qui frisent d'assez près le rococo. Un détail bien XVIIIe siècle : face à la terrasse du château de Sans-Souci, un réservoir d'eau se trouvait encore à l'extrémité d'une allée ombragée qui gravit la colline. En vue de le masquer, Frédéric II y a fait construire... des ruines ! »
Du séjour dans l'Empire Russe qu'il fit en 1885, après son passage à Varsovie (d'où la lettre ci-dessus est datée), Théodore Laurent rapporta d'amusantes anecdotes.
Il visita la capitale des Tsars en traîneau et put, à diverses reprises, lors des cérémonies officielles, admirer l'Empereur Alexandre III à cheval, en grand uniforme chamarré de dorures et constellé de décorations.
Les moyens de transport russes étant alors fort précaires, il descendit la Volga en empruntant un vieux bateau à aubes. Lors d'une escale, il fut tenté par un marchand ambulant, qui lui proposa une paire de bottes en cuir fin, cuir de Russie cela va sans dire ! Mais ces bottes avaient été tannées, Dieu seul sait avec quels produits chimiques ! Elles dégageaient une telle odeur que le jeune voyageur, s'il désirait demeurer seul sur le pont, n'avait qu'à s'y promener après les avoir enfilées !
Par la majestueuse Volga, puis par traîneau, notre jeune Mineur gagna le Massif de l'Oural, où il s'intéressa particulièrement aux mines de cuivre de Nijnitadinsk. Mines assez curieuses en vérité. Elles avaient été concédées au Prince Demidoff, qui guida en personne ses visiteurs français. Le Prince était « théoriquement » infirme d'un bras, grand blessé de guerre, et doté à ce titre par le Tsar d'une fastueuse pension d'invalidité. Mais son infirmité ne l'empêchait nullement de monter et de descendre, avec la plus grande agilité, les échelles métalliques verticales, scellées dans la paroi du puits de mine, dont la longueur totale n'atteignait pas moins de 400 mètres !
Redoutable exercice de gymnastique que cette descente aux enfers, dans le vide et la demi-obscurité, sur des barreaux glissants ! Théodore Laurent en conserva un souvenir peu agréable et crut bien ne jamais parvenir à bon port !
Après avoir quitté le Prince qui, outre ses mines, gérait un immense domaine agricole de plusieurs milliers d'hectares, Théodore Laurent poussa jusqu'à la mer Caspienne, où débutaient alors les exploitations pétrolières aux environs de Bakou.
Son voyage de retour s'effectua par mer, au départ d'un port turc, avec Le Pirée pour première escale. Quelle joie pour cette âme éprise d'art de visiter, trop brièvement hélas, Athènes et ses rues pavées de marbre, l'Acropole dont un français, Beulé, avait découvert la porte, au pied des Propylées. Une partie des temples de la colline sacrée demeurait encore à terre, dans un chaos complet.
Les Propylées ne devaient en effet être restaurées qu'à partir de 1909. Le Parthénon n'était que partiellement restauré et ses parties endommagées devaient, neuf ans plus tard, être mises en péril par un tremblement de terre. Seuls étaient en place, à peu de choses près dans leur état actuel, le Temple d'Athéna Niké, l'Erechteion et le Musée de l'Acropole, nouvellement édifié.
Théodore Laurent, lors de ce rapide contact avec l'Hellade, fut, comme tout « honnête homme », pénétré d'une joie artistique profonde - et du regret d'avoir si peu vu des merveilles qui attendent le visiteur en Attique. Comme il franchissait la passerelle de son bateau, un anglais, vieil original dont il avait gagné l'amitié, lui dit : « J'espère au moins que vous allez voir, à Olympie, l'Hermès de Praxitèle ».
Hélas, trois fois hélas ! Ayant à choisir entre tant de merveilles, Théodore Laurent ne put contempler ce chef-d'œuvre de la statuaire antique. « Voyez comme vous êtes, jeune homme, reprit le Britannique, impitoyable : vous prétendrez être venu en Grèce et vous n'y aurez rien vu ! ».
Cette réflexion cinglante le hanta longtemps. En lui, le culte de la Beauté était si inséparable de celui du Travail qu'il n'eut de cesse, avant que son existence fut à son terme, de contempler l'œuvre de Praxitèle, manquée par malchance. Le destin exigea de lui, à cet égard, une longue patience : il lui fallut en effet attendre un demi-siècle pour répondre enfin à l'interrogation malicieuse de son ami britannique...
Mis sur le web par R. Mahl