publiée dans Annales des Mines, 7e série t. 8, 1873.
Le Corps des mines, vient d'être douloureusement frappé dans la personne d'un des membres dont il avait le plus à s'honorer. Les brillants services que Sauvage a rendus dans la grande industrie des chemins de fer ne doivent pas faire oublier ceux par lesquels il a marqué dans la première période de sa carrière. La manière dont il a débuté mérite d'être signalée, non-seulement comme un hommage rendu à sa mémoire, mais aussi comme un exemple utile. Les jeunes ingénieurs auront ainsi une occasion de plus de reconnaître qu'avec une situation très-modeste, dans le service ordinaire d'un sous-arrondissement, on peut largement montrer ce dont on est capable et faire profiter la science et le pays entier de son dévouement et de son aptitude.
Sauvage (François-Clément), né à Sedan le 4 avril 1814, après avoir fait ses premières études dans sa ville natale, fut envoyé par ses parents à Metz pour y suivre le cours de mathématiques spéciales du lycée. Placé dans l'intérieur d'une honnête famille, il ne tirait parti de la liberté dont il jouissait que pour se livrer au travail avec autant de ténacité que de discernement. C'est par des efforts tout à fait personnels qu'il dut d'être admis en 1831, à l'âge de dix-sept ans, le huitième à l'Ecole polytechnique. Dès la fin de la première année, il obtint dans sa promotion le premier rang qu'il conserva à sa sortie : il entra alors dans le Corps des mines.
A l'École des mines, comme au lycée de Metz et à l'École polytechnique, on le voit cultiver avec ardeur et succès les diverses parties de l'enseignement. Il poursuit ses études avec la force de volonté qu'il n'a cessé de montrer dans toute sa carrière. De même que ses succès dans les sciences mathématiques avaient fait désirer à Poisson qu'il adoptât cette branche et qu'il fût attaché comme répétiteur à l'École polytechnique, son aptitude remarquable dans la chimie trouvait un accueil empressé dans son éminent maître Berthier, toujours si clairvoyant et si juste appréciateur du mérite. Berthier lui témoigna une véritable affection et insista vivement pour le fixer au laboratoire. Ce choix était d'autant plus honorable pour Sauvage qu'à côté de lui, dans la même promotion, se trouvait un autre élève-ingénieur qui déjà avait manifesté une capacité tout à fait exceptionnelle en chimie : c'était Ebelmen, qui devait devenir bientôt célèbre par de nombreuses découvertes, puis être ravi à la science et au pays d'une manière bien prématurée.
Mais Sauvage voulait s'adonner à la carrière d'ingénieur des mines, et, à l'inverse de la tendance ordinaire, il n'hésita pas à préférer au séjour de la capitale celui de la province. Il demanda, comme une faveur, d'occuper le poste qui venait de devenir vacant à Mézières, où il trouvait à la fois la douceur de la vie de famille et la satisfaction de servir efficacement les intérêts de son pays natal. Au mois de juin 1836, n'étant encore qu'élève-ingénieur, il fut chargé de ce sous-arrondissement minéralogique. L'année précédente, il avait fait un voyage d'instruction en Wurtemberg et en Suisse; l'élève-ingénieur de la promotion antérieure qui l'accompagnait, Regnault, devait s'illustrer bientôt par ses travaux de physique. Quant au second voyage auquel les règlements lui donnaient droit, Sauvage y renonça, afin de prendre, sans délai, les fonctions dont il venait d'être chargé.
Avant tout désireux de remplir honorablement sa tâche, il s'empresse d'étudier les questions de la métallurgie du fer qui offraient alors le plus d'intérêt pour les usines du pays. Son but se manifeste dans les premières lignes de l'un de ses mémoires : « A une époque, dit-il, où tous les esprits sont tendus vers le développement industriel, il importe de signaler à l'attention des maîtres de forges les conquêtes que chaque jour la science et la méthode font sur l'aveugle routine, qui pendant si longtemps est restée seule le guide de la plupart d'entre eux. » La carbonisation du bois dans les départements des Ardennes et de la Meuse avec des détails économiques sur le prix de la façon et des transports ; la substitution dans les hauts-fourneaux du bois en partie carbonisé ou charbon roux au bois préparé en meules dans les forêts ; la fabrication en forêt du charbon roux; la manière d'employer le coke dans les hauts-fourneaux de petite dimension ; un mémoire relatif à l'industrie du fer dans les Ardennes qui lui avait été demandé par le ministre sur la prière de la chambre consultative des arts et manufactures de Sedan forment l'objet de diverses publications, qui se succèdent à des intervalles de quelques mois. On est frappé de la manière dont le jeune auteur, après avoir fait preuve de facultés exceptionnelles dans les sciences, saisit immédiatement le côté pratique et commercial de ces questions : il révèle immédiatement son aptitude à pénétrer sûrement et rapidement dans les problèmes complexes de l'industrie.
L'une de ses premières préoccupations est de voir s'il n'y a pas de chance de trouver la houille sous les terrains de sa circonscription. Le sondage de Donchery, exécuté au moyen de souscriptions particulières et de fonds départementaux, fut ouvert dans le lias et à peu de distance du terrain de transition. Quoique n'ayant donné qu'un résultat négatif, il a apporté une réponse utile à une question, dont l'importance grandit chaque jour.
Partout Sauvage met une activité extraordinaire au service de son dévouement. En même temps que ses publications métallurgiques se suivaient de si près, il continuait avec ardeur l'exploration minérale de son département : il s'était chargé d'en exécuter la carte géologique dès son arrivée à Mézières, sur la demande du conseil général.
Les terrains de transition que M. d'Omalius d'Halloy avait désignés sous les noms d'ardoisier et d'anthraxifère concourent à former le sol du département des Ardennes. Des études habiles et persévérantes avaient, dès 1830, amené à établir des divisions dans le dernier groupe ; mais le plus ancien, le terrain ardoisier, n'avait pas encore été l'objet d'observations analogues : on n'avait pas établi d'étages distincts dans cette succession de couches de schistes et de quartzites, et, par exemple, on ne savait aucunement si les couches de Furnay sont plus anciennes ou plus récentes que celles de Charleville. Pour constater cette lacune, il suffit de se reporter aux procès-verbaux de la réunion de la Société géologique de France qui eut lieu à Mézières, en septembre 1835. Au milieu de ces massifs, dont l'épaisseur atteint des milliers de mètres, les couches sont ployées et redressées d'une manière si variée qu'il est bien difficile de discerner quel est leur ordre normal de superposition ; d'ailleurs on y manque en général de fossiles pour se guider. C'est cependant par ce problème difficile que Sauvage ne craignit pas de débuter. Dans un mémoire daté du 25 décembre 1836, qui est resté manuscrit, mais qui depuis ce jour appartient à la bibliothèque de l'École des mines (Il fait partie du tome II des Mémoires des élèves), Sauvage distingue dans ce terrain trois étages, tant d'après un examen approfondi de la nature des roches que d'après leur mode de stratification qui est partiellement visible en différents lieux, particulièrement dans la vallée de la Meuse. Ce mémoire, rédigé après une exploration de quelques semaines sur le terrain, témoigne de la sagacité avec laquelle le jeune géologue a abordé le sujet, en même temps que de la méthode et de la clarté avec lesquelles il expose ses vues. Il termine en cherchant à définir géométriquement le mode de ployement des couches et à expliquer comment les schistes à pyrite et à fer oxydulé qui avoisinent la roche porphyroïde de Mayrupt doivent se lier par leur origine à la formation de cette roche. Il convient d'ajouter qu'en écrivant ce mémoire, Sauvage n'avait pas encore connaissance de celui où Dumont présentait, à peu près simultanément, à l'Académie de Bruxelles ses importantes études sur le terrain ardoisier (Bulletin de l'Académie de Bruxelles, tome 111, séance du 5 novembre 1836, page 330).
Pour l'exécution de la carte départementale dont il était chargé, Sauvage s'associa M. Buvignier, géologue habitant Verdun, qui lui avait offert sa collaboration. Dès le mois d'août 1841, à la suite de trois cents jours de tournées, ce travail considérable était terminé : les limites des nombreuses formations qui constituent le sol du département avaient été suivies pas à pas et tracées avec la plus minutieuse exactitude.
Quelques mois après, en 1842, paraissait un volume présentant la coordination des nombreuses observations faites sur le terrain et des conséquences qui en résultent.
Ce volume contient, en outre, de très-nombreuses analyses de minerais et de roches exécutées par Sauvage lui-même ou sous sa direction, dans le laboratoire de chimie qu'il avait organisé à Mézières. Au milieu de travaux actifs et variés, Sauvage avait trouvé le moyen de consacrer assez de temps à ce laboratoire pour en faire sortir un grand nombre de faits utiles.
Les analyses dont il s'agit, ainsi que d'autres, qu'il exécuta plus tard pour servir aux descriptions minéralogiques et géologiques des départements de la Meuse et de la Marne, ne font pas seulement connaître la nature et les proportions des éléments constituants des roches; leurs propriétés sont étudiées d'une manière méthodique et approfondie. Comme cela devait être, les minerais de fer occupent une place considérable : toutes les substances y sont recherchées avec le plus grand soin, celles mêmes qui ne s'y trouvent que par traces. Ses études sur les calcaires, au point de vue de leurs propriétés hydrauliques, apprennent qu'en dehors des bancs de la partie inférieure du calcaire à gryphées arquées, auxquels l'extraction s'était bornée jusqu'alors dans ces départements, on peut en exploiter dans beaucoup d'autres étages. Les marnes plus ou moins pyriteuses et les terres noires, à raison de leur emploi dans l'agriculture, soit à l'état cru, soit après calcination, appellent aussi son attention, et il constate ainsi que les incuits obtenus dans la calcination, par exemple avec la marne de Flize, constituent des pouzzolanes énergiques. Les analyses d'argiles, celles des tourbes de Mayrupt et de la vallée clé la Bar, celles des terres végétales des environs de Fumay sont aussi très-instructives.
Ces diverses recherches chimiques montrent combien il importe que l'étude géologique d'un pays ne se borne pas à de simples descriptions de roches et à la détermination de leurs débris fossiles, mais qu'elle pénètre dans leur constitution intime et dans leurs propriétés.
D'ailleurs des études aussi judicieusement dirigées ne présentent pas seulement un intérêt pratique et local; elles mettent souvent en lumière des faits remarquables au point de vue de la théorie.
Comme exemple, je signalerai la diffusion de la silice hydratée qu'un examen attentif a fait découvrir à Sauvage. Il existe dans les Ardennes une pierre désignée sous les noms vulgaires de gaize ou de pierre morte, qui est reconnaissable à ses caractères physiques : elle est grise, tendre, légère, extrêmement gélive ; elle ne peut être employée que pour les constructions qui sont à l'abri de la pluie et de la gelée; elle constitue des couches situées à la base du gault. Sauvage découvrit que la silice hydratée et soluble dans la potasse forme une partie considérable du poids de cette roche (Annales des mines, 3e série, tome XVIII, page 50, 1840, et tome XX, page 201, 1841). L'année suivante, il constatait un fait semblable dans les couches du département de la Marne qui appartiennent au même étage, et où la proportion de silice soluble s'élève à 67 p. 100. Comme ces couches atteignent une épaisseur de plus de cent mètres, et que d'ailleurs elles se prolongent bien au delà des deux départements que l'on vient de citer, la précipitation de la silice qu'elles attestent constitue un caractère intéressant du régime de la nappe d'eau qui couvrait ces régions, pendant une partie de la période crétacée.
Amené à étudier à ce point de vue nouveau la partie du terrain jurassique qui appartient à l'étage de l'oxford-clay, Sauvage reconnaît avec étonnement que la plus grande partie des roches qui la composent contiennent aussi au delà de moitié de leur poids de silice soluble. Toute la formation qui a 120 mètres de puissance, à l'exception de sa partie supérieure qui contient du calcaire, est formée de cette roche siliceuse, laquelle alterne avec des marnes noires et grises. Enfin certaines roches tertiaires du département de la Marne lui montrent la même constitution.
Dans nos laboratoires, c'est toujours à l'état hydraté que la silice se sépare en présence de l'eau, dans la décomposition des silicates. Cependant les terrains stratifiés nous présentent de toutes parts cette substance à l'état anhydre, comme dans les silex de la craie ou dans nos meulières qui ont évidemment été formées par voie aqueuse. Pendant longtemps la silice hydratée n'avait été rencontrée qu'en quantités comparativement très-faibles ; car les opales des principales variétés, telles que la ménilite des environs de Paris, ne constituent que des accidents restreints : il en est de même de la silice farineuse ou terre à infusoires que l'on rencontre en divers pays. C'était pour la première fois que la silice soluble se montrait en de telles proportions, et comme faisant une partie très-notable des terrains stratifiés.
A part l'intérêt théorique que présente le fait de la précipitation de la silice gélatineuse dans le bassin des mers de diverses périodes, l'auteur de la découverte entrevoyait dès lors certains emplois de cette substance, par exemple pour la fabrication de verre soluble, de chaux hydrauliques, ou de matières réfractaires. Un mémoire présenté trente ans plus tard à l'Académie des sciences rendait, à ce second point de vue, un juste hommage à la découverte de Sauvage.
Il est d'autres notions nouvelles auxquelles il était conduit par le talent d'observation avec lesquels il étudiait la région qu'il s'était donné la mission d'explorer. C'est ainsi qu'en examinant les roches très-variées qui se trouvent dans l'étage inférieur du calcaire d'eau douce du département de la Marne, il en reconnut qui ressemblent, les unes à des calcaires blancs marneux, les autres à des halloysites, par leur aspect corné, et qui ont une composition toute différente de celle que leur aspect porterait à leur attribuer. La magnésie y joue un rôle très-important, soit en constituant des dolomies, soit comme faisant partie de combinaisons silicatées. « Si l'on recherche, dit Sauvage, quelle a pu être l'origine de ces roches, on ne sera pas éloigné d'admettre qu'une partie de leurs éléments provient de l'altération de roches magnésiennes, telles que les serpentines, qui ont apparu postérieurement à l'époque de la craie. A la vérité on ne trouve sur les bords du bassin aucune trace de ces roches, et le terrain ne porte aucune trace de dislocation qu'on doive attribuer à leur éruption. Mais ce caractère négatif ne saurait être opposé à l'opinion qui est émise ; les débris provenant de l'altération de roches magnésiennes et les eaux chargées de carbonate de magnésie peuvent provenir de régions plus éloignées. »
En tout cas, cette origine paraît incontestable à Sauvage pour les roches tertiaires qu'il avait eu, quelque temps auparavant, occasion de voir dans la Grèce continentale et dans l'île de Négrepont. « Là, à la base du terrain, au milieu des argiles et des sables, on trouve la serpentine en boules et en fragments, où cette roche se montre à divers degrés d'altération, et, en outre, des marnes magnésiennes et des écumes-de-mer qui paraissent être un produit de décomposition, par une action analogue à celle qui a fait dériver les argiles des feldspaths. Or il n'y a aucune raison pour ne pas attribuer une origine semblable aux roches magnésiennes du terrain tertiaire de la Marne. » Depuis lors, ces idées ont trouvé, en effet, de nouveaux points d'appui.
Le dernier travail de Sauvage, et le plus important dans l'ordre de la minéralogie chimique, concerne la composition des roches du terrain de transition. Malgré l'abondance avec laquelle les schistes ardoisiers se montrent dans les terrains les plus anciens, et l'intérêt qu'ils présentent par le feuilleté ou clivage qu'ils ont acquis sous les actions postérieures à leur dépôt, la nature de ces roches était très-incomplétement connue. Les analyses, en très-petit nombre, que l'on en possédait avaient eu surtout pour but d'en déterminer la composition quantitative, sans remonter au mode de combinaison des éléments, c'est-à-dire à la nature des minéraux constitutifs dont le mélange est si intime, que l'examen microscopique lui-même ne pouvait servir à les discerner. C'est cette question ardue que Sauvage voulut éclaircir.
Le mémoire, où Sauvage a exposé ses résultats sur les schistes appartenant à neuf types principaux, montre avec quelle persévérante habileté il a conduit ses opérations, dans le but d'en isoler les divers composés, à part la pyrite et le fer oxydulé qui y sont discernables à l'oeil nu. À l'aide de réactifs successifs et gradués, des acides chlorhydrique, sulfurique et fluorhydrique, Sauvage a reconnu que cette roche contient, pour une partie considérable de son poids, une substance appartenant au genre chlorite ; un silicate alumineux anhydre y est associé, ainsi que des débris feldspathiques et du quartz. Ces résultats, aujourd'hui admis dans la science, étaient alors nouveaux.
Chaque année, de 1838 à 1845 inclusivement, Sauvage a consigné dans les Annales des mines, sous une forme aussi concise que possible, les nombreux résultats qu'il a obtenus dans son laboratoire. Ces notices sont associées, dans les volumes de cette période, aux travaux qui sortaient simultanément d'un autre laboratoire départemental non moins fécond, à ceux par lesquels Ébelmen conquérait déjà un rang des plus élevés dans la science.
En 1850, Sauvage publiait encore, en commun avec M. Buvignier, un travail considérable : la carte géologique de la Marne, sur le canevas du Dépôt de la guerre, ainsi que des séries de coupes représentatives de la constitution de ce département.
Il a pris la part principale à l'étude des projets de la distribution d'eau à Charleville et à la direction des travaux.
Tant de travaux ne suffirent pas encore à l'activité de Sauvage. Tout en restant chargé de son service d'ingénieur à Mézières, il a accepté plusieurs missions à l'étranger, dans lesquelles il a étudié diverses questions relatives à l'industrie des mines et à la science de l'ingénieur.
En 1838, il alla en Espagne étudier le riche bassin houiller des Asturies. Dans son rapport sur les mines de Sierro et de Langreo, il n'examine pas seulement le gisement du combustible et les parties du terrain qui peuvent être exploitées avec avantage. Il indique le mode d'exploitation qu'il convient d'appliquer aux couches reconnues; il en évalue les frais probables pour déduire le prix de revient de la houille ; il étudie les conditions de transport jusqu'à la mer.
Trois années plus tard, en 1841, il retournait en Espagne, particulièrement pour y explorer les riches gîtes argentifères de la province de Murcie dont les anciens ont tiré tant de richesses, comme l'attestent les récits des historiens et les vestiges grandioses d'antiques travaux.
Sauvage se rendit en Grèce en 1845. Ce n'est pas seulement une mission de mineur qu'il fut appelé à y remplir. Il s'agissait principalement de la question du dessèchement du lac Copaïs. Ce lac voisin de Thèbes reçoit trois rivières, sans que l'on aperçoive, à la surface du sol, de communication avec la mer, ni avec les lacs placés au-dessous de lui. La muraille calcaire qui le limite vers l'est est traversée par de nombreux canaux souterrains, grottes, gouffres et cavités de formes diverses connues en Grèce sous le nom de Katavothra, et qui donnent issue aux eaux. « Considéré du haut des montagnes qui l'encadrent, le lac Copaïs présente, à l'époque des basses eaux, l'aspect de nos plus belles prairies. Dès que l'on a dépassé la zone de culture, on ne tarde pas à reconnaître combien cet aspect est trompeur, et l'on se trouve arrêté par un immense marais, dont l'eau et la vase sont masqués par les roseaux qui y poussent avec une vigueur et une abondance extraordinaires. Cette limite atteinte, il est impossible de s'avancer vers l'intérieur du marécage sans courir les plus grands dangers. Pendant les années les plus sèches, le marais ne couvre pas moins de 15.000 hectares de superficie. Il produit des miasmes qui infectent l'atmosphère et développent la fièvre à laquelle aucun habitant n'échappe. » L'insuffisance des débouchés naturels s'est fait sentir dès l'antiquité, et les anciens avaient entrepris, pour augmenter les moyens d'écoulement, d'immenses travaux dont parle Strabon. Parmi ces travaux, qui sont restés à l'état d'ébauche, il est des puits, au nombre de seize au moins, qui avaient été en partie comblés et qui récemment ont été remis en état. Sauvage, qui s'était adjoint un personnel dévoué de conducteurs des ponts et chaussées, mesure le volume des rivières et des torrents qui aboutissent au lac; il recherche les moyens les plus propres à prévenir l'inondation et à obtenir le dessèchement et l'assainissement du sol marécageux ; il décrit tous les travaux à exécuter, calcule les dimensions des canaux et des souterrains à percer, définit le tracé des voies de communication; puis il évalue les dépenses relatives à tous ces travaux. On peut voir dans le mémoire qui a été publié à Athènes, par ordre du gouvernement, de quelle manière approfondie et précise il a traité toutes ces questions.
Une partie des utiles travaux étudiés par Sauvage, l'élargissement et l'approfondissement de l'Euripe et l'établissement d'un pont mobile sur le détroit, ainsi que la construction d'une route entre Chalcis et Thèbes, ont été exécutés d'après ses projets.
Outre ces résultats et une étude spéciale des gîtes de lignite, le voyage de Sauvage en Grèce, bien que n'ayant duré que deux mois, a enrichi la géologie de faits intéressants.
Dans l'un de ses deux mémoires consacré à la Grèce continentale et à l'île d'Eubée, on apprend que les puissants groupes de couches calcaires déjà signalés en Morée se retrouvent dans l'Attique, la Béotie et l'île d'Eubée. D'après les fossiles et notamment les vestiges d'hippurites qu'il a découverts aux environs de Livadie, il arrive à conclure que ces calcaires et ceux des monts Penteliques eux-mêmes, si connus par les marbres cristallins qui ont fourni la matière première aux chefs-d'oeuvre de l'architecture, ne sont pas très-anciens comme on l'avait supposé, mais qu'ils sont secondaires et probablement de la période crétacée.
L'exploration de Milo a également fait connaître la manière dont les éruptions trachytiques ont contribué à la formation de cette île et l'analogie qu'elles présentent avec celles des environs de Naples. Un examen chimique détaillé des roches stratifiées qui appartiennent à la période tertiaire la plus récente apprend comment ces roches ont été imprégnées et attaquées par les exhalaisons volcaniques.
Ces mémoires, fréquemment consultés, donnent un nouvel exemple de l'infatigable activité de Sauvage, de la promptitude exceptionnelle avec laquelle il savait observer et étudier toutes les questions, enfin de la netteté avec laquelle il coordonnait les faits.
On est étonné qu'un seul homme ait pu produire pendant neuf années des travaux si nombreux, de natures si diverses et tous si bien exécutés. Il semble que le jeune ingénieur des mines aurait dû persévérer dans la ligne qu'il parcourait avec tant de distinction. Cependant à son retour de Grèce, au moment où il faisait paraître les importantes publications que je viens de mentionner, Sauvage change tout à coup de voie de travail; il est entraîné vers l'industrie des chemins de fer qui prenait alors son essor.
Mis, sur sa demande, en congé illimité au commencement de 1846, il fit son début, comme constructeur de chemins de fer, sous la direction affectueuse d'un homme des plus distingués, M. l'ingénieur en chef Thirion, en prenant part aux travaux du chemin de fer de Metz à Sarrebrück, dont il construisit une section avec des travaux d'art remarquables.
Dès l'année suivante, il devint ingénieur en chef du matériel de la première compagnie concessionnaire de Paris à Lyon. Ce n'est pas sans étonnement que l'on voyait appeler à cette position importante un homme qui n'avait fait encore aucune étude spéciale des machines; mais la méfiance qui, il faut le dire, s'était manifestée chez quelques-uns des administrateurs appelés à faire un choix, ne tarda pas à s'évanouir et à faire place à un sentiment tout opposé, dès qu'on vit la sûreté d'esprit avec laquelle Sauvage s'acquittait de cette nouvelle fonction.
Il occupait ce poste lorsque, à la suite de la révolution de 1848, les ouvriers mineurs du Creusot s'étant mis en grève, M. le ministre des travaux publics jugea à propos de l'envoyer vers eux, à titre de commissaire spécial, pour rétablir l'ordre. En même temps, l'éminent directeur de la compagnie, M. Schneider, témoignait de sa confiance dans ce choix en écrivant à Sauvage : « Je déclare à l'avance m'en référer entièrement aux dispositions que vous croirez devoir adopter; elles seront, de notre côté ponctuellement exécutées. »
Il se rend immédiatement sur les lieux, et après avoir appelé les délégués chargés de lui présenter la réclamation collective, il en obtient la promesse formelle de rentrer dans les mines dès le lendemain. C'est ce qui eut lieu en effet. Grâce à une attitude aussi digne que ferme, et moyennant des concessions modérées qu'il sut faire, d'accord avec la direction de l'établissement, tout était rentré dans l'ordre au bout de quelques heures, et le commissaire partait après avoir conquis le respect des ouvriers en même temps que l'estime des chefs.
Peu de jours après, le gouvernement provisoire ne croyait pouvoir mieux faire que lui confier l'administration du séquestre des chemins de fer d'Orléans et du Centre. C'était une nouvelle preuve de la confiance que Sauvage inspirait et qu'il venait d'ailleurs de justifier.
De grandes difficultés s'étaient élevées entre diverses catégories d'employés et l'administration de ces deux compagnies de chemins de fer. Les prétentions des employés s'appliquaient particulièrement à des questions de salaires et d'intervention directe dans la conduite du service. Ces idées, que d'imprudentes doctrines avaient fait naître chez les ouvriers, expliquent, sans les justifier, la manière violente dont les réclamations se produisirent, et les menaces d'interruption de service qui les accompagnèrent. Réunis aux chefs de dépôt expulsés de leurs emplois et poussés par une violente irritation, les mécaniciens demandèrent impérieusement le renvoi de leurs chefs. Le désordre augmenta avec une rapidité extraordinaire. De graves conflits étaient immiments dans le service de la traction, et le 28 mars ces mécaniciens refusèrent définitivement de se soumettre à leur chef immédiat.
Tel était l'état des choses lorsque l'intervention du gouvernement fut reconnue indispensable ; elle était d'ailleurs réclamée par les compagnies elles-mêmes. Par un décret du 4 avril, Sauvage fut chargé de la direction du séquestre.
Investi de pleins pouvoirs pour la gestion de l'entreprise, il sut, par sa fermeté, sa décision, et par le courage qu'il déploya dans plusieurs circonstances critiques, maintenir le service et garantir la propriété de la compagnie jusqu'au moment où la défaite de l'insurrection de juin rétablit l'ordre général.
Le rapport de Sauvage sur sa mission a été publié à l'Imprimerie nationale en août 1848. C'est là qu'il faut aller chercher les détails émouvants de cette campagne si utilement et si honorablement remplie par notre regretté camarade et dont un douloureux événement marqua les derniers instants. Le 25 juin, un feu assez vif s'était engagé , sur des barricades voisines de la gare, entre un détachement de gardes mobiles et les insurgés. Sauvage examinait d'une fenêtre, avec M. Clarke, ingénieur du matériel, les mesures à prendre, lorsque ce dernier tomba frappé mortellement par une balle qui l'atteignit en pleine poitrine.
Les commissaires généraux, MM. Didion et Bineau, qui avaient été dès l'origine institués auprès de la compagnie, et sur la proposition desquels Sauvage avait été chargé de la direction du séquestre, ont rendu justice à l'habileté et à l'énergie avec lesquelles il s'était acquitté de sa difficile mission. Ils demandèrent que Sauvage fût promu exceptionnellement au grade d'ingénieur en chef, ajoutant dans leur rapport « que cette promotion serait accueillie par l'opinion générale comme une juste récompense de services aussi distingués. » Le 15 août 1848, Sauvage fut en effet nommé ingénieur en chef, quoiqu'il ne fût ingénieur de première classe que depuis le 3 avril de la même année.
Après s'être ainsi acquitté de cette mission, Sauvage s'empressa de reprendre au chemin de fer de Lyon ses fonctions qu'il conserva jusqu'au mois de septembre 1852. A cette époque, l'administration de la compagnie des chemins de fer de l'Est éprouvant le besoin de posséder un homme aussi complet, lui offrit le poste d'ingénieur en chef du matériel et de la traction. Ce ne fut pas sans de vifs regrets que la compagnie de Lyon, qui l'avait apprécié en le voyant de près à l'oeuvre, se vit privée de son concours.
Une des plus grandes entreprises des temps modernes, la construction du réseau des chemins de fer russes, fut conçue, en 1856, par une réunion des principaux financiers de France, d'Angleterre, de Hollande et de Russie. Les rares aptitudes de Sauvage le désignaient naturellement pour concourir à son étude. Il fut chargé avec MM. Collignon, inspecteur général des ponts et chaussées, et Goumes, alors ingénieur en chef, d'étudier et de discuter les conditions de la concession d'un réseau de 4.000 kilomètres, traçant deux immenses diagonales à travers la Russie d'Europe, l'une de la mer Noire à la mer Baltique, l'autre de la Vistule au Volga et à Saint-Pétersbourg. A la suite d'un voyage qui ne dura que deux mois, toutes les bases de l'opération étaient arrêtées. Des difficultés créées par les circonstances financières de l'époque et par les dispositions contraires d'une partie de l'administration russe, ont amené la compagnie à rétrocéder au gouvernement une partie de la concession et à n'exécuter que la moitié de son réseau, la moins productive; mais on peut affirmer que rien ne serait venu démentir la juste confiance que Sauvage avait contribué à inspirer aux fondateurs dans le succès de cette oeuvre, s'il eût été donné à la compagnie de la compléter suivant les bases convenues avec le gouvernement russe.
Cependant le conseil d'administration de la compagnie de l'Est, qui avait eu l'heureuse inspiration d'attirer Sauvage à elle, reconnaissait la nécessité de fonder l'unité d'action qui est nécessaire à toute vaste entreprise et de concentrer dans les mains d'un directeur les pouvoirs qui jusqu'alors étaient restés divisés entre plusieurs de ses membres. Pour réussir dans cette transformation, elle ne pouvait hésiter dans son choix ; elle lui offrit cette haute fonction avec autant de confiance qu'elle en avait antérieurement éprouvé en lui proposant un poste moins élevé. Cédant à des sollicitations qui ne durèrent pas moins de deux années, Sauvage prit, le 1er mars 1861, les fonctions de directeur de la compagnie de l'Est qu'il conserva jusqu'à sa mort.
Pendant cette période, 800 kilomètres de voies nouvelles furent exécutés et, résultat bien rare dans la construction des chemins de fer, les dépenses restèrent dans les prévisions. Sous cette excellente direction, la compagnie arriva à un état de prospérité des plus satisfaisants.
On sait les efforts considérables et patriotiques qu'il a fallu déployer au moment de la guerre pour transporter rapidement sur les frontières l'armée et son matériel, et bientôt après, à la suite des revers, pour en ramener les débris vers le dernier centre de résistance. Il convient de reconnaître le mérite qui en revient à celui qui donnait l'impulsion, sans nuire à la part due à ses collaborateurs et aux nombreux agents qui exécutaient ses ordres avec tant d'intelligence, de dévouement et de courage.
Membre de la commission chargée pendant le siège de Paris d'étudier les moyens de transport relatifs au ravitaillement, Sauvage remplit cette mission sans se faire d'illusions sur le dénoûment qui était réservé à une courageuse défense.
Parmi les mesures qui attestent la sollicitude constante dont le personnel de la compagnie de l'Est tout entier était l'objet de la part de son premier chef, il en est une dont le souvenir subsistera longtemps et excitera la reconnaissance d'un grand nombre de familles. Une caisse de retraite, qui avait été fondée en 1853, ne donnait que des résultats illusoires ; l'une des premières pensées du nouveau directeur fut de la reconstituer sur des bases nouvelles et dans des conditions efficaces. Au moyen d'une faible retenue sur le traitement de chaque employé, la caisse, à partir du 1er janvier 1862, lui assure une retraite convenable à l'âge de cinquante-cinq ans et après vingt-cinq ans de service. Cette caisse est l'une des premières qui aient été établies d'une manière aussi favorable.
A raison des positions qu'il occupait dans l'industrie, Sauvage restait depuis longtemps en congé illimité, et, par suite, s'était vu privé d'avancement dans le corps des mines. Il était donc depuis vingt-deux ans ingénieur en chef de deuxième classe, lorsqu'à la suite des services exceptionnels qu'il venait de rendre au pays, il devint dès lors possible de l'élever à la première classe de son grade, ce que fit un décret du 26 janvier 1871.
Nommé dans la Légion d'honneur au grade de chevalier, le 26 avril 1846, il avait été fait officier le 31 mai 1851, et promu commandeur le 20 septembre 1868.
La répugnance que Sauvage éprouvait pour les fonctions politiques dut céder devant l'insistance de ses amis et des hommes d'ordre. Il se décida à se laisser porter comme candidat dans le département de la Seine, à l'Assemblée, nationale, où il fut nommé le 8 février 1871 par 102.672 voix. S'il n'a pas marqué dans les commissions où ses connaissances et sa capacité auraient pu apporter des lumières précieuses, c'est que déjà la maladie qui germait en lui avait imposé des limites à son activité.
Sans qu'il l'eût demandé, l'Académie des sciences le porta sur la liste des candidats à la place d'académicien libre qui lui était assurée, et qu'il n'aurait pas tardé à occuper, si nous n'avions pas eu le malheur de le perdre.
Comme on a pu en juger par ce coup d'oeil rapide sur la carrière de Sauvage, son esprit était doué d'une promptitude et d'une pénétration très-rares. L'un de ses principaux auxiliaires résumait cette faculté en disant qu'on ne pouvait rien expliquer à Sauvage : au moment où l'on commençait à parler, il avait deviné.
Cette intelligence était aussi apte aux conceptions larges qu'aux détails des questions ; elle abordait avec la même aisance tout ce qui se présentait à elle, et quand les travaux techniques et administratifs avaient rempli la journée, Sauvage trouvait un charme particulier à consacrer la soirée à la lecture d'ouvrages de mathématiques élémentaires ou transcendantes. Une puissance remarquable de travail servait de complément à cette heureuse organisation.
Devant une affaire complexe, sa perspicacité lui montrait de prime abord, et comme par la ligne droite, le point essentiel. S'il rencontrait des difficultés d'exécution, il savait les vaincre ou les tourner avec une rectitude d'esprit et un tact qui ne lui faisaient jamais défaut.
Ce tact se manifestait également dans l'appréciation qu'il savait faire des hommes, dans les choix par lesquels il recrutait son personnel, et dans la manière dont il l'inspirait et le dirigeait.
Un admirable bon sens le guidait dans tous ses jugements et dans tous ses actes.
Son opinion, qu'il exprimait en termes concis et clairs, triomphait d'ordinaire, non-seulement de ses subordonnés, mais de tous ceux qui l'entouraient. Il était difficile de résister à l'ascendant de Sauvage : c'était une sorte d'autorité qui, sans qu'il la recherchât, s'imposait autour de lui.
Sa parole franche savait donner à certains traits une tournure enjouée et originale qui les empêchait de blesser. Sa conversation étincelait de verve et de réparties fines. Dépourvu de toute prétention, conservant les manières les plus simples dans la situation élevée que son mérite lui avait faite, il séduisait encore par ce côté de son caractère.
En présence du but à atteindre, il ne tenait aucun compte des difficultés matérielles, ni des dangers. Ainsi, lorsqu'on lui offrit une mission en Grèce qui l'obligeait à séjourner dans des régions très-inhospitalières, il partit aussitôt ; les fièvres dont il était menacé, et qui atteignirent gravement ses compagnons, ne l'arrêtèrent pas un instant. Dans une partie du pays où les routes sont peu sûres, il eut occasion de faire preuve de bravoure personnelle. La confiance en sa force et dans le succès qui formait l'un des traits de son caractère, se montra sous un autre aspect lorsqu'il eut à diriger l'administration du séquestre du chemin de fer d'Orléans au milieu de l'insurrection, des menaces et des coups de fusil; cette intrépidité était d'ailleurs dépourvue de toute ostentation.
Lorsqu'il était obligé de sévir, on pouvait être certain que sa décision était dictée par une parfaite justice ; il était à la fois énergique et bon ; aussi savait-il maintenir le principe d'autorité, tout en restant toujours sympathique à ceux qu'il réprimait ou qu'il frappait.
La connaissance que chacun de ceux qui lui étaient soumis avait de son caractère ferme et résolu le faisait craindre et respecter, et a prévenu plus d'un acte répréhensible.
Sa droiture et sa loyauté étaient reconnues de tous. Son extérieur contribuait encore à accroître son influence : un regard plein de vivacité était comme le reflet brillant et expressif de cette belle intelligence et de cette puissante individualité.
Tout en réformant les abus sans hésitation et avec vigueur, il montrait une bonté et une obligeance auxquelles rendraient hommage, avec une reconnaissance sincère, bien des personnes auxquelles il a ouvert une carrière ou qu'il a dirigées de ses conseils judicieux : s'il était énergique, il était non moins bienveillant et porté à secourir ceux qui avaient besoin d'appui.
De telles qualités donnaient aussi beaucoup de charme à son commerce intime. Celui qui écrit ces lignes, qu'il lui soit permis de le dire, compte parmi ses souvenirs les plus précieux l'intimité qui l'a lié pendant quarante-deux années à cet homme éminent par le caractère et par l'intelligence. Cette liaison contractée au lycée, continuée à l'École polytechnique où Sauvage l'avait précédé d'une année, fortifiée encore à l'École des mines, dans la chambre modeste où ils vivaient dans une communauté complète, n'a pu être interrompue que par la mort.
Sauvage s'était marié très-jeune n'ayant que vingt-trois ans. Parmi les joies intimes qu'il ressentit dans la vie de famille, il éprouva celle de se voir revivre surtout dans le plus jeune de ses deux fils, dont il avait suivi les études brillantes avec sollicitude et qui sorti, comme son père, le premier de l'École polytechnique, est aujourd'hui élève-ingénieur des mines. En voyant peu de temps avant sa mort ce fils à l'oeuvre, dans le laboratoire de l'École des mines, il se trouvait rajeuni et se reportait avec bonheur aux souvenirs que ces manipulations faisaient renaître en abondance dans sa mémoire.
Une maladie qui l'avait saisi dès l'automne de 1869, et qui d'abord n'avait pas inspiré d'inquiétudes, s'aggrava bientôt d'une manière menaçante, à la suite des douloureux événements de 1870 et des fatigues physiques et morales qu'il subit pendant le siège. Les soins les plus affectueux luttèrent en vain. Jusqu'au dernier moment, il conserva sa liberté d'esprit et sa force de caractère. Il est mort chrétiennement le 11 novembre 1872, âgé seulement de cinquante-huit ans et sept mois.
Les milliers de personnes qui se sont empressées à ses funérailles, l'unanimité des regrets qui se peignaient sur les figures et qu'exprimèrent toutes les opinions sont restés dans la mémoire de chacun de ceux qui en ont été témoins. Le président du Conseil d'administration. M. d'Ariste, a apporté l'expression émue de la reconnaissance de la compagnie envers celui qui avait agi d'une manière si puissante et si heureuse sur sa situation et dont le nom était devenu une force et un honneur. Les nombreux employés qui avaient servi sous ses ordres voulurent en outre ouvrir une souscription pour lui élever un monument dans le cimetière de Charleville où son corps fut transporté.
Exceller dans des facultés très-diverses est l'apanage d'un petit nombre de natures privilégiées : Sauvage fut de ce nombre. D'abord, il se distingue exceptionnellement dans la voie de la science, dont il paraît devoir devenir un investigateur des plus distingués, et il cultive avec la même sagacité les mathématiques, la chimie et la géologie. Puis il veut être ingénieur, et comme tel, il excelle dans les questions de tout genre qu'il aborde. Plus tard, lorsqu'il s'agit de diriger et d'organiser de vastes affaires, il se révèle comme un administrateur accompli, en même temps que dans la conduite des hommes il se fait hautement apprécier par son tact, sa fermeté, sa résolution et son énergie. D'un bout à l'autre de sa carrière si bien remplie, Sauvage a été supérieur à tout ce qu'il a entrepris. Des qualités si différentes pourraient paraître incompatibles dans la même personnalité.
Cette aptitude multiple montre aussi combien les connaissances théoriques que fournissent nos grandes écoles, sont utiles à un esprit judicieux pour le guider au milieu d'applications complexes et variées.
Dans le petit nombre d'années qu'il a consacrées à toutes les parties de son service d'ingénieur des mines, Sauvage a pu montrer ainsi à ceux qui appartiennent à ce corps quel tribut utile ils peuvent payer à la société dans l'exercice complet de leurs fonctions. Sa vie restera pour tous les ingénieurs un modèle élevé de l'exercice de ces deux nobles facilités de l'âme, l'intelligence et la volonté.