Publiés dans Annales des Mines, 9e série, vol. 25, 1894.
AU NOM DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES.
Messieurs,
Au nom de l'Académie des Sciences, j'apporte un tribut de vifs regrets au confrère aimé qui nous est ravi par un coup foudroyant et des plus inattendus. Un petit nombre d'années avait suffi pour que, à la suite de travaux pleins d'originalité, Mallard arrivât à compter parmi les principaux minéralogistes de notre époque. C'est seulement en 1872, lorsqu'il eut quitté son enseignement de l'École de Saint-Étienne pour venir professer la minéralogie à l'Ecole Supérieure des Mines de Paris, qu'il lui fut possible de se consacrer entièrement à cette science.
Ses découvertes dans le domaine de la cristallographie se succédèrent dès lors rapidement ; elles lui furent inspirées par les théories de Bravais, comme il se plaisait à le reconnaître dans ses leçons et dans ses écrits.
Haüy avait édifié les grandes lois découvertes par son génie sur une hypothèse physique, relative à la forme des molécules. Plus tard, on crut devoir se soustraire à toute hypothèse pour ne considérer dans la cristallographie que de simples rapports angulaires et des lois géométriques ; alors des calculs élégants et rapides succédèrent à d'autres qui étaient longs et pénibles. Cependant la forme qui caractérise les cristaux n'est que l'expression des propriétés les plus intimes de la matière qui les compose. C'était donc restreindre la science et peut-être la frapper de stérilité que de se borner à l'étude de polyèdres cristallins, sans en rechercher la signification physique. Déjà Delafosse, poursuivant les idées de son maître Haüy, avait fait une heureuse tentative dans ce but, lorsqu'il donna une explication de l'hémiédrie. La belle conception de Bravais permit de pénétrer par une voie rationnelle dans le mystère de la structure intérieure des corps solides. " Les faits cristallographiques, disait Mallard en parlant de la théorie de son illustre prédécesseur, ne peuvent pas plus lui échapper qu'un corps en mouvement aux lois de la mécanique. Elle a un caractère de nécessité. "
Bravais a été enlevé à l'Académie, il y a une trentaine d'années, jeune encore, sans avoir eu le temps de coordonner ses lumineux mémoires. Aussi ses vues sur les réseaux et les édifices moléculaires n'étaient-elles pas appréciées comme elles auraient dû l'être, avant que Mallard en fît ressortir toute la fécondité par ses habiles inductions. Notre regretté confrère fit plus : il exposa méthodiquement tout le système dans son important traité en deux volumes de cristallographie géométrique et physique. Malheureusement cette oeuvre de Mallard est inachevée et nous resterons privés de son troisième volume qui eût été précieux, car il était destiné à exposer l'ensemble des belles découvertes de l'auteur.
Bravais n'avait considéré que des milieux homogènes ; son éminent continuateur, tout en conservant l'idée fondamentale de la constitution réticulaire des cristaux, la compléta par la notion d'orientations différentes dans les réseaux d'un même cristal. Cette conception aussi simple qu'ingénieuse fit rentrer dans la théorie toute une série de phénomènes qui semblaient devoir lui échapper, entre autres la polarisation rotatoire des cristaux.
Ces découvertes touchent à deux questions d'ordre très élevé et des plus abstraites.
Dans le mémoire par lequel il a débuté, Mallard s'était proposé de rechercher une explication des anomalies optiques que présentent un grand nombre de substances cristallisées. Jusqu'alors les minéralogistes admettaient que la symétrie intérieure des cristaux est toujours d'accord avec celle du polyèdre extérieur et que l'existence de l'une entraîne celle de l'autre. En combinant, comme l'avait fait Sénarmont, les études cristallographiques avec celle des propriétés optiques, Mallard prouva qu'il n'en est pas ainsi.
Ce sujet avait déjà été traité par de grands physiciens, mais pour des cas particuliers ; notre confrère arriva à cette conclusion à la fois nouvelle et hardie : qu'il y a souvent désaccord entre la symétrie intérieure et la symétrie extérieure des cristaux. D'abord fortement attaquée, surtout à l'étranger, comme il arrive si souvent pour les théories nouvelles, elle est aujourd'hui très généralement acceptée. Elle repose sur les caractères de structure que l'auteur a désignés sous le nom de groupements pseudo-symétriques.
Avant Mallard, ces groupements étaient à peine connus, et on le conçoit ; car, d'ordinaire, ils ne se manifestent pas dans la forme extérieure ; ils se décèlent seulement par des phénomènes optiques intérieurs.
Des recherches, aussi en très grand nombre, ont établi les lois auxquelles obéissent d'autres groupements géométriques des cristaux, nommés macles, groupements très fréquents dans la nature et dont beaucoup constituent même un phénomène constant.
Il fallait un puissant esprit pour rattacher tant d'anomalies apparentes aux lois générales de la symétrie qu'elles semblaient contredire, absolument comme les astronomes ont su voir dans les perturbations planétaires la preuve décisive de la gravitation universelle. C'est une vue de génie. Elle a causé un mouvement d'idées et de recherches tant en France qu'à l'étranger.
J'éprouve le regret de devoir passer sous silence bien d'autres découvertes : ses travaux sur l'isomorphisme, le polymorphisme, la réflexion totale cristalline, la théorie de la mesure de l'angle des axes optiques, l'action de la chaleur dans les cristaux portent tous l'empreinte d'une haute et lucide intelligence.
A de profondes connaissances minéralogiques, Mallard joignait celles d'un géologue consommé, ainsi qu'en témoignent les cartes géologiques à grande échelle qu'il a tracées pour deux de nos départements, la Creuse et la Haute-Vienne.
J'ajouterai que les excursions faites à cette occasion le conduisirent à une découverte archéologique d'un grand intérêt : celle de nombreuses excavations pratiquées par les Gaulois, à Montebras et dans d'autres localités du Limousin et de la Marche, sur de faibles indices de minerais d'étain, substance si difficile à découvrir, qu'aujourd'hui encore ces gisements seraient restés peut-être inconnus sans la surprenante perspicacité de nos ancêtres.
Un voyage rapide au Chili, en compagnie de M. Fuchs, conduisit ces deux savants à reconstituer la curieuse histoire physique de la région septentrionale de ce pays depuis la période quaternaire.
A la suite d'observations sur les lampes de sûreté employées dans les mines, Mallard exécuta à Saint-Étienne d'intéressantes expériences sur la vitesse avec laquelle se propage l'inflammation dans un mélange gazeux détonant. Plus tard, en raison de sa compétence bien établie, il fut chargé, par la Commission du grisou et par celle des substances explosives, des recherches expérimentales relatives à la sécurité des mines. Ces études, entreprises avec la collaboration de M. Le Chatelier et d'autres ingénieurs, ont eu des conséquences pratiques sur les conditions auxquelles doivent satisfaire les lampes de sûreté et les explosifs des mineurs. Elles ont aussi fourni des résultats d'une grande importance scientifique, quant aux températures d'inflammation et de combustion, aux pressions explosives, aux chaleurs spécifiques et aux dissociations.
Tous les problèmes qu'a abordés Mallard, il les a éclairés d'une lumière inattendue. Outre la supériorité de son intelligence, il savait faire usage de précieuses connaissances dans les sciences mathématiques et physiques.
Comment ne pas l'ajouter ? Son caractère était à la hauteur de son esprit. Sa bienveillance, son amabilité, sa loyauté, son extrême modestie attiraient à lui tous ceux qui venaient à le connaître : de telles qualités lui ont valu de toutes parts les plus vives sympathies.
Élu à l'Académie des Sciences, pour la section de minéralogie, à la succession d'Hébert, en 1890, à l'âge de 57 ans, Mallard n'a passé que bien peu d'années parmi nous ; mais tous nous l'avons assez connu pour conserver fidèlement son souvenir, entouré de haute estime et de sincères regrets.
Messieurs,
La mort qui nous réunit autour de cette tombe, ne frappe pas seulement le Corps des Mines, auquel elle enlève un de ses membres les plus éminents et les plus respectés ; elle ravit à notre pays un savant de premier ordre, à la science un des penseurs les plus profonds du siècle.
Rien n'annonçait ce coup funeste.
Il y a trois jours à peine, Mallard, de retour d'une inspection dans les départements de l'Est, siégeait au Conseil général des mines ; il prenait une part active à ses délibérations, apportant dans la discussion la clarté et la rectitude habituelles de son jugement; la séance close, il nous quittait, le sourire aux lèvres, avec la pensée d'un revoir prochain. Et peu d'heures après, sa belle intelligence, si lucide et si large, était éteinte à jamais ; son âme, remontant à la source infinie de toutes choses, avait fui les misères d'ici-bas !
Mais, si l'homme a cessé de vivre, sa mémoire reste vivace; elle laisse dans les fastes de la science et de l'industrie une trace des plus brillantes; dans le coeur de ceux pour lesquels le sentiment du devoir n'est pas un vain mot, l'exemple d'une vie modeste, toute d'honneur, de dévouement et de travail.
Mallard (François-Ernest) est né le 4 février 1833, à Châteauneuf-sur-Cher. Entré à l'École Polytechnique en 1851, il en est sorti, deux ans après, dans les Mines.
Dès son début dans la carrière active (en juin 1856), comme élève-ingénieur chargé du sous-arrondissement minéralogique de Guéret, ses états de service font pressentir ce qu'il sera plus tard : ses chefs signalent son intelligence et son jugement, ses aptitudes technique et scientifique, la maturité précoce qu'il apporte dans l'examen des affaires.
Appelé, en 1859, à professer l'exploitation des mines, la géologie, la minéralogie et la physique à l'École des mineurs de Saint-Étienne, il met à profit son long séjour dans l'important centre minier et métallurgique qu'il habite, pour se familiariser avec les questions industrielles les plus variées et les plus délicates et pour acquérir l'expérience technique, sans laquelle nul n'est vraiment ingénieur. En 1867, il fait paraître successivement des cartes géologiques de la Haute-Vienne et de la Creuse, qui ont figuré avec honneur à l'Exposition Universelle de l'époque ; une étude très intéressante sur des mines d'étain qu'il avait découvertes dans le Limousin et la Marche, puis un mémoire sur les machines à air comprimé.
L'année suivante , des conférences publiques, qu'il inaugura, par ordre du Ministre, sur les accidents de mines, mirent en relief son rare talent d'exposition, sa profonde connaissance de l'art des mines, son tact et sa prudence. Il procédait, à ce moment même, aux premières expériences sérieuses qu'on ait faites en France relativement au grisou. C'est Mallard en effet qui, le premier, a compris l'importance de pareilles recherches exécutées avec précision et en s'éclairant des lumières de la science ; c'est sur son initiative que la Société de l'Industrie minérale a entrepris des essais ; c'est lui encore qui, dans un rapport devenu classique, a prouvé les dangers de l'emploi de la lampe de Davy dans les mines à grisou et fait connaître les améliorations à introduire dans la construction des lampes de sûreté.
Le 11 août 1869, la croix de chevalier de la Légion d'honneur récompensait les travaux exceptionnels du jeune ingénieur, qui comptait alors douze ans de services actifs.
Quelques mois après sonnait le glas funèbre de nos désastres. L'ennemi avait franchi la frontière, foulait nos champs et s'avançait vers Paris. Officiers et soldats avaient été appelés pour le combattre ; les manufactures d'armes, les poudreries et les capsuleries avaient perdu la plus grande partie de leur personnel dirigeant et l'on avait dû, pour suppléer à l'insuffisance, faire appel au dévouement des ingénieurs de l'Etat.
Mallard venait de rentrer du Chili, où il avait été envoyé en mission pour en étudier les gisements d'argent. Sur la demande du Ministre de la guerre, il fut adjoint au directeur de la manufacture d'armes de Saint-Étienne, dont il avait antérieurement étudié les détails de fabrication; mais, à peine installé, il fut envoyé à l'armée de l'Est, pour prendre le commandement du Génie civil du 18e corps, sous les ordres du général Billot. Après la bataille de Villersexel, à laquelle ses fonctions le firent assister en spectateur anxieux, il suivit l'armée dans sa retraite en Suisse, d'où il ramena sa troupe à Grenoble avec l'autorisation des autorités fédérales. Douloureuse campagne, dont il se rappelait avec tristesse les jours d'amertume et dont il évitait de parler, même à ses meilleurs amis, tant le souvenir de la défaite subie lui était cruel !
Mallard a quitté Saint-Étienne, en octobre 1872, pour aller occuper à l'École nationale supérieure des Mines la chaire de minéralogie, laissée vacante par la nomination de M. Daubrée à la direction de cet établissement. Son cours ouvert au public le mit bientôt hors de pair, à la fois par le jour nouveau sous lequel il envisageait l'enseignement de la cristallographie et de la minéralogie descriptive, et par la clarté de sa discussion, sa hauteur de vues, ses connaissances étendues dans toutes les branches scientifiques auxquelles il avait à toucher. De cette époque date l'éclosion de sa réputation, jusqu'alors confinée par son extrême modestie dans le cercle de ses amis et de ses collaborateurs intimes ; mais elle grandit vite avec les nombreux et importants mémoires qu'il publia successivement pendant plusieurs années et prit son essor complet avec son traité de cristallographie géométrique et physique, oeuvre capitale, qui lui a ouvert les portes de l'Institut, en 1890, et dont je laisse à d'autres le soin de faire l'éloge.
La science pure n'était pas seule à absorber le temps de Mallard ; il s'occupait avec non moins d'activité des questions d'application, qui sont du domaine de l'ingénieur des mines. En 1878, il avait été nommé membre de la Commission chargée d'étudier les moyens propres à prévenir les explosions de grisou, qu'avait instituée la loi du 26 mars 1877. Les travaux, qu'il avait exécutés à Saint-Étienne sur ce sujet, lui firent confier la partie expérimentale des études de la Commission, mission pour laquelle on lui adjoignit plus tard M. H. Le Chatelier, professeur de chimie générale à l'École des mines. Les expériences des deux collaborateurs sur la température d'inflammation du grisou, la vitesse avec laquelle l'inflammation se propage, la température de combustion, le rôle des poussières charbonneuses dans les mines à grisou, les ont conduits à des découvertes d'une haute portée scientifique et qui ont eu les conséquences pratiques les plus importantes pour la sécurité des mines.
Mallard a pris également une part prépondérante aux travaux de la Commission instituée, en 1887, pour étudier l'emploi des explosifs dans les mines à grisou, ainsi qu'aux expériences faites dans ce but à la poudrerie de Sevran-Livry par une délégation de la Commission des substances explosives. Avec la collaboration de MM. Le Chatelier et Bruneau, il reconnut que les explosifs alors connus enflammaient tous les mélanges dangereux de grisou et d'air, et il dirigea aussitôt les recherches vers la découverte d'explosifs nouveaux d'un emploi plus sûr. L'idée de se servir, à cet effet, de l'azotate d'ammoniaque lui donna la clé du problème, dont la solution vint ajouter à la dette de reconnaissance que lui devaient déjà les ouvriers, les ingénieurs et les exploitants des houillères.
Mallard était inspecteur général depuis 1886, officier de la Légion d'honneur depuis 1888. Le 14 avril 1890, il avait été chargé, en outre de ses autres fonctions, de l'inspection de la division minéralogique du Nord-Est, et il siégeait, en cette qualité, au Conseil général des mines; là, comme partout ailleurs, ses rares qualités lui donnèrent promptement une grande autorité, qui le désignait d'avance pour occuper un jour le fauteuil de la présidence.
Vous venez d'entendre, Messieurs, ce qu'a été la vie de l'ingénieur, du savant, du fonctionnaire. Que dirai-je de l'homme?
Il était la bonté même. D'une très grande modestie, il fuyait avec soin toutes ces manifestations extérieures, auxquelles le public croit reconnaître un homme supérieur. Intelligence ouverte aux questions les plus étrangères à ses occupations, il savait résister à l'esprit de routine, auquel les plus distingués se laissent parfois entraîner, et il n'hésitait jamais à défendre avec fermeté ce qui lui semblait vrai ou devoir réaliser un progrès réel. L'opinion des autres à cet égard lui importait peu. Fonctionnaire intègre , sa conscience lui dictait son devoir ; grand savant, il étudiait la science pour la satisfaction qu'elle lui donnait, non pour les avantages matériels ou les honneurs, qu'elle aurait pu lui procurer; ingénieur d'une rare valeur, il n'avait de préoccupation que le perfectionnement de l'industrie extractive et la sécurité des ouvriers.
Comment la mort d'un pareil homme n'éveillerait-elle pas dans tous les coeurs les plus vifs et les plus sympathiques regrets ?
Le Corps des Mines et la Société géologique de France en apportent ici, par ma voix, le douloureux témoignage.
Messieurs,
Le coup le plus cruel vient d'être porté à l'École des Mines. Quelques instants ont suffi pour lui enlever l'une de ses gloires, l'un de ses professeurs les plus aimés. Ernest Mallard y était devenu l'objet du respect et de l'affection de tous. D'une extrémité à l'autre de la hiérarchie, chacun voyait en lui un esprit créateur et un homme excellent.
Il est né à Châteauneuf, dans le département du Cher, le 4 février 1833. Reçu en 1851 à l'École Polytechnique, il entra en 1853 à l'École des Mines. Nous l'y avons vu revenir en 1872 comme professeur de l'une de nos premières chaires, celle de minéralogie. Depuis lors, pendant vingt-deux ans, il a su y former de nombreuses promotions d'ingénieurs, y attirer le public éclairé et y faire connaître les admirables théories par lesquelles il a renouvelé la face de cette belle et difficile science.
Dès ses débuts dans la vie administrative, le service ordinaire, d'importantes études géologiques sur le terrain et l'enseignement de l'excellente Ecole des mines de Saint-Étienne l'avaient successivement préparé aux plus hautes destinées scientifiques. Une mission dont il fut chargé au Chili se termina pour lui au moment de l'effondrement de la puissance militaire de la France. A peine débarqué à Bordeaux , Mallard réclama du service et prit part comme chef du Génie civil à la douloureuse expédition de l'armée de l'Est pendant le terrible hiver de 1870.
Son rare mérite lui ouvrit successivement toutes les portes. L'Académie des sciences, le Conseil général des Mines, viennent tour à tour de revendiquer pour eux devant vous sa gloire ; et je ne saurais reprendre les brillantes énumérations qui vous ont été présentées. Mais il m'est bien permis de dire que l'Ecole nationale supérieure des Mines est restée sa véritable patrie. C'est de là que sont sortis ses plus belles recherches et leurs plus importants résultats.
J'ai aussi à apporter sur cette tombe le suprême adieu d'une autre compagnie dont il était l'âme : la Commission du grisou. Les recherches accomplies par Mallard sur le grisou, tant en son nom personnel qu'en collaboration avec M. Le Chatelier, l'ont placé absolument hors de pair dans cet inextricable domaine. La méthode des sciences expérimentales consiste ordinairement à circonscrire les uns après les autres des phénomènes déterminés, en isolant chacun d'eux de toute autre influence, pour leur arracher successivement le secret de leurs lois théoriques. Mais tel ne peut pas être le procédé de l'ingénieur, qui doit, au contraire, se mesurer corps à corps avec la réalité des conditions de la pratique, en les envisageant dans toute leur effective complication. Les difficultés s'accroissent par là considérablement, en même temps que trop souvent diminue l'élégance de la solution. Quelle admiration ne commandent pas, au point de vue humanitaire, des recherches dans lesquelles on voit toute l'intelligence d'un Mallard disputer pied à pied au grisou ses victimes, et dompter finalement, dans une partie de ses effets destructeurs, le vieil ennemi du mineur! Dans cette voie, il a attaché son nom à la création des explosifs de sûreté, à la découverte du retard à l'inflammation du grisou, à la rectification d'idées inexactes sur la chaleur spécifique des gaz, et à beaucoup d'autres nouveautés de premier ordre.
C'était un grand esprit! Tout avait mûri en lui. Les faits s'étaient classés dans ce cerveau dans un lumineux ensemble. Sa méthode était simple, puissante et sûre. De tant de travaux divers se dégageait chez lui cette essence supérieure des choses de l'intelligence : la philosophie. Philosophie de l'âme, philosophie des sciences, philosophie de l'histoire, tous se réclament de la philosophie, mais combien l'atteignent en réalité? Mallard avait l'esprit philosophique et très simple.
Dans le domaine de la jurisprudence, si un cas se présentait, hérissé de textes, de précédents, de pour et de contre, il rédigeait un rapport très sobre qui mettait les choses au point. C'était juste, c'était droit, c'était complet. Après la lecture de ces courtes pages, chacun se demandait : Que pourrait-on encore ajouter? et l'on ne trouvait rien.
En fait de science, il allait droit au but avec une grande sûreté. Il a touché à bien des ordres d'investigation, mais son oeuvre principale reste la cristallographie, à laquelle il a apporté son véritable couronnement. Il a su discerner dans les théories géométriques si ardues, si pénibles de Bravais, la clef profonde de ces phénomènes délicats, et il l'a révélée au monde savant émerveillé.
Dans l'École des Mines, il a été, il y a une dizaine d'années, le principal initiateur des grands développements qu'a reçus alors notre système d'instruction. Mais d'ailleurs c'était sur tous les terrains que cet esprit charmant marquait son empreinte. Dans la conversation il se dérobait souvent avec réserve ; mais cette retraite modeste laissait l'impression de la justesse et de la précision, de la bonne grâce et de la bonté.
Je me laisse aller, Messieurs, à vous représenter notre pauvre ami tel que de longues années me l'ont si bien fait connaître. Il était l'honneur même ; l'honneur tellement sûr de lui qu'il n'a pas besoin de s'enfermer dans une armure d'apparente rigidité, et qu'il peut rayonner librement.
Adieu, mon vieux camarade; adieu, Mallard! Tu as passé parmi nous en donnant le modèle d'une vie de travail et d'honneur. Que Dieu t'en accorde aujourd'hui la récompense !
Messieurs,
J'ai la douloureuse mission d'adresser, au nom de la Société française de minéralogie, un dernier hommage et un dernier adieu au savant illustre qu'elle était fière de compter parmi ses fondateurs.
Notre Société date de 1878; dès 1879, M. Mallard était appelé à la présider par le voeu unanime de ses confrères et de ses disciples, et depuis lors, il n'a cessé de joindre ses efforts à ceux de notre vénéré maître, M. Des Cloizeaux, pour assurer la prospérité de l'oeuvre dont ils avaient fondé les bases d'un commun accord.
C'est donc un témoignage de reconnaissance que nous levons d'abord à M. Mallard; c'est aussi l'expression de notre profonde admiration pour ses travaux minéralogiques, dont l'éclat a si souvent rejailli sur nos propres publications. Depuis longtemps, l'attention des savants avait été appelée sur de singulières anomalies optiques qui se présentaient en contradiction apparente avec les formes extérieures et la symétrie cristallographique de certains minéraux. Dès 1841, Biot avait consacré à ces anomalies un mémoire étendu et sa conclusion avait consisté à assimiler l'édifice cristallin des minéraux anormaux à des piles de glaces.
D'autres savants, appartenant notamment à l'École allemande, recouraient aux phénomènes de trempe et de tension inégale des corps colloïdes.
Le problème était des plus ardus ; l'insuffisance des explications proposées éclatait à chaque fait nouveau d'observation dont s'enrichissait la science, quand, en 1877, dans un mémoire magistral, M. Mallard fit jaillir la lumière dans les ténèbres et résolut le problème en le ramenant à l'étude approfondie des groupements, dont les macles sont un cas particulier.
S'élevant sans effort à une haute conception philosophique, il a montré que tout se réduit en somme à la tendance naturelle des corps vers une symétrie extérieure plus grande que celle qui résulterait de leur propre réseau, s'il n'y avait pas de groupement.
Dès lors, la Société française de minéralogie a pu assister à une série de discussions qui rappelaient par plus d'un côté la lutte mémorable soutenue jadis par Fresnel dans une autre enceinte.
M. Mallard en est sorti, lui aussi, définitivement triomphant, et ses collègues ont eu, maintes fois, l'occasion de constater que, comme tous les vrais savants, il avait le triomphe modeste; chez lui, la fermeté et la décision dans les idées s'alliaient aux formes les plus courtoises et à la plus sincère bienveillance. Pourquoi faut-il que cette brillante carrière ait été si prématurément et si subitement arrêtée?
Nos regrets et notre affliction se confondent avec le deuil de la France savante ; puissent-ils adoucir la douleur de la famille de notre illustre et regretté collègue!