par Armand HATCHUEL
Professeur à l'Ecole des Mines de Paris |
Novembre 1997
INTRODUCTION : QU'EST-CE QU'UN INGÉNIEUR GÉNÉRALISTE ?
L'Ingénieur issu des Grandes Ecoles Françaises est "un généraliste de haut niveau". Cette notion renvoie à la variété des activités qui attendent un ingénieur dans une économie moderne et complexe, et à laquelle il doit être préparé. Mais l'expression reste mal comprise et doit être souvent explicitée. Or, dire ce qu'est un "Ingénieur généraliste" n'est pas chose facile et l'on mesure vite cette difficulté lors des débats internationaux sur la formation des ingénieurs. Certes, on pourrait détailler le contenu des enseignements d'une Ecole, mais il resterait encore à expliquer ce qui a conduit à de tels choix.
Ce modèle pédagogique place aussi les responsables des Ecoles face à des questions délicates. Quels enseignements retenir pour être suffisamment généraliste ? Quelles parts accorder aux contenus scientifiques ou professionnels dans l'enseignement d'une discipline ? Quelle ampleur accorder aux sciences économiques et sociales ? A ces questions, les réponses ne peuvent être que complexes et transitoires, car les frontières d'un "savoir généraliste" dépendent de l'état d'ensemble des techniques et des formes de l'activité économique. D'où viennent un modèle de formation aussi exigeant, et une appellation aussi abstraite?
Ce sont de telles interrogations qui nous ont amené, sur l'exemple de l'Ecole des Mines de Paris, à retracer à grands traits les origines de la notion d'Ingénieur généraliste.
Nous verrons que la conception de l'Ingénieur "généraliste" s'est d'abord inscrite dans les faits bien avant d'être formulée en ces termes. Elle s'est constituée par étapes, en s'élargissant progressivement et en s'imposant parfois à des pédagogues qui craignant ses dangers croyaient pouvoir assigner des bornes à cet élargissement. A chacune de ces étapes, les débats ont d'abord porté sur le contenu scientifique et technologique des enseignements. Ils ont ensuite suscité l'invention de structures pédagogiques de plus en plus flexibles, qui permettaient à leur tour l'introduction de nouveaux contenus. C'est cet apprentissage que nous allons tenter de suivre dans une Ecole qui ne partage qu'avec un très petit nombre d'institutions la particularité d'être née à l'aube de deux révolutions.
Auparavant, il nous faut marquer les limites de ce travail. Il ne s'agit pas ici d'une histoire "totale" de l'Ecole, de ses crises, de ses professeurs ou de ses élèves. Un ouvrage, même fort épais, n'y suffirait pas. Nous avons simplement cherché à suivre les évolutions et les ruptures du contenu des cours et des modalités pédagogiques. Pour cela nous avons utilisé en premier lieu, les notices de présentation de l'Ecole, notices régulièrement publiées par l'Ecole depuis deux siècles. Elles livrent trois sortes de documents : les textes de présentation de la mission de l'Ecole, la description des structures d' enseignement, et des résumés plus ou moins précis de chaque cours. Ce matériau ne restitue pas la vie intime de l'Ecole, mais pris sur deux siècles, il livre déja plus d'indications et d'hypothèses que nous ne pouvions en examiner dans ce court essai 2.
Mention particulière doit être faite de la notice historique fort utile de Louis Aguillon. Professeur de Législation, il a rédigé en 1889, à la demande du Conseil de l'Ecole, une histoire de celle-ci encore sans équivalent pour les époques suivantes. La commande faite à Aguillon intervenait après une réforme importante de l'enseignement et résultait déjà du besoin de retrouver à travers l'itinéraire fort riche de l'institution un sens quelque peu brouillé ; besoin qu'Aguillon ne cache d'ailleurs pas : "On s'explique mieux la raison d'être des choses actuelles lorsque l'on sait à la suite de quelles circonstances elles ont été établies".
De ces divers éléments, nous avons dégagé, du moins en première approximation, quatre "modèles pédagogiques" dont la succession permet de comprendre la genèse du modèle actuel. Mais avant de les analyser, examinons l'évolution des termes avec lesquels l'Ecole a défini sa mission durant deux siècles.
Toutes les notices commencent par définir la mission de l'Ecole. On y trouve une philosophie d'ensemble de l'enseignement et des références aux textes réglementaires. Ces formules sont souvent reprises d'une année à l'autre et certaines survivent pendant des décennies. Mais, le caractère routinier de ces textes a son avantage. Il renforce la signification de la formule nouvelle et ce sont ces grands glissements du discours que nous allons rapidement évoquer.
L'arrêt fondateur du 19 mars 1783 adopte une méthode d'exposition dont les particularités ont souvent été signalées. L'Ecole est définie par une liste d'enseignements précis et par un règlement intérieur stipulant clairement certaines méthodes pédagogiques. Le destin des élèves est tout tracé et l'objet de l'Ecole en découle naturellement. Il s'agit de former des "inspecteurs et sous-inspecteurs des Mines" capables de conduire ou de contrôler les concessions minières du Royaume. La tourmente révolutionnaire qui vient ensuite n'épargnera pas l'Ecole, et après plusieurs péripéties s'élabore une organisation appellée à durer.
En 1816, l'Ordonnance Impériale institue désormais deux catégories d'élèves bien distinctes : aux élèves-Ingénieurs destinés au recrutement du corps de Mines viennent s'adjoindre ceux que l'on appelle alors des "élèves externes envoyés soit par les préfets soit par les concessionnaires de mines ou propriétaires d'établissements métallurgiques afin de former des directeurs d'établissements ou d'usines". Le projet relatif à la première catégorie d'élèves sera toujours laconique et ne variera plus. En revanche, le modèle de formation des "élèves externes" ne cessera plus d'évoluer. C'est à ce modèle que nous nous intéresserons et, pendant plus de 170 ans, les deux catégories d'élèves suivront des cursus identiques. Tout au long du 19ème siècle, ce modèle variera peu : en 1867, les élèves sont toujours préparés à être "des directeurs de mines et d'usines".
En 1900, la formulation s'élargit. Elle perd de sa simplicité et l'on sent poindre des débats difficiles. Il s'agit désormais de "donner l'instruction technique aux jeunes gens qui pourvus d'une solide instruction scientifique veulent se préparer aux diverses carrières de l'industrie". Le champ ainsi défini semblant un peu trop vaste, le rédacteur précisera plus loin qu'il s'agit "essentiellement d'industrie minérale".
En 1912, la restriction précédente est définitivement abandonnée. La présentation s'attache à replacer l'Industrie minérale dans un grand secteur industriel aux contours un peu flous. L'Ecole doit former des "ingénieurs ou directeurs d'exploitation de mines, d'usines métallurgiques ou électriques, de chemins de fer, de fabriques de produits chimiques etc...".
En 1949, on découvre une légère variante de la formule précédente. Le "etc..." qui suit "produits chimiques" fait place à l'évocation d'un espace additionnel de référence :"...et de toutes industries exigeant les mêmes connaissances". La périphrase est intéressante, car l'élève est cette fois défini par ses connaissances et non plus par son activité future. Si cet ajout n'apporte pas grand chose, il a valeur de signal : c'est le monde industriel dans toute sa variété qui peut bénéficier des talents des élèves de l'Ecole.
En 1954, un nouveau pas est franchi, car dans la liste des débouchés mention est aussi faite des "banques", mais cela ne dure pas.
En 1958, les industries d'accueil font encore l'objet d'une tentative de définition. Il s'agit des "industries de production et de première transformation de l'Energie, des matières premières minérales, notamment les industries extractives, les industries du groupe métallurgie, sidérurgie et les industries gravitant autour de ces dernières". L'expression n'est guère meilleure; en revanche, on voit apparaître une nouvelle désignation du statut des ingénieurs dans les entreprises : ils sont considérés comme "aptes à servir de cadres supérieurs". L'Ecole adopte ainsi le vocabulaire socio-professionnel qui se développe depuis 1945 (Arrêtés Parodi) et abandonne l'ancienne appellation de "chef d'établissements ou de directeur d'usine". Le terme de "cadres supérieurs" est aussi bien utile pour résumer la multiplicité des postes de responsabilité que peuvent occuper les futurs ingénieurs.
Depuis, le Rubicon a été franchi. Aujourd'hui, on ne donne plus de liste de débouchés, et la notion de "cadres supérieurs" est trop restrictive. Le raisonnement qui part des débouchés futurs pour en déduire la formation requise est désormais inversé. On insiste d'abord sur les connaissances acquises car elles ouvrent le plus large potentiel d'activités possible. Ainsi le récent décret du 8 octobre 1991 précise que l'Ecole doit former des ingénieurs "possèdant des compétences scientifiques, techniques et générales de haut niveau les rendant aptes à exercer des fonctions de responsabilité dans l'industrie et l'Administration ".
L'espace d'intervention n'a plus de limites. Cet espace n'est d'ailleurs pas revendiqué, il est simplement constaté. L'Ingénieur civil des Mines est un généraliste par la formation qu'il a reçue, mais aussi par l'activité éclectique et couronnée de succès de ses anciens. L'universalité extrême de la formule n'échappe pas à ses auteurs, et certaines notices en nuancent la portée en rappelant l'existence d'une "vocation normale" des élèves : "l'Industrie reste leur vocation normale même si la haute administration de l'Etat, l'enseignement ou la recherche peut avantageusement les accueillir".
En deux siècles, l'Ecole a ainsi construit des formulations de plus en plus abstraites de son objet. L'arrêt fondateur stipulait une activité industrielle (la mine), une responsabilité (inspecteur ou directeur), et une liste restreinte d'enseignements. Chacun de ces termes s'est aujourd'hui considérablement complexifié, au point que les mots manquent. Comparé à son "ancien" du début du 19ème, l'Ingénieur civil des Mines a donc largement gagné en capacité de métamorphose ce qu'il a perdu en identité.
Quoique importantes pour l'image de l'Ecole, ces formules reflètent-t-elles son activité réelle? Pour s'en rendre compte, il faut aller à l'essentiel. Autrement dit, examiner les enseignements dispensés et les structures pédagogiques. Un premier constat s'impose : les définitions de l'Ecole ont souvent été en retard par rapport au contenu des enseignements. Ainsi, n'est-ce pas vers 1900 comme le suggèrent les notices introductives que le modèle "généraliste" commence à poindre mais bien plus tôt, avant même le milieu du 19è siècle.
A suivre les enseignements, l'"histoire pédagogique" de l'Ecole nous semble présenter quatre grandes phases qui sont autant d'extension du modèle initial : le modèle mono-professionel 1783-1849, le modèle professionnel élargi 1849-1887, le modèle généraliste sectoriel 1887-1949, le modèle généraliste universel de 1949 à nos jours. Ce sont ces quatre modèles pédagogique que nous allons maintenant étudier.
L'arrêt du 19 mars 1783 laisse, on l'a vu, peu de marges de manoeuvres. Il s'agit de former des "Inspecteurs et sous-inspecteurs des mines" et les enseignements à pourvoir sont directement reliés à l'exercice supposé de ces responsabilités.
Quatre chaires principales constituent, durant toute cette période, l'enseignement de l'Ecole : Exploitation des mines et machines, Métallurgie, Minéralogie docimastique, Minéralogie et Géologie. Ces grandes chaires vont connaître une longévité d'autant plus étonnante que les premières décennies de l'Ecole sont marquées par de nombreux bouleversements. A peine née, l'Ecole est suspendue en 1790 ; elle sera reconstituée en 1794 au moment où le corps des inspecteurs des Mines reçoit ses nouveaux statuts administratifs (arrêté du 6 juillet 1794). Le calme n'est pas encore au rendez-vous. La création de L'Ecole Polytechnique (22 octobre 1795) inaugure un nouveau paysage scientifique et institutionnel qui brouille la vocation de l'Ecole. Désignée comme le haut lieu de la "théorie", la nouvelle "X" semble reléguer l'Ecole des mines dans une mission essentiellement "pratique". Cette logique trouvera avec l'Aigle napoléonien sa mise en application radicale : L'Ecole de Paris est démantelée en Février 1802, pour être installée à Pesey en Savoie près d'un petit bassin minier qui sera exploitée par les élèves et les professeurs de l'Ecole3. Il faudra attendre la fin de l'Empire et l'occupation de la Tarentaise pour que soit mis fin à cette "Ecole pratique du Mont-blanc".
Avec le retour en 1815, et l'installation à l'Hôtel de Vendôme, s'ouvre enfin une histoire apaisée. L'épisode savoyard ne faisait cependant que pousser à son extrême limite l'orientation professionnelle de l'Ecole, orientation qui sera réaffirmée dans les nouveaux statuts de 1816-17. Ceux-ci distinguent, on l'a vu, "les élèves-ingénieurs destinés au corps des mines" et "les élèves externes" dont on veut faire " des directeurs d'établissements ou d'usines". Le souci d'un enseignement directement adapté au métier futur est tel, que les élèves externes sont invités à "indiquer l'espèce de Mines ou d'usine à la conduite de laquelle ils se destinent, afin que les études de chacun puissent être dirigées vers la partie qu'il aura préférée" (Arrêté du 3 juin 1817). Selon Aguillon, de telles dispositions n'ont jamais été vraiment mises en oeuvre, et l'on s'en tiendra à l'enseignement commun à tous les élèves, aux quatre grandes matières fondamentales qui ne connaîtront aucune modification ou aucun ajout avant le milieu du siècle. Il faut dire que de 1794 à 1832, l'Ecole aura été conduite par un conseil de trois inspecteurs, dont les membres varieront peu.
En 1834, avec l'élargissement de ce conseil, et le développement des pouvoirs de l'Inspecteur (directeur), l'Ecole est munie d'un cadre administratif et d'installations rénovées. Elle reste attachée à un objectif mono-professionnel sans ambiguïté, mais elle va devoir affronter les vagues d'innovation techniques et sociales qui avaient, depuis sa naissance, pris leur essor.
Pendant les premières décennies du siècle, les professeurs de l'Ecole donnent à la Minéralogie ses lettres de noblesse, et font de la géologie une discipline autonome. Mais, autour d'eux un monde industriel nouveau s'installe à grands pas. En 1814, Stephenson construit la première locomotive à vapeur ; en 1823, la ligne St-Etienne-Andrézieux pour l'évacuation du Charbon de la Loire est construite par l'Ingénieur des Mines Beaunier ; en 1825, le premier train de voyageurs relie Manchester à Liverpool; en 1837, Les Pereire ouvrent la ligne Paris-St Germain. Derrière les Chemins de fer, c'est une cohorte de nouveaux êtres techniques et de machines qui s'avance; ce sont aussi des questions inédites d'organisation, de tarification, et de sécurité; c'est enfin, la Mécanique et la Thermodynamique qui entrent au rang des "nouvelles merveilles des arts et des sciences".
Quelle attitude adopter face à ce déferlement de nouvelles connaissances et de nouveaux problèmes ? Fallait-il renvoyer ces questions à une nouvelle "Ecole des chemins de fer" comme l'on avait jadis créé une Ecole des Mines ? La logique du modèle mono-professionnel aurait dû plaider en faveur d'une telle solution. Et si l'on considère l'ampleur de l'industrie des Chemins de fer, une telle Ecole n'aurait jamais manqué de débouchés (en 1870, les compagnies de chemin de fer occupent en France des dizaines de milliers de personnes dont environ 2% occupent des postes de responsabilité supérieure 4). Mais, en 1840, qui peut prédire cette expansion ? Qu'est-ce qui pouvait justifier un enseignement de "Chemins de fer" à l'Ecole de Mines en dehors des applications de cette technique dans l'industrie minière où elle avait vu le jour? Ecoutons Aguillon :" Dès le début des chemins de Fer, on avait attiré sur eux l'attention des élèves,..., mais à mesure que les chemins de fer prenaient plus de développement,..., le besoin d'un enseignement se faisait d'autant plus sentir que les ingénieurs des mines étaient appelés au contrôle des voies ferrées...".
Ainsi deux logiques interagissent ici sans que l'on puisse savoir laquelle prévaut véritablement. S'agissait-il de fournir aux élèves externes la connaissance d'une activité industrielle nouvelle et l'on penserait à une première recherche de polyvalence 5 ? Ou s'agissait-il de tirer les conséquences des nouvelles attributions administratives du Corps de mines à savoir le contrôle des concessions des Compagnies de Chemins de fer ? Ces deux logiques allaient ici dans le même sens et dès 1846 un cours de chemin de fer est créé. Mais on ne peut manquer de se demander ce qui se serait passé si l'Etat avait alors créé un corps spécial des chemins de fer comme il le fit plus tard dans d'autres domaines ?
Quoi qu'il en soit, avec ce nouveau cours sur les chemins de fer, on quitte définitivement le modèle mono-professionel. Mais que fallait-il enseigner ? Les techniques liées au chemin de fer sont multiples et les nouvelles compagnies innovent sur bien des points. Aussi, le premier enseignement de chemin de fer comporte-t-il deux grands volets : l'un touchant à l'exploitation, l'autre à la construction (voies, ouvrages d'art...). Mais la doctrine pédagogique de cet enseignement n'est pas facile à définir, et l'attachement au modèle professionnel reste encore vif : "Le conseil de l'Ecole avait tout d'abord insisté pour que ces conférences (sur les chemins de fer : nda) n'eussent pas une forme théorique, mais consistassent exclusivement en un exposé des faits pratiques et des détails de construction". L'examen de la notice de 1869, nous semble confirmer qu'un tel parti a été respecté. La 43ème leçon (le cours dure toute l'année) traite parmi bien d'autres questions : "les stations de rebroussements, les gares de bifurcation, les gares de voyageurs, les gares de la rive droite à Versailles, la gare de Saumur, les gares du chemin d'Auteuil,..., les grues Armstrong dans les gares anglaises,...". On voit bien comment sur l'exemple des chemins de Fer, comment l'Ecole perd sa clôture initiale sur l'activité minière, mais tente malgré tout de conserver sa visée professionnelle.
Simultanément, d'autres inquiétudes lui viennent de ses propres disciplines traditionnelles. Celles-ci se développent et s'approfondissent au delà semble-t-il des besoins de l'Art de l'Ingénieur. C'est le cas du cours de Paléontologie dont l'introduction, un an avant celle des chemins de fer, soulève les protestations au sein du conseil : "On craignit qu'on ne détournât l'Ecole de sa destination en faisant des naturalistes plutôt que des ingénieurs".
D'autres sollicitations s'imposent aussi. Les premières grandes lois sur le travail ouvrier (1841), la complexification des règlements miniers et les débats virulents de l'époque autour de la question sociale ne pouvaient passer inaperçus. l'Ecole ouvre alors un troisième front avec la création en 1848 d'un cours de droit administratif sur les mines qui s'intitulera ensuite "Cours de législation et d'Economie industrielle". Là encore, l'ouverture se veut prudente et l'on cherche à éviter toute dérive en s'en remettant cette fois à des enseignants particuliers : "Le conseil considérant qu'il s'agissait de l'application de l'Economie politique aux Mines et aux usines avait été d'avis qu'il convenait de confier ces leçons à un ingénieur qui seul pourrait saisir les relations existant entre le droit des Mines et les questions d'art".
Elargissement du référent industriel, échappées vers un certain fondamentalisme, introduction de l'Economie et du droit, toutes ces modifications devaient être confirmées par l'arrêté du 17 avril 1849 qui réforme l'école, après avis d'une commission spéciale.
En dehors des nouveaux enseignements que nous avons évoqué, deux mesures sont d'une grande importance : la scolarité est portée de deux à trois ans, et une année de "cours préparatoires" ( Mathématiques, physique...) fondamentaux est organisée pour les élèves externes6. Ces cours consacraient la place de plus en plus importante des élèves externes dans l'institution. On échappait ainsi progressivement à l'idée, encore présente en 1849, que ceux-ci n'étaient que le complément d'auditoire nécessaire à la rentabilisation de l'appareil de l'Ecole, appareil trop couteux s'il n'était destiné qu'aux seuls élèves-ingénieurs du Corps.
Ainsi, au milieu du siècle, l'Ecole a-t-elle ouvert trois grandes brèches qui rompent son destin mono-professionnel mais préparent une aventure renouvelée. Avec les chemins de fer, elle découvre la question récurrente du champ d'activité potentiel de ses élèves. La Paléontologie lui fait mesurer la tentation stimulante de l'académisme scientifique. Enfin, elle découvre, avec l'Economie politique, le besoin de forger ses propres doctrines de l'efficacité ou du social; et donc la nécessité de susciter parmi ses propres élèves des vocations dans ces domaines. Il serait exagéré de penser qu'avec le tournant de 1849 les grands axiomes de l'Ecole des Mines "moderne" sont en place. Mais des problématiques nouvelles ont été rodées, et les débats ont permis de situer les grandes alternatives et leurs dangers. S'il fallait cependant dater la "conception" du modèle généraliste de l'Ingénieur plutôt que sa "naissance", nous n'hésiterions pas : c'est en 1847-49 que les graines du modèle sont semées il restait à mener sa gestation 7.
Gestation délicate, car le nouveau modèle n'est pas exempt du risque de dérives. Le souci de prendre en compte les transformations industrielles et scientifiques du temps, se mêle encore trop au souci de répondre aux missions du corps des mines. Certes, ces missions suivent les transformations techniques ; mais elles évoluent aussi au gré des découpages de l'Administration ne serait-ce que par la composition des ministères de rattachement. Le modèle d'action qui avait notamment conduit à l'introduction du cours de chemin de fer n'était donc pas sans dangers. Ainsi, en 1848, on insiste soudain sur l'importance des "Eaux minérales" car elles entrent à l'époque dans les attributions des ingénieurs des mines. En 1853, on crée même un cours d'Agriculture et de drainage (voir encadré) : "la mode paraît-il était au drainage et plusieurs ingénieurs des Mines s'en étaient occupés volontairement avec succès dans leurs services...". Ce cours persistera jusqu'en 1873 où l'on s'avisera alors, après examen des écoles allemandes, qu'il vaut mieux s'en tenir "au côté plus théorique des relations du sol et des eaux avec la géologie".
Il y avait donc un problème de doctrine pour l'élargissement du modèle pédagogique, et les élèves de l'Ecole ont ainsi étudié l'agriculture pendant deux décennies! De même, si la défaite de 1870 ou la Commune de Paris, ne modifient pas l'orientation de l'Ecole, on leur devra cependant un cours de fortifications et d'artillerie qui dureront une décennie.
En dehors de ces essais discutables, la stabilité relative des enseignements après 1850 ne signifie pas pour autant absence de projets novateurs. Mais il semble que leur réalisation necessitât l'accumulation de petites évolutions avant qu'une réforme globale ne s'impose. Ce processus trahit-il une certaine rigidité de l'Ecole ? Probablement, mais il faut aussi rappeler que la plupart des cours sont assurés par des professeurs titulaires de chaires et qu'il fallait rien moins qu'un décret pour en créer de nouvelles. Aussi voit-on une nouvelle vague de réformes, et une refonte de l'enseignement mise en chantier entre 1880 et 1900.
Comment s'en étonner ? Une révolution technologique et industrielle aussi forte que son homologue anglaise de 1780 caractérise cette fin de siècle. Les nouveaux enseignements constituent donc à la fois un élargissement à des disciplines récentes, et l'éclatement en spécialités des enseignements plus anciens. Cette fois, la question des activités du corps des Mines est peu pregnante : domine au contraire le souci des carrières propres aux ingénieurs civils (dont la dénomination est officielle en 1890).
Deux créations marquantes : le cours de Chimie Industrielle (créé par Henry le Chatelier) en 1887, et le cours d'"Applications de l'Electricité", en 1889. Il s'agit là de domaines où depuis deux décennies les percées sont spectaculaires (pour la chimie : synthèse de l'alcool en 1860, procédé Solvay pour la fabrication de la soude en 1866 pour l'électricité : Machine magnéto-électrique de Gramme et théorie de Maxwell en 1869).
Parallèlement, on spécialise. Le cours de géologie devient le cours de géologie générale tandis que se crée un cours de géologie appliquée (1887), suivi plus tard en 1900 d'un cours de Pétrographie. Le cours d'exploitation des mines donne naissance à un cours de "machines", et celui de Chemins de fer à un cours de "construction mécanique". Enfin, en 1885, le cours de législation se scinde en "législation" d'une part et "Economie industrielle" d'autre part. Ce dernier cours existait déjà à l'Ecole des Ponts. Il est créé par Emile Cheysson, l'un des grands avocats, à la suite de Le Play, de l'"Economie Sociale" et de la "méthode monographique" dans les sciences sociales. Nous avons là le premier enseignement purement économique de l'histoire de l'Ecole.
Pour autant, on s'efforce toujours de limiter les développements nouveaux, et l'on s'attache essentiellement à leurs retombées sur le secteur industriel de référence pour l'Ecole. Ainsi le cours de Chimie Industrielle est vu seulement comme "l'occasion d'étudier le traitement des substances minérales autres que métallurgiques" quant au cours d'Electricité on s'efforce de n'y voir officiellement que "l'embryon d'un cours de mécanique appliquée où les machines électriques prennent leur place au côté de leurs homologues hydraulique ou thermiques".
En 1890, L'Ecole à nouveau réformée croit avoir maîtrisé cette seconde évolution. Elle pense avoir pu conserver l'orientation professionnelle et pratique qui était la sienne tout en ayant adapté son enseignement. Aguillon reconnaît que les tensions centrifuges sont fortes mais il croit que l'on peut les contenir. Il peut donc conclure son "histoire" par un optimisme serein : "Le conseil de l'Ecole et l'administration ont tenus à rester dans les spécialités qui expliquent et justifient l'existence des Ecoles de Mines, ils n'ont pas cédé à la tentation, en étendant par ailleurs les programmes, de paraître tout enseigner au risque de ne rien apprendre aux élèves".
En 1900, Adolphe Carnot, Inspecteur de l'Ecole, insiste à son tour sur la necessité de résister à un élargissement excessif : "les réformes ont eu pour principal but l'accroissement de cours, répondant à des branches nouvelles ou récemment développées de l'Industrie... On a évité de trop élargir le cadre des études pour ne pas faire une préparation générale et forcément insuffisante à toutes les carrières de l'industrie on s'est attaché au contraire à approfondir le plus possible toutes les connaissances qui se rattachent à l'industrie minérale..." On ne saurait mieux définir le modèle que nous avons appelé "généraliste sectoriel". Ce modèle impliquait un abandon et une reconstruction.
- Abandon du modèle professionnel même élargi au profit d'un concept plus ouvert, celui d'une formation préparant aux diverses carrières d'un secteur d'industries fortement interdépendantes: Mines, usines métallurgiques ou électriques, fabriques de produits chimiques etc...".
- Reconstruction d'un parti pédagogique à partir de deux grands principes. D'une part, la transmission d'un ensemble de connaissances générales constituant "une solide instruction scientifique". D'autre part, le maintien et l'amplification de méthodes pédagogiques actives héritées du modèle professionnel : "Voyages, travaux de laboratoires, projets détaillés".
L'Histoire ne s'arrêtant pas, il ne fallut pas beaucoup attendre pour que ces principes soient à nouveau mis à l'épreuve.
Depuis 1890, un flux d'industries nouvelles, et non des moindres, envahit le monde économique. Avec l'Automobile et l'Aéronautique, c'est le monde manufacturier, celui des horloges et des instruments, celui des machines-outils et du montage qui occupe un poids nouveau dans la dynamique industrielle. Que faire ? Fallait-il initier des enseignements substantiels comme on l'avait fait jadis avec les Chemins de fer ? La formule retenue est cette fois plus prudente.
En 1910, des conférences d'automobilisme et d'aviation sont instituées mais on jugera qu'elles sont facultatives pour les ingénieurs externes. Leur contenu est-il devenu trop inutile ? Elles disparaîtront une dizaine d'années plus tard. En revanche, les tendances à la spécialisation continuent à agir : vers 1912, le cours de métallurgie se scinde en Sidérurgie et Métallurgie des métaux non ferreux (Voir encadré).
De 1912 à 1945, le modèle semble stable : a-t-il permis d'absorber les bouleversements économiques et industriels profonds du temps ? Il n'y aura pas, hélas, beaucoup de temps pour tirer des bilans approfondis : deux guerres mondiales et une grave crise économique ne favorisent certainement pas la réflexion pédagogique. Signalons cependant deux innovations institutionnelles touchant directement l'Ecole : la création du titre d'Ingénieur en 1934 et l'attribution de ce titre aux élèves de l'Ecole Polytechnique (décret du 10 Octobre 1937). Cette seconde réforme a pour effet immédiat de transformer les élèves-Ingénieurs du Corps des Mines en "Ingénieurs-élèves". Ce changement ouvrait probablement la voie à une formation spécifique pour ceux qui étaient désormais des Ingénieurs-élèves. Jusqu'alors, la séparation des deux populations semble n'avoir jamais été envisagée favorablement. En 1900, Adolphe Carnot la repoussait encore (peut-être contre certains projets...) non sans fermeté : " On a eu soin de maintenir la communauté des études et du régime intérieur entre les élèves-ingénieurs, futurs ingénieurs de l'Etat, et les élèves externes, futurs ingénieurs de l'Industrie active, malgré leur différence d'origine. Cette communauté d'instruction, au point de vue moral comme au point de vue technique exerce assurément une très heureuse influence sur l'esprit des uns et des autres". Il faudra d'ailleurs attendre les années soixante pour que cette séparation entre dans les faits.
La période qui s'ouvre dans l'immédiat après-guerre est indiscutablement celle d'une prise de conscience lucide préparant le mouvement. Les derniers efforts réels ou affichés pour maintenir un modèle de formation en stricte correspondance avec un secteur industriel de référence apparaissent désormais illusoires.
Dès 1949, une nouvelle conception pédagogique se développe, s'exprime, et va influencer la structure même des enseignements de l'Ecole. Une formule lapidaire résume cette philosophie : " On peut définir l'enseignement de l'Ecole un enseignement technique général". Les attendus de cette orientation se résument à un constat négatif : "l'évolution et le développement extrêmement rapides de l'industrie - particulièrement des industries minières et métallurgiques - n'autorisent plus l'espoir d'approfondir l'ensemble des grandes techniques et des sciences qui pourraient être nécessaires aux élèves". D'ailleurs, sur le terrain, "l'ingénieur est confronté à une spécialisation beaucoup plus poussée qu'autrefois...".
Face à ce constat, l'Ecole aurait pu suivre le mouvement de spécialisation, mais cette réponse est récusée. Un autre raisonnement est esquissé : l'ingénieur est inévitablement un spécialiste dans l'exercice d'une activité particulière, mais il y a trop de spécialités pour qu'on puisse les enseigner en détail même si on se limitait à un seul secteur industriel. On en déduit alors une stratégie pédagogique nouvelle : "on préparera donc les élèves à la gamme des spécialisations",..., on ne sacrifiera pas la formation au profit de la technologie",..., on n'évitera pas un difficile compromis,..., et l'essentiel sera dans la méthode de travail,..., et dans la prise de conscience de sa mission de réalisateur par le futur ingénieur". Ces visées générales auront une traduction opératoire par la structuration en trois stades de la formation :
- "une formation générale" : faite de compléments théoriques (mathématiques, physique et chimie ) et d'une initiation aux sciences naturelles ( Minéralogie et géologie) dont il est dit "qu'elles visent à éveiller chez les élèves les facultés d'observation trop souvent atrophiées par l'intense formation antérieure".
- "l'enseignement de techniques générales" : techniques dont "la possession est nécessaire quelque soit la spécialisation ultérieure". Dans cette catégorie on range la résistance des matériaux, les cours de Machines et d'Electricité, mais aussi et c'est à noter, les cours de Législation, d'Economie Générale (ce cours inauguré par Maurice Allais succède en 1945 au cours d'Economie industrielle) et de Comptabilité (créé aussi en 1945).
- un enseignement "spécialisé" : Deux spécialités sont créées que l'on dénommera "Options" : Exploitation des Mines et Sidérurgie.
Ce triptyque constitue une théorie sophistiquée et flexible des savoirs à transmettre. Sophistiquée parce qu'une large part de l'enseignement assoit le modèle généraliste sur un socle solide et universaliste. Sophistiquée aussi parce que l'Option permet de conserver certains avantages du modèle professionnel des débuts : "Dans chaque option outre un complément d'enseignement spécialisé, les élèves se consacrent sous la direction personnelle du professeur (...) à l'étude approfondie d'une question précise. Le but de ces options est de donner aux élèves l'occasion d'exécuter un travail concret sur un sujet limité, travail dépouillé de tout caractère scolaire et qu'on lui apprend à traiter dans l'esprit qui doit être celui de l'Ingénieur d'usine..."
Ce sont donc les options qui introduisent la première forme de flexibilité de l'enseignement. Car en offrant deux cursus distincts elles innovent radicalement. Après cent cinquante ans de tronc commun intégral, exception faite des conférences facultatives, tous les élèves titulaires ne suivront plus le même enseignement.
Toujours en 1949, l'Ecole intègre progressivement les mutations industrielles de l'entre deux-guerres. Un cours de "projetage" initie au dessin industriel et aux machines-outils, il s'arrêtera en 1958 (peut-être est-il renvoyé en option). Un cours de "transports" introduit les diverses activités de cette branche. Naissent aussi des conférences de Statistique et d'Organisation du travail ( l'Ecole avait introduit le taylorisme vers 1936 dans le cours d'Economie Industrielle). Les premières deviendront progressivement un enseignement de tronc commun ; les secondes rejoindront les conférences de Sciences Sociales nouvellement introduites au tout but des années soixante. Enfin des séances d'initiation aux Marchés internationaux des matières premières sont proposées aux élèves.
La nouvelle brèche ouverte en 1949 est de taille. Elle ne cessera plus de s'élargir avec la multiplication des options et l'évolution de ce concept. En 1954, on veut encore contenir cette variété : "certains élèves sont exceptionnellement autorisés à remplacer les options Mines ou sidérurgie par une option Machines, Chimie, Electricité industrielle, ou Géologie" qui sont dites options "accessoires". Mais bientôt, les options "accessoires" ne seront plus vraiment exceptionnelles : en 1958, elles sont ouvertes à 25% des élèves.
La définition de l'option s'infléchit aussi. On s'y efforce toujours "d'apprendre aux futurs ingénieurs à résoudre un problème...analogue à ceux qui se présenteront à lui dans sa carrière d'ingénieur". On admet encore que "les options orientent vers une spécialité", mais on se refuse dorénavant à y voir une professionnalisation précoce : "elles (les options) ne déterminent pas impérativement le placement ultérieur de l'optionnaire". Une réforme permet en 1955 l'introduction du "semestre" comme période d'organisation des enseignements ce qui accroît la flexibilité de l'enseignement et plus grande diversification des cours.
De 1955 à 1966, la France connaît une croissance exceptionnelle. Mais c'est aussi le temps de plusieurs révolutions scientifiques et sociales. Citons pêle-mêle, l'explosion des mathématiques appliquées et de la recherche opérationnelle, l'arrivée du génie nucléaire, de l'informatique, de la microscopie électronique, du transistor et des circuits intégrés, le développement des matières synthétiques, l'émergence de l'aéronautique à réaction ou de la conquête spatiale sans oublier la consolidation progressive des sciences économiques et sociales, ou la diffusion du marketing.
Le choc est rude. Mais les éléments mis en place depuis le début des années cinquante vont permettre de s'y adapter. Quant à la perspective d'ensemble, elle sera résolument universaliste. C'est elle qui inspire la réforme de 1966 8 .Cette réforme comporte principalement :
- l'introduction des "enseignements spécialisés". Ce sont des enseignements offerts au libre choix des élèves, à charge pour chacun d'obtenir par semestre un certain nombre d'unités de valeur.
- la structuration des enseignements en six départements : Mathématiques, Physique, Mécanique, Science de la terre, Exploitation des Mines et Organisation, Métallurgie, Chimie, Electricité, Sciences humaines.
- La constitution d'un cursus d'option étalé sur deux ans, les options se construisent aussi bien par un secteur d'activité industriel, par un champ disciplinaire, que par une orientation thématique. En 1967, on compte déjà dix options : Mathématiques appliquées (géostatistique), Physique, Machines, Géologie, Mines-Organisation, Mines-Mécanique des roches, Métallurgie physique, Métallurgie extractive, Chimie, Electrotechnique.
Le modèle mis en place porte à maturation la logique de ce que nous appelons un "modèle généraliste universel". L'Ecole conserve des spécificités indéniables (le département Sciences de la terre, les options Mines...) mais sa structure lui permet de couvrir la quasi-totalité des grands champs scientifiques et techniques, sciences sociales et humaines comprises. De plus la flexibilité du modèle joue à plein. Les évolutions incessantes des savoirs et des problématiques peuvent être désormais absorbées de différentes manières : par l'introduction d'enseignements spécialisés courts intervenant sur un seul semestre, par une modification des contenus des options, par la restructuration des départements.Autant de leviers utiles pour reconcevoir "incrémentalement" les contenus sans toucher au modèle d'ensemble. A vrai dire, dès 1967 la liste des enseignements dispensés devient considérable : on en compte alors une cinquantaine et ce nombre autant que celui des options connaîtront ensuite une forte croissance (aujourd'hui on compte 16 options)
C'est aussi à la fin des années 60 que commence l'aventure de la recherche : création de nouveaux établissements (Fontainebleau, Corbeil, Sophia-antipolis), développement de centres de recherche et passation des premiers contrats avec l'industrie. Le développement de l'activité de recherche suivra l'étendue et la souplesse du spectre disciplinaire de l'Ecole. On y retrouve aussi bien des recherches relevant des secteurs industriels traditionnels de l'Ecole, des travaux portant sur des techniques générales (mathématiques appliquées par exemple), ou des centres dédiées aux sciences économiques et sociales (incluant les problèmes de gestion et d'organisation des entreprises). Mais avec la recherche, c'est aussi une extension sans précèdent et une modification profonde du personnel enseignant de l'Ecole qui s'effectue. Cette nouvelle aventure est trop récente et trop complexe pour que nous puissions même tenter d'en dégager les grandes lignes. Elle mériterait à elle seule une étude. Nous nous contenterons d'insister ici sur le fait qu'un développement de la recherche n'aurait probablement pas été possible, du moins dans son étendue actuelle, sans la maturation du modèle généraliste universel qui s'amorce en 1949.
Quels enseignements tirer d'un tel essai d'histoire ? Chacun peut à sa guise accorder une importance relative aux différents faits que nous venons de rapporter. Pour notre part nous voudrions insister sur trois points qui nous semble susceptibles de nuancer certaines idées reçues ou d'éclairer les débats à venir.
a) L'Ingénieur Généraliste tel qu'il s'élabore à l'Ecole des Mines n'est ni la mise en application d'un modèle national de l'ingénieur, ni l'enfant d'une vision des sciences et des techniques proche de l'Encyclopédie, ni la conséquence du déclin des activités minières comme on le croit trop souvent. Il est le produit d'une histoire longue et d'un ensemble de tensions que l'on peut spécifier. Ainsi, l'Ecole des Mines de Paris n'est pas généraliste à sa naissance ni même pendant les cinquante premières années d'existence. Or, bien avant la naissance de l'Ecole, les Ingénieurs les plus marquants du 17è et du 18ème siècle, sont d'authentiques généralistes : Vauban, Belidor, Smeaton s'intéresseront aussi bien au génie Civil, qu'à l'hydraulique, où à la sciences des Machines. L'Ecole (à l'instar des Ponts) innove donc à rebours du modèle généraliste en inventant un modèle mono-professionnel parfaitement délimité à l'exercice d'une responsabilité administrative. Or, ce modèle ne sera pas tenable, on l'a vu, précisément parce que deux logiques contradictoires sont à l'oeuvre :
- des tensions centrifuges provenant soit de l'évolution des techniques; soit, surtout au 19ème siècle, de l'élargissement parfois surprenant des missions des ingénieurs du corps de mines. Paradoxalement, le lien organique à une activité professionnelle aura contribué à l'élargissement des contenus. Mais le modèle généraliste universel ne concerne aujourd'hui que la formation des ingénieurs civils (la formation spéciale des élèves du Corps créée au début des années soixante relève d'autres principes non étudiés ici)
- Un souci constant d'unité et de cohésion de l'Ecole qui poussera notamment à maintenir pendant cent cinquante ans un contenu d'enseignement uniforme pour tous les élèves et donc à ne pas éclater l'Ecole en départements autonomes par spécialité. Soumises à ces deux logiques, l'Ecole inventera à chaque fois des modèles pédagogiques adaptés, mais chaque grande transformation du monde économique et technique a été et sera une épreuve pour l'ensemble de l'édifice.
b) L'Ecole prend vite conscience de la difficulté qu'il y a à penser un enseignement soumis en permanence à des poussées centrifuges. Mais la rigidité initiale de ses structures, l'oblige à n'évoluer que par à-coups. Des adaptations partielles s'accumulent au fil des ans, constituant autant de poussées qui brutalement imposeront une réforme d'envergure venant à la fois donner un statut aux innovations et reconstruire l'ensemble des enseignements dans une perspective plus novatrice. 1849, 1887, 1949, 1966 sont autant de mouvements actuelde ce type. Ces dates correspondent évidemment à quelques années près aux grandes révolutions industrielles traditionnellement reconnues. Mais, les tournants de 1849 et de 1949 méritent d'être considérés comme des points d'inflexion particuliers. Le premier parce qu'il rompt le modèle mono-professionnel, le second car il explicite véritablement le modèle généraliste universel.
Quant à la réforme de 1966, elle va bien plus loin que la consolidation d'un modèle pédagogique. Certes, l'Ecole est dotée d'une structure flexible permettant une innovation continue et foisonnante. Mais, elle s'ancre désormais dans un milieu de chercheurs qui organise sa relation au monde extérieur d'une manière nouvelle et originale. Ainsi le modèle généraliste universel de l'enseignement a-t-il été le point de départ d'une mue plus radicale : l'Ecole s'est métamorphosée en ce que l'on pourrait appeler un "Institut des sciences pour l'Ingénieur"9.
c) Mais, toutes ces réformes témoignent aussi d'une vérité appeler à durer : l'évolution de l'Ecole exige un haut niveau de réflexion et d'invention pédagogique. Le modèle généraliste universel n'a pas de substance, pas de repères simples ou durables, il doit être revisité et reconstruit en fonction des données et des problèmes qu'imposent les transitions scientifiques et sociales d'une époque. Le modèle actuel n'achève donc pas l'histoire de l'Ecole. Il ne constitue que la première forme du modèle généraliste universel. Si sa flexibilité lui permet de s'adapter au nouveau, encore faut-il que ce nouveau puisse être introduit en conservant l'unité d'ensemble. Tout au long de son histoire, l'Ecole s'est attachée à n'introduire de nouveaux enseignements qu'à condition de disposer d'enseignants capables de réorganiser le contenu de leur discipline en fonction d'une logique spécifique et d'une perspective d'ensemble commune. Les premiers grands cours innovateurs : chemins de fer, paléontologie, Economie industrielle ont tous adopté un parti original. On peut penser que le lien étroit entre recherche et enseignement, formé dès le début des années 70, a jusqu'ici permis la genèse de tels enseignements. Il a donc contribué directement à maîtriser le foisonnement et les dérives inévitables du modèle généraliste. Ce lien constitue donc un dispositif fondamental du modèle, dispositif qui jouera certainement un rôle essentiel dans les inévitables dépassements du modèle des années soixante qu'il faudra encore conduire. Nous savons tous à quel point le monde a changé depuis cette époque.
- Sur l'Ecole des Mines de Paris :
Arrêt fondateur 1783
Programme des cours de l'Ecole Impériale des Mines 1869
L'Ecole des Mines de Paris. Notice Historique par Louis Aguillon, Dunod Paris 1889.
Notice sur l'enseignement de l'Ecole Nationale supérieure des Mines par M. Adolphe Carnot, 1900.
Notice de l'Ecole Nationale supérieure des Mines de Paris, 1912.
Notice de l'Ecole Nationale supérieure des Mines de Paris, 1924.
Notice sur l'organisation de l'Ecole Nationale supérieure des Mines de Paris, 1936.
Notice sur l'organisation de l'Ecole Nationale supérieure des Mines de Paris, 1945.
Notice sur l'organisation de l'Ecole Nationale supérieure des Mines de Paris, 1949.
La Formation des Ingénieurs des Mines en France. Rapport spécial pour l'UNESCO 1954.
Notice sur l'organisation de l'Ecole Nationale supérieure des Mines de Paris, 1958.
Programme des enseignements de l'Ecole des Mines de Paris 1967.
- Sur l'histoire des ingénieurs :
Konstantinos Chatzis, " La naissance d'une nouvelle figure : l'ingénieur civil et l'Ecole centrale", note de recherche Latts Ecole des ponts des chaussées, 1992.
André Grelon, " Les ingénieurs de La crise" Editions de l'EHESS, Paris 1986.
Annick Ternier, André Grelon, " Chronologie des Ingénieurs (1744-1985)" in André Grelon, "Les ingénieurs de La crise" Editions de l'EHESS, Paris 1986.
Antoine Picon, "L'invention de l'Ingénieur moderne", Presses de l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées.
Hèlène Vérin, " La gloire des ingénieurs" Albin Michel Paris 1993.
1 Remerciements : ce texte a bénéficié des remarques de Jacques Lévy, directeur de l'Ecole des Mines de Paris, ainsi que des commentaires d' Hélène Vérin au cours d'un séminaire de recherches organisé par Robert Salais et Dominique Foray. Enfin, la présentation qui en a été faite au séminaire de l'Ecole à Dourdan nous a permis de recueillir d'utiles complèments.Ce texte a fait l'objet d'une diffusion dans les actes du premier Séminaire de Dourdan.
2 Par ailleurs certaines de ces notices s'accompagnent de rapports plus détaillés sur l'Ecole.
3 On avait aussi envisagé une autre implantation à Geislautern, où une mine sédimentaire aurait fait le pendant de la mine métallique de Pesey. Mais cette implantation n'a jamais fonctionné.
4 Cf l'article "Chemins de Fer" du dictionnaire des Arts et des Manufactures de Charles Laboulaye.
5 La toute jeune Ecole Centrale introduit un Cours de Chemin de Fer dès 1838 alors qu'elle ne forme pas d'Ingénieurs de l'Etat. Cf K. Chatzis, 1992.
6 Mme Touret, Conservateur du Musée de l'Ecole, nous a signalé que ces cours étaient aussi rendus necessaires par le développement, dû à Haüy, d'une cristallographie scientifique.
7 L'Ecole des Mines n'est pas la première a opérer cet élargissement. Car l'Ecole Centrale est aussi créée, en 1829, sur un projet de nature "généraliste". Mais il est frappant de constater qu'au milieu du siècle, l'Ecole qui avait le projet initial le plus étroit offre une palette d'enseignements aussi variée que celle de Centrale, Cf Chatzis op.cit.
8 A laquelle on ne saurait manquer d'associer Raymond Fischesser et Pierre Laffite, alors directeur et directeur adjoint, le second étant aussi l' initiateur des premières leçons de sciences sociales.
9 En 1969, le rapport Gaudin pour la commission Dejou évoque " les Ecoles des Mines : le MIT français ? "
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Mis sur le web par R. Mahl.