COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 mars 2006)
Résumé.
Albert-Auguste Cochon de Lapparent (1839-1908) est la personnalité dominante de la géologie française de la fin du XIXe siècle, auteur d'un Traité de Géologie et d'un Cours de Minéralogie qui firent date dans l'enseignement supérieur, en France et dans le monde. Un troisième manuel, rédigé sur le tard, porte dans son titre l'expression ambiguë de " géographie physique ", choisie par l'auteur en lieu et place de " géomorphogénie ". L'objet du présent article est de montrer qu'Albert de Lapparent a été le précurseur incompris d'une vision unitaire de la géomorphologie, la science des reliefs, et ce, dans ses deux grandes composantes qui sont l'étude des formes et l'étude des processus. Car si le Traité de Géologie (1883) fonde dans sa première partie une physique du relief, articulant par le moyen des transferts de flux de matière et d'énergie le dynamisme des processus exogènes et des mécanismes endogènes de la morphogenèse, il est non moins manifeste que les Leçons de Géographie physique (1896) définissent quant à elles une géographie du relief basée sur la dynamique des formes du relief comme expression spatiale de systèmes de forces en interaction au cours d'un laps de temps donné.
Mots-clés : géologie - géomorphologie - géographie - géodynamique - géosciences - XIXe siècle.
Abstract.
As author of two benchmark textbooks, the Traité de Géologie and the Cours de Minéralogie, which were widely circulated throughout the world, Albert-Auguste Cochon de Lapparent (1839-1908) was by far the most prominent personality in French geology during the end of the 19th century. A third textbook, written at the very end of the 1890s, bears in its title the ambiguous expression "physical geography", preferred by the author to the word "geomorphogeny". The aim of this paper is to show that Albert de Lapparent failed to impose his unified vision of geomorphology, the science of planetary relief which he considered from the points of view of both landforms and processes studies. Whereas the first part of the Traité de Géologie (1883) clearly established a physics of landforms approach through concerns with matter and energy fluxes and their dynamic links with endogenous causes and surface processes of land sculpture, the Leçons de Géographie physique (1896) focused on a geography of landforms in which the main emphasis was put on spatial differentiation of landform development under interacting systems of forces over time.
Key words: geology - geomorphology - geography - geodynamics - Earth sciences - 19th century.
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L'étude qui suit est l'aboutissement d'une recherche dont les idées ont été présentées oralement le 21 avril 2004 à l'occasion du 129e congrès du Comité des Travaux historiques et scientifiques (CTHS), puis le 8 mars 2006 devant les membres du Comité français d'Histoire de la Géologie.
À cette occasion, il m'est particulièrement agréable de remercier les collègues qui ont bien voulu me faire part de leurs observations constructives : d'une part, Mme Jacqueline Lorenz, M. François Fröhlich et M. Patrick de Wever, rencontrés à Besançon ; d'autre part M. Michel Durand-Delga et M. Philippe Pinchemel, à Paris, qui m'ont aidé à mieux cerner la pensée géomorphologique d'Albert de Lapparent. Cet essai a aussi bénéficié de nombreux échanges avec M. Calvet et Y. Gunnell, notamment en ce qui concerne les contours et les contenus de la géomorphologie.
Enfin, maintes notions de thermodynamique, de magnétisme et de radioactivité me seraient restées parfaitement hermétiques sans les pertinentes et patientes explications de mon regretté collègue et ami Alain Herpe (1948-2003), professeur de sciences physiques prématurément disparu, à la mémoire de qui ce travail est dédié.
Un hérisson dans la tempête est un recueil d'articles dus à Stephen Jay Gould (1994) [ L'édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1987 sous le titre : An Urchin in the Storm ]. La deuxième partie, " Temps et Géologie ", s'ouvre par une analyse de l'admirable essai de Martin J. S. Rudwick (1985a) sur La grande controverse du Dévonien : l'élaboration des connaissances en milieu spécialisé, " un document clé de ce siècle pour la compréhension de la science et de son histoire " (Gould, 1994, p. 89) [ The Great Devonian Controversy: The Shaping of Scientific Knowledge among Gentlemanly Specialists. Toujours en 1985, M. J .S. Rudwick (1985b) présentait aux membres du COFRHIGÉO une communication sur " Les Sociétés géologiques de Londres et de Paris en 1835 et la vie géologique contemporaine "]. La seule critique que Gould adresse à Rudwick est d'avoir organisé " son récit selon l'ordre chronologique le plus rigoureux ", en ayant trop fait sien " l'impératif des historiens qui stipule que les événements ne doivent pas être lus à la lumière d'événements postérieurs nécessairement ignorés des protagonistes de l'époque " (Ibid., p. 100-101). Sans tomber dans les tristes errements de l'histoire " à la whig ", l'amère réécriture du passé à l'aune des certitudes du jour (Giusti, 2005), la présente étude prendra cependant quelques libertés avec l'ordre chronologique.
En avril 1907 paraît la troisième édition des Leçons de Géographie physique, l'un des trois grands manuels écrits par Albert de Lapparent avec le Traité de Géologie et le Cours de Minéralogie. À cette date, leur auteur est sans conteste le plus éminent géologue français, en même temps qu'une personnalité de premier plan dont la renommée s'étend bien au-delà des frontières de la France. Comme l'ont rappelé Charles Barrois (1909) et Alfred Lacroix (1920), de Lapparent présidait la Société géologique de France lors de son cinquantenaire en 1880, il la préside à nouveau lors de l'Exposition universelle de 1900 et de la VIIIe session du Congrès géologique international à Paris. Élu membre de l'Académie des sciences le 28 juin 1897 dans la section de minéralogie, de Lapparent est sur le point de remplacer Marcelin Berthelot dans les fonctions de secrétaire perpétuel pour les sciences physiques le 13 mai 1907, avant de gagner Londres, où il fut le premier des hôtes étrangers de la Geological Society à prendre la parole lors des cérémonies commémoratives du centenaire de la vénérable institution [ De très nombreuses notices ont été consacrées à la vie et à l'œuvre d'Albert-Auguste de Lapparent, parmi lesquelles celles de : H. Becquerel, à l'Académie des sciences, Paris (1908) ; P. Glangeaud, dans la Revue générale des Sciences (1908) ; L. Pervinquière, dans la Revue scientifique (1908) ; E. de Margerie, dans les Annales de Géographie (1908) ; F. Schrader dans La Géographie (1908a) et La Montagne (1908b) ; V. Sabatini, dans le Bollettino della Società Geologica Italiana (1908) ; W. J. Sollas, dans le Quarterly Journal of the Geological Society (1909) ; H. Haack, dans Geographenkalendar (1909) ; C. Barrois, dans la Revue des Questions scientifiques (1909) ; A. Lacroix à l'Académie des sciences, Paris (1920). Voir aussi les communications de P. Bordet (1976) et de N. Broc (1977) ].
Le texte dont il sera question ici est celui d'une conférence lue par Albert de Lapparent dans la séance publique des cinq Académies le 26 octobre 1903, intitulée : La Science et le Paysage. Cette conférence pose deux questions. Pourquoi, alors qu'il est d'abord et avant tout un géologue et un minéralogiste, de Lapparent décide-t-il de traiter du " paysage " ou, pour suivre les mots de Gaston de La Noë et d'Emmanuel de Margerie (1888), des " formes du terrain " ? La première hypothèse qui vient à l'esprit est que de Lapparent, s'exprimant devant un public certes cultivé, mais pour l'essentiel composé de non-spécialistes, aurait préféré développer un sujet apparemment moins rude qu'une abrupte question de géologie ou de minéralogie. Mais cette réponse n'est guère satisfaisante car - tous ses biographes l'ont souligné - de Lapparent était un " causeur étincelant " (Lacroix, 1920), possédant au suprême degré l'art de rendre à quiconque aimable, facile et accessible la plus austère, la plus technique et la plus ardue de toutes les questions. Et l'on ne voit pas, à bien y réfléchir, pourquoi une question de géologie ou de minéralogie serait plus difficile qu'une question ayant trait à l'un ou à l'autre des deux grands versants de la science des reliefs : l'étude des formes et l'étude des processus, internes ou externes. Une deuxième hypothèse se dégage du survol de la liste des conférences données par le grand savant dans des périodiques comme Le Correspondant ou La Revue des questions scientifiques. De Lapparent parlerait du paysage parce qu'il s'est déjà exprimé par le passé sur de nombreux sujets de géologie et de minéralogie, et que, suivant le mouvement de sa propre pensée, il a pour cheval de bataille depuis la fin du XIXe siècle une jeune sous-discipline en cours d'émergence aux marges de la géologie et de la géographie, la géographie rationnelle ou géographie systématique, dite encore physiographie, ou géomorphologie ou géomorphogénie. Mais si de Lapparent traite du paysage parce que tel est alors le coeur de ses pensées, force est aussi de constater qu'il livre en 1903 son dernier mot sur le sujet.
Emmanuel de Margerie a rappelé (1908, p. 345) comment les éditions successives de ses manuels entraînaient de Lapparent à " un travail de constante révision : ceux-là seuls peuvent apprécier l'écrasant labeur que représente cette refonte perpétuelle, qui l'ont vu à l'oeuvre, à la Bibliothèque de la Société Géologique de France ". Les Leçons de Géographie physique ne font pas exception à la règle, passant de 590 à 728 pages et de 117 à 203 figures entre la 1re (1896) et la 3e édition (1907). Mais, alors que de Lapparent s'est préoccupé de réécrire " les chapitres relatifs aux Alpes et aux Pyrénées " afin de les mettre " en harmonie avec la nouvelle conception des plis couchés et des charriages dans les montagnes ", les questions de géomorphologie ne font l'objet que " de rectifications ou d'additions de détail, notamment sur le pouvoir mécanique des tourbillons et les phénomènes de surcreusement " (de Lapparent, 1907, p. VII-VIII). Or, sans mésestimer l'intérêt des travaux géomorphologiques du géographe Jean Brunhes (1898 à 1907), dont les notes à l'Académie sont présentées par de Lapparent sous la rubrique " Géographie physique ", on observera que Davis avait publié après 1898 plusieurs articles qui approfondissent la théorie du cycle d'érosion sur le plan qualitatif.
Jean Brunhes était le frère de Bernard Brunhes, directeur de l'observatoire du Puy-de-Dôme de 1900 à 1910, le physicien qui donna en 1905 la première preuve d'une inversion géomagnétique sur des roches volcaniques situées près de Pontfarein (commune de Cézens, Cantal), 20 km à l'ouest de Saint-Flour (Didier & Roche, 1999. Le Mouël, in : Gaudant, 2007, p. 40-42). Comme l'a rappelé M.-J. Brunhes Delamarre (1975), les Brunhes formaient une lignée de deux sœurs et cinq frères, soudés dès leur jeunesse par une inaltérable solidarité. Un père natif d'Aurillac, une mère native de Saint-Flour expliquent l'attachement des Brunhes à l'Auvergne.
Les notes à l'Académie des sciences de Jean Brunhes présentées par Albert de Lapparent dans la rubrique de Géographie physique sont les suivantes : Sur quelques phénomènes d'érosion et de corrosion fluviales (1898) ; Sur les marmites des îlots granitiques de la cataracte d'Assouan, Haute-Égypte (1899a) ; Sur un principe de classification rationnelle des gorges creusées par les cours d'eau (1902b) ; Sur le sens de rotation des tourbillons d'eaux courantes dans l'Europe centrale (1904) ; Sur les contradictions de l'érosion glaciaire (1906a) ; Sur une explication nouvelle du surcreusement glaciaire (1906b) ; Sur les relations entre l'érosion glaciaire et l'érosion fluviale (1907). Dans les Annales de Géographie, Jean avait co-signé avec son frère Bernard un travail sur Les analogies des tourbillons atmosphériques et des tourbillons des cours d'eau et la question de la déviation des rivières vers la droite (1904). Sur les différents sens de l'expression " géographie physique ", voir infra, 2.
Mais, curieusement, la 3e édition des Leçons ne fait pas référence à ces travaux (Tableau 1), pour mettre en avant les recherches d'un obscur quantitativiste. Entre 1896 et 1907, le seul article géomorphologique d'Albert de Lapparent est une communication au Congrès de géographie de Berlin : La question des pénéplaines envisagée à la lumière des faits géologiques (1899). La conférence que de Lapparent prononce sous la Coupole en 1903 est donc bien son ultime message en matière de reliefs terrestres, bref, sa dernière " leçon ". Comme l'intérêt qu'il porte au relief est en réalité des plus anciens, surgit alors la seconde des deux questions que nous annoncions en commençant le paragraphe précédent : quelles peuvent être les raisons, après tant d'engagement, d'un si brutal, si total et si définitif silence ?
À l'École des mines, Albert de Lapparent avait eu pour professeur Élie de Beaumont. L'une des idées directrices de l'Explication de la carte géologique de la France (Dufrénoy & Élie de Beaumont, 1841 ; 1848) tient dans l'affirmation réitérée de " relations " entre " les formes extérieures du sol et la nature intérieure du terrain ", fondées sur le principe de la " continuité des masses minérales " et sur l'existence d'un précieux fil d'Ariane : le " calcaire du Jura ". Mais l'objectif des fondateurs de la cartographie géologique du territoire n'était pas d'interroger le sous-sol dans le but d'expliquer telle ou telle forme du relief, le propre de la démarche géomorphologique en géomorphologie structurale. Il était plutôt de voir comment le relief pourrait servir de guide aux investigations géologiques. D'où la perplexité manifestée par les deux ingénieurs (Dufrénoy & Élie de Beaumont, 1841, p. 25-26) face aux inadaptations du drainage, ces " discordances nombreuses " constatées entre " les lignes hydrographiques " et " les lignes géologiques " d'une contrée, et leur recours au deus ex machina de la tectonique - la théorie des " vallées de déchirement " - pour expliquer ces apparentes anomalies du tracé des cours d'eau que sont les percées cataclinales :
Comme le rappelle de Lapparent dans sa conférence (§§ 26-31), la théorie du développement des réseaux hydrographiques associés à l'émersion d'une plaine côtière zonée (belted coastal plain) permettra quelques années plus tard à William Morris Davis (1895a, 1896a) d'avancer une explication de ces anomalies dépourvue de tout catastrophisme (§§ 13-15), ce qui ne signifie évidemment pas que les bassins sédimentaires soient pour autant indemnes d'accidents tectoniques (failles, ondulations, " plis " posthumes), les deux notions de surimposition et d'antécédence ayant été vues par John Wesley Powell dans la seconde moitié du XIXe siècle (1875, 1876).
Jusqu'à quel point les enseignements d'Élie de Beaumont orientèrent-ils la curiosité du jeune et brillant polytechnicien vers les sciences du relief ? Le fait est que tout au long de sa carrière, de Lapparent marqua un intérêt soutenu et jamais démenti pour les questions de géomorphologie, d'où le discret hommage au Maître disparu avec la rapide évocation de la Description des Vosges (§ 6). La monographie que de Lapparent consacre à la " boutonnière " du Pays de Bray, parue en 1879, et dont une première version avait vu le jour dès 1873, le montre soucieux d'utiliser la structure géologique (autrement dit, la nature et la disposition des masses minérales) pour analyser la topographie. Alors qu'il est chargé de lever tout ou partie de sept feuilles de la carte géologique détaillée à 1/80 000 [Beauvais, Rouen, Neufchâtel, Laon, Cambrai, Yvetot, Avranches], l'examen des conditions de gisement dans la craie des sables éocènes du Vermandois et du Cambrésis le conduit à insister sur les phénomènes de piégeage et de remaniement karstique. Enfin, l'étude du limon des plateaux du Bassin de Paris l'amène à discuter de l'influence de l'érosion subaérienne dans la genèse de la formation superficielle (Barrois, 1909). Cet intérêt pour les formes, les processus et les formations superficielles va se retrouver dans les ouvrages didactiques et dans les notes ou articles de haute vulgarisation que de Lapparent multiplie à partir de 1876, date de son entrée dans l'enseignement libre à l'Institut catholique de Paris.
Choix de publications géomorphologiques de William Morris Davis entre 1882 et 1909 | Référence in : Chorley et al. (1973) | Citation par de Lapparent (1896a à 1907) | Citation par Haug (1907) | Citation par de Martonne (1909) |
On the classification of lake basins | 1882 A | |||
Glacial erosion | 1882 B | |||
Geographic classification, illustrated by a study of plains, plateaus, and their derivatives | 1885 D | |||
Geographic methods in geologic investigations | 1889 C | O | ||
The rivers and valleys of Pennsylvania | 1889 D | O | O | |
Methods and models in geographical teaching | 1889 H | |||
Topographic development of the Triassic Formations of the Connecticut Valley | 1889 M | O | ||
The rivers of northern New Jersey, with notes on the classification of rivers in general | 1890 K | O | ||
Two belts of fossiliferous black shale in the Triassic Formation of Connecticut | 1891 J | O | ||
The convex profile of bad-land divides | 1892 B | |||
Physical geography as a University study | 1894 E | O | ||
The development of certain English rivers | 1895 E | O | O | O |
La Seine, la Meuse et la Moselle | 1895 G, 1896 J | O | O | O |
Large scale maps as geographical illustrations | 1896 E | O | ||
Plains of marine and subaërial denudation | 1896 F | |||
The coastal plain of Maine / Un exemple de plaine côtière : la plaine du Maine | 1897 H, 1899 C | |||
Vallées à méandres | 1899 D | |||
La pénéplaine / The peneplain | 1899 E, 1899 I | O | O | |
The geographical cycle | 1899 H | O | O | |
The drainage of cuestas | 1899 M | O | ||
Fault scarp in the Lepini Mountains, Italy | 1900 E | O | ||
Glacial erosion in France, Switzerland and Norway | 1900 H | O | O | |
Glacial erosion in the Valley of the Ticino | 1900 I | |||
An excursion to the Grand Canyon of the Colorado | 1901 H | O | ||
Peneplains of central France and Brittany | 1901 K | |||
Base level, grade, and peneplain | 1902 A | O | ||
The terraces of the Westfield River | 1902 F | O | ||
The mountain ranges of the Great Basin | 1903 G | O | ||
Complications of the geographical cycle | 1905 J | |||
The geographical cycle in an arid climate | 1905 L | O | ||
A day in the Cévennes | 1905 M | |||
Observations in South Africa 1906 E | O | |||
The sculpture of mountains by glaciers | 1906 J | |||
The place of coastal plains in systematic physiography | 1907 E | |||
Geographical Essays | 1909 C | O | ||
The systematic description of land forms | 1909 G |
Dans L'origine des inégalités à la surface du globe, de Lapparent (1879b) s'intéresse à la forme de la Terre en tant que corps planétaire, à sa " morphologie " au sens mathématique, aux formes et aux figures de la Terre du géodésien et du géophysicien. Dans le Traité de géologie (1883), " la géologie proprement dite " est précédée d'une première partie consacrée aux " phénomènes actuels ", où de Lapparent livre un exposé d'une rare modernité sur les facteurs globaux de la morphogenèse, la géodynamique dans ses deux grandes familles de forces interagissantes et donc indissolublement couplées : les processus externes de nature physique ou mécanique, chimique ou biologique, (action de l'atmosphère, des eaux courantes, des eaux souterraines, de la mer, des glaciers, etc.) et les mécanismes internes (action des volcans, des séismes, des dislocations, des affaissements, des soulèvements, etc.). Tant par sa conception que par son contenu, l'ouvrage évoque les Illustrations of the Huttonian Theory (Playfair, 1802), et, plus encore, le premier volume des Principles of Geology (Lyell, 1830). Mais de Lapparent se place dans une perspective radicalement opposée à l'uniformitarisme. Avec Le rôle du temps dans la nature, il défend l'idée - notamment à travers les exemples de l'érosion littorale et du ruissellement subaérien - que " l'action propre du temps peut être considérée comme nulle " parce que " la force " est le seul élément véritablement dynamique, dont " l'intervention est aussi rapide qu'elle est irrégulière " (de Lapparent, 1885b, p. 10), et que " l'étude des phénomènes extérieurs " montre partout que " l'activité de la surface terrestre se partage en périodes très courtes de grande efficacité, séparées par des intervalles de repos " (Ibid., p. 15).
Les deux autres phénomènes examinés en détail par de Lapparent dans une perspective non uniformitariste sont la formation des récifs coralliens selon la théorie formulée par John Murray à l'issue des observations effectuées lors de la croisière du Challenger autour du monde (1872-1876) et des premiers travaux d'Alexandre Agassiz en Floride, et la formation de la houille au lendemain de la parution des travaux pionniers de Henri Fayol (1881) sur la théorie des deltas. Pour de Lapparent (1885b, p. 31), les conclusions obtenues dans l'ordre physiologique sont les mêmes que celles acquises dans l'ordre mécanique : " L'élément dynamique, […] l'influence du milieu et de ses transformations plus ou moins accentuées, a manqué dans certains cas, tandis qu'il intervenait puissamment en d'autres. Là, encore, le temps à lui seul ne produit rien ".
Dans La destinée de la terre ferme et la durée des temps géologiques (1891), de Lapparent s'intéresse encore aux agents et facteurs de l'érosion, cette fois comme un moyen d'estimer indirectement la durée des périodes géologiques et de calculer l'âge de la Terre " à l'aide d'arguments tirés de l'expérience " : celles d'Albrecht Penck [Morphologie der Erdoberfläche (Penck, 1894] ou de Gaston de La Noë et d'Emmanuel de Margerie sur modèles réduits, les mesures de turbidité et de salinité d'Andrew A. Humphreys et Henry L. Abbot sur le Mississipi [Le Report upon the Physics and Hydraulics of the Mississippi River de Andrew Atkinson Humphreys et Henry Larcom Abbot (1861), est resté l'ouvrage de référence sur le fleuve et son bassin pendant plus de soixante ans], de John Murray sur dix-neuf grands fleuves [voir On the total annual Rainfall on the Land of the Globe, and the Relation of Rainfall to the annual Discharge of the Rivers (1887)], les données rassemblées par Archibald Geikie (1885) dans son Textbook of Geology. Autant que le résultat obtenu (quatre millions d'années pour aplanir toutes les terres émergées connues à la fin du XIXe siècle), le mode de calcul mérite d'être rappelé, car celui-ci permet de comprendre celui-là : volume des terres émergées, bilan de l'érosion mécanique (charge solide, débit des fleuves, érosion marine) et de l'érosion chimique (charge dissoute, variations du volume de l'Océan), bilan des actions volcaniques. Compte tenu du fait que les produits de l'érosion mécanique ne couvrent que 1/5e de la surface du fond des océans, de Lapparent (1891, p. 35-36) estime qu'une " époque sédimentaire ", correspondant " à la disparition totale d'un relief moyen de 700 mètres, s'exprimerait par un ensemble de terrain détritiques pour lesquels le maximum d'épaisseur serait voisin de 2 000 mètres ". Comme l'épaisseur de tous les terrains stratifiés est alors évaluée à 45 kilomètres, " au taux de 2 kilomètres par période, cela représenterait un peu plus de 22 périodes de quatre millions d'années ", soit 88 à 90 Ma " pour toute l'histoire géologique ". Et de Lapparent de noter avec satisfaction que l'âge de la Terre calculé à l'aide des phénomènes d'érosion est en bon accord avec l'ordre de grandeur de 100 Ma (au plus) obtenu par le physicien William Thomson (devenu Lord Kelvin en 1892) à partir de l'étude du flux calorifique (Ibid., p. 36-37) [Exposé documenté du débat sur l'âge de la Terre, in : Great Geological Controversies (Hallam, 1983, p. 82-109)]. Cet essai de quantification est quasi contemporain de l'importante Note sur la nomenclature des terrains sédimentaires (Munier-Chalmas et de Lapparent, 1893), plusieurs étages primaires et tertiaires - il importe ici de le rappeler - ayant été définis et nommés par de Lapparent lui-même (de Margerie, 1930, p. 12-13, Cavelier & Roger, 1980, passim).
Dans l'article de 1891, Les formes du terrain (de La Noë & de Margerie, 1888) est à peine mentionné. Mais, peu à peu, de Lapparent passe des facteurs de la morphogenèse aux produits de celle-ci : les formes du relief proprement dites ou, si l'on veut, le modelé en grand de la surface des continents. Ainsi, après la géologie et la géodynamique, après la minéralogie et la cristallographie, voici venu pour de Lapparent le temps de la géomorphologie et celui de la géographie. Deux études parues en 1894 et 1895, L'âge des formes topographiques et La géomorphogénie, attestent de ce changement d'orientation et annoncent la parution imminente des Leçons de Géographie physique, dont deux éditions voient le jour en 1896 et 1898 [Le premier chapitre des " Leçons " paraît à part en janvier 1895 dans les Annales de Géographie sous le titre : " Les grandes lignes de la géographie physique ". Toujours en 1896, de Lapparent s'emploie à retracer avec une verve pleine d'alacrité L'évolution de la Géographie]. La question des pénéplaines à la lumière des faits géologiques (1899), suivie de La Science et le Paysage (1903), viennent clore une décennie dominée par le souci d'acclimater en France les notions clés d'équilibre mobile, de stade d'évolution géomorphologique, de pénéplaine, nées outre-Atlantique (Broc, 1975, 1977 ; Klein, 2001). Une formule résume le fond du problème et annonce certaines incompréhensions, à savoir que le chercheur " se trouve en possession d'un critérium purement géographique, et qui jouit de ce privilège vraiment nouveau de pouvoir aider à la solution de certaines difficultés géologiques " (de Lapparent, 1894, p. 41). Ce " critérium purement géographique " n'est autre que celui de la forme prise dans son étendue spatiale et l'histoire de son devenir, la denudation chronology étant l'outil qualitatif qui allait permettre de meubler les silences de la géologie (de type lacune ou discordance). Conception hardie, révolutionnaire, même, qui revenait à admettre l'autonomie de la forme vis-à-vis des combinaisons de facteurs (internes ou externes, statiques et passifs, ou dynamiques et actifs) de la morphogenèse. Ce qu'avait souligné dès 1892 le co-auteur des Formes du terrain en notant que la méthode de Davis " fournit un puissant moyen d'investigation pour reconstituer, dans chaque cas particulier, l'histoire des surfaces émergées - histoire sur laquelle l'ancienne géologie, laissant le sol au moment où il sort du sein des eaux, restait muette d'ordinaire " (de Margerie, in Chorley et al., 1973, p. 256).
Les Leçons de géographie physique sont un traité de géomorphologie normale, c'est-à-dire fluviale, plus complet et plus systématique que Les formes du terrain (de La Noë & de Margerie, 1888).
"Normal" au sens où, en physique, on parle des conditions normales de température et de pression. - L'écoulement subaérien pérenne ou intermittent définit en effet les conditions normales du drainage des terres émergées vers l'Océan, le niveau de base général de l'érosion, le grand base level de Powell (exoréisme généralisé). Lorsque tout ou partie des eaux se perd dans de puissantes séries de roches carbonatées, l'écoulement devient souterrain : c'est l'exception karstique, avec son propre niveau de base. Lorsqu'elles se perdent dans des dépressions fermées plus ou moins vastes à l'intérieur des continents, l'écoulement dépend aussi de niveaux de base locaux multiples déconnectés (type basin and range) : c'est l'exception endoréique. Enfin, l'absence de toute forme d'écoulement définit l'exception aréique.
Dans leur état définitif (de Lapparent, 1907), les Leçons se répartissent en quatre groupes : un chapitre liminaire sur le " dessin géographique " (1re Leçon) suivi d'un chapitre sur le relief de l'écorce terrestre [Les mégaformes d'échelle crustale dans la terminologie contemporaine (Megageomorphology)] (2e Leçon), puis treize chapitres de géomorphologie générale (Leçons 3 à 15), treize autres de géomorphologie régionale comparative (Leçons 16 à 28), le livre s'achevant par un chapitre sur les océans (29e Leçon) et un essai de classification des chaînes de montagne (30e Leçon).
Pour comprendre le titre choisi par l'auteur (En lieu et place de " Leçons de Géomorphologie " ou de " Leçons de Géomorphogénie ") et son propos, il importe de se replacer dans l'ambiance de la fin du XIXe siècle, donc de faire abstraction du sens que l'expression " géographie physique " acquerra ultérieurement en France dans la première moitié du XXe siècle. Albert de Lapparent s'en est expliqué dans les toutes premières pages de la première Leçon, intitulées " définition de la géographie physique " : " Le nom de Géomorphologie a été créé aux États-Unis pour désigner le nouvel ordre de connaissances [...]. Peut-être le caractère de la doctrine se serait-il encore mieux exprimé par le terme de Géomorphogénie. Quoiqu'il en soit [...], nous nous en tiendrons au mot, plus facile à faire accepter en France de Géographie physique " (de Lapparent, 1895a, p. 131-132 ; 1907, p. 3-4). Son objet n'est pas seulement " de définir et de classifier de son mieux, d'après les apparences extérieures, l'ensemble des détails qui constituent [...] la morphologie terrestre ", mais aussi de montrer que " ces formes ont une raison d'être, tirée des vicissitudes par lesquelles a passé, durant une longue suite de siècles, la surface de notre planète " (Ibid., 1895a, p. 129 ; 1907, p. 1). L'examen des quinze leçons de la partie générale montre une savante ventilation entre ce que nous qualifierions aujourd'hui de géodésie dans la Leçon 1, de mégagéomorphologie dans la Leçon 2, de géomorphologie dynamique, structurale ou historique dans les Leçons 3 à 15 [Ces trois approches sont le plus souvent imbriquées dans les Leçons 3 à 15]. Les Leçons 4, 8 et 10 - " Conditions normales du modelé par les eaux courantes " ; " Cycle d'érosion. Aplanissement final " ; " Cycles d'érosion successifs. Analyse de quelques réseaux hydrographiques " - sont plus spécialement consacrées à l'exposé des théories davisiennes (Klein, 2001, p. 12-15) qui forment le thème central de La Science et le Paysage (de Lapparent, 1903 : voir notamment les §§ 13 à 15 et 24 à 31). Sous l'étiquette " géographie physique ", de Lapparent fonde une géomorphologie complète, qui établit dès l'origine une claire distinction entre " le relief de l'écorce terrestre " (la géodésie, les mégaformes) et " le modelé terrestre " (les mésoformes ou modelé en grand, les formes mineures ou modelé de détail).
Sans doute parce qu'il maîtrisait les quatre grands ordres de connaissances que sont la minéralogie, la géodynamique, la géologie et la géomorphologie, de Lapparent était-il à même de saisir les rapports de complémentarité et de comprendre l'articulation logique de l'étude des cristaux, des forces, des terrains et des formes. Les Leçons de géographie physique sont l'un des rares ouvrages où la géographie du relief n'est pas séparée de la physique du relief : l'état de surface des terres émergées - modelé en grand - résulte tant de l'influence combinée des facteurs externes et internes de la morphogenèse, facteurs tour à tour dynamiques et actifs ou statiques et passifs, que de la succession dans le temps de ces combinaisons de facteurs au cours de séquences historiques uniques, spécifiques, contingentes, dont le Bassin de Paris, les Alpes, les Pyrénées, les Vosges, le Plateau central, l'Ardenne, les Appalaches livrent maints exemples (de Lapparent, 1903 : §§ 6, 16, 18, 20, 21, 29 à 31, 33, 41). Or, pour des raisons qui relèvent autant de la science que de sa sociologie, cette vision unitaire de la géomorphologie, du cristal au global, de l'externe à l'interne, de la physique à l'histoire, n'a pas prévalu, deux institutions se partageant après 1903 le legs géomorphologique d'Albert de Lapparent.
À la faculté des sciences de l'université de Paris, le géologue Charles Vélain (1845-1925) assurait depuis 1886 un " cours annexe " de " géographie physique ", enseignement érigé en chaire magistrale et doté d'un laboratoire en 1897 (Robic, 2001). Comme le montre la rapide analyse du " programme du certificat d'études de géographie physique " (Vélain, 1897, p. 15-18), la part faite aux mécanismes internes et aux processus externes de la morphogenèse est écrasante. En regard, les notions davisiennes ne sont présentes que de façon accessoire, dans un court alinéa consacré à " l'évolution du réseau hydrographique " (Ibid., p. 16). Certes, Vélain se réclame des Leçons de Géographie physique (Ibid., p. 7 et p. 13). Mais l'ouvrage dont il ne dit mot et qui est en réalité la vraie source de son inspiration est le Traité de Géologie (de Lapparent, 1883-1906). De fait, le programme du cours de " géographie physique " est la transposition pure et simple de la première partie dudit traité, Les phénomènes actuels, avec ses trois livres consacrés : le premier à la physique du Globe, le deuxième à la géodynamique externe, et le troisième à la géodynamique interne. Dans son admirable Traité de Géologie, Émile Haug (1907) entérine l'approche de Charles Vélain, confortant de sa haute et légitime autorité une tradition dont la postérité va courir à travers tout le vingtième siècle, et ce, jusqu'aux Éléments de Géologie de Pierre Bellair et Charles Pomerol (1965), ou encore au Précis de Géologie de Jean Aubouin, Robert Brousse et Jean-Pierre Lehman (1968), ouvrages essentiels dont les ultimes rééditions datent des années 1980 [Nous ne tenons pas compte ici de la nouvelle version - entièrement refondue - des Éléments de Géologie de Ch. Pomerol et M. Renard, puis Y. Lagabrielle (1989, 2005), la géodynamique externe étant désormais traitée par M. Campy et J.-J. Macaire : Géologie des formations superficielles (1989), Géologie de la surface (2003)].
Il existe donc, en France, une tradition séculaire qui, par " géographie physique ", entend non pas une géomorphologie (de Lapparent, 1896a) mais une physique du relief (de Lapparent, 1883). Si le géographe a impérativement besoin des données de la géologie pour interpréter le relief, la réciproque est moins évidente. Sauf cas particulier - par exemple, la morphotectonique (Dufaure, 2007) - l'étude des formes du relief n'offre que peu d'intérêt pour permettre de résoudre les problèmes qui se posent au géologue de façon classique (Gaudant, 2007). Par vocation, formation et nécessité, le pétrographe, le stratigraphe, le sédimentologue vont davantage se préoccuper des divers produits de la glyptogenèse (nature, transport, dépôt) que des formes subaériennes issues du travail des agents de l'érosion (morphogenèse) : il est logique, scientifiquement parlant, que l'étude des mécanismes et des processus ait, en géologie, prévalu sur l'étude des formes du terrain dans l'espace et dans le temps, qui sont alors un des objets centraux de la géographie.
À la faculté des lettres de l'université de Paris, Emmanuel de Martonne a peu à peu développé un cours de " géographie physique " [Emmanuel de Martonne est venu de Lyon en 1909 pour suppléer son beau-père, Paul Vidal de La Blache, qui reste toutefois titulaire de sa chaire jusqu'en 1914. La chaire de Vidal de La Blache a été supprimée en juillet 1914, puis créée à nouveau en avril 1919 et attribuée alors à de Martonne (Robic, 2001, p. 85)]. Son contenu englobe et dépasse les deux définitions qu'Albert de Lapparent (géomorphologie au sens de physique et de géographie du relief), puis Charles Vélain (physique du relief pour l'essentiel) en avaient tour à tour proposé. Cet enseignement s'inscrit dans la tradition analytique de l'école allemande telle que l'illustre Alexander Supan dans ses Grundzüge der physischen Erdkunde (1884, 1896) : climatologie, océanographie, géomorphologie, géographie botanique et zoologique. Ces diverses matières forment à leur tour le fond du Traité de Géographie physique (de Martonne, 1909), dont les éditions se suivent, toujours plus étoffées, jusque dans la deuxième moitié du vingtième siècle (Broc & Giusti, 2007). Après le bref exposé de quelques notions générales, de Martonne étudie " séparément les phénomènes de l'atmosphère, c'est-à-dire la climatologie générale ; puis ceux de l'hydrosphère, c'est-à-dire l'hydrographie (océanographie, limnologie et potamologie ou étude des fleuves) ; ensuite les formes du relief continental, et enfin la biogéographie (géographie des plantes et des animaux) " (1940a, p. 100). Dans cette perspective élargie, la géographie physique fait de la géomorphologie une sous-spécialité dont l'objet est l'étude des formes et l'histoire de leurs transformations, bien plus qu'une étude des processus externes et des mécanismes internes de la morphogenèse (même si ceux-ci ne sont pas ignorés, et pour cause), sous-spécialité en fonction de laquelle va se coordonner la géographie physique dans son ensemble, voire la géographie tout entière par le biais des monographies régionales.
Et ce, au grand dam de personnalités marquantes de la première école française de géographie : Jean Brunhes, Albert Demangeon, Max Sorre… C'est en ce sens que V. Berdoulay (1981) a pu parler de " l'intrusion " de la géomorphologie dans la géographie (voir Giusti, 2004 ; 2006).
Certes, la géomorphologie d'Emmanuel de Martonne (1940b) est moins une physique qu'une géographie du relief. Mais Le Relief du Sol (quatrième partie du Traité de Géographie physique) montre une approche des problèmes mieux équilibrée que chez Charles Vélain ou Émile Haug, avec la prise en compte des paramètres lithologiques, tectoniques, du volcanisme et d'autres facteurs relevant de la géodynamique interne. Comme les facteurs relevant de la géodynamique externe sont, quant à eux, abordés dans les parties Climatologie, Hydrologie et Biogéographie, et que les formes du relief font l'objet de développements qui tirent parti d'approfondissements majeurs survenus depuis 1898, le Traité d'Emmanuel de Martonne est sans doute l'ouvrage qui, tout en intégrant une large part des matières du Traité de Géologie et des Leçons d'Albert de Lapparent, approche le plus la pensée de celui qui reste le pionnier incompris de l'unité de la géomorphologie. Car si le Traité de Géologie (de Lapparent, 1883) porte dans sa première partie le principe d'une physique du relief articulant par le moyen des transfert de flux de matière et d'énergie le dynamisme propre des processus exogènes et des mécanismes endogènes de la morphogenèse, il est non moins manifeste que les Leçons de Géographie physique (de Lapparent, 1896a) définissent quant à elles une géographie du relief basée sur la dynamique des formes comme expression spatiale de systèmes de forces en interaction au cours d'un laps de temps donné.
Le double clivage scientifique et institutionnel qui va peser en France sur l'histoire du développement de la géomorphologie, est que les géologues refuseront de suivre de Lapparent sur le terrain de la géographie du relief, quand les géographes ne le suivront pas davantage sur celui de la physique du relief. Nous avons évoqué ailleurs (Giusti, 2004, p. 247) les possibles ressorts profonds d'une attitude collective quelque peu schizoïde qui aboutit à donner des sens très différents à l'expression géographie physique (outre le sens particulier que lui reconnaît de Lapparent dans ses Leçons) et surtout à briser durablement l'unité de la géomorphologie. Nous allons tenter d'analyser ici les possibles ressorts profonds d'une attitude individuelle qui fait qu'après avoir tant donné à la géomorphologie, et pendant si longtemps, de Lapparent décide de ne plus intervenir directement dans les discussions sur le relief.
Richard J. Chorley et ses collègues ont consacré tout le volume 2 ainsi que maints passages du volume 3 de leur monumentale histoire de la géomorphologie à l'exposé et à la réception des idées davisiennes sur le relief, lesquelles n'ont jamais fait l'unanimité, tant s'en faut (Chorley et al., 1973 ; Beckinsale & Giusti, 1991). Nous limiterons notre propos à l'exemple emblématique du Val de l'Asne (de La Noë & de Margerie, 1888, p. 68-71, pl. XXIV, fig. 69 ; Davis, 1895b et 1896b ; de Lapparent, 1903, §§ 29-31), cette " vallée-morte " intercalée entre la vallée de la Meuse, à l'ouest, et le coude de la Moselle devant Toul, à l'est. Lors du passage de William M. Davis à la Société géologique de France le 7 novembre 1898, le président Jules Bergeron (éminent spécialiste de la Montagne Noire et découvreur en 1888 de la " faune première ") évoqua " deux questions " que les membres de la Société belge de Géologie, de Paléontologie et d'Hydrologie étaient venus étudier sur le terrain en Lorraine sous la conduite de Gustave Bleicher et René Nicklès (Bergeron, 1898, p. 490) :
Jules Bergeron, qui a pourtant accordé tant d'attention aux effets de l'érosion dans ses travaux sur la Montagne Noire (Giusti, 2002a, p. 99-109 ; 2002b), tient ici un raisonnement strictement géologique, exactement à l'opposé du raisonnement strictement géomorphologique tenu par Davis dans ses articles de 1895 et 1896. Davis (1895b) a en effet écrit - ce qui est évidemment le grand point de crispation pour la plupart des géologues de l'époque - que son interprétation " serait complètement satisfaisante quand bien même on n'aurait jamais trouvé de roches provenant des Vosges dans la vallée de la Meuse en aval de Pagny ". Car quels arguments géologiques invoquer pour expliquer à la fois : (a) le coude brutal de la Moselle à Toul, (b) le fait que le Val de l'Asne est une vallée à méandres encaissés et (c) et que les caractéristiques morphométriques de ces méandres abandonnés sont en harmonie avec les formes homologues tant de la Moselle en amont du coude de Toul que de la Meuse en aval de Pagny ?
Toutefois, mettre le signe " égal " entre des arguments de nature géomorphologique et des arguments d'ordre géologique allait contre le sentiment dominant, qui incline à penser que l'argument géomorphologique n'est qu'un indice, quand l'argument géologique a, lui (et lui seul), valeur de preuve. Le cas du Val de l'Asne et la façon dont Bergeron le traite illustrent donc un point essentiel, à savoir que " la preuve par la forme " ne bénéficie pas, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, du même statut scientifique que " la preuve par la formation ". Or, de Lapparent était d'accord avec Davis. Mais la communauté géologique ne l'a pas suivi, le faisant savoir de la façon la plus officielle qu'on puisse imaginer au cours de la VIIIe session du Congrès géologique international tenue à Paris en 1900 : face au scepticisme affiché des naturalistes d'outre-Rhin à l'encontre des idées davisiennes, Archibald Geikie (1900) a porté de tout son poids institutionnel et scientifique le projet de promouvoir une géomorphologie quantitative appuyée sur un vaste programme de mesures, à l'opposé de la géomorphologie historique qualitative préconisée par Davis et adoptée par de Lapparent. Premier échec !
Le revirement d'Emmanuel de Margerie au sujet des idées davisiennes a été évoqué par Henri Baulig (1954). Ainsi, dans le compte-rendu de la thèse ès sciences d'Emmanuel de Martonne (1907), de Margerie n'hésite pas à qualifier la notion de pénéplaine de " deus ex machina d'un nouveau genre " (Broc, 1975).
Archibald Geikie est Fellow of the Royal Society depuis 1865, puis directeur général du Service géologique de Grande-Bretagne et directeur du Musée de géologie appliquée depuis 1881, lauréat la même année de la médaille Murchison de la Geological Society qu'il a présidée en 1891 et 1892. Archibald Geikie est l'auteur de deux importants essais de géomorphologie, On the Phenomena of the Glacial Drift of Scotland en 1863, suivi de Scenery of Scotland en 1865 (3e éd., 1901). Ancien collègue à l'université d'Édimbourg d'Andrew Crombie Ramsay, dont il retrace le parcours scientifique en 1895, A. Geikie était sans aucun doute aussi averti des questions de dénudation que des personnalités comme Albert de Lapparent en France ou Albrecht Penck en Allemagne (voir Chorley et al., 1964, passim, notamment p. 407-410).
Sans entrer dans le détail d'une question elle aussi fort complexe, les programmes de l'enseignement secondaire (Berdoulay, 1995 ; Marchand, 2000, p. 66-72), il convient de rappeler qu'Albert de Lapparent s'était fait l'ardent avocat d'une cause difficile en demandant que l'enseignement de la " géographie physique " soit confié à des maîtres ayant une formation plus scientifique que littéraire (1896b ; 1898b, p. 29-31). Mais, là encore, l'éminent académicien n'a pas été entendu puisque les programmes publiés le 31 mai 1902 créent en classe de seconde un enseignement entièrement nouveau de géographie générale physique et humaine, la géographie physique (Au sens large qu'Emmanuel de Martonne s'apprête à lui donner en entamant la rédaction de son Traité dans la ligne de la tradition géographique allemande) étant également très présente en classe de sixième (Marchand, 2000, p. 685 et 687-688). Dans la discussion tenue le 28 mai devant le Conseil supérieur de l'Instruction publique, le paléontologue Albert Gaudry n'avait en effet pu obtenir que " les nombreuses questions ayant trait à la géologie soient enseignées par les professeurs d'histoire naturelle " (Ibid., p. 69). Deuxième échec ! [Successeur d'Adolphe d'Archiac dans la chaire de paléontologie au Muséum national d'Histoire naturelle en 1872, puis membre de l'Académie des sciences en 1882, inventeur de la faune de Pikermi, Albert Gaudry venait de présider la VIIIe session du Congrès géologique international]
Le troisième ordre de faits que nous souhaitons soumettre à la réflexion du lecteur est beaucoup plus conjectural, car nous n'avons en faveur de notre propos ni témoignage direct, ni support matériel. Il a été rappelé dans la première partie de cet essai à quel point la question du temps géologique n'avait cessé de préoccuper le brillant polytechnicien, le jeune ingénieur, le savant professeur. Or, depuis son élection à l'Académie des sciences, de Lapparent est aux premières loges pour suivre en direct les étapes d'une révolution scientifique qui va conduire à un réexamen des fondements de la physique classique : la découverte de la radioactivité. En décembre 1895, Wilhelm Conrad Röntgen avait mis en évidence les rayons X. Lors de la séance hebdomadaire de l'Académie le lundi 20 janvier 1896, Henri Poincaré commente les radiographies que Röntgen vient de lui envoyer : observant que le verre de l'ampoule scellée qui produit le rayonnement mystérieux est fluorescent, le mathématicien formule l'hypothèse que l'émission des rayons X et la fluorescence sont des phénomènes associés. Les premières notes à l'Académie d'Henri Becquerel paraissent au cours de l'année 1896 : il établit que le sulfate double d'uranyle et de potassium émet un rayonnement pénétrant capable de noircir une plaque photographique et que ce rayonnement a pour source l'élément uranium. D'autres notes suivent en 1897 et 1899, qui complètent les sept notes publiées en 1896 (Genet, 1995). En 1898, Pierre et Marie Curie vont découvrir deux nouveaux éléments, le polonium, puis le radium, particulièrement actifs en ce qui concerne l'émission du rayonnement. C'est Marie Curie qui crée le terme de radioactivité pour désigner cette propriété générale de la matière [En 1903, le troisième prix Nobel de physique est attribué pour la découverte de la radioactivité, conjointement pour moitié à Henri Becquerel, et pour moitié à Pierre et Marie Curie. Albert de Lapparent a consacré un essai aux découvertes des époux Curie (Lacroix, 1920), mais nous n'avons hélas pas eu accès à ce texte. Nos informations proviennent d'un recueil intitulé : " Henri Becquerel. Pierre et Marie Curie. 1896-1898 - 1996-1998. Centenaire de la découverte de la radioactivité. Fonds documentaire ". Mise au point récente de R. Bimbot (2006)]. Ernest Rutherford identifie en 1899 les rayons alpha et bêta, Paul Villard mettant en évidence le rayonnement gamma en 1900. La loi des transformations radioactives est découverte par Rutherford et Frederick Soddy à Montréal en 1902 et 1903 : la radioactivité alpha et bêta est la transmutation spontanée d'un élément en un autre par émission de rayonnement. Enfin, en 1905, le physicien allemand Albert Einstein établit l'équivalence masse-énergie, qui explique notamment l'origine de l'énergie mise en jeu dans la radioactivité et la fission. Quelles purent être les réactions d'Albert de Lapparent face à cette cascade de découvertes ?
Un point est sûr : l'état d'esprit confiant d'Albert de Lapparent. En 1902, dans Atomes et Molécules, il prend nettement parti en faveur de Jean Perrin dans le débat qui oppose celui-ci à Pierre Duhem au sujet des hypothèses moléculaires, alors jugées " chimériques par beaucoup de physiciens qui les considéraient comme des jeux de l'esprit " (Esclangon, 1942). Faut-il être surpris de ce que le maître en cristallographie et en minéralogie ait été l'un de ceux qui perçurent le mieux et le plus vite la portée des immenses bouleversements qui étaient alors en train de se produire dans le domaine des sciences de la matière ? Quelques citations le démontrent sans la moindre ambiguïté : " La nouvelle doctrine est moins une étude de la matière proprement dite qu'un essai de théorie générale de l'énergétique " (de Lapparent, 1902, p. 14). Ou bien : " Au moment où se constituait la doctrine des ions, la découverte des rayons cathodiques, des rayons de Röntgen et des rayons de Becquerel, enrichissait la science d'une foule de faits nouveaux et particulièrement suggestifs " (ibid., p. 28). Et, pour conclure : " [les hypothèses moléculaires] offrent la seule explication logique d'un imposant ensemble de faits d'expérience, entre lesquels elles établissent des liens que toute autre manière de voir s'est montrée jusqu'ici impuissante à remplacer " (Ibid., p. 36). Venant après le double désaveu, de 1900 sur la doctrine davisienne, de 1902 sur la formation des maîtres et les programmes de l'enseignement secondaire, il est frappant de constater à quel point Albert de Lapparent garde une confiance intacte dans la valeur de la science (1902, p. 8) :
Mais quel rapport établir entre ce manifeste et le silence d'Albert de Lapparent sur la géographie du relief ? Notre hypothèse est que les éclatants succès de la physique au tournant du XIXe et du XXe siècle - coïncidant, premièrement avec le refus de la majorité des géologues d'accepter une théorie fonctionnelle du relief parce que non quantitative, deuxièmement avec l'essor de l'école vidalienne en géographie, troisièmement avec l'impératif de reconsidérer du tout au tout le problème de l'âge de la Terre et de la durée des temps géologiques - vont amener de Lapparent à se recentrer sur la physique du relief et la géologie proprement dite. Cette position d'attente, la seule tenable parce que la seule qui réserve l'avenir, est en outre le choix d'un scientifique convaincu et non d'un esprit assailli par le doute. Elle peut être définie en trois points : 1°) après sa conférence solennelle de 1903, plus un mot sur la géographie du relief ; 2°) mais dernières mises à jour du Traité de Géologie en 1906, des Leçons en 1907 et du Cours de Minéralogie en 1908 ; 3°) et ferme soutien aux travaux de Bernard et Jean Brunhes sur l'érosion fluviale (mécanique des tourbillons) et sur l'érosion glaciaire, car relevant de la physique du relief et, comme tels, répondant aux objectifs de quantification qui venaient d'être fixés lors du Congrès de Paris. Les vues nouvelles sur les charriages dans les montagnes, sur les groupements cristallins, sur la calibration des étages stratigraphiques viennent s'ajouter au poids des circonstances pour, en ce début du XXe siècle, convaincre Albert de Lapparent de dire son dernier mot sur la géographie du relief, et le ramener tout entier à la géologie.
L'affirmation - justifiée et fondamentale - selon laquelle la science, en tant qu'activité humaine essentielle, est une expression de son contexte social, n'implique pas qu'aucune réalité externe n'existe. Et ce n'est pas parce que la science est une activité sociale qu'elle ne peut mener à une compréhension plus fine des phénomènes naturels et de ce que, faute de mieux, l'on qualifiera de structure factuelle de la réalité.
Hutton et Playfair avaient eu l'intuition de " l'abîme du temps " (Gould, 1990). Albert de Lapparent, polytechnicien, ingénieur, académicien, ne pouvait ignorer que la révolution de la radioactivité portait en elle la remise en cause de sa vision courte de l'histoire de la Terre, une histoire incommensurablement plus longue que ce que la physique classique et le calcul naturaliste lui avaient indiqué de façon convergente. Pierre Curie meurt en avril 1906, Albert de Lapparent en mai 1908 et Henri Becquerel en août de la même année, mais les mutations de la physique ne vont plus cesser tout au long du XXe siècle (Bimbot, 2006). Certes, depuis les premières études d'Arthur Holmes (1913) et de Joseph Barrell (1917), la calibration du temps géologique n'a cessé de s'affiner (Gradstein et al., 2004), et les âges de la Terre se déclinent de nos jours en milliards, centaines de millions et millions d'années. Pour autant, la remarque faite par de Lapparent comme quoi le temps n'est rien sans la force (1885b, p. 10), ne conserve-t-elle pas toute sa pertinence ?
Sur le plan scolaire et académique, les échecs subis par de Lapparent en 1900 et 1902 paraissent aujourd'hui bien relatifs. En France, à partir des années 1980, mais avec une nette accélération lors de la mise en place des programmes de seconde à la rentrée scolaire 2000-2001, les premiers vrais " nouveaux programmes " pour ce niveau depuis 1902, des thèmes hérités de la géographie physique à la de Martonne, ont peu ou prou migré de la discipline " Histoire-Géographie " vers la discipline " Sciences et Vie de la Terre " (SVT), la classique tripartition universitaire géographie physique - humaine - régionale étant remplacée par le nouveau binôme géographie thématique - géographie des territoires (pour ne rien dire des découpages et re-découpages des sections du CNRS). En sorte que la géomorphologie a pu renouveler ses thématiques à l'intérieur du champ de la géographie mais aussi diffuser vers la galaxie des géosciences. Par exemple, les notices des cartes géologiques à 1/50 000, jadis limitées aux remarques succinctes de stratigraphie et de tectonique, se sont peu à peu étoffées pour devenir des livrets flirtant parfois avec la centaine de pages, s'ouvrant au gré des auteurs à la géomorphologie, à la pédologie, à l'hydrologie, à la biogéographie, à l'environnement, et même à la géographie (dans les remarques introductives). Ce mouvement de renouvellement intra-géographique et de migration extra-géographique de la géomorphologie a accompagné le programme Global Change tout en bénéficiant, d'une part de l'exploration tant de l'espace que des fonds sous-marins (Peulvast & Vanney, 2001 ; 2002), d'autre part de l'impulsion donnée par une légion de spécialistes anglo-saxons (Molnar & England, 1990 ; Summerfield, 1991 ; Burbank & Anderson, 2001 ; Willett et al., 2006). Au total, les pratiques de la géomorphologie se sont étonnamment diversifiées (Giusti, 2006).
Pour autant, le statut scientifique de la forme a-t-il changé ? Si tant est que l'on sache ce qu'est une forme en géomorphologie (Calvet & Giusti, 2005), ce que nous appelions plus haut la " preuve par la forme " semble bien accepté en géomorphologie planétaire : par exemple, dans cet article de Science où, afin d'argumenter en faveur de précipitations liquides tombées sur Mars autrefois, les auteurs définissent et comparent la morphométrie de certaines vallées martiennes à celle d'un réseau dendritique de vallées sèches en Mauritanie et des canyons ouverts par la Green River à travers l'aride plateau du Colorado (Utah) dans l'ouest des États-Unis (Mangold et al., 2004) [Retour aux sources, en quelque sorte (de Lapparent, 1903, §§ 8-9). Sur la géomorphologie martienne, voir le dossier " Les mondes planétaires " (Bardintzeff et al., 2006), notamment pages 26-31 et 37-40]. De fait, nul ne conteste plus aujourd'hui que les arcs topographiques concaves du Val de l'Asne soient des amphithéâtres de méandres abandonnés depuis la capture de la Moselle. Mais la géométrie d'une forme est une chose, son histoire en est une autre, et la " preuve par la forme " ne recouvre pas le même contenu au sens " morphogénétique " qu'au sens " morphométrique ". Or, en géomorphologie continentale, la " preuve par la forme " au sens morphogénétique a subi le contrecoup du discrédit ayant frappé à partir de 1950 la théorie du cycle d'érosion (denudation cycle) et entraîné l'abandon (sauf exception) de la denudation chronology. L'analyse systémique appliquée aux sciences de la Terre et de l'environnement, le développement de la géomorphologie climatique et de la géomorphologie quantitative, puis l'essor d'une nouvelle géomorphologie globale au cours des années 1980 se sont faits à l'avantage des mécanismes internes et des processus externes de la morphogenèse, et ce, au détriment des formes, dont le statut au plan scientifique est rien moins que douteux et vis-à-vis desquelles les géomorphologues, la plupart du temps, ne croient pas ou éprouvent de la difficulté à penser qu'elles puissent livrer la moindre information scientifiquement fondée. Enfin, il est clair qu'en termes d'image, de crédibilité, de moyens, et même s'il existe une crise des vocations scientifiques, la physique du relief jouit néanmoins dans nos sociétés d'un statut infiniment moins dévalué que celui de la géographie du relief, passée de mode.
Longchamp, Mont Valérien, le plateau de Saint-Cloud, les coteaux de Meudon : voir ce que l'on regarde, peser ce que l'on fait... (de Lapparent, 1903, § 41). La possibilité existe de refonder une pensée unitaire de la géomorphologie, dans des équipes pluridisciplinaires où pourraient se côtoyer physiciens et géographes du relief, où seraient réunies les deux grandes traditions de la géomorphologie : celle de la balance des mécanismes internes et des processus externes de la morphogenèse, celle de l'histoire des formes et de leur devenir dans le temps et dans l'espace sous l'action de systèmes de forces opérant selon des dynamiques non linéaires. Cela aussi, de Lapparent l'avait compris (1885b, p. 15) :
Nous reproduisons ci-dessous le texte de la conférence donnée par Albert de Lapparent en 1903.
Les seuls ajouts sont la numérotation des paragraphes et de courtes notes destinées à éclairer le lecteur.
2. - " Cette caravane se composait de trois messieurs à pied et d'un mulet chargé de pierres. Ces messieurs étaient des géologues. C'est une charmante compagnie que les géologues, mais pour les géologues surtout. Leur manière est de s'arrêter à tout caillou, de pronostiquer sur chaque couche de terre. Ils ne sont pas sans imagination, mais cette imagination a pour domaine le fond des mers, les entrailles de la terre ; elle s'éteint dès qu'elle arrive à la surface. Montrez-leur une cime superbe : c'est une soufflure ; un ravin rempli de glaces : ils y voient l'action du feu ; une forêt : ce n'est plus leur affaire. "
3. - Aussi la joie d'avoir pu fausser compagnie à ces hommes de ténèbres excite-t-elle chez Töpffer, à l'égard du dieu de la lumière, une reconnaissance qu'il traduit par ce cri : " Sic me servavit Apollo. "
4. - Il est vrai que, sa boutade une fois lancée, l'auteur s'empresse de distinguer entre la science et ses interprètes. Sévère pour ceux-ci, il n'a pour la première que des caresses. Mais que ces caresses sont perfides et quelle bonne grâce il faudrait pour s'en contenter ! Si la géologie l'attire, c'est qu'il la juge " vague comme toute poésie ". Le principal mérite qu'il se plaise à lui reconnaître est l'impuissance à fournir des solutions précises et, comme conséquence, la vertu qu'elle aurait de donner libre carrière à l'imagination, en lui permettant d'évoquer à sa guise les lointaines et mystérieuses époques où la terre était peuplée de créatures fantastiques.
5. - Que dirait donc aujourd'hui Töpffer, s'il lui était donné d'apprendre que les descendants de ces géologues, objets de son dédain, ont la prétention de posséder seuls la pleine intelligence des paysages, et que loin de borner leur domaine aux entrailles de la terre, ils osent interpréter avec une précision stupéfiante les moindres particularités de la surface ? Si bien qu'un site naturel quelconque, moins encore, la simple carte topographique qui représente ce site, devient pour eux un livre ouvert, où se lisent couramment des histoires de bouleversements, de guerres et de conquêtes, dont l'intérêt le dispute à celui que peuvent offrir les annales de l'humanité.
6. - Ce n'est pas qu'on ait attendu jusqu'à l'heure présente pour apercevoir clairement l'inévitable lien qui rattache les accidents de la surface terrestre à la composition et à l'architecture du sous-sol. Du temps même de Töpffer, Élie de Beaumont traçait de ces relations un tableau saisissant dans sa classique description des Vosges ; et si le malin Genevois avait pris soin de lire les lignes exquises où l'illustre maître dépeignait la végétation des bords du lac de Retournemer, sans doute il se fût fait scrupule de prétendre que les forêts n'étaient pas " l'affaire " des géologues.
7. - Toutefois, pour donner à ces notions la forme extraordinairement nette qu'elles ont revêtue depuis peu d'années, il convenait que l'observation disposât d'un terrain particulièrement propice, où les relations soupçonnées devinssent assez éclatantes pour s'imposer même aux moins attentifs. Il ne faut pas s'étonner si cette bonne fortune nous est venue d'Amérique.
8. - Là-bas, dans le Far West, par delà les Montagnes Rocheuses, s'étendent d'immenses solitudes, que caractérise trop justement la qualification de région aride, et devant lesquelles l'effort de la colonisation est contraint de s'arrêter. Un ciel obstinément pur et sec y éclaire un paysage étrange pour des yeux européens, tout au plus aptes à s'en faire une idée réduite par l'aspect qu'offrent chez nous certaines tranchées de chemins de fer de récente construction. Nulle végétation ne couvre la surface. Aussi les diverses couches du terrain apparaissent-elles au dehors dans toute la netteté de leurs stratifications comme dans tout l'éclat de leurs teintes naturelles ; ici blanches comme le marbre, ou d'un jaune d'or ; à côté, aussi vertes que l'émeraude, ou parfois d'un rouge du plus pur vermillon.
On sait comment Albert de Lapparent a tiré parti de l'étude détaillée des tranchées ferroviaires dans sa Géologie en chemin de fer. Description géologique du Bassin Parisien et des régions adjacentes, parue en 1888, l'année même où l'officier du génie Gaston de La Noë et le jeune Emmanuel de Margerie faisaient connaître Les formes du terrain.
9. - De temps à autre, ces plateaux désolés s'accidentent de gigantesques entailles, au fond desquelles mugit un cours d'eau qui vient de très loin. Alors, sur les flancs escarpés de ces vertigineux canyons, en témoignage de l'érosion accomplie à une époque de moindre sécheresse, la succession des assises multicolores, tour à tour résistantes ou meubles, dessine de capricieuses dentelures. Le tout engendre des architectures grandioses, dépassant en fantaisie de contours et en magnificence de couleurs tout ce que l'imagination des constructeurs de temples indiens a jamais pu réaliser.
10. - Devant de pareils spectacles, pas n'est besoin d'être géologue pour lire la structure de l'écorce terrestre. Tous les détails que, dans nos pays fertiles, la végétation s'entend si bien à masquer, s'imposent là-bas et resplendissent en pleine lumière, avec une crudité qui se prête à la plus minutieuse analyse. Et voilà comment, d'un sol rebelle à toute culture, l'intelligence humaine a pu faire définitivement jaillir une discipline nouvelle, qui n'est ni de la géologie ni de la géographie, mais réunit ces deux sciences dans un fécond embrassement. Le nom un peu rude dont il lui a plu de se baptiser, celui de Géomorphogénie, lui sera sans doute pardonné, en considération des horizons vraiment merveilleux qu'elle a su nous ouvrir.
11. - En effet, ce n'est pas trop d'affirmer qu'elle a mis comme un nouveau sens à la disposition des observateurs. Elle a fait plus : grâce à elle, d'une analyse qui semblait condamnée à se résoudre dans un travail de dissection singulièrement aride, s'appliquant à des formes dont le premier aspect est celui de l'absolue fixité, est sortie comme d'elle-même la notion d'une mobilité perpétuelle. Déjà vivants par le cadre qu'ils offraient aux évolutions du monde animé, les paysages ont pris une vie propre avec la révélation des cycles de changements dans lesquels chacun d'eux est perpétuellement entraîné.
12. - On savait déjà que, sur les continents, la mer était venue empiéter à maintes reprises, déposant chaque fois, avec de nouvelles couches de terrains, les débris des animaux contemporains de ces incursions. On n'ignorait pas non plus que, sur la terre ferme, il s'était succédé de nombreuses générations d'êtres vivants, pendant que le relief se voyait fréquemment modifié, soit par des mouvements de l'écorce, soit par des accumulations volcaniques.
13. - Néanmoins on peut dire que jamais l'idée de l'incessante évolution de la surface ne s'était présentée avec une pareille force ni sous un aspect aussi bien ordonné. Jamais non plus il n'était apparu avec autant de clarté que le principe de cette évolution ne doit être cherché ni dans des cataclysmes violents ni dans l'intervention de puissances extraordinaires. L'action efficace entre toutes, parce qu'on la trouve partout et toujours à l'oeuvre, est celle de l'eau courante, autrement dit de l'humble goutte de pluie qui, sollicitée par la pesanteur, descend en creusant son chemin, jusqu'à ce qu'elle arrive au lieu de son repos, après avoir entraîné fatalement avec elle les débris du sol ameubli par les intempéries.
14. - Sous cette influence, la surface des continents, soumise à un véritable travail de sculpture, reçoit un modelé progressif, dont l'issue inévitable serait l'aplanissement total de la terre ferme, si les forces intérieures ne venaient parfois à la traverser, en ouvrant un nouveau cycle par une modification du niveau relatif des terres et des mers. Les étapes de ce modelé peuvent être prévues en tout point, selon la puissance de l'agent qui opère et la nature des terrains qu'il dissèque. De la sorte, chaque paysage représente un moment défini, au cours d'une évolution inégalement avancée suivant les lieux. Et puisque le terme final ne peut être que l'équilibre complet, acquis au moment où la puissance mécanique de l'eau deviendrait nulle, le degré d'avancement se mesure à la valeur de la pente des versants et surtout des thalwegs, pente d'autant plus réduite que le travail de l'érosion est plus près de sa fin.
15. - De là est née la notion féconde de l'âge des réseaux hydrographiques. Tel ensemble de cours d'eau, aboutissant à un émissaire commun, peut être déclaré jeune, si ses éléments abondent en cascades, en rapides et en lacs étagés. On dira du réseau qu'il est parvenu à l'âge mûr, si, sur des pentes partout régularisées, l'eau qui ruisselle est invariablement conduite aux rivières par la voie la plus rapide. Enfin un système de vallées aux versants aplatis, où circulent des cours d'eau paresseux, souvent encombrés par leurs propres dépôts, dénote les approches de la décrépitude. Si l'on réfléchit à quel point ces conditions de pente et de relief doivent influer sur la végétation, les cultures et l'aspect du terrain, on comprendra qu'il soit permis de parler de l'âge d'un paysage, tel qu'il peut aujourd'hui se révéler à un initié.
16. - Il y a des montagnes, telles que nos Alpes, dont la jeunesse se trahit par la hardiesse des cimes, comme par la raideur des gorges ouvertes dans leurs flancs. À d'autres chaînes, la vieillesse a fait perdre aiguilles et pyramides, et les crêtes se profilent sur l'horizon, à la manière des Pyrénées, sous la figure d'une muraille à peine crénelée. Ou bien encore il s'agit, comme au Cantal, d'anciens amas volcaniques, dont il ne subsiste plus que des lambeaux de coulées ; mais ces débris sont disposés de telle sorte, que l'oil du géologue va chercher avec sûreté, au moins à mille mètres dans les airs, la place où se trouvait le sommet du cône majestueux d'où ces laves sont sorties, et contre lequel l'impitoyable érosion s'est acharnée depuis l'extinction du volcan.
17. - Par un contraste saisissant, tout à côté de ces témoins d'une activité plutonique déjà lointaine, une suite de monticules, disposés sans ordre autour de rochers partiellement polis, dénonce à un regard exercé le genre de paysage qui, dans le nord de l'Europe, caractérise les moraines des derniers glaciers. Ainsi revit à nos yeux l'époque, voisine de la nôtre, où la crête de l'ancien cirque volcanique en voie de destruction lançait vers l'ouest, sur le Plateau Central, des masses de neiges et de glaces assez puissantes pour arrondir sous leur poids les angles du granit.
18. - Enfin, il est des cas où, sur une plaine presque absolument horizontale, comme celle des Fagnes ardennaises, l'apparition ordonnée d'une série de bandes de roches diverses permet au spécialiste d'évoquer le souvenir d'une chaîne disparue, aujourd'hui rabotée jusqu'à ses racines. La montagne qui n'est plus se devine à l'état de dislocation des couches, redressées, renversées et repliées sur elles-mêmes dans les plus capricieux zigzags. Ce plissement est le résultat des convulsions qui, après le dépôt des terrains houillers du nord, avaient provoqué, de l'Armorique à la Pologne, la formation de la grande chaîne hercynienne des géologues, de son temps peut-être aussi belle que les Alpes. Mais de longs siècles ont passé. Une à une, les cimes ardennaises ont vu leurs matériaux emportés dans l'océan ; et un jour le territoire entier n'a plus formé qu'une plaine monotone, où des rivières sans pente traçaient de nombreux et incertains méandres.
19. - Par cette façon d'interroger les formes de la surface, ce n'est pas seulement le passé qui ressuscite sous nos yeux, avec tout le cortège des tableaux vivants que la connaissance des animaux et des végétaux disparus autoriserait un paléontologiste à évoquer pour chaque époque. C'est aussi le paysage de l'avenir qui vient se révéler à nous.
20. - Aux cimes de l'Oberland bernois, justement fières de leur majesté présente, on a le droit de prédire un émiettement progressif qui, les faisant disparaître l'une après l'autre, finira par réduire le massif alpin à la condition d'une plaine à peine ondulée, descendue presque au niveau de l'océan. Mais ici s'introduit cette restriction qu'en matière de relief la mort n'est jamais irrévocable ; car il suffira que plus tard un lent soulèvement du sol survienne, pour que, sous l'effort des eaux courantes, recevant de cette montée une nouvelle impulsion, la surface s'accidente de gorges de plus en plus profondes.
21. - C'est justement le cas de l'Ardenne, où un mouvement de ce genre, de date relativement récente, a mis la Meuse et la Semois dans l'obligation de descendre sur place, à mesure que se relevait le plateau des Fagnes, auparavant réduit à la condition de plaine basse. Aussi, en plein contraste avec la désespérante monotonie de la surface, les gorges de ces rivières reproduisent-elles franchement le paysage des régions montagneuses, bien accusé dans les sites pittoresques auxquels la tradition s'est plu à rattacher les épisodes de la légende des Chevaliers de la Table Ronde. Que la déformation vienne à se prolonger, et le plateau pourra se trouver assez complètement disséqué pour qu'on n'aperçoive plus, comme en Amérique dans les Appalaches, qu'une succession de rides bien découpées. Étrange retour du passé, qui fait revivre une chaîne détruite à l'endroit même où elle se dressait autrefois, et permet d'inscrire, dans les annales du relief terrestre, d'authentiques histoires de revenants !
22. - Les géologues avaient-ils donc tort d'interroger avec tant de soin les profondeurs de la mer et les entrailles de la terre ? C'est par là qu'ils ont opéré la conquête de cette surface dont Töpffer leur déniait l'accès ; et pendant que le besoin de déchiffrer les dislocations des montagnes faisait de beaucoup d'entre eux les plus déterminés des alpinistes, tous s'habituaient à regarder la nature avec des yeux de plus en plus attentifs, émerveillés chaque fois de ce que cet exercice leur apprenait.
23. - Ainsi nous sommes amenés à conclure que le plus sûr moyen d'obtenir la pleine jouissance d'un paysage n'est pas toujours de s'absorber dans une contemplation béate et tant soit peu inconsciente. Même il peut y avoir profit à tourner le dos un instant au spectacle qui charme les yeux, pour s'attarder à casser quelques pierres, dût-on scandaliser les bonnes âmes qu'effarouche comme un sacrilège tout essai d'analyse d'une impression esthétique ; comme si le beau n'était pas la splendeur du vrai, de sorte que son prestige ne peut que gagner à l'entière connaissance des raisons propres à déterminer notre admiration.
24. - Mais nous n'avons pas tout dit encore. Ce n'est pas seulement aux formes visibles du paysage que la nouvelle doctrine excelle à prêter une vie intense. Le même privilège s'étend aux bruits de la nature, en particulier à ce murmure des eaux, si justement célébré par les poètes.
25. - Nous oserons le définir : la musique aux accents de laquelle s'accomplit le modelé de la terre ferme. Musique pacifique par excellence, croira volontiers le vulgaire ! Musique funèbre, pourront déjà dire ceux qui, mieux informés, comprennent le rôle dévolu à l'eau courante, et savent qu'elle mène vraiment le deuil des continents, lentement entraînés avec elle vers le grand cimetière de l'océan ! Musique guerrière, ne craindrons-nous pas à notre tour d'affirmer ! Car sous des dehors paisibles se dissimule une rivalité de tous les instants. Chacune de ces fraîches cascades, le long desquelles l'imagination de nos ancêtres se plaisait à distribuer des groupes de nymphes aux nonchalantes allures, cache dans son cristal un infatigable outil de destruction, dont l'activité est en perpétuelle concurrence avec celle de ses voisins.
26. - De deux cours d'eau qui travaillent côte à côte à la régularisation de leur lit, l'un peut être plus favorisé que l'autre, soit par la masse liquide en mouvement, soit par la valeur de la pente, soit encore par la moindre résistance du terrain. Son oeuvre de creusement progresse donc plus vite; la tranchée qu'il approfondit pénètre plus rapidement dans le cour de la montagne, et un moment vient où, faisant écrouler la ligne de faite, cette tranchée envahit le domaine du cours d'eau voisin, dont toute la partie supérieure est alors capturée.
27. - Aux histoires de revenants, dont il était question tout à l'heure, devrons-nous joindre maintenant des histoires de brigands ? On le croirait, à entendre certain géographe américain, qui n'a pas craint d'appeler " voleurs de rivières " des torrents de son pays, dont l'activité avait fait merveille dans cette guerre de conquêtes. Toutefois l'expression est plus pittoresque qu'elle n'est juste, car s'il arrive à un cours d'eau de décapiter son voisin, c'est simplement par l'usage, et non par l'abus, d'une énergie définie, dont il n'a pas le droit de laisser perdre la moindre parcelle. Quoi qu'il en soit, l'histoire du modelé de la surface fourmille de ces exécutions capitales, qui se traduisent par l'apparition de tronçons de vallées mortes, au fond desquelles on est tout surpris de ne voir circuler que d'insignifiants filets d'eau, en contradiction formelle avec l'ampleur du vide qu'à la faveur d'un régime antérieur l'érosion avait réussi à creuser.
28. - Ainsi tout change, lentement mais inflexiblement, dans ce qui nous entoure. Conformément à la loi du plus fort, les réseaux hydrographiques ne cessent d'empiéter les uns sur les autres. Les lignes de partage des eaux, que naguère encore les géographes dessinaient avec tant de conviction sur les atlas, comme les données fondamentales et immuables du relief, subissent une perpétuelle migration. Il suffit de regarder une carte bien faite pour y découvrir à tout instant des traces de ces péripéties, et ajouter à l'histoire de la rivalité des eaux courantes quelque épisode encore insoupçonné.
29. - Quoi de plus instructif, à cet égard, que les mutilations subies par le bassin de la Meuse, et signalées à notre attention par un savant américain, M. Davis, qui, sans avoir besoin de mettre le pied en France, les avait devinées à la seule inspection de nos cartes d'état-major ?
30. - Pourtant, avant lui, plus d'un géographe s'était promené dans la vallée de la Bar, et il semble aujourd'hui que ce fût pour un spécialiste un devoir élémentaire de se demander pourquoi le volume actuel de cette rivière est à ce point disproportionné avec l'ampleur de ses versants. Quelles réflexions n'aurait pas dû éveiller l'étrange situation de sa source, sortant d'une espèce de marais, au milieu même d'une vallée largement ouverte, à proximité immédiate d'autres filets d'eau qui, laissant la Bar se rendre paresseusement à la Meuse au prix de mille méandres, s'empressent de fuir dans une direction opposée pour rejoindre l'Aisne par les défilés de l'Argonne !
31. - Cependant ces particularités du paysage demeuraient à peu près inaperçues, même des gens du métier, parce qu'elles parlaient un langage dont on n'avait pas encore la clef. À ces hiéroglyphes, il fallait des Champollion. Ceux-ci sont venus, et maintenant tout s'illumine ! La Bar est une rivière décapitée, dont les eaux supérieures, à partir de la haute Marne, ont été capturées une à une par les affluents de la Seine, qui coulaient non loin de là, comme autant de pièges redoutables, à un niveau sensiblement inférieur. En même temps, la Meurthe, favorisée d'un semblable avantage, lançait un de ses affluents à la conquête de la haute Moselle ; et celle-ci qui, jusqu'alors, avait conduit ses eaux à la Meuse par un défilé encore bien reconnaissable entre Toul et Pagny, devenait tributaire du Rhin. Comme si les luttes héroïques, auxquelles la Lorraine et l'Argonne ont tant de fois servi de théâtre durant l'histoire, avaient mérité pour préface les batailles de rivières dont l'ancien bassin de la Meuse a fait les principaux frais.
32. - Jusqu'ici, on n'avait guère demandé à nos paysages français du nord-est d'autres sensations esthétiques que celles des eaux claires et des vertes prairies, encadrées par de riants coteaux où la teinte dorée des moissons faisait ressortir le sombre et majestueux coloris des forêts installées sur les sommets. À la vérité, la tradition y mêlait trop souvent des souvenirs d'invasions et de guerres civiles. Mais voici que les mêmes sites se mettent à nous raconter à l'envi des luttes, des amputations et des conquêtes de date singulièrement plus ancienne et, avec cela, bien différentes de celles dont l'histoire de nos pères est remplie ; car aucune victime humaine n'a payé de son sang les résultats obtenus ; aucun crime, aucun acte de mauvaise foi n'est venu assombrir l'accomplissement régulier des lois posées par la Suprême Sagesse.
33. - Bien mieux ! Tandis que les épisodes guerriers de nos annales sont trop souvent marqués sur le terrain par des ruines à l'aspect désolé, c'est parfois à des paysages d'une grâce infinie qu'est échu le soin de raconter les hauts faits des cours d'eau. Témoin le délicieux chapelet des lacs de l'Engadine, fruit des déprédations opérées aux dépens de l'Inn par une rivière italienne, la Maira. Celle-ci, sollicitée vers le lac de Côme par une pente exceptionnellement rapide, a conduit avec tant d'énergie son oeuvre de creusement, que sa gorge a entamé la crête des Alpes Rhétiques, réussissant à y faire brèche entre le Splügen et la Bernina. Du coup, les anciennes sources de l'Inn se trouvaient capturées au profit de l'Adriatique, et la conquête a eu le temps de s'étendre jusqu'au col actuel de la Maloja. Cette décapitation, en appauvrissant le débit de la rivière allemande dans ce qu'il restait de son cours supérieur, l'a laissée sans force pour balayer les alluvions que les torrents latéraux continuaient à lui apporter et qui, s'accumulant en travers de la vallée principale, ont fini par la barrer en plusieurs points. À l'abri de chacune de ces digues, et juste à la place où, avant sa défaite, l'Inn roulait avec fracas des eaux chargées de boue, un lac s'est formé dont le limpide miroir, en son gracieux encadrement de verdure, se plaît à réunir dans la sérénité d'un même reflet l'azur du ciel et les neiges éternelles des cimes environnantes.
34. - En terminant ce rapide aperçu des jouissances contenues en germe dans ce que nous appellerons volontiers l'analyse logique des paysages, oserons-nous dire que les géologues se sont noblement vengés des sarcasmes de Töpffer ?
35. - Eh bien, non ! car ce serait faire peser sur la mémoire du spirituel auteur un reproche incomplètement mérité. De lui-même, en effet, il était venu bien vite à résipiscence. C'est de 1839 que sont datées les Nouvelles genevoises. Neuf ans plus tard paraissaient les Voyages en zigzag, et voici ce qu'on y peut lire, à propos d'une compagnie de touristes tout pareils à ceux de la vallée de Trient :
36. - " Ah ! que ne sommes-nous géologue nous-même ? Bien sûr nous serions restés au milieu d'eux et, une fois au moins en notre vie, nous aurions frayé, conversé, vécu avec ces magnificences alpestres que nous ne pouvons jamais que coudoyer en passant. "
37. - Qu'était-il donc advenu? Quel éclair de Damas avait luit sur le chemin du sceptique, et changé en un tel enthousiasme le dédain que lui inspiraient autrefois les casseurs de cailloux ? Les dates inscrites en tête des chapitres vont nous le dire.
38. - En 1842, comme il faisait avec sa joyeuse bande d'élèves l'excursion du Grimsel, Töpffer y avait rencontré Agassiz, Forbes et Desor, en train de procéder à leurs mémorables recherches sur le mouvement des glaciers. À ce contact, sa répugnance d'antan s'était si bien évanouie, que cessant d'invoquer contre les importuns le secours d'Apollon, il laissait échapper, non seulement l'exclamation qu'on vient d'entendre, mais encore ce cri de détresse : " Pourquoi n'avons-nous pas des géologues en quantité ? "
39. - Ici c'est nous qui serions tentés de refréner un aussi beau zèle, ne fût-ce que pour éviter l'affluence immodérée des fidèles dans un temple dont le prestige risquerait d'être amoindri, si trop d'adorateurs étaient admis à la familiarité du sanctuaire.
40. - Mais quelle illusion de nourrir ce scrupule ! Voilà certes un genre de péril qui de longtemps n'est pas à redouter ! Même parmi les esprits cultivés, ceux qui regardent le cadre matériel de leur existence, et spécialement sa partie souterraine, avec le dessein arrêté d'y comprendre quelque chose, ne formeront jamais qu'une infime minorité.
41. - Lorsque, par les beaux dimanches d'été, la foule s'entasse sur les pelouses de Longchamps, au milieu d'un décor naturel dont la séduction ne laisse personne insensible, combien pourrait-il s'en trouver, même dans l'enceinte où l'on a coutume de peser... ce qu'on fait, pour s'intéresser aux causes qui ont isolé le Mont-Valérien du plateau de Saint-Cloud, et permis à l'étonnante variété de composition du sous-sol parisien de se manifester avec tant d'agrément sur les pentes de Meudon ? D'autres calculs absorbent et retiendront longtemps encore l'attention des témoins de ce spectacle.
42. - Il doit suffire à notre satisfaction présente de constater que le champ des jouissances réservées à l'étude rationnelle du paysage s'est tout d'un coup démesurément agrandi. Puisse un tel attrait, en suscitant à cette recherche de dignes adeptes, augmenter chaque jour le nombre de ceux à qui la nature paraît d'autant plus belle qu'elle est mieux comprise, et que resplendit avec plus de clarté l'harmonieuse ordonnance des phénomènes dont la succession a préparé notre demeure terrestre !
§ 1 - Les Nouvelles genevoises, de Töpffer. Promenade dans la vallée de Trient.
§ 2 - Töpffer croise trois géologues, " hommes de ténèbres ". Métaphore de la rencontre.
§ 3 - Invocation d'Apollon, dieu de la lumière (Horace, Satire I, IX). Métaphore du dévoilement.
§ 4 - Töpffer et la géologie, " vague comme toute poésie ".
§ 5 - Progrès de la géologie, interne et externe, y compris les " particularités de la surface ". Métaphore guerrière.
§ 6 - L'évocation d'Élie de Beaumont et de la Description des Vosges (1841).
§ 7 - Les observations nécessitent cependant un " terrain particulièrement propice ".
§ 8 - Les régions arides de l'extrême ouest américain, " nulle végétation ", polychromie.
§ 9 - Plateaux, entailles, canyons : " architectures grandioses ".
§ 10 - La " géomorphogénie ", " fécond embrassement " de la géologie et de la géographie.
§ 11 - Analyse statique (description) et analyse dynamique (évolution).
§ 12 - Transgressions, régressions, renouvellement des faunes, des flores.
§ 13 - Action continue des eaux courantes sur " l'évolution de la surface ".
§ 14 - Sculpture fluviale, cycle de l'érosion, notion de stade d'évolution, aplanissement final.
§ 15 - De l'âge des réseaux hydrographiques à l'âge des paysages : " jeune, mûr, vieux ".
§ 16 - Alpes, Pyrénées, Cantal.
§ 17 - Empreinte glaciaire.
§ 18 - Fagnes ardennaises.
§ 19 - Valeur rétrospective et valeur prédictive de cette méthode.
§ 20 - Réduction future du relief des Alpes à l'état de pénéplaine.
§ 21 - Reprise du soulèvement et réactivation de l'érosion : l'Ardenne et les Appalaches.
§ 22 - La géologie prépare à l'étude du relief.
§ 23 - Intelligence du paysage.
§ 24 - De la dynamique des paysages à la dynamique des eaux courantes.
§ 25 - La rivière " mène le deuil des continents ".
§ 26 - Notion de capture fluviale.
§ 27 - Évocation de Davis et des " vallées mortes ".
§ 28 - Contre Buache et les anciens géographes : la mobilité des lignes de partage des eaux.
§ 29 - Le bassin de la Meuse.
§ 30 - L'inadaptation de la Bar à sa vallée.
§ 31 - Davis, nouveau Champollion. Le coude de la Moselle à Toul.
§ 32 - De l'histoire humaine à l'histoire des reliefs.
§ 33 - Les lacs de l'Engadine et la décapitation de l'Inn.
Conclusion
§ 34 - Analyse logique des paysages.
§ 35 - Retour sur Töpffer : Voyages en zigzag.
§ 36 - Regret des touristes de ne pas être géologues.
§ 37 - Cause de ce retournement ?
§ 38 - Rencontre de Töpffer avec Louis Agassiz, James D. Forbes et Édouard Desor en 1842.
§ 39 - Nécessité de modérer le zèle du néophyte.
§ 40 - Géologues et géomorphologues sont la minorité.
§ 41 - Au pesage à Longchamp.
§ 42 - L'étude rationnelle du paysage.
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