Résumé biographique, par Jean Gaudant :
Caesar-Eugen Wegmann naquit à Schaffhouse (Suisse) le 18 avril 1896. Après avoir étudié au gymnase de sa ville natale, il s'inscrivit à l'université de Neuchâtel où l'attirait la personnalité charismatique d'Emile Argand. Il y resta jusqu'en 1923, séjourna quelque temps à Grenoble et Paris (1924-1925), puis partit travailler en Norvège et en Finlande où il devint en 1927 l'assistant de J.J. Sederholm. De 1934 à 1938, il prit part aux expéditions organisées au Groënland sous la direction de Lauge Koch. Il en rapporta une étude fondamentale Zur Deutung der Migmatite [Sur l'interprétation de la migmatite] (1935). Rentré malade en Europe en 1938, Eugène Wegmann s'installa à Schaffhouse où il rédigea une série de notes sur la géologie du Groënland.
Alors même qu'il pensait interrompre sa carrière de géologue, il fut appelé à Neuchâtel à la fin de 1940 pour remplacer Emile Argand récemment décédé. Il y fut bientôt nommé professeur, une fonction qu'il assura jusqu'en 1964, année de son départ en retraite. Peu auparavant, il avait publié un important travail de réflexion : Tectonic patterns at different levels (1963).
Pendant treize années (1946-1958), Eugène Wegmann joua également un rôle important dans la rédaction de la Geologische Rundschau en y encourageant la publication d'articles de synthèse. C'est alors qu'il rédigea un important article épistémologique : Diskontinuität und Kontinuität in der Erdgeschichte [Discontinuité et continuité dans l'histoire de la Terre] (1950).
Notons enfin qu'Eugène Wegmann manifesta un vif intérêt pour l'histoire de la géologie, notamment en ce qui concerne l'évolution des conceptions relatives à la position des lignes de rivages observables en Scandinavie (1967-1978).
Eugène Wegmann est décédé à Neuchâtel le 7 janvier 1982.
L'essentiel des informations ci-dessous est tiré des articles sur Eugène Wegmann publiés dans Mémoires de la Société Géologique de France, Numéro 168, 1995, auquel on se reportera pour de nombreux autres aspects concernant Wegmann (photos, liste de publications, dessins humoristiques personnels, mémoires in extenso).
(Extraits)
On lira plus loin une vivante évocation biographique d'Eugène Wegmann par Jean-Paul Schaer, qui vécut longtemps à ses côtés dans le modeste mais néanmoins célèbre Institut de géologie de Neuchâtel, et mieux placé que quiconque pour nous parler des lumières et des ombres de cette personnalité hors du commun, fort contrastée: on peut lui appliquer très justement ce qu'il disait sur un plan plus général, à savoir qu'une montagne a tant de faccettes qu'il est difficile d'en saisir tout le volume d'un seul regard. En clair, sa compagnie pouvait être un privilège enrichissant, tout aussi bien qu'une épreuve à certaines heures. Le témoignage de J.-P. Schaer est accompagné d'une précieuse bibliographie [non reproduite sur le web ; voir Mémoires de la Société Géologique de France, N. 168, 1995]. La lecture de celle-ci est instructive: elle fait ressortir la variété des thèmes abordés. L'originalité puissante de leur traitement apparaît déjà dans les seuls titres des articles et mémoires. Beaucoup sont en langue allemande, donc peu accessibles à certains (de plus, Wegmann exprime des pensées denses, longuement mûries, de façon parfois un peu embarrassée).
On est frappé par l'éparpillement des organes et des lieux de publication des articles de Wegmann, confiés parfois à d'obscurs périodiques locaux, même s'agissant d'affaires marquantes, ce qui lui a sans doute porté préjudice, en nuisant à la diffusion de ses idées. Cette dispersion est en rapport avec la multiplicité des liens de gratitude contractés ici ou là au long des années. Homme d'une trop vive sensibilité, il souffrait de ne pas se sentir suffisamment reconnu (encore que sa notoriété fût grande notamment dans les pays de langue allemande); comme aussi sans doute du trop faible impact à son gré des tirés à part envoyés aux amis et collègues. Non sans raison, Wegmann a souffert d'être trop souvent incompris, ou méconnu. Et cela d'autant plus que lui lisait beaucoup les travaux des autres, récents ou anciens, et entretenait une vaste correspondance (conservée à Fribourg en Brisgau). Avec générosité, il prenait sur son temps pour aider les jeunes. J'eus ainsi le privilège de bénéficier de ses conseils et de sa sincère amitié ; une photographie en témoigne ; je la pris dans son modeste bureau, un jour de mai 1948, alors qu'il me dactylographiait une liste de références bibliographiques.
...
Exigeant envers lui-même, souvent assailli de doutes, Wegmann entendait que ses publications soient en même temps des œuvres de pensée : telle était sa noble et haute conception de la science, pour lui, inséparable de la culture. Dans les écrits des devanciers et contemporains, il s'attachait à ce qu'il y avait de plus élevé, de plus fondamental ; la dignité de l'Homme, dirons-nous, était à ce prix. De ce fait, les textes de Wegmann conserveront de façon permanente une grande valeur (pour ceux toutefois qui n'acceptent pas de réduire la géologie à la simple mise en application de techniques «dures» à des problèmes émiettés, sans autre vue d'ensemble que les modèles reçus). Une telle servitude de l'esprit lui faisait horreur.
Une autre caractéristique de l'épistémologie de Wegmann est sa grande prudence, en une approche pas à pas, exempte de jugements hâtifs, de toute position a priori. Elle se méfie en quelque sorte d'elle-même, de tout verdict péremptoire, de conclusions synthétiques bien ficelées, trop tranchées. L'essentiel est d'abord d'étudier le plus scrupuleusement possible les divers points de vue des auteurs anciens, dans toute leur variété, en se gardant dans ce cas de tout jugement de valeur. C'est en somme une épistémologie avant tout analytique et naturaliste; plutôt que des vocables abstraits, Wegmann affectionne les métaphores faisant image, d'ordre concret, souvent visuel («images», «panorama», «vue», «optique», etc.). Son exposé est fourni, détaillé, conduit selon une logique interne qui peut parfois paraître prolixe : c'est que les choses sont complexes, dans la nature comme dans l'histoire, et doivent être suivies dans toute leur complexité. Il nous appartient de les démêler avec grand soin, ou pour mieux dire, littéralement les disséquer : Wegmann ne publie-t-il pas en 1961 un article expressément intitulé «Anatomie comparée des hypothèses sur les plissements de couverture (le Jura plissé) » ? Et, bien entendu, les choses doivent impérativement être replacées dans leur contexte temporel précis sans cesse changeant, dans leur déroulement historique.
Wegmann s'abstenait d'appliquer de façon trop explicite au présent les leçons que l'Histoire nous donne, en mettant sous un jour cru les conduites humaines de tous les temps. Or, ses descriptions «cliniques», ses diagnostics, sont ceux d'un observateur au coup d'œil aiguisé. Il vaut la peine d'en donner ici quelques échantillons, facettes fort partielles de son œuvre de réflexion critique.
Voici d'abord la traduction d'un fragment tiré d'un article de fond (paru en 1958) intitulé : Das Erbe Werners und Huttons (« L'héritage de Werner et de Hutton »), p. 531-532. Dans ce morceau d'introduction, l'auteur analyse la notion de «Système clos». Il l'oppose aux Leitbilder, les «Images directrices», qu'il nomme encore «Modèles ouverts» (au sens purement qualitatif du terme).
Wegmann part de l'analyse qu'avait faite en 1931 Serge von Bubnoff des processus mentaux complexes, hiérarchisés - «l'architecture de la pensée» - intervenant dans le développement des idées sur diverses questions de fond de la géologie; puis il enchaîne :
«Cherche-t-on à embrasser d'un coup d'œil ce vaste panorama, en portant plus particulièrement dans ce tableau l'attention sur les difficultés survenues dans ce développement, on perçoit alors deux façons de procéder : l'une se préoccupe de la nature de l'objet, des données naturelles, et de la technique d'investigation ; l'autre cherche à mettre d'abord de l'ordre dans l'esprit : parmi les multiples relations possibles, en mettre une en vedette ; basé sur ce choix, édifier un système clos; le présenter comme achevé et définitif, comportant tout au plus encore quelques vides à combler, rien ne pouvant exister hors de lui.
«La physionomie des dites difficultés se modifie d'une année à l'autre, en partie parce que les centres d'intérêt globaux se déplacent, en partie du fait de l'accroissement constant de la masse des documents d'observation, en partie enfin parce que l'interprétation, les hypothèses ou les théories ont changé, passant souvent d'un extrême à l'autre
« Dans le présent exposé, il nous paraît bon de distinguer, à un niveau assez élevé, deux types de structures d'idées, à savoir d'une part, les systèmes théoriques clos, et, d'autre part, les modèles directeurs ouverts.
« Les premiers sont conçus de telle façon qu'on y a prévu de la place pour tout ce que l'auteur tient pour possible. Les observations tant déjà disponibles qu'attendues sont aussitôt revêtues des interprétations prévues à cet effet, ou accueillies seulement par leur entremise, et sont aussitôt rangées dans les cases prévues pour elles. Il ne peut et il ne doit pas, pour cette raison, survenir d'observations tombant à l'extérieur du système.
« Les modèles sont des systèmes ouverts, plus ou moins mouvants. Ce sont des représentations générales du cours des choses et de leurs interrelations ; elles sont libres, et de ce fait le plus souvent sans contours précis. Leurs points fixes principaux sont les rapports réciproques dans le temps et l'espace. Les observations viennent enrichir et préciser leur contenu, et donc mieux les délimiter à nos yeux.
« La structure interne de ces deux types est donc fort différente ; mais il existe bien des transitions entre eux. Un modèle peut se transformer en un système fermé ; l'histoire des sciences en montre plus d'un exemple, tant anciens que modernes. Mais il est souvent possible de reconnaître encore dans un système fermé le modèle qui a pu être présent à l'esprit de l'auteur. C'est cette partie-là qui demeurera et restera opérationnelle une fois le système clos mis en pièces et tombé en ruines. Le modèle resurgit alors le plus souvent sous une nouvelle forme.
« Les systèmes fermés comme les modèles se fondent sur des intuitions ni démontrées, ni souvent démontrables. Ces intuitions ne cessent de réapparaître sous diverses formes dans le cours de l'histoire, en redevenant opérationnelles. Elles correspondent sans doute aux potentialités diverses de l'esprit humain, et sont à ce titre - quoique dans une autre sphère - apparentées aux archétypes de C.C. Jung. Maintes fois on les voit se contredire ou sembler se contredire : ce sont des antinomies ; dans chaque discipline scientifique, elles se manifestent durant un stade déterminé de leur évolution. Souvent, l'opinion dominante fluctue d'un modèle à un autre ; cette transition s'opère le plus souvent non sans toutes sortes d'oppositions et de tensions qui peuvent dégénérer en querelles. Comme tout repose sur des intuitions indémontrées, des couches profondes de la vie psychique entrent en jeu et donnent volontiers à la discussion une tonalité passionnée... ».
Il arrive, nous dit encore Wegmann, que la diffusion d'hypothèses nouvelles soit anormalement rapide, lorsqu'elles sont adaptées à «l'organisation mentale» du public. Leur clarté et leur simplicité, si elles en facilitent l'assimilation, correspondent-elles bien aux données de la nature ? Pour certains, sans aucun doute : la nature doit être simple. Pour d'autres, ce n'est qu'une simplification projetée par l'homme sur l'immense complexité des choses.
Chacun, remarque-t-il encore, se laisse, consciemment ou inconsciemment, guider (il s'agit en l'occurrence du problème du granite) par des modèles variés, que l'on peut, selon les cas, enraciner plutôt dans la façon de raisonner qui était déjà celle de Werner, ou à l'opposé, celle de James Hutton. Pour Gottlob Werner, ces roches sont jadis nées en l'état, une fois pour toutes; pour Hutton, elles sont le fruit de transformations en profondeur, au long d'une évolution cyclique. En écrivant cela, Wegmann a évidemment à l'esprit les positions affirmées, pour lui adverses, de l'école pétrographique des magmas, principalement incarnée alors par Paul Niggli et Norman L. Bowen. On y catalogue une fois pour toutes les roches selon leur seule composition chimique : comme l'aurait fait Werner cent cinquante ans plus tôt dans son propre système clos. (Et qu'aurait dit Wegmann d'une certaine géochimie dogmatique actuelle?).
A ce propos, un souvenir me revient, illustrant la grande méfiance qui était la sienne à l'égard des prises de positionsl assurées, tranchantes, péremptoires, réductrices. On sait quel dans les années 1950, on discutait ferme en France surle problème du mode de mise en place du granite, les uns fidèles à la théorie magmatique, d'autres partisans d'une genèse à l'état solide par diffusion. Ayant eu le privilège de rencontrer Wegmann, je commis l'impair de lui demander naïvement : Pour Vous, Monsieur, comment se met en place le granite ? - Me foudroyant du regard, il me lança, irrité: Quel granite? - Je le décevais; je n'avais rien compris : je l'avais très évidemment bien mal lu (j'avoue, à ma honte, que c'était le cas).
[Se reporter à l'article de Gabriel Gohau dans Mémoires de la SGF, numéro 168, 1995]
Reportons-nous maintenant à une autre étude de Wegmann, publiée un peu plus tôt, en 1950, sous le titre «Discontinuité et continuité dans l'histoire de la terre» [dont le texte est donné plus loin en traduction française dans Mémoires de la SGF, numéro 168, 1995]. Nous y apprécions ici encore l'effort d'impartialité sereine qui était l'une de ses qualités. Lui qui, dans sa pratique de la géologie, est si opposé à l'esprit de système, commence son étude par une longue citation du fameux Discours... de Cuvier, homme à systèmes s'il en fût. Mais, dit Wegmann. ses positions tranchées jouèrent un rôle positif et bénéfique incontestable dans le développement de la stratigraphie, en son temps et dans la situation considérée.
En ce temps, deux façons de voir (pour Wegmann, deux archétypes innés), s'opposaient frontalement, incarnées en Georges Cuvier et Charles Lyell, qu'on peut résumer par les mots clés: «Discontinuité» et «Continuité». Il en est résulté une tension vivifiante durable, que l'auteur résume en ces termes : « Sans limites, pas de stratigraphie et sans continuité, pas de vision d'ensemble».
La majeure partie de l'article est notamment relative aux débats de fond alors en cours sur les discordances et les phases de mouvements du sol. Je me contenterai d'y picorer ces quelques mots, typiques de la sagesse éclairée de notre auteur. Il nous met en garde contre la tendance amenant trop de gens à ne voir dans les anciennes publications que les erreurs et à s'en divertir; ou encore, à ne connaître de «l'organisme» complexe d'une théorie que son squelette, tenant en un «slogan», tel le mot «catastrophisme» par exemple. Autre phrase à méditer : «Plus une thèse est bien argumentée et plus il devient difficile pour ses partisans de se laisser convaincre par un autre modèle d'analyse».
Pour étoffer un peu cet aperçu bien trop succinct de ce qu'était l'épistémologie en acte de Wegmann, on donnera, pour finir, de courts extraits de l'important mémoire publié (en français) en 1967 : «Evolution des idées sur le déplacement des rivages. Origine en Fennoscandie » (p. 132, 177, 179-180). L'auteur a lu de façon approfondie, dans leur langue, les travaux suédois anciens et transcrit deux d'entre eux en français. On notera qu'encore de nos jours, le problème général des mouvements lents du sol ne s'accommode guère d'explications hâtives; d'ailleurs, leur acceptation même fut lente dans le passé, comme il ressort de l'exposé historique persévérant et fourni qu'en fait l'auteur. De façon inductive, il en tire des leçons d'ordre général. Donnons-lui la parole :
Si, dit-il, nous voulons suivre les anciens auteurs dans leur démarche intellectuelle, «... il est nécessaire de faire, pour commencer, abstraction des théories modernes et de se représenter ce qui était observable avec les méthodes et techniques des différentes époques du passé » (et de tenir, de plus, compte des «images directrices» ou modèles, changeants avec le temps). « Chaque auteur (aussi bien dans le passé qu'à présent) est conditionné par une multitude de facteurs internes et externes. [...] ; il faudrait pouvoir reconstituer l'ambiance, aussi bien celle des savants que celle des problèmes [...] et situer le tout dans l'histoire générale. Il est important de noter aussi l'influence des idées sur l'observation des phénomènes naturels. Ces idées sont souvent déterminées aussi bien par des images archétypiques que par des observations et ces images servent à sélectionner les observations ».
Agissant en pionnier, écrit-il plus loin, Ephraim Runeberg en 1765 et 1769 propose un modèle nouveau : le déplacement des lignes de rivage en Suède et Finlande ne procède pas seulement de la mer, mais aussi du sol ; il avance l'hypothèse «des déformations lentes de l'écorce terrestre. Elle n'eut que très peu de résonance ».
« Pour faire admettre cette vue dans le monde savant, il fallait qu'elle fasse partie d'un panorama plus vaste et qu'elle soit garantie par le prestige des grands noms de la géologie ; car c'est à la suite du développement de l'histoire géologique et du principe de l'actualisme que l'idée de la mobilité plus ou moins continuelle s'est infiltrée dans l'image du monde».
L'histoire montre que le développement des recherches et réflexions sur un sujet donné passe par plusieurs phases; voici la première :
«La plupart des explications, depuis Celsius et Carl von Linné, étaient des théories unicausales. Une seule circonstance (les changements du niveau marin ou les déformations de l'écorce terrestre), était choisie parmi l'enchevêtrement des états successifs et elle devait suffire pour faire comprendre un ensemble d'observations ; elle fut déclarée cause agissante. Aussi longtemps que le nombre des observations est petit, l'hypothèse sert à combler les lacunes. Par la suite, il faut sélectionner et arranger les données. Les exposés se changent en plaidoyers». Ensuite, les hypothèses unicausales s'affrontent. Des discussions, des polémiques et parfois des querelles en sont la conséquence. Chacune des écoles tend à tout élucider, puis prétend y avoir réussi.. «Ceci montre les avantages et les défauts des hypothèses unicausales : chacune d'entre elles fait apparaître un secteur où elle devient de plus en plus plausible et un autre où elle est impuissante».
Passons à la seconde phase; elle est allée en se développant jusqu'en notre temps, avec pour maître mot : «interférences » :
«Il s'est souvent trouvé des esprits synthétiques qui, ayant reconnu cet état de choses, ont essayé de combiner les secteurs utiles en une explication bicausale», (voire tricausale ou pluricausale). « L'image des interférences des déformations du socle et des changements du niveau marin, proposée par Wilhelm Ramsay, est un modèle typique d'une hypothèse bicausale [...]. Elle n'essaie pas seulement de faire comprendre les multiples rapports possibles, mais elle est aussi à la base d'une série de méthodes et de techniques permettant de résoudre des questions partielles et d'en présenter les résultats... ».
Dûment analysée, l'interférence des deux facteurs, continue-t-il, permet d'obtenir «une description aussi exacte que possible du déroulement des événements». Et de proche en proche, la connaissance des événements, sériés et comparés, permettra «d'entrevoir les mécanismes. La question des causes immédiates et lointaines est donc abandonnée pendant un premier temps, pour faire place à l'établissement d'une image aussi détaillée que possible du déroulement historique. La connaissance des modalités d'action permettra de confirmer ou d'éliminer un certain nombre de mécanismes endogènes proposés.
Les phénomènes endogènes sont certainement aussi complexes, puisqu 'ils doivent rendre compte aussi bien des mouvements de longue durée que des oscillations épisodiques, et de composantes qui commencent à se dessiner dans le réseau de plus en plus serré des données ».
Citons encore cette remarque :
«Il est curieux d'observer que des chercheurs regardant les phénomènes de la nature par l'optique unicausale semblent avoir de la peine à comprendre une argumentation multicausale; d'où leur question souvent répétée : Lequel des facteurs « est maintenant la vraie cause » ? » (On peut se demander, ajouterai-je, si ces gens distinguent bien vérité et opinion reçue).
Ce qui précède n'est qu'épis isolés glanés dans la riche moisson que Wegmann nous a léguée. Exilé dans les immenses solitudes blanches du Groenland, il eut le temps de méditer sur des vérités profondes, sur l'Homme, sur la nature et les roches fraternelles, et d'entrevoir en pensée de vastes horizons. Les Inuits le reçurent en affectueux amis. A notre tour de l'inviter : il a beaucoup à nous apprendre. Pour moi, j'aime à faire miennes ses judicieuses réflexions, à les appliquer aux errements de tous les temps, sans en excepter le nôtre ; je partage sa haine des servitudes de l'esprit. Avec lui, je dis que l'un des rôles importants de l'Histoire est de nous donner des avertissements toujours actuels car les conduites humaines ne changent guère.
...
Wegmann nous montre qu'au-delà des modèles, il y a la vision du réel. Ouverte, large, authentique, personnelle, elle sera la clef de nos savoirs sur la nature. Cette vision se sait toujours incomplète, toujours inachevée : donc grosse de promesses d'enrichissements à venir. Elle est prête à l'inattendu; alors elle s'enivrera de contempler de vastes panoramas neufs, paysages de la connaissance que ne savoure vraiment que celui qui a ardemment tenté d'explorer, pas à pas, tous les replis cachés, de scruter patiemment les plus humbles détails, avant d'oser s'élever sur le belvédère. Mais trop souvent, la facilité et la pression collective nous poussent bien plutôt à nous planter d'emblée là-haut en maîtres, ayant chaussé des lunettes à verres filtrants, pour péremptoirement tout commenter à distance, d'après les plans sacro-saints reçus des autorités.
...
Je crois qu'on peut appliquer à notre regretté Ami ce que Pierre Termier a dit en son temps de cet autre scrupuleux et génial visionnaire, Marcel Bertrand : «Il excellait à dresser le bilan des connaissances, à distinguer nettement les choses vraiment sues de celles que l'on croyait savoir et qu'en réalité l'on ignorait, les faits indéniables des probabilités ou des vraisemblances. Ce bilan terminé, il prenait l'essor dans la région de l'hypothèse, sans jamais perdre de vue - quelle que fût la hauteur où il s'en allait planer - les données positives d'où il était parti... Mais, si un seul fait se dressait à l'encontre, la vérification de ce fait s'imposait tout d'abord, quelle que fût la séduction de l'hypothèse. Voir constamment tout l'ensemble, penser constamment à la synthèse, ne jamais rencontrer une difficulté sans immédiatement la prendre comme sujet d'étude...., telle a été la méthode de Marcel Bertrand».
...
(Extraits ; pour les figures, les notes, la bibliographie, les informations occultées, se reporter à Mémoires de la SGF, numéro 168, 1995)
César Eugène Wegmann est né à Schaffhouse, petite ville du Nord de la Suisse située sur le Rhin, le 18 avril 1896. Avec son frère cadet et sa sœur, il bénéficie de l'entourage d'une famille bourgeoise unie et relativement aisée. Sa scolarité passée dans sa ville natale ne pose pas de problèmes pour ce garçon qui montre un intérêt marqué pour les sciences naturelles, et une grande facilité pour l'étude des langues et le dessin. Après sa maturité (le baccalauréat suisse), il vient à Neuchâtel en 1915 pour y étudier la géologie. Ce choix est partiellement lié à la présence dans cette ville d'Emile Argand, l'étoile montante de la géologie suisse d'alors. Pour la famille, cela permet aussi de placer le jeune étudiant dans l'environnement d'une petite ville; là, il sera plus facile de bénéficier du calme de la campagne toute proche et de mieux préserver une sensibilité que l'on sait être presque maladive.
Rapidement, grâce à ses connaissances et à l'intérêt qu'il montre pour la géologie, Wegmann est promu assistant du maître des lieux. Les rapports entre ces deux caractères très différents ont certainement été fort complexes. Argand se plaît à briller, à impressionner son entourage ; il estime que la tâche de l'enseignant consiste par dessus tout à offrir à ses élèves un modèle de pensée et d'attitude, plutôt que de se perdre dans les banalités d'un apprentissage méthodique. La formation d'un chercheur de haut niveau, la seule chose qui peut éventuellement l'intéresser, est essentiellement une affaire de capacité et de volonté du candidat lui-même ; le maître n'y joue en fait qu'un rôle secondaire. Argand est probablement sensible aux efforts de ce jeune admirateur dont il reconnaît la capacité à saisir les problèmes dans leur évolution spatiale ; il apprécie sa ténacité, sa volonté de bien faire et sa disponibilité à participer aux aménagements que demande l'installation du nouvel Institut qu'il est en train de réaliser à cette époque. Wegmann, pour sa part, ne peut qu'être impressionné par la culture prodigieuse de son Maître, avec sa merveilleuse aisance des présentations graphiques et son talent à dominer les sujets les plus divers mais aussi les hommes ; il contribue avec ferveur à rassembler la littérature scientifique nécessaire à la préparation de La Tectonique de l'Asie, et à l'élaboration graphique de la Carte tectonique de l'Eurasie. Il faut parfois être disponible jour et nuit, car Argand peut travailler en ne se reposant que quelques heures sur un lit de fortune qu'il a aménagé à côté de sa place de travail. Mais tout à coup, Argand qui semblait si pressé d'obtenir un renseignement, s'absente sans avertissement. A son retour, quelques jours plus tard, il annonce calmement mais ravi, à son jeune serviteur qu'il vient de passer quelques jours merveilleux à lire une nouvelle traduction des Mille et une Nuits, dont il évoque avec délices, quelques-uns des passages les plus scabreux. Dans cette ambiance particulière, les rapport enseignant-élève sont parfois difficiles et peu d'élèves parviennent à en profiter; Wegmann et le Chinois T.K. Huang, seront les seuls géologues qui pourront faire état d'une réelle filiation avec Argand; ils ont supporté les épreuves et s'en sont enrichis. La fragilité de caractère que les parents de Wegmann avaient reconnue se manifestait probablement déjà par un sentiment de persécution ; elle n'excluait pas une réelle fermeté et persévérance lorsqu'il s'agissait d'atteindre un but jugé essentiel. Le travail de terrain entrepris alors pour l'élaboration de sa thèse conduira son patron à cette appréciation : «Je désire.... vous exprimer mes vives félicitations pour l'énergie que vous avez déployée sur le terrain pendant tant d'années, et pour la quantité d'observations bien faites que vous avez consignées dans votre carte». Les relations entre élève et patron resteront toujours très cordiales, ainsi que l'attestent des messages souvent brefs, mais assez réguliers dans lesquels Wegmann souligne les bienfaits de l'enseignement qu'il a reçu à Neuchâtel (fig. 1). Dans les années 1923-1924, Wegmann complétera sa formation par des stages à Zurich chez Paul Niggli, à Grenoble chez Wilfrid Kilian et à Paris chez Emile Haug.
C'est ensuite le départ pour les pays nordiques puis, à partir de 1934, pour le Groenland où il participera à des missions jusqu'en 1938. La vie qu'il a partagée alors avec les populations locales et avec de nombreux chercheurs a eu une influence considérable sur son approche des sciences géologiques, tout autant que sur son comportement. Les évocations qu'il nous a rapportées de cette partie de sa vie étaient toujours dominées par le souvenir de jours très heureux ; l'exploration géologique en solitaire se trouvait largement compensée par la liberté que permettaient les grands espaces, la tolérance des populations nordiques et celle des milieux scientifiques. Les premières recherches effectuées se situent en Norvège, dans la chaîne calédonienne. Wegmann est immédiatement impressionné par la qualité des recherches pétrographiques entreprises par les géologues locaux, en particulier celles de J. H. L. Vogt, W. C. Brogger et surtout de V.M. Goldschmidt. L'utilisation de cette base solide, jointe à l'introduction de l'analyse structurale et à la mise en évidence des zones déformées conduit à une approche nouvelle. Elle permet de tracer les grandes lignes des profils longitudinaux de la chaîne et de souligner l'importance des charriages, des écaillages et de préparer l'établissement des profils transversaux. Se considérant comme le lieutenant de l'armée pennique envoyé en exploration dans les pays nordiques, il informe le général en chef Argand de ses travaux de reconnaissance dans les chaînes anciennes et de la diffusion de la bonne parole qu'il présente, à la faveur de cours ou de conférences, dans plusieurs institutions scientifiques. Dès 1927 il passe en Finlande où il rencontre son second maître en la personne de J.J. Sederholm. Les recherches entreprises alors sous l'autorité du directeur du Service de la Carte géologique lui apportent la révélation des particularités structurales des zones profondes de l'écorce terrestre et des déplacements de matière qu'on y rencontre. Rapidement, Wegmann saisit l'importance de ce message. Il l'intègre sans tarder à sa vision du développement orogénique qui, à cette époque, est encore fortement influencée par l'enseignement d'Argand. Sederholm. pour sa part, est heureux d'adjoindre à son équipe un jeune chercheur volontaire, infatigable et plein d'enthousiasme, qui lui apporte une vision spatiale qui s'accorde parfaitement avec son approche actualiste des terrains précambriens. Rapidement, des liens privilégiés se tissent entre ces deux hommes que sépare pourtant une importante différence d'âge. Au départ, une appréciation réciproque de leurs qualités professionnelles respectives favorise certainement cet accord mais, an cours du travail en commun sur le terrain, des échanges plus profonds se développent; ils montrent aux deux protagonistes qu'ils partagent la même sensibilité et que leur vision de la recherche scientifique et du monde en général sont très proches. Sur la base d'une relation de type «père et fils» se développe une profonde amitié et, chez Wegmann, une gratitude sans égal. Boursier de l'Académie des sciences de Finlande, chargé de cours aux Universités d'Helsinki, d'Uppsala et de Stockholm, il est particulièrement sensible à l'appréciation que lui témoigne la communauté scientifique locale; elle lui permet de s'affirmer sans trop de craintes.
En 1931, avec Sederholm comme président, il organise, en tant que secrétaire, le premier congrès international pour l'étude du Précambrien. Les buts de celui-ci vont au-delà d'une simple réunion de travail scientifique et technique. Les deux organisateurs pensent que ce type de rencontre doit permettre, par des contacts personnels, une meilleure compréhension internationale. Au niveau de la recherche, comme une bonne partie des difficultés rencontrées est liée aux problèmes de communication, il importe donc «d'unifier la terminologie et certaines méthodes d'investigation et de présentation» (Lettre à Argand du 8 novembre 1930).
Après un séjour à Innsbruck chez B. Sander et une visite prolongée en Belgique, c'est au printemps 1934 le premier départ pour le Groenland avec les expéditions Lauge Koch. Wegmann passera même l'hiver suivant dans la grande île; le retour dans des lieux civilisés n'aura lieu qu'à la fin de l'été 1935, après une seconde campagne de terrain. Il poursuivra ce type d'expédition jusqu'en 1938, d'abord sur la côte orientale, puis sur la côte occidentale et méridionale. Il s'adapte sans trop de difficultés aux dures conditions de travail ; elles le poussent même à se surpasser. Parmi les nombreux géologues qui explorèrent à cette époque le Groenland, Wegmann paraît être celui qui en a rapporté les plus substantielles moissons. Celles-ci s'expriment tout autant par la richesse et la précision des rapports de reconnaissance que par la substance qu'elles ont apportée à plusieurs publications ...
...
Rentré en Europe au moment de la crise politique de l'automne 1938, Wegmann estime son avenir bien incertain. Des portes se sont probablement fermées ; il se sent très seul et se juge incompris. Malade, il ne retourne pas au Groenland en 1939. Il est fort probable qu'il songe alors à abandonner totalement la géologie et à se retirer dans la campagne de Schaffhouse pour y cultiver la terre. A plusieurs reprises, il nous a fait part de ses moments de découragement, sans cependant en préciser la date exacte. L'année 1939 sera tout de même utilisée à rassembler dans la revue des sciences naturelles de Schaffhouse, une importante suite de notes géologiques qui situent alors la richesse de la recherche géologique suisse au Groenland.
Après la mort d'Argand survenue en septembre 1940, Wegmann est d'abord chargé d'assurer la suppléance à l'université de Neuchâtel; il est ensuite nommé professeur. Il doit, comme son prédécesseur, assurer à lui seul l'ensemble du programme en Sciences de la Terre, à l'exception de la géophysique et de la paléontologie. Pour les étudiants d'alors, le changement est particulièrement rude. A cette époque. Argand n'était plus que très modestement intéressé par la géologie; il avait pratiquement renoncé à l'enseignement sur le terrain mais il éblouissait encore par son aisance verbale, ses brillantes improvisations, ses anecdotes, les très petits auditoires qui se composaient le plus souvent de deux ou trois étudiants au plus. Wegmann, pour sa part, n'était pas plus orateur que comédien ; il lisait tous ses cours dans une langue dont il avait partiellement perdu la maîtrise. Par son discours, il désirait conduire les étudiants vers un approfondissement de la pensée plus que vers un apprentissage de techniques et l'accumulation de connaissances livresques. Au début de sa carrière universitaire, comme plus tard, il éprouvait de grandes difficultés à faire passer son message. Il m'avoua un jour : «ma consolation tient au fait que le meilleur géologue que j'aie rencontré, Sederholm, ne parvenait pas, lui non plus, à se faire comprendre lorsqu'il était entouré de plusieurs géologues». Certaines attitudes de Wegmann ne facilitaient du reste pas le contact entre étudiants et professeur. Ainsi, il me confiait «si vous devez apprendre à quelqu'un à nager, la meilleure façon de le faire consiste à le conduire en bateau au milieu du lac et à le jeter à l'eau; s'il se débat avec vigueur, vous pouvez l'aider; dans le cas contraire... ». Tout n'était pas aussi simple et aussi tranché. Même s'il ne le précisait presque jamais, et ne le favorisait même pas, il estimait qu'une large part de la formation de base incombait à l'étudiant, à ses initiatives et à son travail personnel. Le professeur, pour sa part, était là pour éviter les égarements et pour guider une réflexion supérieure. En dehors du cours de minéralogie qui était structuré et logique, l'enseignement de Wegmann était, dans les autres domaines, essentiellement fondé sur des chapitres choisis. Ceux-ci étaient liés à ses préoccupations du moment ou à des préparations de conférences. L'exposé était donné en dehors d'un cadre qui aurait permis à l'étudiant de le placer dans un contexte connu. Il comportait cependant presque toujours des éléments simples qui parfois paraissaient même simplistes; le message essentiel et subtil était caché dans des comparaisons à peine suggérées ; il supposait du reste des connaissances géologiques ou de l'histoire de la pensée scientifique qui nous étaient presque toujours étrangères. Wegmann espérait certainement qu'avec le temps et la répétition, une partie de cet enseignement parviendrait à germer.
Il aimait beaucoup le travail en plein air, les excursions où il était souvent plus facile de suivre sa pensée. Cependant, là-aussi, les étudiants s'avouaient perdus lorsque, après avoir examiné attentivement un affleurement complexe, les seuls commentaires du maître étaient : «C'est magnifique et ceux qui ne comprennent pas devraient s'en retourner chez eux». Et alors, la journée se poursuivait. Il importait, si l'on voulait en savoir plus, de poser avec une extrême prudence la bonne question car, dans le cas contraire, la foudre pouvait vous tomber dessus et l'excursion pouvait même se terminer brutalement pour l'ensemble des participants. Ce traitement rugueux avait certes quelques avantages dans la mesure où il imposait un travail d'observation et une réflexion personnelle. Je doute pourtant qu'il soit recommandable.
Dans le cadre de l'Université de Neuchâtel, Wegmann n'est jamais parvenu à s'imposer vis-à-vis de ses collègues les plus influents. Inquiet, hypersensible, il était persuadé que chacun cherchait à empiéter sur ses prérogatives. Pour répondre aux attaques réelles ou imaginaires, il s'engageait avec passion dans la défense de l'Institut de géologie, ce petit domaine où il régnait en maître absolu. Durant de nombreuses années, l'éloignement géographique de celui-ci par rapport au reste de l'Université a facilité une certaine indépendance. Par la suite, au moment où d'autres Instituts universitaires sont devenus de proches voisins, les confrontations pénibles devinrent plus fréquentes, eurent des répercussions sur son comportement et sa santé.
Les nombreux contacts qu'il entretenait avec des collègues étrangers, l'originalité de sa pensée, ont attiré à Neuchâtel de nombreux chercheurs dont plusieurs, parmi les jeunes, ont estimé avoir été influencés de façon sensible par l'enseignement qu'ils y ont reçu. On retiendra tout particulièrement les noms de D. Mc Intyre, d'abord à Edimbourg puis à Pamona Collège en Californie, Dons à Oslo, M. Ruhland à Strasbourg, A. Berthelsen à Àrhus et Copenhague, et R. Lauerma à Helsinki.
C'est en 1964 que Wegmann a fait valoir son droit à la retraite. Il a utilisé la liberté retrouvée pour effectuer plusieurs voyages et séjours à l'étranger, en particulier en Afrique du Sud et aux USA où il a enseigné durant plusieurs mois à l'Université de Riverside.
En Suisse, Wegmann s'est toujours estimé mal compris. A l'époque de son retour au pays, la reconnaissance et la renommée de chaque géologue étaient directement mises en parallèle avec l'importance de sa contribution à la résolution des problèmes de la chaîne alpine ; celle de Wegmann était modeste. Les considérations sur l'évolution des terrains précambriens n'intéressaient alors que peu de monde. Ceux qui y participaient sur le plan de la pétrographie, comme l'école de Paul Niggli étaient considérés par Wegmann comme ses pires ennemis. Cette situation a certainement joué un rôle non négligeable pour qu'il donne une préférence marquée aux contacts internationaux. Plusieurs savants, et non des moindres, l'estimaient pour ses travaux, sa vaste culture géologique et son humour tranchant, parfois féroce. Avant la guerre déjà, il avait établi des liens solides avec H. Cloos et son école, et par là-même avec la Geologische Rundschau. Tout au long de la guerre, malgré la censure, il a su les poursuivre par des échanges de correspondance qui évoquaient de prétendues recherches paléontologiques alors qu'il s'agissait de commentaires mordants de l'actualité politique1. Ces messages illustrent toute la verve de leur auteur mais on reste aussi effrayé par les graves conséquences qu'ils auraient pu avoir pour leur destinataire si un employé du régime nazi en avait saisi la signification.
Au cours de sa carrière, C. E. Wegmann a abordé, en dehors de la paléontologie et de la géophysique, pratiquement tous les sujets des sciences de la terre, allant de la géomorphologie à la paléoclimatologie, aux recherches minières et à la glaciologie. Dans une production de plus de cent dix articles et notes, ce sont cependant les recherches de géologie structurale qui dominent; elles sont souvent intimement associées à des considérations sur la transformation des roches. A plusieurs reprises, là comme dans d'autres sujets, les thèmes sont examinés dans la perspective de l'évolution des idées, avec comme objectif la recherche des structures logiques ou inconscientes qui guident la démarche scientifique.
Dans l'ensemble de sa production, Wegmann manifeste une crainte permanente vis-à-vis des synthèses et des hypothèses audacieuses; il redoute par-dessus tout leur transformation en dogmes rigides et stériles. Cette attitude paraît liée à plusieurs facteurs parmi lesquels le profond sentiment d'insécurité et de doute qui caractérise toute sa personnalité semble avoir joué un rôle prédominant. Il est fort probable que l'éblouissement qu'il a éprouvé vis-à-vis d'Argand, son premier maître, a renforcé cette attitude, dans la mesure oui il a saisi ses propres limites. La méfiance de l'autoritarisme dont lui a très souvent parlé Sederholm, a certainement consolidé une attitude qui était alors déjà bien établie. Dans l'un de ses écrits, il présente ses vues dans le langage imagé qu'il affectionnait :
« Les images que nous nous faisons du passé géologique ressemblent à des mosaïques, composées par les fragments , des expériences que nous reconnaissons ou que nous croyons reconnaître [...]. Dans un langage un peu solennel, on désigne souvent un tel assemblage ordonné et dépouillé des traits distinctifs par le terme de synthèse. Abandonnant ce langage un peu pompeux, quelques auteurs ont comparé les images du passé à un «puzzle». Si les aspects fragmentaires de la nature que nous enregistrons portaient un « dessin » et des emboîtements, comme les pièces d'un « puzzle », la reconstitution du passé ne présenterait que des difficultés peu importantes ; car la position relative d'un fragment du dessin d'une part et les parties correspondantes des emboîtements de l'autre une fois trouvées, on est certain de la cohérence de deux pièces dans le cas d'un «puzzle», et il n'y a plus à y revenir.
Les aspects fragmentaires du passé géologique ne montrent, le plus souvent, ni un « dessin » bien marqué, ni des emboîtements correspondants. Le tectonicien est souvent comme un paléontologiste qui aurait une multitude de formes fossiles, mais aucune forme vivante pour les comparer.
Une autre difficulté, s'opposant à l'assemblage des fragments, vient du fait qu 'une grande partie des traces et des témoignages est détruite. Notre connaissance restera donc toujours fragmentaire ; une partie des pièces du «puzzle» manque. Les synthèses qui font disparaître ces lacunes sous un badigeonnage habile peuvent certainement susciter notre admiration pour l'imagination du ou des auteurs, mais ne nous inspirent pas confiance au même degré »...
Élève d'Argand, Wegmann donnera tout au long de sa carrière scientifique la priorité à l'analyse géométrique et cela à toutes les échelles. Dans une croûte mobile, il sait que le géologue ne dispose d'aucun repère fixe. Toutes les analyses de déformation doivent se placer dans un cadre relatif aussi bien dans l'espace que dans le temps. L'analyse dynamique lui paraît un rêve, tant la prise en compte des forces repose sur des hypothèses incertaines. L'approche cinématique doit pouvoir progresser par l'analyse des traces de mouvement laissées par la déformation des roches. C'est une entreprise pleine de difficultés, d'incertitudes, mais elle donne au chercheur toutes les joies d'une chasse où les belles prises sont précieuses parce qu'elles sont rares. Par ses recherches dans des domaines et des lieux variés, Wegmann possède une grande expérience de la déformation des différents niveaux structuraux. Il estime qu'il est utile de diviser les zones orogéniques en trois tranches distinctes en allant de la surface vers la profondeur. Dans la première (Oberbau) dominent les couvertures sédimentaires plissées comme cela se rencontre dans le Jura. Elles obéissent aux effets des contraintes régionales qui agissent sur des ensembles où l'hétérogénéité est essentiellement marquée dans la direction verticale. Vers la profondeur, à la suite d'une dysharmonie majeure, le socle apparaît comme une mosaïque de blocs indépendants au comportement partiellement rigide où les hétérogénéités latérales souvent subverticales sont des structures héritées parfois de longue date. Elles conditionnent un comportement fort différent de celui enregistré dans la couverture. On se trouve là, dans l'un des domaines de prédilection de Wegmann, celui des interférences qu'il a traquées avec ténacité, qu'il a souvent évoquées, mais dont il n'a laissé que peu d'analyses concrètes en géologie structurale. Au début des années 1960. Wegmann a connaissance de la prochaine publication d'un travail de N. Pavoni sur les relations socle-couverture dans le Jura [Eclogae geol. Helv., 54, p.515-534]; cette contribution l'incite à donner sa propre vision du phénomène mais sans faire référence à l'étude de son jeune collègue [1961 et 1962].
Lorsque le géologue examine les structures des étages tectoniques intermédiaires, il constate qu'elles sont le siège de nouvelles dysharmonies. Celles-ci s'accompagnent de transformations métamorphiques qui permettent souvent de mieux saisir la chronologie. A ce niveau, les études structurales doivent s'appuyer sur l'analyse pétrographique qui est souvent abordée au moyen de la lame mince. L'intégration des données obtenues par de telles méthodes dans les ensembles orogéniques pose le problème des corrélations entre les différents ordres de grandeur, l'une des préoccupations constantes de Wegmann.
Par ses recherches en Finlande et au Groenland, Wegmann peut être considéré comme un précurseur de l'analyse tectonique des zones profondes de la croûte. Il est conscient que la plupart des événements qui y sont enregistrés ont eu des répercussions jusqu'au niveau des roches et des paysages qui se trouvent à leur aplomb en surface. En dehors de l'analyse qui cherche à saisir les variations structurales qu'expriment les cartes et les profils, un effort doit être fait pour mieux saisir les relations entre les événements profonds et ceux de surface. Pour ce faire, Wegmann estime, à la suite de Sederholm, que la déformation des filons basiques qui traversent toute la croûte représente l'un des meilleurs jalons pour saisir ces questions trop souvent négligées. En dehors de son travail fondamental, «Zur Deutung der Migmatite», ses vues sont reprises dans un important travail moins connu : «Tectonic patterns at different levels», in Alex L. Du Toit Memorial Lectures. Il y présente à nouveau certains aspects des interférences qu'il envisage dans la croûte. Un dessin de la même époque, qui accompagne ses vœux de fin d'année, illustre certains aspects de sa vision de la superposition des étages tectoniques.
Dans le domaine des recherches en géologie structurale, il est impossible de ne pas évoquer l'importance de la contribution apportée par Wegmann à la tectonique vivante [1955 à 1957]. Admirateur de l'actualisme de Charles Lyell, il lui paraissait nécessaire de favoriser le rassemblement des données provenant de disciplines variées pour mieux saisir les déformations récentes de la croûte terrestre. La mise en évidence de modifications structurales actuelles devient ainsi un outil pour mieux comprendre celles du passé.
Au cours de sa carrière, Wegmann a rédigé de nombreuses notes biographiques de ceux qu'il a considérés comme ses maîtres et ses amis. Ses recherches historiques avaient également pour but de comprendre et de relativiser les tensions qui ont existé et qui existent en géologie comme dans d'autres disciplines scientifiques. Son analyse de l'héritage de Werner et de Hutton, montre qu'il donne sa préférence aux systèmes ouverts de ce dernier mais qu'il est conscient que le développement des sciences demande la mise au point de théories unificatrices. Malheureusement, celles-ci, surtout sous l'action des disciples, deviennent rapidement des systèmes rigides et fermés qui sont alors impropres à l'avancement de la connaissance. Leur structure interne stable, acquise au moment de leur première formulation, est peu propice aux modifications que peuvent apporter les nouvelles données des recherches sur le terrain. Wegmann affiche nettement sa prédilection pour celles-ci et sa méfiance pour les apports des modèles physiques ou chimiques qu'il juge peu adaptés pour aborder l'enchevêtrement des systèmes naturels. Ces derniers sont pourtant une source permanente de questions qui permet la constante progression de la connaissance, pour autant que le regard reste mobile et qu'il ne soit pas occulté par une vision livresque. La spécialisation apparaît nécessaire mais elle ne doit pas conduire à l'isolement.
Le développement des idées se rapportant aux variations de la position des lignes de rivages observées dans les pays nordiques constitue l'une des dernières contributions importantes de Wegmann [1967 et 1969]. Conscient de la valeur méthodologique de certains travaux originaux trop mal connus, il les analyse et offre deux traductions d'anciens textes suédois traitant de ce problème [1977 et 1978]. Par ses présentations et commentaires, il tient à montrer le cheminement incertain et non linéaire de la recherche scientifique qui progresse parfois sous l'impulsion d'événements accidentels mais surtout à la faveur des travaux d'une élite à l'esprit ouvert. Les controverses ainsi que les oppositions jouent souvent un rôle de levain pour la progression de la connaissance.
Wegmann nous montre qu'en Scandinavie, les recherches scientifiques sur l'origine des lignes de rivage, dans le sens moderne, y débutent par la contribution d'un savant de grand format, U. Hjàrme. Dès 1694, celui-ci procède déjà à une large enquête qui devait permettre de séparer les observations des interprétations et de considérer les possibilités de variations du niveau marin, de l'alluvionnement, et même de la déformation de l'écorce terrestre. Dès le départ, les problèmes sont donc clairement énoncés, mais cette vue, trop large et trop novatrice, est bientôt abandonnée au profit de controverses basées sur des explications unicausales. Les premières tentatives d'explications vont tout naturellement chercher la cause des phénomènes dans l'instabilité de l'élément le plus mobile, l'eau. A. Celsius et Carl von Linné soutiennent cette proposition. Pour faciliter l'analyse du phénomène, ils installent les premiers systèmes de repères fixes. Ils s'efforcent également de placer les observations locales dans un cadre plus large et d'y faire entrer la chronologie. Les propositions de l'école des variations du niveau marin sont ensuite contestées par E. O. Runeberg qui observe que celles-ci sont plus importantes dans le Nord du golfe de Botnie que plus au Sud. Il propose une déformation lente et sans séismes du socle rocheux et introduit ainsi pour la première fois dans les sciences géologiques une interprétation actualiste des mouvements de l'écorce terrestre. A cette époque, et par la suite encore, les progrès sont entravés par le fait qu'on ne recherche qu'un seul coupable pour rendre compte de toutes les observations accumulées. De plus, l'autorité de certains chercheurs permet de mettre en doute et même de nier certaines observations pertinentes qui ne cadrent pas avec les affirmations que l'on désire faire triompher. Finalement, par sa synthèse de 1924. Wilhelm Ramsay parvient à imposer une solution satisfaisante. Il montre que toutes les données fiables s'accordent parfaitement dès l'instant où l'on considère que le niveau marin, comme les masses continentales, est instable. L'approche multi-causale permet non seulement de comprendre les variations locales et générales des anciennes lignes de rivages, elle est la source de nouvelles approches en géophysique et en géomorphologie. Elle permet un éclairage nouveau des phénomènes de transgression et régression, et de ce qui touche à la distinction entre mouvements orogéniques et épirogéniques.
De nos jours, comme par le passé, la géologie peut se trouver exposée aux bienfaits mais aussi aux dangers des théories unificatrices. La rigidité de certains modèles de la stratigraphie séquentielle, le dogmatisme de certains disciples suggèrent que la lecture attentive des textes de Wegmann reste d'actualité.
Wegmann s'exprimait et rédigeait avec aisance en allemand, français et dans les langues Scandinaves (particulièrement le danois et le norvégien) ; il avait également pratiqué le finnois, son anglais, sans être parfait, lui permettait de s'entretenir et de lire sans difficulté; dans toutes ces langues il avait un fort accent dans lequel la base germanique dominante était partiellement occultée par de multiples influences glanées de-ci de-là. Bien que très attaché à sa terre natale, ses voyages et ses contacts avec des cultures différentes en avaient fait un scientifique convaincu de la nécessité des rapprochements internationaux. A cet effet, il entretenait une très volumineuse correspondance dont la grande majorité a été déposée, selon ses vœux, aux Archives géologiques de la bibliothèque universitaire de Freiburg en Allemagne. Cette volonté de rapprochement et de compréhension entre les hommes et tout particulièrement entre les scientifiques a pu s'exprimer pleinement à la Geologische Rundschau où ses dons linguistiques ont souvent été largement appréciés.
Dans bien des domaines des sciences, l'époque de la guerre 1939-1945 a induit une discontinuité dans la conduite de la recherche scientifique, aussi bien au niveau de son organisation que de l'esprit, du financement et des techniques. Ces conditions sont présentes dans les sciences de la Terre, même si elles sont moins flagrantes qu'en physique par exemple. En géologie, elles apparaissent comme un prélude à la révolution de la tectonique globale de la fin des années 60. On constate alors une augmentation sensible de la spécialisation et une baisse relative marquée de l'approche purement naturaliste et généraliste. Cette situation est partiellement conditionnée par l'utilisation de techniques et d'appareils performants qui ont été développés en physique et en chimie; elle conduit à une augmentation du nombre de chercheurs provenant ou pratiquant les sciences exactes. Elle résulte d'une évolution liée à des causes économiques et à un soutien financier qui n'est pas toujours indépendant des recherches militaires. Il en résulte un accroissement considérable des publications scientifiques. Dans ce climat nouveau, la Geologische Rundschau, revue allemande et internationale, organe de la Geologische Vereinigung, fait un effort important pour s'adapter aux temps nouveaux et regagner une partie du crédit perdu durant les années de guerre. Cet effort est facilité par la personnalité de son président, Hans Cloos et par l'attitude souvent critique qu'il a eue vis-à-vis de la politique du troisième Reich. Dans ce renouveau, il va jouer un rôle important. Dès 1946, il élargit le comité de rédaction en y incluant plusieurs géologues étrangers, dont Wegmann avec lequel il est en contact au moins depuis 1934. Celui-ci, par son action prolongée et prépondérante, peut-on dire, amplifie l'orientation tracée par Cloos afin de faire de cette revue un organe scientifique supranational. Dès son arrivée a la rédaction, il cherche à en infléchir l'esprit en donnant une préférence aux travaux de synthèse qui devraient souvent examiner l'évolution historique des problèmes. Dans cette activité, les résumés et analyses des travaux publiés par la revue sont généralement rédigés en français, plus rarement en allemand. Ils permettent de situer l'homme, ses affinités, ses rejets et sa philosophie tout autant et parfois même mieux que sa propre production scientifique.
.....
Voici pour les principes; leur application n'en est pas toujours aisée, même pour ceux qui les ont définis. Ainsi en 1951, lorsque la revue tente de faire le point sur la controverse entre magma et migma, Wegmann ne peut pas s'empêcher d'exprimer sa réprobation : «Pour commencer la première série d'articles, M. Hans Cloos a cru bien faire en demandant à M. P. Niggli un article sur le chimisme des roches et la doctrine magmatique ». Même si la contribution du maître de Zurich apporte quelque satisfaction à Wegmann, il juge qu'il y a eu trahison en demandant une contribution au pétrographe avec lequel il a toujours été en opposition. L'ancienne amitié entre Wegmann et Cloos en sera sérieusement affectée; elle sera même remplacée par une vive tension qui ne s'éteindra qu'avec le décès de ce dernier en 1952.
Wegmann désirait que la revue puisse servir de forum à des confrontations scientifiques centrées sur des sujets majeurs des sciences géologiques. Le second cahier de la Geologische Rundschau de 1950, intitulé «Struktur und Zeit» est une illustration de ce type de démarche et de la richesse qu'elle peut apporter. Ainsi, Hans Stille, le père spirituel de la notion de phase orogénique, a l'occasion de préciser sa pensée face à l'argumentation de James Gilluly qui estime que les appréciations du temps en géologie sont encore trop rudimentaires pour juger du synchronisme des phénomènes sur l'ensemble du globe.
.....
Bien que le côté doctrinal de l'approche de Stille ne soit plus à la mode de nos jours, la lecture du texte de Wegmann ne devrait pas manquer d'intérêt pour préciser la signification que l'on devrait actuellement donner à la notion de phase dans les systèmes orogéniques. Il est également probable que l'interprétation des données géochronologiques des domaines métamorphiques envisagés comme une suite d'événements spécifiques, gagnerait à considérer les interférences possibles, dans le temps et l'espace, entre soulèvement, dénudation, refroidissement, etc.
De nos jours, plus de dix années après son décès survenu à Neuchâtel le 7 janvier 1982, les travaux de Wegmann sont très souvent méconnus, surtout par la jeune génération. Cette situation est partiellement due au fait que la plupart de ses écrits rédigés en français ou en allemand demandent une lecture attentive. On constate aussi que certaines de ses contributions se situent dans des domaines qui font actuellement partie des acquis de la science (étages structuraux, déformations superposées, tectonique récente par exemple). D'autres objets de recherche auxquels il a consacré beaucoup d'attention se trouvent présentement délaissés (évolution des domaines granitiques par exemple).
Pour toutes ces raisons, il n'apparaît pas comme un précurseur de la géologie dite moderne, et n'est pas perçu comme un auteur auquel il est bon de faire référence. Chercheur indépendant, il s'est peu soucié des modes et n'a que peu contribué à l'établissement de théories nouvelles qu'il sait passagères. Il est en fait essentiellement intéressé par ce qui n'est pas compris et par le développement du savoir scientifique. Il préfère souligner les incertitudes et les différentes approches possibles ; de façon consciente ou non, il va jusqu'à introduire un certain flou dans son message.
La difficulté qu'on peut rencontrer à le suivre peut être illustrée par la présentation de la notion d'étages tectoniques, qui apparaît d'abord dans son œuvre maîtresse : «Zur Deutung der Migmatite » [1935]. La vision exprimée alors, est constamment reprise, modifiée, améliorée par de petites retouches qui se trouvent dispersées dans l'ensemble de son œuvre, mais qui, placées en dehors d'un fil conducteur précis, ne sont pas toujours faciles à saisir. Dès le départ, en s'inspirant de présentations antérieures de la croûte, il introduit cette notion nouvelle, aussi bien dans le cadre du mobilisme tangentiel d'Argand que dans celui d'une conception plus fixiste. Celle-ci est soulignée par une figuration où les zones profondes de la croûte sont, soit dominées par un figuré vertical, soit représentées par des granites non affectés par des déformations sub-horizontales. Cette image d'une croûte inférieure peu litée, où les mouvements verticaux jouent un rôle dominant est présente dès la formulation de la notion d'étages tectoniques; c'est celle qui s'imposera jusque dans la dernière représentation.
L'abandon du mobilisme d'Argand a certainement été suscité par la fréquente observation de structures très redressées des zones précambriennes étudiées ainsi que par les traces des montées diapiriques et celles des filons basiques. Ces faits lui semblent peu en accord avec l'enseignement qu'il avait reçu. La réserve qui émerge de plusieurs notes [1943, 1948, 1950] ne va pas jusqu'au rejet de l'hypothèse de la mobilité continentale, c'est plutôt un appel à de nouvelles réflexions, de nouvelles investigations; le manque d'affirmation peut paraître gênant; il est l'expression d'une recherche sur la validité du savoir. Bien qu'homme de terrain, il n'est pas prisonnier de ses connaissances passées, il juge qu'une approche dubitative est préférable à la dévotion à une théorie spéculative, ici celle de la tectonique tangentielle. Cette approche a certainement rendu son message moins attractif à toute une génération fortement marquée par la théorie de la tectonique globale.
Dans la science d'aujourd'hui, beaucoup de recherches sont motivées par l'espoir de confirmer les modèles établis par quelques penseurs ou écoles influentes, plutôt que de faire progresser la connaissance sur des bases relativement indépendantes et critiques. A ce niveau, l'approche que pratique Wegmann garde toute sa valeur, qu'il s'agisse de l'analyse des particularités des domaines structuraux, de l'influence des ordres de grandeur dans les phénomènes géologiques ou de l'enseignement qu'on peut tirer de l'approche historique. Il parvient à nous faire partager la subtilité, la beauté et les joies qui sont promises aux chercheurs qui s'attachent aux mystères irrésolus du monde de la nature.
Par son expérience de grand voyageur et ses vastes connaissances linguistiques, il a été rendu très tôt attentif aux dangers mais aussi aux avantages des affrontements culturels. Ceux-ci peuvent tout aussi bien conduire à des confrontations stériles que permettre des éclairages nouveaux qui peuvent souligner les aspects changeants des objets. L'analyse des multiples facettes de la réalité demande que l'approche soit précédée d'une clarification des nomenclatures. Pour ce faire, celles-ci doivent autant qu'il est possible, s'affranchir des définitions génétiques qui sont par essence passagères. Malheureusement, les efforts entrepris par Wegmann dans cette direction et qui visaient à la mise au point d'un dictionnaire tectonique et d'un autre se rapportant aux phénomènes glaciologiques n'ont jamais abouti.
Au cours des années, dans ses publications, Wegmann a de plus en plus délaissé l'accumulation des connaissances au profit de travaux visant à identifier les chemins du savoir. Dans ce paysage incertain, il estime qu'il n'est guère possible de remettre à chacun une boussole universelle pour se placer sur le bon chemin. De ce fait, le message est donné en dehors d'une formulation méthodologique précise. Toute tendance dirigiste et dogmatique lui paraît contraire à l'esprit ouvert que doit garder la recherche, qui est essentiellement une démarche personnelle.
Esprit essentiellement critique, il a tenu à analyser les sources du savoir et à percer le champ des images et des préjugés qui contribuent à notre appréciation de la réalité. Cette approche épistémologique, vouée à l'étude des configurations mentales aussi bien qu'à celle des ensembles structuraux, a pour base une culture étendue, particulièrement riche d'enseignement pour celui qui veut bien se donner la peine d'y pénétrer.
.....