COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 22 mars 2000)
Le Comité français d'histoire de la géologie a perdu son président-fondateur ce 11 janvier 2000. Trois jours plus tard ses amis soutenaient sa famille dans le temple de Palaiseau. Notre ami Hugh Torrens avait fait le voyage, à la fois pour représenter l'INHIGEO qu'il présidait, et également à titre personnel, car il portait une amitié ancienne et fidèle à François Ellenberger. David Oldroyd, Secrétaire général de l'INHIGEO avait envoyé un message de Sydney.
Bien d'autres messages sont parvenus, dès l'annonce du décès, du monde entier, notamment de Kennard Bork, de Granville, Albert Carozzi, d'Urbana et Kenneth Taylor, de Norman, aux Etats-Unis, Giuliano Piccoli et Giorgio Vittorio Dal Piaz, de Padoue, Henri Masson, de Lausanne, David Branagan, de Sydney, Nicoletta Morello, de Gênes, Martin Guntau, Silvia Fernanda de Mendonça Figueirôa, de l'université de Campinas (Brésil), Wolf von Engelhardt, de Tubingen et Wolfhart Langer, de Bonn. Tous ces hommages soulignent le rôle que François Ellenberger tenait dans l'histoire de la géologie aux yeux des spécialistes du monde entier. Vous qui êtes ici savez aussi combien son œuvre fut importante et quelle perte représente pour nous sa disparition.
Rappelons qu'il avait fondé le COFRHIGEO le 15 juin 1976, dans la salle du Conseil de la Société géologique de France, et que pendant vingt ans la vie du Comité avait été dominée par sa personnalité. Tout au long de ces années il avait su trouver en Jean Gaudant, nommé secrétaire dès la première séance, l'aide et le dévouement nécessaire pour donner à l'association le rayonnement qui fait qu'elle tient à l'intérieur de l'INHIGEO une place de premier rang. C'est Jean Gaudant qui suscitera les deux volumes de l'hommage élaboré en 1995 à l'occasion des quatre-vingts ans de notre président. Dès lors la tâche de celui-ci est accomplie : il décide de se retirer, pour se tourner vers d'autres préoccupations plus personnelles (notamment l'histoire de son Oflag pendant la guerre). Il ne continue pas moins de se préoccuper de « son » Comité. Vous vous rappelez qu'il était encore présent voici un an, et qu'il avait pris la parole, avec une pertinence qui montrait sa vaste culture et son intérêt pour toutes les questions abordées.
Pour ma part, j'ai d'abord connu son nom par l'enseignement de Pierre Pruvost, à la Faculté des sciences de Paris, qui aimait à citer sa thèse. J'eus ensuite la chance de l'entendre, rue Serpente, quand la Société géologique lui attribua le prix Viquesnel en 1960. Mais je l'ai réellement découvert par sa contribution à l'ouvrage dirigé par Michel Durand-Delga, à la mémoire de Paul Fallot, en 1963. Elle s'intitulait La Vanoise, un géanticlinal métamorphique.
J'ai dit dans Le retour aux sources que cet article m'avait impressionné, bien que, en le relisant, je n'y aie pas trouvé exactement ce que je croyais y avoir lu[2]. Et qui résultait sans doute de ce travail de la mémoire qui a enrichi, au fil des longues et multiples conversations que nous eûmes, par la suite, les quelques phrases qui m'avaient frappé. L'essentiel était que le métamorphisme date de la déformation des strates et non de leur dépôt. François Ellenberger réagissait au concept de métamorphisme géosynclinal d'Emile Haug, dont il faisait le prolongement des thèses de Werner. C'est dire que dans la controverse entre huttoniens et wernériens, il était du côté des premiers.
A quand remonte son intérêt pour les questions d'ordre historique ? Dès sa thèse, en 1958, il se préoccupait de métamorphisme, en étudiant les débats sur le métamorphisme au milieu du XIXe siècle. De même un peu plus tard, en prenant possession de la chaire de Géologie des grandes régions du globe, il rendait un hommage courageux à ses prédécesseurs Léon Bertrand (alors si décrié) et Louis Barrabé, ainsi qu'à un « parrain supplémentaire », selon son expression : Ami Boué. Il est clair que ce lointain parrainage marquait une volonté de plonger dans le passé.
Lui-même dit, d'ailleurs, dans son Histoire d'un cheminement qu'il n'a pas réellement obliqué vers l'histoire, puisque celle-ci l'a toujours préoccupé[3]. En tout cas, dès le début des années 1970, il commence la publication d'articles d'histoire de la géologie en commençant, dans le prolongement de l'article cité précédemment, par des travaux sur le géosynclinal (1970) puis sur James Hutton (1972, 1973) dont il a vu l'importance de la thèse de médecine sur la circulation du sang (cycle du microcosme humain) dans l'élaboration de ses idées sur le cycle géologique.
Par Louis Bourguet, source, selon lui, des thèmes huttoniens, il découvre Henri Gautier (1660-1737), ingénieur languedocien des Ponts-et-Chaussées. Il lui consacre quelque 200 pages publiées en 1976 et 1978 dans Histoire et Nature, la revue que dirige avec tant de dévouement Georgette Legée, qui s'effraye devant la longueur de cette contribution. Il est vrai que cet auteur inconnu expose des conceptions tectoniques très novatrices.
C'est avec la même Georgette Legée, que je veux associer aujourd'hui à l'hommage rendu à François Ellenberger, qu'est organisée, en 1980, lors du congrès géologique international tenu à Paris, la fameuse excursion de neuf jours Aux sources de la géologie française. N'ayant pu y participer, j'ai bénéficié quelques années plus tard d'une réédition de l'excursion en groupe restreint, avec Hugh Torrens et Wolfhart Langer. Et ce n'est pas un hasard si Torrens a voulu se déplacer pour les obsèques et si Langer fait allusion à ce voyage dans son message. Quant aux participants de 1980, tous étaient émerveillés.
J'ai dit que c'est en 1976 qu'il crée le COFRHIGEO. Cette époque est aussi celle du début de la rédaction de son grand ouvrage sur l'Histoire de la Géologie (deux volumes, 1988, 1994). C'est aussi celle du prix Wegmann qui lui est décerné en 1984. C'est enfin l'époque de nos discussions téléphoniques. Elles m'enrichissaient au moment où je m'apprêtais à soutenir ma thèse, dont il présida tout naturellement le jury. Elles lui permettaient, de son côté, d'avoir un témoin des découvertes qu'il faisait pour la rédaction de son livre.
Cet ouvrage est sans précédent. Tous les commentateurs, et notamment nos amis étrangers, l'ont souligné. Il faut être à la fois un géologue reconnu et un historien scrupuleux pour pouvoir traiter, comme il le fait, les géologues anciens comme des « frères en recherche », c'est-à-dire des contemporains. Avec une rare perspicacité, il démonte la « logique de l'erreur » de ces œuvres qui ne sont pas fausses par le raisonnement, mais par les lacunes de leur information. Ce qui ne l'empêche pas de voir les ruptures de l'histoire. En retraduisant Sténon, il a pu analyser comme personne avant lui la démarche de cet auteur de génie, et montrer la nouveauté de ses idées.
Il craignait qu'on ne l'accuse de whiggisme, c'est-à-dire du défaut des scientifiques qui croient, quand ils se préoccupent d'histoire de leur discipline, que celle-ci s'est construite de façon continue et progressive, sans remaniement. A la façon dont le parti Whig voyait l'histoire de la société. Le défaut lui avait été reproché à propos de son travail sur Gautier, dont il n'avait pas assez souligné, disait un critique, les archaïsmes. Il y avait été sensible. Et il s'était efforcé, dans son grand livre, de pallier ce défaut.
Bien sûr, chacun a pu apprécier la qualité de ce gigantesque travail, ramené pour les besoins de l'édition à un volume raisonnable. Mais où tous les spécialistes savent qu'ils trouveront une information. Bien qu'il soit accessible au grand public, c'est quand même à ses pairs que cet ouvrage est destiné. La typographie, avec ses changements de corps, permet la lecture à plusieurs niveaux. Il avait eu la joie, avant de mourir, de recevoir l'excellente traduction, supervisée par Marguerite Carozzi, du second volume de son ouvrage[4].
Pour ne pas abuser de votre temps, je m'arrêterai là. Je renvoie à ce que j'ai pu écrire ailleurs sur son œuvre d'historien pour ceux qui veulent en connaître plus. Et surtout je conseille de lire ou relire les deux textes essentiels de réflexion qu'il nous laisse, tant dans le volume d'hommage, sous le titre Histoire d'un cheminement, qu'en clôture des travaux de notre Comité pour l'année 1996.
1) Paroles prononcées à la séance du 22 mars du Comité français d’Histoire de la Géologie en présence de Madame François Ellenberger et de son fils Marc.