TRAVAUX DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VII (1993)

François ELLENBERGER
En souvenir de Georgette Legée.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 26 mai 1993)

Un à un, à petits pas, les uns après les autres, des membres fidèles de notre Comité nous quittent, comme pour entrer déjà dans l'Histoire, ce monde où le Passé demeure à jamais vivant. Mais ces Amis nous manquent. Nous avions besoin d'eux ; nous nous sentons si seuls, sans eux... Voici que ce fut au tour de Madame Legée de nous jouer ce mauvais tour. Comment oublier son merveilleux sourire, sa voix si harmonieuse, douce et apaisante ! Une âme faite toute entière de bonté rayonnante et d'intelligence. Sa grande modestie cachait une profonde culture, et ses interventions presque timides dans nos débats étaient toujours aussi opportunes que précieuses.

Sa grande discrétion ne se serait pas accommodée d'éloges trop poussés. Je me contenterai ici de retracer brièvement sa vie, puis d'évoquer quelques brefs souvenirs. Georgette Legée est née en 1914 d'un père admirable, Théophile Belleuvre, un pionnier de l'aviation militaire, et d'une mère non moins remarquable, cultivée et pleine d'esprit. Elevée dans ce milieu provincial privilégié, elle fut une enfant heureuse, studieuse, pétulante aussi dans ses jeux. Après l'Ecole normale de Blois, la voici à Paris, faisant son chemin dans l'enseignement technique, puis réussissant en 1938 le concours (alors particulièrement fermé) de l'Agrégation de Sciences naturelles. Ce terme avait à cette époque encore tout son vrai sens ; c'était toute la gamme, tout le spectre des Sciences de la Nature qui était embrassé, alliant l'initiation aux plus récents développements de pointe de ce temps, à un apprentissage vivant sur le terrain, au bord de la mer, dans les champs, des réalités multiformes les plus immédiates de l'immense et inépuisable monde des choses, même les plus humbles. En un mot, elle devint ainsi une authentique naturaliste, au sens le plus élevé de ce terme (devenu parfois presque un objet de commisération dans l'inculture à oeillères actuelle, prétentieuse et desséchante).

Elle se marie en cette même année 1938 avec Pierre Legée. La guerre fut un temps de très dures épreuves pour le ménage, avec bientôt trois enfants à élever dans les privations et les bombardements. Elle connut plus tard l'immense douleur de perdre son fils, mort accidentellement en 1978, à trente-cinq ans. Admirable de paix et de courage, elle sut nous cacher sa souffrance. Elle qui aimait tant la vie, ses petits-enfants furent sa consolation, toujours émue aussi quant on lui montrait les photos des nôtres. Ses intimes, paraît-il, la nommaient affectueusement "papillon", ou "libellule", termes à l'image de son éternelle jeunesse de coeur.

Ses élèves furent singulièrement privilégiés d'avoir pour professeur une personne d'élite aussi éminemment compétente, et de plus infiniment dévouée et pleine de bonté. A partir de 1962, elle put se consacrer à la recherche en Histoire des Sciences, principalement biologiques et médicales, ce au plus haut niveau. Au prix d'un labeur acharné, elle écrivit, d'abord sous forme d'articles successifs, un ouvrage considérable, appelé à faire date, sur le physiologiste Pierre Flourens (1794-1867). Elle le présenta en 1986 à la Sorbonne comme thèse de Doctorat ès-Lettres : un de plus de ces monuments d'érudition éclairée qui ont fait l'honneur de la France, et conservent encore un peu de prestige au noble titre de Docteur. En outre, elle a publié sur divers auteurs de nombreux articles, notamment dans les Comptes rendus des Congrès des Sociétés savantes (dont elle était une participante et une animatrice assidue). Ses travaux l'avaient fait connaître internationalement. Sa notoriété lui valut de devenir membre de l'Académie Internationale d'Histoire de la Médecine ; elle participa à diverses réunions et congrès dans le monde entier. La Géologie ne lui était pas étrangère, et on lui doit plusieurs études non dénuées d'intérêt dans ce domaine, qu'elle abordait peut-être avec une excessive modestie. Elle prenait part avec intérêt et assiduité aux séances de notre Comité, où sa présence et ses remarques nous étaient précieuses.

Il importe de souligner les immenses trésors de dévouement et d'énergie inlassable déployés par Georgette Legée pour la belle revue Histoire et Nature. A partir de 1975, les circonstances firent qu'elle dut finir par en assurer seule l'édition et la publication. Attachée à en assurer à tout prix la survie, elle dut payer de sa personne au-delà du raisonnable, allant en province relancer l'imprimeur, et en arrivant même à régler de sa poche une partie des frais d'édition. La survie même de la revue était en effet mise en péril par la carence inadmissible des organismes qui, au départ, devaient soutenir financièrement l'entreprise. Elle m'en parlait avec douleur ; moi je serre les poings ; voilà le lamentable résultat d'une certaine politique scientifique dirigiste, bornée, sélective, téléguidée depuis de hautes sphères irresponsables, coteries de potentats médiocres engoncés dans leur fatuité à courte vue et leur mépris des autres.

La mort d'Histoire et Nature, succédant au décès de celle qui l'a littéralement portée à bout de bras des années durant, nous afflige tous comme d'un second deuil. Une revue qui disparaît, c'est une lumière de l'esprit qui s'éteint. Puisse un sursaut intervenir, et ce prestigieux organe revivre ! Je rappelle qu'Histoire et Nature a publié nombre d'études sur l'Histoire de la Géologie, oeuvre de plusieurs d'entre nous ; notre reconnaissance et notre dette doit nous fixer pour devoir d'aider maintenant à la diffusion du stock des numéros existants, et de militer avec énergie pour cette indispensable renaissance. Il y va de l'honneur de notre pays.

Madame Legée nous avait caché le déclin de sa santé. Nous avions certes noté son absence à nos séances, mais la nouvelle de son décès, survenu le 23 mars 1993, nous a laissés sans voix. Quand elle m'avait annoncé, comme ça, entre deux portes, que son livre sur Flourens était enfin paru, je n'ai pas réalisé que pour elle, c'était un grand réconfort dans son épreuve qu'il soit sorti de presse à temps, encore de son vivant.

Mais je ne voudrais pas en rester là, sans avoir évoqué d'humbles petits souvenirs personnels. La première fois que je lui ai téléphoné (sur le conseil, il me semble, du regretté Franck Bourdier), j'entendis une voix douce et gaie, d'une telle jeunesse que je me mépris alors grandement sur l'âge de cette si aimable correspondante. Telle était Georgette Legée : une âme ayant conservé intacte toute la pureté et la capacité de s'émerveiller de l'enfant ; don rare, qui élève et exalte les possibilités de l'intellect, qui en elle était grand, abhorrant toute superficialité. Lui rendant visite dans son modeste pied-à-terre du 24bis rue Tournefort, elle a souri en s'excusant de ne pouvoir m'offrir même un siège : tout l'espace était littéralement occupé, jusque dans les moindres recoins, par des amoncellements de livres. Extrêmement exigeante envers elle-même, elle était pleine de compréhension envers les autres. J'ai eu le grand privilège de goûter pleinement toutes les richesses chaleureuses de sa compagnie durant les tournées préparatoires à la grande excursion d'Histoire de la Géologie du Congrès international de 1980 (je l'avais choisie comme co-directrice, du fait qu'elle avait contribué à en mettre sur pied le livret-guide, édité par ses soins comme numéro hors format d'Histoire et Nature). Nous fîmes ainsi plusieurs voyages préparatoires, elle, mon épouse et moi, à travers l'Auvergne, l'Ardèche, le Bas-Languedoc : journées inoubliables, ensoleillées par la plus enrichissante amitié. Son attention se portait avec affection tout-à-tour sur toutes choses, au fil des routes, d'un caillou à une fleur, un insecte, de vieilles architectures rurales... Jamais elle ne se départait de sa gaieté primesautière, de sa patience, de sa bonne humeur, de son bon sens, de son amour des êtres. Nul doute que sa présence a ensuite beaucoup contribué à faire de cette fameuse grande excursion de neuf jours un réel succès, aux dires des participants de tous pays.

En écrivant ces lignes imparfaites, j'ai sous les yeux le très beau portrait photographique qui orne la couverture de l'ultime numéro (n°30) d'Histoire et Nature, publié à la mémoire de Georgette Legée. J'invite tous les membres du COFRHIGEO à se le procurer, non seulement par piété et solidarité envers ses proches, mais aussi pour pouvoir retrouver en image un peu de l'immense qualité d'âme qui illuminait le visage de notre irremplaçable amie. Nous y trouverons encouragement à poursuivre jusqu'au bout nos routes, avec foi et ferveur.


Le portrait de Georgette Legée du n°30 d'Histoire et Nature.
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Publications de Georgette LEGEE en Histoire de la Géologie et de la Paléontologie

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Voir aussi : Georgette Legée (1914-1993), par Jean Théodoridès. Revue d'Histoire des sciences, 1994, vol. 47-1, pp. 141-142.