Pierre TERMIER (1859-1930)

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Notice sur la vie et l'oeuvre de Pierre Termier, par Eugène Raguin.


Notice lue à la Séance générale annuelle de la Société géologique, le 15 juin 1931. Publiée dans Annales des Mines, 1932, t.I

Peu de jours après avoir entrepris, plein de santé et d'entrain, un nouveau voyage au Maroc, arrêté dès le début par la maladie, Pierre Termier refit pour la dernière fois une pénible traversée de la Méditerranée, qu'il avait si souvent parcourue. Il fut soigné à Grenoble au milieu de ses enfants, en ce pays aimé voisin des montagnes familières. Il s'éteignit doucement le 23 octobre 1930.

Esprit vaste et lumineux s'il en fût, dont les vues ressemblaient parfois à des anticipations de l'avenir, Pierre Termier a toujours placé à la base de ses travaux l'observation minutieuse et sincère des faits concrets. Il saisissait aisément leur signification, leur portée lointaine ou même leur cachet de mystère. Il pressentait l'inexplicable qui, peut-être, sera résolu demain, ou peut-être ne sera jamais pénétré. Il allait d'instinct à l'essentiel, sur le terrain, dans un texte ou sur une carte. Son audacieuse synthèse de la structure des Alpes, comme aussi diverses autres idées qu'on peut dire créatrices, sont tout à la fois le fruit de cette sûreté d'analyse et de cette puissance d'interprétation. Elles subsisteront, malgré les inévitables retouches qu'apportera le cours des recherches.

Il a marqué de son empreinte la Géologie du premier tiers du siècle présent et il a ouvert des voies qui se perpétueront.

Dépassant le point de vue de l'interprétation des faits naturels, il ne craignait pas d'élever ses méditations à ce plan supérieur où s'affrontent les grands problèmes du Temps, de la Vie et de la Destinée. Sa pensée y évoluait à l'aise, et servi par un splendide talent, il savait en donner de saisissantes évocations. Son culte passionné du Beau, son aspiration inlassable à la suprême Vérité, qui pour lui n'était autre que Dieu lui-même, transparaissaient alors en ses paroles et les animaient. Un peu de cette flamme passait à l'esprit et au coeur des auditeurs tenus sous le charme de celui qui fut si réellement un Maître.

Pierre Termier est né le 3 juillet 1859 à Lyon. Ses parents étaient d'un milieu très simple, travaillant l'un et l'autre, sa mère dans la soierie et son père voyageur de commerce. L'enfant ressentit profondément l'influence de cette famille sérieuse, vouée au culte du devoir, catholique et traditionnelle. Il fît toutes ses études, jusqu'au baccalauréat, au collège des Maristes de Saint-Chamond et reçut une formation littéraire telle qu'on savait la donner à cette époque, et dont toute sa vie demeura imprégnée. Là, il s'enthousiasma aussi pour les mathématiques et se décida à préparer Polytechnique, au grand chagrin de son père qui eût voulu le voir se consacrer au commerce. A l'Ecole Sainte-Geneviève à Paris, il rencontra un professeur de mathématiques éminent, le Père Saussié, dont l'influence fut décisive sur son esprit, car c'est par la beauté de la Science des nombres et des grandeurs que Pierre Termier fut fasciné tout d'abord, conquis et orienté définitivement sur la vocation scientifique. Le séjour à Polytechnique, de 1878 à 1880, fut pour lui "un paradis " où il vécut dans " l'ivresse de deux années d'études purement spéculatives ".

Mais voici que la géologie fait son apparition dans sa vie : " La première fois que j'ai entendu parler de la géologie, c'est en 1879, par près de 3.000 m. d'altitude, au sommet de Belledonne. J'étais alors un polytechnicien en vacances et, pour l'instant, un simple alpiniste ; et j'aurais dit volontiers que trois choses seulement valent la peine de vivre : les beaux vers, les intégrales élégantes et les rudes escalades. Il y avait avec moi dans cette promenade alpestre quelques étudiants de Lyon et de Grenoble, et, parmi eux, un bon élève de Charles Lory, qui est mort depuis prématurément, après être devenu professeur à la Faculté de Médecine de Lyon. Didelot - c'était son nom - était, dès cette époque, membre de la Société géologique et géologue ardent. Et comme il savait son Lory par coeur, et qu'il parlait volontiers et bien, il nous fit, là-haut, toute une conférence. Je le verrai toujours, brandissant une dalle de micaschistes où il y avait de grands cristaux de grenat ; et je l'entendrai toujours nous expliquer le métamorphisme, tandis que d'un geste large de sa main restée libre, il nous montrait la place et nous expliquait l'allure de gigantesques failles. Cette conception des Alpes n'était pas très exacte, mais elle était simple et grande. Du coup je fus séduit et conquis... "

Sorti major de Polytechnique, il entra à l'École des Mines comme élève-ingénieur au Corps des Mines.

Il y fut vite désillusionné par un enseignement principalement utilitaire, ainsi qu'il est normal en une Ecole d'application. Mais il lui restait les Sciences de la Terre. " Heureusement je trouvai, dit-il, la Minéralogie, la très bonne et très accueillante Minéralogie, et pour me l'enseigner un homme infiniment humble et vraiment un peu sublime qui était Mallard . Je trouvai encore une autre consolatrice, la Géologie ; et elle me fut présentée par un idéologue passionné, un cerveau toujours en ébullition, qui ne ressemblait à Mallard que par sa bonté proverbiale et son désintéressement absolu : c'était Béguyer de Chancourtois. " Grâce à ces deux professeurs, il ressentit de plus en plus l'attrait passionnant de la science des cristaux et de celle plus mystérieuse encore des transformations de la Terre, et il oublia insensiblement les mathématiques.

Marié depuis quelques mois, il fut nommé ingénieur ordinaire à Nice en 1883. Il passa deux ans en ce séjour agréable où le service n'était, paraît-il, pas très chargé. Il en profita pour visiter la Corse qui était dans son administration. Il devait y retourner plus tard, en géologue, et y découvrir les plus remarquables phénomènes tectoniques parmi tous ceux qu'on observe dans les pays de la Méditerranée occidentale. Pour le moment il n'en était pas question, et même, ainsi qu'il le rappelait à son dernier voyage dans l'île, il dormit à la longue montée en voiture de la route de Morosaglia, là même où 44 ans plus tard il devait constater avec G. Steinmann et un groupe de géologues alpins le fait capital de la présence des radiolarites du Jurassique supérieur dans la série des Schistes lustrés.

Très attiré par l'enseignement, il demanda et obtint en 1885 la chaire de Géologie, de Minéralogie et de Physique à l'Ecole des Mines de Saint-Etienne. Il y eut même à inaugurer le premier cours d'électricité industrielle qui ait été professé en une école d'ingénieurs. Mais, étant avant tout géologue, il se fit dès l'année suivante nommer collaborateur-adjoint au Service de la Carte géologique de la France, et, à la suite de sa première campagne, il donna déjà, dans une note à l'Académie des Sciences, la succession des éruptions volcaniques de la région du Mézenc. En outre des laves tertiaires du Mézenc et du Meygal, les terrains cristallophylliens et granitiques du substratum dans l'Est du Massif Central constituèrent un second sujet d'études qu'il poursuivit en même temps.

A Saint-Étienne, il se lia avec Urbain le Verrier, le fils du célèbre astronome, professeur aussi à l'École des Mines. " Sa passion scientifique dominante était pour la géologie et la pétrographie, écrit Pierre Termier ; nous travaillions presque constamment ensemble, dans la même petite salle, sur la même table de bois blanc placée devant l'unique fenêtre, table qui servait de support à nos microscopes. Ce que Michel-Lévy avait été pour lui, Le Verrier le devenait pour moi : l'initiateur, l'animateur, le professeur, en un mot le maître. On ne s'arrachait un instant à l'observation microscopique que pour regarder à l'oeil nu quelque curieuse roche, ou faire ensemble un tour dans les salles de collections, toutes voisines, ou discuter de omni re scibili". Deux saisons de courses communes à travers les montagnes du Forez, de la Haute-Loire et la chaîne du Pilat cimentèrent cette amitié, et c'est là, par ce premier contact intime prolongé avec le terrain, et en ses discussions avec Le Verrier, que Pierre Termier connut vraiment le métier de géologue, et en même temps apprit à pratiquer " la vraie méthode scientifique, et la critique rigoureuse des autres et de soi-même ", à mesurer " la différence qui existe entre nos hypothèses et nos rares certitudes", sans rien perdre, bien au contraire, de son enthousiasme pour la recherche.

Le premier fascicule du Bulletin du Service de la Carte géologique, publié en 1889, est constitué par son " Etude du Massif cristallin du Mont-Pilat ". L'examen pétrographique détaillé des schistes cristallins et des roches massives lui permet, à l'exemple de Michel-Lévy, de définir une stratigraphie du cristallophyllien et de reconstituer une tectonique, d'ailleurs très simple, car les assises sont souvent peu inclinées ou en plis à grand rayon. Plus tard il reconnaîtra la complexité réelle qui se cache sous ces apparences, tandis que s'affirmera, d'ailleurs en quelque pays que ce soit, la fragilité de tous les essais de stratigraphie dans les grands massifs de schistes cristallins, en l'absence de passages latéraux à des terrains datés.

Professeur de Minéralogie, et sachant même rendre singulièrement attrayante à ses élèves une science qui a la réputation d'être assez austère, il aimait manier et décrire les beaux cristaux, et une part importante de son activité a été consacrée à des études minéralogiques originales. A trois reprises, il fut élu président de la Société française de Minéralogie. Plusieurs découvertes de minéraux nouveaux lui sont dues : la leverriérite, sorte de mica très hydraté, développé in situ en abondance dans certaines assises du terrain houiller, et antérieurement décrit comme un organisme ; la zoïzite beta, variété faiblement dispersive de zoïzite, fréquente dans les schistes cristallins du métamorphisme alpin ; enfin la néotantalite des kaolins du département de l'Allier. Il a donné beaucoup d'autres notes diverses sur des particularités morphologiques, tantôt simplement curieuses, tantôt douées de conséquences théoriques d'une certaine importance, et l'on aurait tort d'oublier, en lisant telle ou telle de ces jolies observations, le labeur combien ardu que représente toute étude cristallographique poussée. Il décrit par exemple un singulier quartz de Grindelwald riche en formes nouvelles ou rares, qui ont servi de faces-limites temporaires dans une cristallisation en eau saturée de carbonate de calcium, ainsi qu'en témoigne la précipitation périodique de lamelles de calcite sur le cristal de quartz en formation. Il y met en évidence l'influence des substances étrangères, dissoutes dans l'eau mère d'une cristallisation, sur la forme des cristaux.

Une autre étude curieuse se rapporte aux cristaux de cinabre de Ouen-Shan-Tchiang, Chine, qui sont des associations d'individus prismatiques à pouvoir rotatoire différent et dont la symétrie est hexagonale et hémièdre, et non ternaire ainsi qu'il était admis. Diverses déterminations de formes cristallines concernent en particulier la bournonite, le zinc et le cadmium métalliques, le protoxyde de plomb, la célestine. Enfin, il a étudié les rapports des deux zoïzites et de l'épidote.

Ces recherches minéralogiques constituèrent une base précieuse à ses travaux pétrographiques. Par la rigueur des observations géométriques et physiques qu'elles impliquent, les habitudes de précision et l'habileté qu'il y a acquises font la qualité de ses innombrables descriptions de roches, et la sûreté des déductions tirées de celles-ci. Presque toutes les roches des Alpes françaises sont passées par ses mains, soit recueillies personnellement, soit envoyées par W. Kilian. Bien qu'à divers degrés d'altération ou de métamorphisme, il les a classées sans incertitude, et a pu en faire surgir souvent des conclusions importantes, déterminant par exemple celles qui sont apparentées aux roches voisines et celles qui sont au contraire exotiques.


Le buste de Pierre Termier à MINES ParisTech
Photo R. Mahl

En 1890 il fut chargé par A. Michel-Lévy de l'étude des montagnes de la Vanoise en Savoie, pour le lever de la Carte géologique au 80.000e, sur le conseil de Marcel Bertrand qui avait vu par hasard dans un journal le récit d'un accident de montagne de Pierre Termier et s'était dit : voilà l'homme qu'il nous faut ! A ce moment une grande activité géologique régnait dans nos Alpes, où l'on s'efforçait de sortir de la période des premières ébauches, d'obtenir par une exploration minutieuse une stratigraphie précise, et d'éprouver dans les zones orogéniques alpines les ressources nouvelles de la théorie des grands plis couchés, étayée sur une analyse structurale plus large, plus riche d'expérience, plus soucieuse de la continuité et des variations de chaque accident tectonique.

Marcel Bertrand s'était attaqué à la région intra-alpine métamorphique où des questions fondamentales de l'âge des gneiss, des micaschistes et des schistes lustrés des Alpes franco-italiennes étaient à l'ordre du jour. Il fut heureux de voir confier le haut massif de la Vanoise à son jeune camarade, dont l'amour de l'alpinisme était manifeste, et dont la compétence de pétrographe s'affirmait dans le déchiffrage des plaques minces des gneiss et des laves du Forez et du Velay. Dans ces zones métamorphiques intra-alpines, il fut l'initiateur de Pierre Termier à l'observation tectonique et, en de longs entretiens pendant des journées de courses de montagne, le rendit familier des problèmes de la Chaîne alpine. De là date cette amitié célèbre qui faisait dire plus tard à Pierre Termier que " jamais il ne parlait de la Terre ou du Monde sans penser à cet homme de génie qui fut son Maître, et sans essayer de conformer sa parole à celle de Marcel Bertrand ".

" L'Etude sur la constitution géologique du massif de la Vanoise ", publiée par Pierre Termier en 1891, fait époque ; elle montre pour la première fois le passage d'une série sédimentaire à une série vraiment métamorphique d'une énorme extension, pour des couches aussi jeunes que le Paléozoïque supérieur. Sans doute Reusch avait signalé dès 1882 des fossiles siluriens dans des micaschistes près de Bergen en Norvège. Mais ici en Vanoise, c'est du jeune métamorphisme alpin qu'il s'agit, les phénomènes sont plus proches de nous, l'évidence des transformations plus nette. Sur le versant ouest de la Vanoise, Zaccagna avait rapporté en 1888 les schistes plus ou moins cristallins de Modane et de Bozel au Permien métamorphique. ". Mais il n'était venu à l'esprit de personne d'englober dans le Permien ou le Houiller les assises cristallophylliennes si profondément métamorphiques du haut massif. "

L'existence de véritables gneiss permiens n'avait pas encore été prouvée. La démonstration de Pierre Termier, basée sur la superposition stratigraphique de ces terrains à du Houiller à anthracite encore identifiable et surtout sur une analyse pétrographique des transitions semi-métamorphiques qui est un modèle de finesse et de précision, a subi avec succès les contradictions, et résisté à l'épreuve du temps. Dès le début, elle a servi à étayer les idées de Marcel Bertrand sur les massifs d'Ambin, du Grand-Paradis, du val Grisanche, et lui a permis d'établir le fait capital de l'âge mésozoïque des Schistes lustrés. En même temps Pierre Termier précisait la stratigraphie à trois er mes du Trias, qui devait se montrer valable d'un bout à l'autre de la Chaîne alpine et il révélait, à l'aide de neuf planches de coupes et d'une carte complète du massif, une complication structurale insoupçonnée, avec de puissants et capricieux laminages tectoniques des assises et des torsions brutales des faisceaux de plis.

Il consacre l'été de 1892 à l'exploration des Grandes-Rousses et en donne une monographie au Service de la Carte géologique. Il en relève les contours géologiques détaillés et étudie un grand nombre de plaques minces de ses roches. Dans le Houiller il découvre d'énormes coulées de trachyte atteignant jusqu'à 1.000 mètres d'épaisseur, assez inattendues dans ce terrain, puisque les roches analogues du Plateau Central sont plus anciennes. Dans le cristallophyllien il signale des poudingues dont les galets sont empruntés à une plus ancienne série cristallophyllienne qui eut été insoupçonnée sans eux. Il montre que le massif résulte de la surélévation axiale d'un faisceau de plis alpins, et non du jeu de grandes failles comme Ch. Lory l'avait enseigné. Les axes des plis ont des ondulations très accusées correspondant à un véritable système de plis orthogonaux. Leur coïncidence avec les plis hercyniens est assez grossière, et la règle de la permanence des plis formulée par Marcel Bertrand ne peut être envisagée que d'une manière approximative. Pour avoir pu lever en un seul été, de manière aussi précise, toutes les Grandes-Rousses, comme d'ailleurs la Vanoise deux ans auparavant, il fallait être un alpiniste enthousiaste et infatigable. Pierre Termier prenait gîte dans les hauts chalets et menait la vie austère des bergers. C'est ainsi qu'il passa plusieurs semaines au chalet de Sarenne à 2.000 m. en un site splendide d'où il contemplait longuement chaque soir la Meije et le troupeau des cimes de l'Oisans dans le charme de l'heure tardive. Ce séjour plus qu'aucun autre lui avait laissé un lumineux souvenir.

Pour lever l'Oisans, il lui fallut quatre saisons, toutefois non complètes. La superficie de ce massif est de plus de 1.000 km2. La difficulté de ses ascensions est classique chez les alpinistes qui considèrent cette région comme une école d'escalade comparable au massif du Mont-Blanc. Dès qu'on quitte les vallées principales il faut grimper très raide ; bien peu d'itinéraires se réduisent a d'agréables promenades, comme c'est le cas ailleurs. Le plus souvent Pierre Termier les parcourait encordé entre deux guides, et il put jouir de longues journées du spectacle grandiose de la puissance ici sans égale de l'érosion, qui a creusé des abîmes presque verticaux, ciselé et déchiqueté la solide protogine. Je crois bien qu'il dut ressentir aussi le conflit pénible du désir de mieux voir de son oeil de géologue, et du sentiment de l'impossible, de la limite dont on peut s'approcher plus ou moins et qu'on ne peut pas dépasser.

Il rapporta néanmoins des résultats singulièrement précis. Outre le prolongement des trois tectoniques anté-triasiques constatées dans les Grandes-Rousses, il mit en évidence l'existence de structures plissées d'âge alpin, c'est-à-dire post-jurassiques. Des coins calcaires de Trias ou de Lias, disposés souvent comme de véritables filons, pénètrent ça et là très profondément le cristallophyllien ou le granite, telle cette lame de Trias de Rif-du-Sap en Valgaudemar, épaisse de 25 m. et qu'on peut suivre sur 1.000 m. de hauteur dans l'escarpement. Ces coins se prolongent souvent par des synclinaux indubitables, où d'ailleurs la multiplicité des plissotements internes témoigne de l'intensité du serrage. De tels accidents étaient jusqu'alors interprétés comme dus à des failles, notamment le plus accessible d'entre eux, celui de la base du glacier de la Meije face à la Grave, découvert autrefois par Elie de Beaumont, visité en 1881 par la Société géologique de France conduite par Ch. Lory, et où Pierre Termier mena plusieurs fois l'Ecole des Mines.

Le système de ces plis est vertical ou légèrement déversé vers l'extérieur de la Chaîne, sauf à leur partie supérieure où tous, à partir d'une certaine hauteur, paraissent se coucher jusqu'à l'horizontale. L'exemple de la structure du Mont-Joli, mise en évidence l'année d'avant par Marcel Bertrand et E. Ritter permet donc à Pierre Termier d'interpréter ces plis comme les racines de plis couchés à grand cheminement horizontal. Pour lui c'est l'indice du chevauchement de tout le pays par des nappes de charriage plus hautes, venues de l'Est et détruites aujourd'hui par la dénudation.

On avait cru que le massif si rigide n'avait pu céder aux poussées orogéniques et s'était seulement brisé en quelques énormes fractures, par où il dominait de haut une périphérie effondrée. Mais non, il a cédé, constate Pierre Termier, il s'est plissé avec violence ; toutefois sa rigidité a contraint les plis à d'étranges adaptations. Des faisceaux de synclinaux continus sur de grandes longueurs (jusqu'à 40 km.) se sont tordus de plus d'un angle droit ou ont été affectés d'un second système de plissement orthogonal. La partie centrale du massif, celle du principal corps de granite qui s'étend de la Meije aux Écrins, a résisté et constitue un amygdaloïde représentant le tiers de la superficie totale et étroitement entouré par les plis.

La monographie que Pierre Termier avait annoncée n'est jamais parue. Il a seulement donné vingt-cinq pages de schéma tectonique en une note à la Société géologique en 1896, et de brèves communications aux comptes rendus des collaborateurs du Service de la Carte, ainsi que diverses notes de pétrographie. En réalité il trouvait la région trop difficile pour pouvoir se prêter à une description fouillée. D'ailleurs le Briançonnais l'absorbait déjà, car il avait senti que " la clef de la structure des Alpes françaises se trouve certainement dans les montagnes entre Briançon et Vallouise ".

En 1894 Pierre Termier fut nommé professeur de minéralogie et pétrographie à l'École des Mines de Paris, en remplacement de Mallard, mort subitement. Il avait été désigné par ce savant comme son successeur en cette chaire, mais l'événement se trouva brusqué et ce n'est pas sans regret qu'il quitta Saint-Etienne, trop tôt à son sens. L'ambiance laborieuse de cette ville et une activité moins dispersée que dans la capitale lui convenaient ainsi qu'à sa famille. L'année suivante il était nommé Adjoint à la Direction du Service de la Carte géologique et il recevait le prix Saintour de l'Institut en récompense de ses mémoires sur le Mont-Pilat, la Vanoise et les Grandes-Rousses.

De cette époque datent une série d'importantes notes lithologiques consacrées aux roches alpines. Il poursuivit d'ailleurs toute sa vie ce genre de travaux, comme un corollaire indispensable de ses études de géologie régionale et aussi dans le but plus général de jeter quelques lumières sur la genèse des magmas et le métamorphisme. On lui doit notamment une étude très précise, poursuivie plusieurs années, des intrusions logées dans le Houiller briançonnais. Il leur a appliqué avec un succès particulier un procédé de restitution des roches altérées, suivant une méthode dont il était l'auteur et dont il fit un usage fréquent. Elle consiste à identifier la nature originelle des minéraux détruits, d'après divers indices et d'après des comparaisons avec des roches analogues plus fraîches, à déduire de leur évaluation quantitative la composition chimique originelle de l'échantillon. L'incertitude qui en résulte est généralement chiffrable, et si elle est inférieure à l'amplitude des variations normales de la composition d'une roche déterminée dans un même gisement, le problème de la restitution peut être considéré comme résolu. Il a montré ainsi que ces intrusions du Briançonnais appartiennent à une suite lithologique allant de microdiorites basiques au microgranite et qu'en classant ces roches, dont il distingue sept types, par teneur croissante en silice, on les classe en même temps par teneur croissante en potasse et décroissante en oxyde de fer, magnésie et chaux.

Par la comparaison des compositions chimiques restituées et actuelles des roches éruptives basiques de la région du Pelvoux, il a mis en évidence leur décalcification générale. Dans une note détaillée à la Société géologique, en 1898, il a traité ainsi des roches très variées : mélaphyres liasiques, diabases et lamprophyres qui semblent la forme profonde de ces mélaphyres, microdiorites briançonnais. Les feldspaths, voisins initialement du labrador par exemple, se transforment en anorthose et albite, sans que l'édifice du cristal soit détruit, et c'est là un fait qui n'avait pas encore été signalé. Les autres minéraux calciques s'altèrent suivant leur mode habituel. La cause est l'action des eaux de pluie, qui attaquent les granites et gneiss du Pelvoux et se chargent d'alcalis, mais point de chaux. Rencontrant ensuite par le ruissellement les roches basiques, elles leur enlèvent la chaux mais non les alcalis, dont elles paraissent même leur céder parfois une certaine proportion. Aucun minéral ne résiste à l'eau de pluie. Ces immenses transformations métasomatiques correspondent à des équilibres qui varient suivant les époques, car au début le Pelvoux, enveloppé de sa couverture calcaire, était au contraire une source de chaux ; dans l'avenir, quand il aura perdu tous ses alcalis et sera réduit à du quartz, de l'argile et de la chlorite, ses eaux dissoudront à leur tour les silicates alcalins des roches basiques. L'ampleur de ces transformations, l'analogie de leurs produits avec les chloritoschistes du métamorphisme général sont saisissantes. " Qui fera le départ, dit-il, entre la métasomatose superficielle et le métamorphisme d'origine profonde, dans l'histoire des terrains cristallophylliens ? "

Le Briançonnais a été le champ d'études de prédilection de Pierre Termier.

Dès 1895, en ses premières courses à l'Est du Pelvoux, il voit le problème que posent les terrains cristallins de l'Eychauda et de Serre-Chevalier, avec les poudingues gigantesques de leur base et la complexité exceptionnelle de la tectonique. Il donne de ces terrains, en une note à la Société géologique, une description pétrographique précise, à laquelle il n'y a rien aujourd'hui à changer, bien que leur interprétation conforme à ses dernières idées soit maintenant bien différente de ce qu'elle était au début. D'après les rapports stratigraphiques avec les terrains voisins, ces formations énigmatiques appartiendraient au Flysch tertiaire sur lequel elles reposent. Il y aurait là, dit-il, un cas extrême de dynamométamorphisme, allant jusqu'à la production de gneiss porphyroïdes et d'amphibolites à biotite, et explicable par un charriage d'éléments supérieurs aujourdhui enlevés par l'érosion.

Mais bientôt des découvertes importantes élargissent sa manière de voir. W. Kilian rencontre près du Mont-Genèvre des brèches semblables à celles de l'Eychauda, dans les micaschistes et roches vertes associés au complexe des Schistes lustrés. Pierre Termier trouve une lame écrasée de Rouiller et Trias à la base de la formation de l'Eychauda et Serre-Chevalier, qui est donc séparée du Flysch sous-jacent par des contacts anormaux. Son âge est remis en question. Elle est certainement charriée, et non plus seulement d'hypothétiques assises supérieures détruites par l'érosion. Il établit que son substratum comporte une disposition en écailles ramenant deux fois la série normale du Mouiller au Flysch au-dessus d'une série semblable.

Les phénomènes d'étirement et laminage y ont une ampleur extraordinaire, bien supérieure à celle constatée dans le Pelvoux et la Vanoise.

En une note de 1899 à l'Académie des Sciences et un mémoire de la même année à la Société géologique, il donne une synthèse tectonique des Alpes franco-italiennes. Le Briançonnais est formé d'une série de nappes superposées qui se sont avancées de l'Est à l'Ouest sur la zone du Flysch bordant l'Oisans. La plus haute de ces nappes est celle des Schistes lustrés, à laquelle appartiennent les terrains cristallins de l'Eychauda, disposés sur les nappes briançonnaises à la manière d'une quatrième écaille. L'éventail briançonnais, consistant dans le déversement des plis orientaux vers l'Est et des plis occidentaux vers l'Ouest, s'est produit par des plissements postérieurs à l'édification du paquet de nappes. " Les Schistes lustrés sont la vraie nappe charriée, celle qui vient de loin et dont la migration se rattache à une cause générale. Les écailles du Briançonnais ne doivent être considérées que comme des lames de charriage, de simples lambeaux arrachés au substratum par le cheminement de la nappe". La théorie du charriage général des Schistes lustrés et du Briançonnais est aussitôt combattue par W. Kilian et E. Haug, invoquant une solidarité slratigraphique et tectonique entre les diverses zones alpines. Certains plis se prolongent de l'une dans l'autre, et des faciès considérés comme caractéristiques de ces zones s'y mêlent. Pour eux la question de charriage n'a lieu d'être posée que dans les montagnes voisines de Briançon et même là, conclut W. Kilian, " l'hypothèse d'un charriage partiel des Alpes françaises est absolument gratuite, et semble contredite par un grand nombre de faits incontestables. " Après une discussion vive et serrée, Pierre Termier se laissa finalement convaincre de l'absence de charriage général. Evoquant sa polémique avec W. Kilian : " les montagnes qui se dressent entre Briançon et Vallouise, écrit il, nous les avons parcourues ensemble, admirées ensemble. Nous y avons passé des heures qui resteront parmi les plus belles de notre jeunesse : et je ne saurais dire ce qui pour moi donnait à ces heures le plus de charme, de l'azur triomphal du ciel briançonnais, de la beauté grave et majestueuse des cimes, ou du plaisir de converser avec un véritable ami. Plus tard nos conversations se sont mêlées d'ardentes controverses sans cesser un seul jour de rester amicales et charmantes. Et maintenant que sur la question capitale qui nous séparait j'ai reconnu que mon ami avait raison et que j'étais dans l'erreur, maintenant dis-je, je n'ai rien à regretter... La discussion a été pour nous le meilleur des stimulants ; elle nous a fait entrer plus avant dans l'étude du problème ; j'y ai, pour mon compte, beaucoup appris, et je crois bien que la science y a, de toute façon, beaucoup gagné : et cependant, grâce à Dieu, notre amitié n'y a rien perdu. "

En 1902, il publie au Bulletin de la Société géologique " Quatre coupes à travers les Alpes franco-italiennes ". La solidarité des zones des massifs cristallins, du Flysch, du Briançonnais, et des Schistes lustrés y est admise. " Nulle part, dit-il, sauf dans la Quatrième écaille, les Schistes lustrés n'apparaissent avec la soudaineté qu'il faudrait pour qu'on put légitimement les considérer comme charriés ". Tous les terrains des Alpes françaises entre les latitudes de la Vanoise et de Pierre-Eyrautz sont autochtones à l'exception de cette Quatrième écaille, témoin d'une nappe venue de l'Est en retroussant les plis de l'éventail déjà constitué.

L'adhésion est donc complète au point de vue de W. Kilian, hormis ce dernier fait dont les conséquences demeurent capitales. Car la zone du sommet de l'éventail où repose la Quatrième écaille est toujours le siège de formidables étirements, non seulement au substratum de cette unité tectonique, mais toujours, bien que les plis y soient peu accentués et comme indécis. Il faut qu'une masse pesante, dont cette écaille est un vestige, ait passé sur le Briançonnais, une sorte de traîneau écraseur formé d'un morceau de la moitié des Alpes qui nous manque, aujourd'hui effondrée sous la plaine du Piémont. Par rapport à l'hypothèse de 1899, le niveau de l'effort de refoulement de cette masse est remonté, mais sa nécessité demeure. D'autre part, l'examen du détail des laminages tectoniques met en évidence l'inefficacité du dynamométamorphisme à provoquer la recristallisation des terrains, et dès lors Pierre Termier devient l'adversaire décidé du dynamométamorphisme.

Le beau mémoire sur " les montagnes entre Briançon et Vallouise ", tout imprégné de la lumière et du charme des paysages briançonnais, est conçu sous l'empire des mêmes idées, et donne une minutieuse description de cette importante région.

Au printemps de 1903, il se voit attribuer par la Société géologique le prix Prestwich, dont il est le premier lauréat, en témoignage d'admiration pour ses travaux de géologie alpine. Trois ans plus tôt, il avait dirigé une excursion du 8e congrès géologique international dans l'Oisans et le Briançonnais. Nous voici en cette année de 1903 qu'il a qualifiée lui-même de décisive, et où il va établir par ses découvertes dans le Tyrol la synthèse structurale des Alpes, basée sur " la constatation de la permanence, tout le long de la Chaîne, d'un seul et même plan bien déterminé de structure, et de certains traits de stratigraphie ".

Si l'on se reporte à l'état des connaissances à cette époque ou les théories nouvelles n'ont guère encore la sanction d'une expérience patiente et répétée, où l'exploration de vastes districts de la Chaîne est à peine ébauchée, où l'on sent des incertitudes et peut-être des conflits latents dans les travaux parcellaires en cours de beaucoup de savants pétrographes et stratigraphes, ce qui frappe dans cette grande page de l'histoire de la géologie, c'est l'audace de Pierre Termier, une audace calme, consciente de la sûreté de la méthode et de la valeur des arguments.

Sans doute Eduard Suess et Marcel Bertrand avaient enseigné à voir grand en matière de Tectonique, à se mettre à l'échelle de la planète. Sans doute les belles études de Heim, de Schardt, de Lugeon, dans les Alpes Suisses, consacraient le triomphe de la théorie des charriages, et ce dernier dans une conférence toute récente, faite en 1902 à la Société géologique, étendait enfin à la Suisse entière la structure en nappes superposées. Il fallait cependant une singulière audace pour prétendre apporter d'un coup une solution concrète à la complexité des Alpes orientales.

Pierre Termier était d'ailleurs admirablement préparé pour la découverte de cette solution. On aurait tort de voir là une soudaine illumination, déchiffrant brusquement et sans fondements bien positifs les grandes lignes d'une immense énigme : c'est l'erreur de psychologie de ses contradicteurs qui voulaient déprécier son oeuvre par le mot de " géopoésie ". Toute l'expérience de plus de dix années de patientes recherches alpines, la méditation à longue échéance des hypothèses si débattues relatives aux problèmes essentiels des Alpes avaient doué son esprit d'une aptitude étonnante pour scruter ces montagnes.

" Le géologue ne doit rien oublier ", disait-il plus tard à ses élèves.

Certes, ce n'était pas en vain qu'il avait appris à lire les faciès des terrains métamorphiques des Alpes, où la fragilité des points de repère stratigraphiques force le géologue à affiner à l'extrême son oeil aux critériums minéralogiques. L'habitude du travail cartographique où il faut passer partout où faire se peut et disséquer les paysages pour acquérir la notion de la géométrie des assises, presque insaisissable parfois en des pays capricieux comme le Briançonnais ; les leçons de Marcel Bertrand sur la continuité, ce fil conducteur essentiel en matière de tectonique; les discussions avec W. Kilian sur les anomalies de " l'éventail " des Alpes occidentales et l'interférence de phases distinctes d'orogénie, tout cela lui avait acquis une véritable maîtrise en ce genre de spéculation et devait lui permettre d'apporter tout à la fois les arguments les plus simples et les plus puissants, rassemblés dans une géniale conception synthétique.

Si, après la conférence de Lugeon, la tectonique des charriages s'avérait dans les Alpes franco-suisses, quel témoignage viendrait-il du prolongement oriental de la Chaîne : " Démenti formel ou confirmation éclatante ? J'avoue, écrit Pierre Termier, que depuis ce moment, aucune question ne m'a paru présenter, ni un intérêt aussi vif, ni une semblable actualité. C'est pour essayer, non pas de résoudre le problème - j'étais loin de m'attendre à ce que la solution en fut aussi aisée - mais de me faire une opinion personnelle sur la structure des Alpes orientales, que j'ai voulu suivre, après le Congrès géologique international de Vienne, l'excursion que M. le Professeur F. Becke devait diriger dans les montagnes du Zillertal. " - Dès le premier jour de l'excursion, il fut frappé de retrouver l'aspect de ses montagnes familières de Haute-Tarentaise, de Haute-Maurienne et du Queyras. L'analogie de la série des terrains allait jusqu'à l'identité pétrographique : c'étaient les mêmes Schistes lustrés avec leurs Roches vertes, associés au même Trias pennin à trois termes, et concordants sur des gneiss, micaschistes et amphibolites semblables au Permo-houiller métamorphique de la Vanoise et des massifs piémontais. Elle se traduisait en d'identiques paysages et sauta aux yeux du sagace observateur. Ce lui fut un trait de lumière : dès lors il a " prévu tout ce qui viendrait ensuite ".

Des beaux observatoires qu'offrirent ces montagnes du Zillertal à la faveur d'un temps superbe durant cette excursion, de voir peu à peu se préciser l'idée, quelle dut être votre joie, Maître ! Il en perce quelques lueurs dans les notes et le mémoire, très objectifs et volontairement sobres, où vous avez exposé vos conclusions. Mais on en a bien mieux encore le sentiment par l'évocation splendide que vous avez faite de la " joie de connaître ", cette récompense suprême du savant, en des accents qui portent la marque d'une expérience vécue.

Les massifs des Tauern dans les Alpes orientales sont formés de gneiss passant à du granite, le " Zentralgneiss " des géologues autrichiens, enveloppé d'une épaisse série concordante de schistes cristallins, la " Schieferhülle ", faite de micaschistes, amphibolites, calcschistes et roches vertes. Cette série considérée alors comme continue, d'âge paléozoïque, et régulièrement comprise entre les gneiss réputés très anciens et du Trias, est en réalité, déclare Pierre Terrnier, complexe, ainsi que E. Suess l'avait soupçonné treize ans avant. Des lames de calcaires, souvent accompagnées de Quartzite et de Marbres phylliteux, situées tantôt à la base de la Schieferhülle, tantôt en intercalations, ne sont autres, dit-il, qu'un Trias étiré et lenticulaire jusqu ici méconnu. La Schieferhülle se décompose, par conséquent, en plusieurs vastes nappes de charriage indépendantes du Zentralgneiss. L'âge de ces schistes métamorphiques est mésozoïque, du moins pour la partie supérieure, étonnamment semblable à la série des Schistes lustrés des Alpes occidentales.

Autre fait essentiel noté par Pierre Termier : la Schieferhülle, au Nord comme au Sud des Tauern, s'enfonce sous des terrains paléozoïques. Il n'y a pas, comme on l'a cru, de faille longitudinale au bord septentrional, mais une plongée souvent très rapide, et parfois verticale avec intercalation fréquente d'une lame concordante de Trias. Ainsi le pays tout entier des nappes des Tauern se dessine comme une immense fenêtre laissant émerger, sous les vieux gneiss, les nappes profondes avec leurs terrains mésozoïques, ployées en voûte anticlinale.

Ce bord septentrional présente d'ailleurs des coupes étranges. Les géologues y ont bien vu des lambeaux de Trias posés à la fois sur les vieux gneiss du Nord et sur la Schieferhülle, et les ont décrits comme transgressifs. Cette interprétation n'est pas possible, dit-il : ce Trias a même faciès que le Trias concordant de la Schieferhülle ; il repose parfois en discordance angulaire sur ce dernier bien qu'étant de même âge, ou se présente en série renversée, ou porte des lambeaux de terrains plus anciens témoins de nappes de charriage plus hautes. La conséquence en est que ce Trias soi-disant transgressif est en contact anormal avec la Schieferhülle, et appartient à la nappe des phyllades paléozoïques recouvrant la plongée septentrionale des nappes des Tauern. Par les Radstadter Tauern, il va se souder aux Alpes calcaires du Nord et celles-ci font donc partie du même complexe tectonique, c'est-à-dire des nappes les plus élevées des Alpes orientales.

Ces observations amènent Pierre Termier à la conception suivante. Dans la fenêtre des Tauern, déchirure longue de 170 km. et large de 30 km., apparaissent au moins deux nappes dont la plus basse est formée de Zentralgneiss et de Trias et la plus haute de micaschistes permo-houillers, de Trias et de Schistes lustrés. Au-dessus, visible en bordure, vient une nappe très laminée, faite surtout de Trias. Plus haut, enfin, se placent au moins deux nappes, formées de phyllades paléozoïques avec une couverture de Trias et Lias. A celles-ci se rattachent les Alpes calcaires du Nord. " Où sont les racines de ces nappes ? Je réponds sans hésiter : au Sud " écrit-il, car de ce côté des Tauern, on ne voit jusqu'à la ligne du Gail que des plis verticaux incroyablement serrés et multipliés, ayant le caractère de zones de racines ; au Nord, au contraire, l'allure est onduleuse ou tabulaire; " le contraste est absolu et le doute n'est pas permis ".

Antérieurement Frech avait montré que la ligne tectonique du Gailtal sépare les deux faciès du Mésozoïque sud-alpin et nord-alpin, Haug avait rattaché par l'Ouest le Gailtal au Rhatikon et aux Alpes calcaires du Nord, Rothpletz, puis Lugeon avaient montré que le Rhatikon est une nappe. Tout dernièrement Haug et Lugeon viennent de voir la complexité des Alpes calcaires du Nord et leur structure charriée ; ils ont communiqué à Pierre Termier la substance de leur mémoire encore inédit.

Les arguments tectoniques s'ajoutent aux arguments stratigraphiques. Conduit à chercher au Sud des Tauern, dans la zone plissée, les racines des nappes austro-alpines supérieures, Pierre Termier ne doute pas qu'il faut les placer dans le Gailtal et le Drauzug. Les Alpes calcaires du Nord se présentent donc à la façon d'un immense lambeau de recouvrement long de 450 km.; " le cheminement de ces nappes à partir de leur origine a atteint et peut-être dépassé 120 km ".

D'importants corollaires de ces résultats s'étendent aux massifs plus occidentaux et plus orientaux. Les Schistes lustrés de la Basse-Engadine qui s'enfoncent de tous côtés sous les gneiss et micaschistes des massifs de l'Oetztal et de la Silvretta ne peuvent être autres que ceux des Tauern réapparus dans une fenêtre de 55 km. de longueur et 18 de largeur. Il faut rapporter Oetztal et Silvretta à la même nappe que les phyllades paléozoïques du Nord de la fenêtre des Tauern. Ces beaux massifs qui culminent à plus de 3.700 et possèdent des glaciers parmi les plus étendus des Alpes, " où l'on peut se promener pendant des jours et des jours, dont les rochers paraissent enracinés bien avant dans l'écorce terrestre ", ils ne sont pas en place non plus, mais ils viennent d'ailleurs.

Une autre propriété essentielle de la Chaîne alpine apparaît en même temps en singulier relief : c'est la zone des Schistes lustrés, la zone axiale des Alpes, où des séries compréhensives " embrassent sous un faciès constant les dépôts d'une longue suite d'âges géologiques " et où s'est développé le métamorphisme régional alpin. Ces Schistes lustrés qui de Gênes au Rhin se poursuivent sans discontinuité, ils se poursuivent en réalité bien au delà, cachés sous les nappes austro-alpines, et nul ne l'aurait soupçonné sans les fenêtres de l'Engadine et des Tauern. De l'autre côté, c'est jusqu'en Sierra-Nevada qu'il convient de les prolonger en passant par la Corse, car, dans la Sierra-Nevada, Pierre Termier a découvert peu auparavant les indices d'une structure en carapace dans des schistes cristallins à faciès du métamorphisme alpin.

Suess a tracé avec précision au Sud des Tauern et jusqu'à l'extrémité Est de la Chaîne alpine la ligne tectonique séparant Alpes et Dinarides. Pierre Termier la prolonge à l'Ouest par la Tonalelinie de Salomon jusqu'aux lacs italiens. Jalonnée souvent de failles ou de bandes de roches broyées, elle court peu au Sud de la zone des racines les plus méridionales et marque une frontière très accusée, non seulement par le contraste des faciès mais par la tectonique.

Quelle hypothèse, d'ailleurs soigneusement distinguée des résultats positifs, peut expliquer ces faits ? La translation d'ensemble du pays dinarique sur le pays alpin, à la façon d'un traîneau écraseur, masse immense qui est tout le Rückland des Alpes, masse rigide qui n'a fléchi que bien plus tard en des plissements dus à une décompression. " Je ne me lasserai pas de dire, écrit-il, qu'il n'y a pas de pli couché sans un déplacement relatif de la zone superficielle de l'écorce et d'une zone plus profonde..., ou bien il faut donner aux plis des propriétés singulières, et les faire, à la surface du sol, s'écouler comme des laves. " Le mobilisme des plus nouvelles théories n'est-il pas en germe dans cette dérive de la zone supérieure de l'écorce terrestre sur son substratum? Toutefois, il n'exclut pas l'influence de la gravité dans le phénomène :

" Cette translation a été facilitée, sinon déterminée, par un affaissement préalable de toute la région alpine : et il est probable que les sommets les plus élevés du pays transporté ne se sont trouvés à aucun moment du transport beaucoup au-dessus du niveau de la mer... Les nappes, une fois mises en place et enfouies sous les lambeaux dinariques, sont lentement remontées au jour, en se ployant, d'ailleurs, et s'ondulant suivant deux systèmes de rides orthogonales. Et comme la vitesse d'ascension était partout supérieure à la vitesse d'érosion, la région alpine s'est constituée, peu à peu, à l'état de montagnes... ".

Telle est, dans ses grandes lignes, déjà si complète et si fortement construite, l'idée nouvelle sur la structure d'ensemble de la Chaîne alpine, exposée dans trois notes à l'Académie et dans le mémoire à la Société géologique : " Les nappes des Alpes Orientales et la synthèse des Alpes ", de la fin de 1903.

L'idée lancée fera son chemin ; elle va sans tarder susciter des orages et allumer en même temps des enthousiasmes. " Zu mächtig! " Trop puissant, impossible ! avait-on déjà répliqué à Pierre Termier, au premier exposé de ses vues, sur le terrain même. C'était la première fois qu'était tentée une explication structurale précise d'un si grand ensemble de la planète par une analyse de faits concrets directement accessibles. Génératrice aussitôt de multiples conséquences applicables à une poussière immense de nouvelles observations, elle n'était pas de ces théories qui ne descendent guère du haut domaine un peu arbitraire des vues de l'esprit; elle ne pouvait être indifférente. Il fallait nécessairement être pour ou contre.

Pierre Termier se rend compte qu'il ne peut laisser aller dès lors les discussions sans fortifier encore sa propre conviction, sans apporter des arguments surabondants s'il est possible.

Il faut revoir les lieux seul et à loisir et préciser des points encore douteux. Il passe donc la plus grande partie de l'été 1904 dans les montagnes entre le Brenner et la Valteline, pour étudier l'extrémité de la fenêtre des Tauern et les nappes qui la surmontent plus à l'Ouest et qu'il découvre dans l'Ortler.

Les années passent. Il serait vain d'évoquer des polémiques dont l'issue constitue la vérification la plus puissante qu'on puisse imaginer.

Pierre Termier a vu dès le début toute la portée de sa découverte : " Ces observations, encore que peu nombreuses et très simples, ont une importance capitale. Parce qu'elles arrivent à leur heure, et qu'elles sont le couronnement d'une longue série de travaux analytiques, elles sont décisives et changent grandement toutes nos conceptions sur la structure des Hohe Tauern, de la Zentralzone et de toutes les Alpes Orientales". Sur le chaos de la géologie des Alpes, " le brouillard est entièrement levé ".

L'orage doit s'apaiser devant l'évidence des faits. Quand, en 1912, sur l'initiative de G. Steinmann, lui-même partisan convaincu de la Deckenbau, a lieu dans le Tyrol la réunion annuelle de la Geologische Vereinigung, à laquelle Pierre Termier est invité, l'adhésion est presque unanime au plan structural à grands charriages par dessus les fenêtres des Tauern et de la Basse-Engadine. Ce furent de splendides journées où l'on communiait vraiment dans la joie d'avoir enfin compris les Alpes ! Eduard Suess vint tout exprès à l'Assemblée générale tenue à Innsbruck, apporter lui-même au cours de cette réunion, malgré ses 81 ans, son témoignage favorable d'un prix inestimable.

En cette heure triomphale, Pierre Termier a certainement regretté que Marcel Bertrand ne fût plus là. Dans la suite, il lui a fait hommage, comme précurseur et comme inspirateur, de la gloire des grandes découvertes de cette période : " Dans cette masse de travaux hardis sur les Alpes suisses, sur les Alpes franco-italiennes, sur les Carpathes enfin, qui, de 1902 à 1907, en moins de cinq années, ont si vivement éclairé et transformé la géologie européenne, la meilleure part revient à Marcel Bertrand. " Plus tard, dans son cours de l'École des Mines : " Un élève de Marcel Bertrand a découvert la structure des Tauern ", disait-il sans se nommer.

Si, après 1912, la théorie a semblé marquer un recul, les travaux analytiques généralisés et une cartographie complète sont venus fournir peu après la guerre les confrontations décisives, constituant une sanction qui paraît, cette fois, définitive. On a vu de plus en plus la multiplicité des replis et subdivisions de nappes, le caprice de la variation en tous sens de chaque élément structural, les zones de " mélange tectonique ", les " mylonites de nappes ". Enrichi de mille détails, le tableau de la Chaîne issue de l'écrasement d'une large zone de la planète très diversifiée, avec ses cordillères, ses archipels, ses fosses océaniques, apparaît suggestif, vraiment impressionnant, et dépasse de loin en puissance évocatrice les visions qu'une imagination en délire aurait pu retracer. Ce n'était pas une exagération de chercher des analogies plastiques à ces phénomènes dans les jeux de l'atmosphère, qui échappent presque à toute règle, et qui s'expriment à nos regards dans le dessin, diversifié à l'infini, des fumées chassées par le vent.

Dans cette complexité, le cadre très simple tracé par Pierre Termier en 1903 subsiste.

Il lui fut très agréable de voir dans ses dernières années l'accord se faire sur cette théorie, et le parchemin qui, aux jours du Centenaire de la Société géologique, lui a apporté le titre de Docteur honoris causa de l'Université d'Innsbruck, le centre intellectuel de la géologie austro-alpine, lui fit une réelle joie. Peu après sa mort, le directeur de la Geologische Bundesanstalt de Vienne tint à exprimer avec ses condoléances la reconnaissance des géologues alpins, pour l'impulsion fondamentale apportée par lui à la connaissance structurale des Alpes autrichiennes.

En 1906, le prix Wilde lui fut décerné par l'Académie des Sciences à l'occasion de ses travaux sur les Alpes orientales.

En 1907, par une note à la Société géologique " Sur la nécessité d'une nouvelle interprétation de la Tectonique des Alpes franco-italiennes ", il reprend son hypothèse de 1899 pour laquelle les découvertes de M. Lugeon et de E. Argand concernant le Mont-Rosé et le Grand-Paradis, ainsi que de nouvelles observations faites par W. Kilian et par lui-même en Vanoise, apportent des arguments décisifs.

Les géologues alpins savent que le progrès dans leur ordre de recherches est fait de vicissitudes, et non point seulement d'approximations successives dans un même sens. Si généralement, en géologie, la tectonique découle de la connaissance de la stratigraphie locale, dans les chaînes alpines la stratigraphie ne peut se perfectionner sans que la tectonique ne soit débrouillée dans une certaine mesure. Car les contacts tectoniques, presque toujours très semblables en pays de nappes à des contacts stratigraphiques, à cause du réarrangement des assises pressées ou laminées l'une contre l'autre, faussent l'établissement de l'échelle stratigraphique, d'ailleurs généralement peu fossilifère. Ce n'est que peu à peu, par beaucoup d'indices convergents, et les deux disciplines marchant de front, que le progrès peut s'accomplir, malgré cette relative incertitude de la méthode responsable de bien des tentatives partielles entachées d'erreurs. Singulière école de sincérité devant les faits et de désintéressement personnel, que la carrière d'un géologue alpin !

Pierre Termier s'appuie sur le fait que Mont-Rosé et Grand-Paradis sont deux bombements d'une même carapace cachant d'autres nappes enfouies. Pour lui, la même conclusion s'étend à la Vanoise où il voit à cette époque une réapparition du Grand-Paradis au delà d'un synclinal. Cet argument n'est plus valable aujourd'hui où l'on sait que la Vanoise appartient à une nappe subordonnée au Grand-Paradis ; mais le suivant a gardé toute sa force : la couverture de terrains secondaires de la Vanoise est un empilement complexe d'écailles comme le prouvent diverses lames tectoniques, telle l'assise de Malm du Plan-de-Nette, découverte par W. Kilian. Solidaire de la Vanoise, toute la zone houillère briançonnaise appartient au pays de nappes. Passé le Pelvoux, en marchant vers l'intérieur des Alpes, rien n'est autochtone. En même temps, il distingue les plis secondaires, postérieurs à la formation des empilements de nappes et écailles, plis de tracé capricieux et localement très intenses. Ce sont eux surtout qui ont trompé les tectoniciens dans les précédents essais d'interprétation en leur faisant méconnaître l'essentiel des structures, et en donnant une solidarité fictive aux diverses zones alpines. L'éventail briançonnais leur appartient et l'argumentation opposée à sa vue si juste de 1899 tombe, puisqu'elle est basée sur ce phénomène très accessoire du déclin de l'orogénie. La distinction féconde des plis secondaires lui permet en même temps de négliger les apparences de poussée générale vers l'Est, par lesquelles W. Kilian est tenté d'envisager en Vanoise des nappes ayant cheminé vers l'Italie. Il sauvegarde ainsi l'unité structurale de la Chaîne alpine et montre que la répartition des faciès cadre avec elle.

Mais parallèlement, son premier champ d'activité, le Massif Central, n'a pas cessé de l'intéresser.

En 1906, en collaboration avec Georges Friedel, il signale à l'Académie des Sciences l'existence de phénomènes de charriage antérieurs au Stéphanien dans la région de Saint-Etienne. Le Stéphanien ne repose pas sur les micaschistes, mais sur un complexe intercalé de roches diverses plus ou moins déformées et où domine une roche étrange, assimilée d'abord à une arkose en voie de granitisation, et qui n'est autre qu'un granite écrasé réduit souvent par laminage à une bouillie presque amorphe. Une déformation mécanique aussi intense implique un charriage et la discordance de la nappe sur les micaschistes le confirme. Le phénomène se place avant le dépôt du Houiller dont le poudingue de base contient des galets de granite écrasé. Les charriages ont une grande extension vers le Sud, et vont jusqu'aux Cévennes; les parties hautes des montagnes de cette région sont faites d'étages gneissiques affectés d'importants laminages.

L'année suivante, les deux auteurs apportent des précisions nouvelles. Puis Pierre Termier envisage en 1908 l'extension des nappes jusqu'à l'Ouest de Largentière, jusqu'aux dislocations du Mont-Lozère et de l'Aigoual. Les nappes de Saint-Etienne iraient se souder aux nappes antéstéphaniennes du Vigan décrites par Bergerou, et par celles-ci aux nappes de la Montagne-Noire. Ayant tracé les grandes lignes de la question, Pierre Termier, convaincu que l'heure est plutôt maintenant à une étude analytique fouillée, et n'ayant pas le loisir de l'entreprendre, laissera ce soin à ses élèves. Beaucoup plus tard seulement, au congrès de Bruxelles en 1922, il donne une mise au point et insiste sur l'ampleur des érosions antéstéphaniennes qui ont réduit les anciennes nappes à des débris, conservés parfois seulement grâce à la protection d'une couverture de Stéphanien. Il révèle en même temps la curieuse observation faite avec Georges Friedel d'un charriage important dans le bassin de Blanzy effectué à l'époque permienne ; il interprète l'énigmatique Sillon houiller du Massif Central comme un fossé africain refermé lors de cette seconde phase orogénique.

En 1904, Pierre Termier donne une note sur des brèches de friction dans le granite et le calcaire cristallin à Moiné-Mendia, près de Hélette, dans le Pays basque. Il apporte ainsi une première contribution personnelle aux problèmes des Pyrénées. Toutefois, il ne les prit jamais pour sujet d'études suivies. Soit dans les Pyrénées occidentales en levant la Feuille de Saint-Jean-Pied-de-Port, soit dans la Cordillère Cantabrique au cours d'expertises pour des mines, il fit, pour ainsi dire en passant, des observations tectoniques curieuses qui ne lui parurent explicables que par l'hypothèse de grandes nappes de charriages. Deux communications à l'Académie, datant de 1905, les résument. Les étirements extraordinaires de divers termes de la série stratigraphique empilés en plis couchés horizontaux dans la province de Santander, les anomalies de la base du Crétacé basque et des terrains inférieurs, souvent lenticulaires, en constituent la substance et lui font conclure que ces deux régions sont pays de nappes. Enfin, en 1911, il donne une note sur la tectonique du Pays basque français en collaboration avec M. Léon Bertrand. Celui-ci venait de prolonger, jusqu'au voisinage de la Nive, le système des nappes nord-pyrénéennes établi par lui dans les parties orientales de la Chaîne. Pierre Termier, qui avait reconnu la complexité du Pays basque, " sans avoir pu résoudre le problème tectonique, faute de renseignements sur la structure des régions plus orientales ", se rallie donc à cette interprétation à cause de l'importance des chevauchements qu'il constate avec Léon Bertrand à la Rhune et au Labourd.

Toutefois on sentait bien dans ces dernières années qu'il estimait la synthèse tectonique pyrénéenne insuffisamment au point. Il disait volontiers que c'était une chaîne particulièrement difficile. Il n'y menait pas ses élèves en excursion géologique, comme s'il attendait quelque nouveau progrès rendant plus saisissant et plus directement perceptible le schéma structural de ces montagnes. Et quand il a parlé de " vraies joies scientifiques ", en remerciant les conducteurs de la Réunion Extraordinaire de la Société géologique dans les Pyrénées orientales en 1928, on peut croire sans peine qu'il les a en effet ressenties très vivement. Bien qu'ayant adhéré comme la plupart des géologues contemporains à la théorie des nappes nord-pyrénéennes, et ayant admis qu'elles pouvaient se prolonger à l'Ouest en se traduisant par les anomalies du Pays basque et de la Cordillère Cantabrique, il n'hésita pas, au cours de cette réunion, à abandonner ces idées, et à se rallier à la conception de Charles Jacob, à une tectonique dont les nappes du genre des Alpes sont absentes, mais où néanmoins les puissantes lames anticlinales des plis de fond, plus conformes ici à la réalité, dessinent une vision imposante.

L'Afrique du Nord a retenu l'attention de Pierre Termier, en tant qu'élément des chaînes méditerranéennes. Il donne d'abord des études pétrographiques sur les roches intrusives grenues de l'époque tertiaire, mais, très vite, le problème tectonique le captive. Il constate que très souvent le sous-sol de la Tunisie et du département de Constantine présente des étirements d'assises importants et brusques, en des zone de faible plissement. De tels phénomènes sont bien connus en pays de nappes, et les Alpes briançonnaises en donnent maints exemples. Sinon comment les expliquer ? Pendant longtemps toutefois, il ne trouve pas de véritable recouvrement anormal, pouvant fonder l'hypothèse des charriages nord-africains, jusqu'au jour où le Djebel Ouenza lui fournit l'exemple tant cherché. Le Trias recouvre là le Crétacé inférieur ployé en dôme et supporte une nouvelle série faite de Crétacé supérieur et d'Eocène, avec parfois du Jurassique à la base. Dès lors il ne doute plus de l'existence de grandes nappes, s'étendant à la Tunisie et à la plus grande partie de l'Algérie, ainsi qu'il l'expose en ses notes de 1906 et 1908, et il fait confiance aux études futures pour apporter une solution adéquate aux difficultés que lui-même ne considère nullement comme résolues.

C'est seulement en 1926, après les études patientes et détaillées de M. Solignac et des observations faites en commun avec ce géologue, que Pierre Termier possède enfin des éléments d'appréciation suffisants pour conclure, et qu'il doit renoncer à l'idée des nappes. Il se rallie à la théorie de la tectonique spéciale des terrains salifères, soutenue depuis longtemps par les géologues algériens auxquels il rend justice. A cette époque, le diapirisme et les anomalies du Trias sont mieux connus dans la géologie mondiale, et précisément Pierre Termier en a rencontré presque au même moment un exemple saisissant dans le " Problème de Suzette " des montagnes de la Drôme. Il admet donc maintenant dans l'Afrique du Nord la montée de dômes de sel capables d'étirer les assises et de percer à travers la série sédimentaire en des zones de faible plissement général. Il insiste sur la fréquence de l'extravasion latérale des terrains salifères dans des terrains plus récents, à de grandes distances et suivant une faible pente, en des pays où l'intensité des poussées orogéniques horizontales est pourtant d'ordre modéré. Ces anomalies sont traduites sous sa plume par ce mot heureux : " Le Trias peut changer d'étage. " Ce phénomène, moins explicable et plus facilement source de méprise pour le tectonicien que la simple montée de dômes à noyaux de percement, attirera maintenant l'attention de tous. D'autres observations faites dans le R'Arb marocain l'année suivante confirment Pierre Termier dans cette manière de voir, et les fortes pages qu'il a écrites sur la question forment la base du corps de doctrine de cette branche spéciale de la tectonique, mise en honneur dorénavant en France.

Parmi tous les pays de la Méditerranée occidentale, la Corse, l'Ile d'Elbe et la Ligurie ont été de sa part l'objet de recherches approfondies, de 1907 à 1912. C'était le prolongement de l'arc alpin dans les régions effondrées qu'il poursuivait, c'est-à-dire le tracé d'un élément de la ligne directrice la plus importante de la structure actuelle de la Terre.

Il y a préludé avant 1903 en retrouvant dans la Sierra-Névada la zone axiale des Alpes, et la structure en carapace. Voyageant avec un ami qui chassait dans la haute région montagneuse, il employait ses journées, le plus souvent solitaire, à étudier la géologie bien peu connue de la contrée. Là où du vieux Paléozoïque granitisé eût été vraisemblable, il observa des schistes cristallins analogues au Permo-houiller et au Trias métamorphiques des Alpes franco-italiennes, ployés en une vaste coupole régulière. Quant il connut la structure des Alpes orientales, il n'hésita pas à tirer la conclusion de ces faits, et à annoncer le passage de la zone des séries compréhensives alpines dans la région méridionale de la péninsule ibérique, et la permanence, en un secteur si éloigné de la Chaîne, de la structure en nappes empilées, où des culminations à grand rayon permettent la formation de vastes fenêtres tectoniques. Au congrès international de Madrid en 1926, le professeur H. A. Brouwer, auteur de recherches détaillées autour de la Sierra-Nevada, a rendu hommage à Pierre Termier de cette vue si remarquable, qu'il ne pouvait que confirmer.

J. Deprat avait reconnu dès 1905, par l'observation des granites écrasés, la translation de la Corse orientale sur la Corse hercynienne. En 1907, par l'examen de la minute de la Feuille de Bastia levée par E. Maury, Pierre Termier se rend compte que la Corse orientale est effectivement un pays de nappes. Il y en a même au moins deux : l'une formée de Schistes lustrés posés sur la protogine laminée, l'autre avec Trias, Rhétien, Eocène posés sur les Schistes lustrés. L'année suivante, d'un voyage en Corse avec E. Maury, il rapporte un argument décisif en faveur de cette manière de voir par la découverte d'une lame de granite écrasé à la base de cette seconde nappe, et de brèches de friction où des éléments des deux nappes se mêlent.

L'Ile d'Elbe prend alors à ses yeux une importance capitale, puisque c'est un jalon conservé au milieu de la mer entre les deux systèmes de grandes nappes corses et apennines. Il visite l'île au printemps de 1909 et s'aperçoit que les écrasements de ses terrains granitiques y sont tout aussi intenses et évidents que dans la Corse. Il y distingue bientôt trois nappes séparées par des surfaces de laminage caractéristiques, et dont l'intermédiaire est faite de Schistes lustrés. Par l'analogie de la nappe supérieure de la Corse et de celle de l'Ile d'Elbe, et par le raccordement certain de la première avec la Corse occidentale granitique, il est conduit à enraciner en Corse, comme l'avait proposé G. Steinmann, les nappes de l'Apennin. Il y aurait eu une avancée en bloc du massif ancien corso-sarde vers l'Est, par-dessus les Dinarides ; et les terrains de la zone des Schistes lustrés interposés auraient été chassés en nappes du second genre, chevauchant les Dinarides de près de 300 km. dans le sens transversal ; le massif corso-sarde séparerait l'Apennin, chaîne de régime dinarique, à l'Est, et des chaînes occidentales prolongeant les Alpes, avec charriages de sens inverse. On verra ci-dessous comment il eut à modifier cette conception, à la suite de son dernier voyage en Corse en 1928.

Plus au Nord subsistait une difficile énigme : que se passe-t-il en Ligurie où le massif corso-sarde n'existe plus et où l'Apennin et les Alpes paraissent soudés? Dans une conférence à Fribourg en 1911, Pierre Termier disait : " La Ligurie nous apparaît comme une région très singulière... C'est là que doivent affleurer les deux surfaces de charriage, celle qui est au-dessus du paquet de terrains dinariques enfoncé souterrainement à la façon d'un coin, et celle qui est au-dessous du paquet de terrains dinariques transporté superficiellement à la façon d'un traîneau écraseur; et c'est là, enfin, que les affleurements de ces deux surfaces doivent se réunir. " Il s'attaque à la solution de ce problème avec Jean Boussac. Les deux géologues constatent d'une part le raccord de la série ophiolitique crétacée ou tertiaire de l'Apennin à celle des Schistes lustrés par naissance rapide, mais graduelle, du métamorphisme dans la première au Nord-Ouest de Gênes. Ils observent d'autre part une mylonitisation d'une ampleur remarquable dans le massif cristallin ligure de Savone : " la proportion des mylonites aux roches intactes est ici plus grande qu'en Corse, ou à l'île d'Elbe, ou en Laponie suédoise; plus grande même que dans la région de Saint-Etienne. " Enfin, ce massif se place à la façon d'une sorte de coin compris entre deux surfaces de charriage très manifestes par où il supporte les Schistes lustrés de l'Apennin et surmonte le Permo-houiller métamorphique des Alpes. On peut difficilement concevoir plus saisissante vérification de la prévision scientifique d'un phénomène. Pierre Termier et Jean Boussac conclurent que le massif de granites et gneiss écrasés du Savonese représente avec infiniment de probabilité " un morceau du pays dinarique, forcé entre Apennin et Alpes et appartenant tout à la fois au traîneau écraseur qui a marché sur les Alpes et au coin qui a glissé sous l'Apennin. "

Les trois communications de 1911 à l'Académie des Sciences et la note de l'année suivante à la Société géologique sont de première importance. En dehors de l'étude tectonique, on y trouve une description précise des divers types de mylonites de roches cristallines si souvent méconnues à l'époque. Enfin et surtout, un argument difficilement contestable en faveur de l'âge crétacé et tertiaire de la partie haute du complexe des Schistes lustrés, que Pierre Termier avait déclaré depuis longtemps être une série compréhensive allant du Trias à l'Eocène.

Pourtant ces belles recherches portent la marque de l'inachevé, et sont peut-être les seules ainsi de toute l'oeuvre de Pierre Termier. Il n'a pu les reprendre malgré son désir, quelques années ont manqué. D'autres tectoniciens ont proposé d'autres solutions qui semblent moins vraisemblables, et quelque chose d'étrange demeure attaché au massif ligure et au raccord des deux chaînes de montagnes. Jean Boussac, qui était devenu son gendre et qui eût certainement poursuivi l'oeuvre commencée, a été tué à la guerre en 1916. Sa mort fut l'un des grands chagrins de Pierre Termier, avec plusieurs autres qui firent sa vie douloureuse : son fils Joseph, mort dans un accident d'ascenseur à l'âge de 13 ans, puis " le deuil cruel entre tous ", la mort de Mme Termier après de longues années de maladie, son fils Pierre en 1924, son gendre Henri Artru en 1926, et plusieurs petits-enfants à divers âges dont la disparition endeuilla de façon cruelle cette famille si tendrement unie.

Il n'eut pas " l'incomparable joie de la survie par un fils qui continue l'oeuvre paternelle ". Du moins eut-il celle de voir sa nombreuse famille se développer florissante, conservant pieusement les traditions qu'il lui avait léguées. Ses filles Marie, Jeanne, Thérèse, Marguerite, se marièrent, et la cinquième, Geneviève, devint Fille de la Charité. L'été, à Varces, plus de vingt petits-enfants animaient la maison familiale qui n'était plus assez grande. Une atmosphère de gaieté sereine et confiante régnait, que les deuils répétés n'avaient pas assombrie. Pierre Termier ne parlait à ses amis des chagrins de son existence que par brèves et rares allusions, et c'est un réconfort que l'on sentait en approchant de sa forte et chrétienne famille.

En 1909, son prestige scientifique reçut sa consécration dans son élection à l'Institut au fauteuil du grand paléontologiste Albert Gaudry dans la section de Minéralogie.

En 1911, à la mort d'Auguste Michel-Lévy, il succéda à ce Savant comme Directeur du Service de la Carte Géologique, situation tout particulièrement importante en France où l'organisation du Service implique une collaboration éclairée et confiante entre le Directeur et l'élite des géologues de notre pays. Il y était préparé de longue date, étant lui-même auteur de nombreuses cartes, en tout ou en partie : les Feuilles de Saint-Etienne, Monistrol, le Puy, Valence, Roanne, Saint-Jean-de-Maurienne, Bonneval, Tignes, Briançon, Albertville, Gap, Grenoble, Vizille, Saint-Jean-Pied-de-Port. Pour beaucoup d'entre elles, il s'agissait d'un terrain presque inconnu. Le mérite en est grand, notamment dans les Alpes. En lui attribuant le prix Prestwichen 1903, Albert de Lapparent disait : " Après avoir si remarquablement décrit la constitution des quatre massifs des Grandes-Rousses, de la Vanoise, du Pelvoux et de Belledonne, c'était un vrai tour de force que de vouloir débrouiller la tectonique d'un ensemble aussi disloqué ; et l'on est presque effrayé de la seule dépense d'activité physique que représentent les cartes, qui, entre les mains de l'infatigable explorateur, ont subi une transformation complète, grâce à la masse des faits de détail qu'il a su aller chercher là où d'autres auraient reculé devant l'effort à accomplir. " Sous la direction de Pierre Termier, le Service a pu arriver à l'achèvement de la publication en première édition des Feuilles de toute la France continentale. Ce n'est pas sans beaucoup de sollicitude et de talent qu'il obtint ce résultat, malgré des moyens financiers modestes.

Il savait stimuler les Collaborateurs par le prestige de l'oeuvre à réaliser, et maintenir ou développer chez tous une activité très scientifique et très dévouée.

En 1912, il fut nommé Professeur de Géologie à l'Ecole des Mines de Paris et en 1914 Inspecteur général des Mines. Puis vint la guerre avec ses devoirs, ses préoccupations et ses deuils, et l'obligatoire interruption de l'oeuvre géologique. Il la reprit dès 1918 par une étude sur un problème tectonique des Asturies, ouvrant des horizons inattendus. Le prix Albert Gaudry, décerné par la Société géologique en 1920, sanctionna de nouveau la haute estime en laquelle ses confrères tenaient ses travaux.

En même temps, il poursuivait un travail devant aboutir à des développements remarquables. Dès 1918, la Cie des Mines de la Grand-Combe avait chargé MM. Pierre Termier et G. Friedel d'une étude du bassin houiller du Gard, avec la collaboration de P. Bertrand pour la paléobotanique et de P. Thiéry pour la tectonique des morts-terrains. L'année suivante, ils publient d'importants résultats auxquels le perfectionnement de l'échelle stratigraphique donne beaucoup de sûreté. Dans la partie du bassin voisine de la localité de la Grand-Combe, le charriage déjà constaté par Marcel Bertrand est vérifié, superposant un grand lambeau de Houiller à flore Rive-de-Gier sur un Houiller autochtone à flore Saint-Étienne plus jeune. Au Nord, dans la région de Bessèges, une structure compliquée est mise en évidence, avec deux surfaces de charriage délimitant sous la nappe une puissante série intermédiaire lenticulaire. Par conséquent, de deux bassins houillers d'âge différent, le plus ancien qui était le plus à l'Est a été amené en superposition sur le plus récent ; le mouvement s'est fait suivant des surfaces de faible inclinaison, produisant toutes les particularités de structure de détail habituelles dans les charriages.

Mais de telles circonstances ne sont pas exclusivement le fait du Houiller. Pierre Termier et Georges Friedel vont plus loin. Ils constatent que les divers étages du Secondaire et du Tertiaire de la région présentent constamment une structure lenticulaire, et sont compartimentés par de grandes failles peu inclinées témoignant de translations voisines de l'horizontale. Enfin, les blocs et les petits massifs urgoniens qui émergent ça et là au milieu du bassin oligocène d'Alais sont des klippes posées sur ce Tertiaire, conformément à une supposition de Marcel Bertrand. En effet, les deux savants observent la mylonitisation générale de ces calcaires, et leur superposition à l'Oligocène partout où le contact est bien visible. Les klippes d'Alais sont les vestiges d'une nappe de charriage démantelée presque totalement par l'érosion.

La conformité de style entre les grands accidents du Houiller et ceux des terrains plus récents jusqu'au Chattien, et aussi le chevauchement du Trias par le Houiller constaté en un point, conduisent Pierre Termier et G. Friedel à rapporter l'ensemble de ces charriages, ainsi que les structures lenticulaires en série normale, au contrecoup des mouvements alpins venant mourir au bord de la région résistante du Massif Central. Si des perturbations de cette importance émanent des Alpes, il doit en exister des traces dans les pays intermédiaires. Pierre Termier étend ses investigations dans la vallée du Rhône. Il y reconnaît des mylonites, jalonnant, ainsi qu'il est vraisemblable, des surfaces de contact anormal analogues aux précédentes.

Des vestiges d'unités tectoniques plus hautes existent près d'Avignon. Au NE de là, se trouve le massif de Suzette dans les singularités duquel Pierre Termier, avec la collaboration de L. Joleaud, va chercher la clef de l'explication de l'ensemble, dans une vue des plus hardies, mais incontestablement très séduisante. Il y a lieu de se souvenir ici de cette phrase de Marcel Bertrand : " C'est Lyell, le plus sage des géologues, qui a dit que dans certaines questions il ne fallait pas craindre de se tromper. " Le progrès, en effet, est à ce prix, car certaines théories provisoires ont un étonnant pouvoir d'impulsion et de rajeunissement. Le fait est que, si la nappe de Suzette n'eut qu'une existence éphémère, le " problème de Suzette " aboutit à une démonstration d'une portée générale.

Qu'on se représente, dans le pittoresque pays des montagnes de la Drôme, d'une part un vaste lambeau d'une formation énigmatique de cargneules flottant autour du hameau de Suzette sur les terrains jurassiques, crétacés, oligocènes plissés ; d'autre part, semés à l'intérieur d'un domaine ayant 70 km. en tous sens, de nombreux affleurements analogues ou des gîtes métallifères qui s'y rattachent et paraissent des témoins de tels lambeaux aujourd'hui enlevés par l'érosion. Cette formation, antérieurement classée dans l'Eocène avec doute, ou attribuée à une modification chimique de divers terrains, est en réalité du Trias, comme l'établissent les deux géologues. Ses rapports capricieux avec tous les autres terrains, sa situation souvent en recouvrement sur eux, leur paraissent inexplicables si l'on ne voit pas dans ces lambeaux les vestiges d'une même grande nappe de charriage, presque en totalité disparue aujourd'hui dans la dénudation. Post-chattienne et anté-burdigalienne, comme les chevauchements d'Aramon et d'Alais, d'origine alpine d'après son âge et le faciès du Trias de Suzette, cette nappe, émanée peut-être du Briançonnais, serait responsable des chevauchements en bordure du Massif Central et de tous les traits essentiels de la structure de la contrée.

L'étude de cette grande question, mise en pleine lumière dans une série de notes à l'Académie des Sciences en 1919 et 1921, forme l'objet de la Réunion extraordinaire de la Société géologique en 1923, dirigée par Pierre Termier. Au cours de celle-ci, la grande nappe d'origine alpine souleva de fortes objections. W. Kilian, E. Haug, M. Gignoux proposèrent l'enracinement sur place du Trias, en des plis de forme déjetée, attribuables à la nature plastique spéciale du Trias salifère. Mais il ne fut en somme pas possible d'arriver à une démonstration de l'une ou l'autre hypothèse.

Pierre Termier conclut que de nouvelles recherches s'imposaient et il eut à coeur de les faire aboutir. Il confia à P. Thiéry le soin d'exécuter un relevé géologique détaillé de la région de Suzette, en vue d'une réédition de la Feuille d'Orange. Le résultat dépassa les espérances par la précision des faits nouveaux, trouvés d'abord par P. Thiéry en 1925 et complétés en 1926 en des courses avec Pierre Termier. La note à la Société géologique " Nouvelle contribution à l'étude du problème de Suzette ", par Pierre Termier, apporta la mise au point attendue. Le chevauchement des terrains plus récents par le Trias est anté-oligocène, contrairement à ce qui semblait manifeste et comme les observations minutieuses permirent de le déterminer de manière indubitable. Il est en rapport avec les mouvements pyrénéens. La reprise alpine anté-burdigalienne créa un plissement intense en forme de virgation, où le Trias joue le rôle d'élément profond. C'est dire qu'il n'était que localement extravasé par les mouvements antérieurs. Il n'y a donc pas de nappe d'origine lointaine, mais seulement des anomalies locales de gisement du Trias, qui a bavé ça et là, changé d'étage, s'insinuant de préférence dans les parties les moins résistantes de la série des terrains plus récents. Simultanément la notion de virgation trouve pour la première fois dans notre pays son application pratique en vue d'une question tectonique locale. Le problème de Suzette offre un exemple frappant, étudié de manière particulièrement précise, de la tectonique propre aux terrains salifères, contestée jusqu alors par beaucoup de géologues ou reléguée volontiers en des contrées exceptionnelles. Dorénavant il n'est plus possible de douter de sa généralité, constate Pierre Termier. Même dans les pays alpins où jusqu'alors tout a paru s'expliquer sans elle, on ne peut en réalité s'en passer. Nous voyons ici le principe d'un mouvement nouveau riche de promesses, où est remise à l'ordre du jour la question des structures dysharmoniques, provenant des terrains salifères, et plus généralement tout l'ensemble des phénomènes où s'accuse la différence de plasticité des milieux complexes déformés.

Après un intervalle de plus de dix années, Pierre Termier reprend en 1920 l'étude des Alpes franco-italiennes. Les observations de Jean Boussac, de W. Kilian et Ch. Pussenot, celles de S. Franchi en Italie, nécessitent une sérieuse révision de la synthèse structurale. De nouvelles trouvailles stratigraphiques ont été faites et l'on peut se demander s'il n'existe pas dans la série briançonnaise une plus grande continuité qu'il n'avait paru, et moins de contacts anormaux.

Comme autrefois, c'est avec W. Kilian qu'il retourne dans les zones intra-alpines, et il a la joie de voir son ami se rallier très vite à la conception tectonique dont il donnait les grandes lignes en 1899 et 1907. Les faits nouveaux enrichissent cette première synthèse, la modifient par certains côtés, mais dans le sens de plus de grandeur, de plus de simplicité, et conformément au plan général des grandes nappes, valable à travers toute la Suisse, jusqu'aux Alpes orientales.

Cinq notes à l'Académie datant de 1920, dont quatre signées par les deux géologues, et l'autre par Pierre Termier seul, marquent ce tournant décisif de la théorie des Alpes franco-italiennes, aboutissement d'une longue série de recherches et de discussions. Trois résultats essentiels y sont exposés. D'abord, les conglomérats à galets cristallins de l'Eychauda, qui sont à la base de la Quatrième Écaille briançonnaise, ne sont pas d'origine sédimentaire, comme Pierre Termier l'avait cru, ainsi que tous les géologues les ayant visités ensuite. Ce sont des mylonites : une expérience plus grande des roches écrasées, presque inconnues avant 1903, permet maintenant de l'affirmer. Rien ne s'oppose donc à l'idée de l'origine très lointaine de ce lambeau de recouvrement, à caractère si exotique par sa composition et sa structure , origine qui demeurait improbable, si un Flysch à galets de micaschistes lié au Flysch briançonnais était collé aux assises de micaschistes du lambeau, mais qui devenait inévitable, si l'on reconnaissait l'individualité de la nappe des Schistes lustrés. Ainsi se trouve corroborée l'opinion de l'origine lointaine, soutenue par Jean Boussac qui, croyant comme tout le monde à l'époque à l'existence de ces conglomérats, se refusait à les rattacher au Flysch briançonnais.

En second lieu, les lambeaux de schistes cristallins distribués au nombre d'au moins vingt-cinq dans le Briançonnais, ne font pas partie intégrante de ce pays, comme W. Kilian l'avait pensé d'abord, mais reposent en contact anormal sur les terrains briançonnais. Ils sont les témoins d'une nappe métamorphique, ayant recouvert le Briançonnais, et détruite par l'érosion, témoins conservés souvent à la faveur d'ondulations synclinales.

Enfin, de la Haute-Maurienne au Queyras, sur 100 km. environ, les Schistes lustrés chevauchent constamment en contact anormal les terrains briançonnais. Il n'y a pas de continuité stratigraphique entre les uns et les autres, comme on l'avait admis sans remarquer " l'énorme invraisemblance d'une série profondément métamorphique qui succéderait naturellement à une série à peine métamorphique et souvent fossilifère ". Ce qui avait été pris en 1902 pour un passage graduel de la série briançonnaise aux Schistes lustrés n'est qu'une apparence due aux plissements secondaires postérieurs aux charriages et réunissant les deux genres de terrains dans les mêmes plis. Il faut faire abstraction de ces mouvements accessoires et la distinction des nappes apparaît dans sa netteté. La nappe des Schistes lustrés prend toute sa signification ; les lambeaux de recouvrement du Briançonnais en proviennent, notamment la Quatrième Ecaille, et aussi le lambeau du Mont-Jovet en Tarentaise. Il n'y a plus lieu de douter que, par l'avancée de cette nappe maintenant prouvée, la structure lenticulaire généralisée et les profonds replis internes du Briançonnais ne trouvent leur explication. Les conceptions de Pierre Termier en 1899 reçoivent une confirmation éclatante. Tel est le troisième résultat principal relaté dans les notes de 1920.

Au versant italien des Alpes la disposition d'allure tranquille des puissants empilements de Schistes lustrés sur le Trias et les massifs de gneiss, rend difficile d'admettre les grandes nappes de charriage à des observateurs qui ne suivent pas le prolongement des mêmes assises en Suisse et en France, et cela explique le peu de faveur trouvé jusqu'ici par la théorie en Italie. D'autre part S. Franchi objecte à la conception de la nappe des Schistes lustrés la superposition de tels schistes à du Rhétien fossilifère dans la région de Césanne, indiquant selon lui une liaison stratigraphique avec les terrains briançonnais. Sur l'initiative de Pierre Termier, le savant italien accepte de le conduire, ainsi que W. Kilian et moi-même, aux principaux points en question.

Cette belle excursion d'août 1925 précède, hélas ! de quelques semaines la mort prématurée de W. Kilian. Loin de les ébranler, elle confirme Pierre Termier et W. Kilian dans leurs vues sur les Alpes franco-italiennes et les Schistes lustrés : la superposition de ceux-ci au Rhétien est en effet loin d'être constante ; en Italie comme en France le caprice règne dans leurs rapports avec les termes divers de la série briançonnaise ; dans les vallées de la Maira et de la Stura, ils confinent au prolongement du Briançonnais par un passage tout aussi brutal qu'à la latitude de Briançon. Ainsi partout s'impose l'individualité de la nappe des Schistes lustrés par rapport aux unités tectoniques contiguës à l'Ouest.

Après des révisions en Vanoise répondant à des objections de Jean Boussac, après quelques courses concernant la nappe des Aiguilles d'Arves au bord du Pelvoux, les dernières observations alpines du Maître sont consacrées aux lambeaux de recouvrement du Briançonnais, où il découvre en plusieurs points des radiolarites. La portée de ces phénomènes est mise en lumière dans son suprême mémoire intitulé " Les lambeaux avant-coureurs de la nappe des Schistes lustrés flottant sur la nappe du Briançonnais " et paru dans le Livre Jubilaire de la Société géologique, travail bien digne de clore sa carrière scientifique, puisqu'il est consacré à un aspect essentiel du pays dont l'étude l'a passionné entre tous.

Aux vacances de Pâques 1927, il accepte l'invitation de G. Steinmann à une excursion dans les pays de nappes de l'Apennin septentrional et en Ligurie, afin d'acquérir des notions plus précises sur les rapports toujours mystérieux de l'Apennin et des Alpes. Il rapporte de beaux échantillons, mais il n'écrit rien. " Il a manqué quelques jours pour que cela devienne tout à fait intéressant ", dit-il. Ce voyage n'était qu'une préface destinée à être suivie de plusieurs chapitres. Un seul a été réalisé, le voyage en Corse de l'année suivante.

Ce fut une réunion féconde en résultats. Outre G. Steinmann et N. Tilmann, il y avait R. Staub, qui apportait son expérience de la Suisse, et L. Kober celle des Alpes orientales. E. Maury, le géologue corse, aidait Pierre Termier à diriger l'excursion. Les résultats sont consignés dans cinq notes à l'Académie parues au printemps de 1928 : découverte de radiolarites associées à une série ophiolitique, d'autres radiolarites appartenant à la série des Schistes lustrés, de tout un complexe paléozoïque, distinction de trois faciès au moins du Jurassique, liés à des unités tectoniques différentes, rôle immense des mylonites.

Pierre Termier en a dégagé un schéma structural nouveau avec un résultat majeur : les Alpes se prolongent dans la Corse orientale, leur séparation de l'Apennin se trouve à l'Est, probablement au delà de l'île d'Elbe. Les recouvrements sur les Schistes lustrés au Nord de Corte, qui lui avaient fait admettre en 1909 le mouvement général des nappes vers l'Est et l'unité de la Corse orientale et de l'Apennin, doivent s'interpréter comme un simple rejaillissement du pays parautochtone. Car aujourd'hui, la superposition de la nappe ophiolitique à l'autochtone à l'Ouest du bord des Schistes lustrés rend impossible cette première conception. La chaîne des Alpes passe donc en Méditerranée à l'Est et au Sud du massif corso-sarde, qui est un élément de l'avant-pays et non un môle séparatif des Alpes et de l'Apennin.

L'année 1929 fut absorbée par la préparation du Centenaire de la Société géologique, dont il avait été élu président pour la troisième fois. Il s'astreignit à écrire de très nombreuses lettres de quête pour alimenter la souscription dont le magnifique succès lui fut très sensible. Il suivit tous les détails de l'organisation des solennités, et continua à s'en occuper activement avec MM. A. Lacroix et Ch. Jacob, quand il eut quitté la présidence en 1930. La place éminente qu'il a tenue au cours des solennités, à côté de ses illustres confrères, parmi tous les représentants français et étrangers de la Géologie, est encore dans toutes les mémoires, comme aussi sa magnifique " Adresse à tous les géologues du Monde " qu'il prononça le 30 juin à la Sorborme. La conclusion de cette ultime leçon du Maître était la suivante : " Aucune science ne nous dispose autant que la nôtre à considérer tous les hommes comme nos frères, aucune n'est autant qu'elle terrestre et par conséquent humaine, c'est-à-dire conseillère de patience et d'amour. "

Puis, le bruit des fêtes s'est apaisé. Il s'est retiré dans sa maison de Varces. Une excursion projetée dans le Briançonnais, une autre en Oisans n'ont pu se réaliser, de sorte qu'il a eu, pour la première fois peut-être, un été complet de repos parmi ses enfants. " Ces vacances devraient durer toujours ", leur disait-il.

Dès le début d'octobre, il s'embarquait, reprenant le cycle de sa vie laborieuse : il voyait déjà après ce voyage au Maroc ses mois d'enseignement à l'Ecole des Mines, puis, plus vague, la perspective de nouveaux travaux et de nouveaux départs pour la Ligurie, la Corse, ou peut-être l'île d'Elbe. Il ne sentait pas que sa vie était déjà semblable à une oeuvre achevée sans lacunes, marquée de l'empreinte du définitif. Point n'était besoin pour la parfaire d'étapes nouvelles, sauf la dernière démarche qui l'a ramené, après un suprême contact avec la terre d'Afrique, près de ses enfants pour s'y endormir en paix dans la mort, au matin du 23 octobre 1930.

Quand on veut situer l'oeuvre scientifique de Pierre Termier, c'est tout naturellement à Eduard Suess et à Marcel Bertrand qu il faut penser. Il suffit de relire les pages qu'il leur a consacrées pour comprendre à quel degré ces deux grands esprits ont joué un rôle profond dans sa vie scientifique. Bien qu'associés comme fondateurs du puissant mouvement d'idées qui a renouvelé la géologie, une nuance bien distincte les oppose. Suess est le penseur qui de la multitude des publications compulsées dans le silence de son bureau a fait surgir de grandes conceptions. Marcel Bertrand le plus souvent a puisé dans l'étude directe du terrain le principe de ses découvertes. Par là, c'est bien plutôt à Marcel Bertrand que Pierre Termier s'apparente, et souvent, dans sa modestie, il s'est plu à s'effacer derrière ce Maître en lui attribuant la gloire des plus brillants résultats de ses propres travaux.

Eduard Suess et Marcel Bertrand ont fondé la tectonique. A Pierre Termier il appartient d'avoir fait faire à la jeune science un bond immense. Sans doute, il n'était pas seul en ce domaine : mais dans la pléiade des géologues qui, de 1890 à 1912, ont pénétré la structure des nappes alpines, sa place est primordiale et il apparaîtra dans le recul du temps sur un plan différent. Il a été capable de mener à bien l'analyse très ardue des régions axiales métamorphiques de la Chaîne, concurremment à celle des zones plus externes, et il a réalisé l'entreprise d'embrasser l'ensemble de l'édifice, de se mettre à l'échelle du problème, non par la ressource de l'hypothèse, mais par une démonstration concrète. Il restera celui qui a vu très clairement et pour la première fois l'essentiel de la structure des Alpes. Il l'a mise en lumière aux yeux de tous de la manière la plus complète, car il a été un incomparable professeur de tectonique, sans écrire aucun traité, par la limpidité didactique de ses notes originales et par sa parole qui donnait aux idées nouvelles un saisissant relief et une véritable séduction.

La découverte géologique de la fin du siècle précédent, celle des grandes nappes de recouvrement, avait ouvert des aperçus inattendus, riches de promesses. Mais ces perspectives étaient bien incertaines encore, et indéterminées, avant que Pierre Termier ne soit parvenu à les résoudre en donnant la mesure des phénomènes. On n'a pu commencer à en voir surgir les conséquences en fait de synthèses stratigraphiques, de pétrographie régionale et d'autres matières dont la liste n'est d'ailleurs pas close, qu'ensuite, quand on a su vraiment de quoi il s'agissait. Le succès fut tel que la tectonique parut un instant avoir atteint d'emblée sa maturité, et se trouver désormais en possession de la formule générale applicable à tout problème de structure de l'écorce.

Indépendamment des études de cet ordre, les principales questions auxquelles il s'est surtout attaché concernent la genèse du métamorphisme régional, le rôle tectonique des mylonites, l'interprétation structurale des pays de la Méditerranée occidentale.

" Il faut regarder vers les montagnes pour saisir les secrets de l'histoire de La Terre, et il n'y a presque pas de problème de géologie générale qui se puisse résoudre sans l'étude attentive des régions plissées. " C'est de la sorte que Pierre Termier s'est efforcé d'approfondir la grande question du métamorphisme régional par ses recherches dans les Alpes. En ces contrées privilégiées, les schistes cristallins ne constituent pas moins de trois séries métamorphiques, bien distinctes, bien datées sauf la première : série anté-houillère, série permo-houillère, série mésozoïque. Pour les deux plus récentes, Pierre Termier a pu même observer la naissance du métamorphisme par passage latéral aux sédiments à faciès normal.

Pour lui, comme pour Michel-Lévy, la genèse des roches massives et le métamorphisme régional ne doivent pas être séparés. Pierre Termier a beaucoup observé les granites, y a beaucoup pensé et a toutefois peu écrit à leur sujet. Dès ses premières courses géologiques dans les monts du Forez, en la compagnie de Le Verrier, il les prit ainsi que les gneiss pour sujet d'étude ; sans pouvoir résoudre cet immense problème, la discussion inlassable des deux géologues en fit vraiment le tour, a-t-il dit. Plus tard, dans les Alpes et ailleurs, il vit d'autres granites, sans auréole métamorphique, à caractère intrusif dans les schistes cristallins encaissants, et non reliés à ceux-ci par une transition insensible comme les granites du Forez. Il vit aussi d'énormes épaisseurs de terrains cristallophylliens dénués de tout indice de venue granitique, et acquit la notion que le métamorphisme général n'est pas l'exagération en profondeur de l'auréole des massifs de granite et leur extension à tout un vaste pays, comme Auguste Michel-Lévy le proposait.

Les roches massives et les schistes cristallins sont reliés non point par un rapport de cause à effet, mais comme deux effets d'une même cause qui, suivant les conditions, transforme les terrains en granite ou en gneiss. Là est l'originalité de Pierre Termier. Michel-Lévy envisageait le granite comme un magma tout formé qui vient des profondeurs et envahit les terrains sédimentaires, en les digérant pour se mettre en place, et qui est capable de les injecter sur une grande échelle. Pierre Termier voit la formation des amas granitiques par la fusion sur place de la série sédimentaire là où elle a atteint une composition d'eutectique par l'apport d'éléments chimiques empruntés à des colonnes de vapeurs filtrant au sein des zones profondes à haute température des géosynclinaux. Au voisinage, la fusion n'est pas complète, la pression reste orientée et les minéraux qui cristallisent tendent à placer leur plans de plus grande densité réticulaire normalement à cette pression, produisant ainsi la structure zoiiée classique des terrains cristallophylliens. L'immense auréole des batholites profonds n'est pas causée par les granites, mais due à ce que les fluides qui ont permis ici la formation d'un eutectique, ont imprégné en outre les terrains du voisinage. Quand les magmas se sont déplacés avant leur consolidation définitive, ils ont pu faire intrusion dans des terrains quelconques, métamorphiques ou non, avec très faible auréole près de leurs contacts. Les parties hautes des séries métamorphiques ont une moindre cristallinité parce que les colonnes filtrantes, réchauffement et la compression y ont eu moins d'ampleur.

Bien que cette théorie ne l'exclue pas nécessairement d'une manière radicale, Pierre Termier s'est élevé avec force contre le dynamométamorphisme au nom de l'expérience, d'une expérience qu'il avait d'ailleurs acquise lui-même, étant parti au début de ses travaux avec un point de vue tout différent. Il constata en effet que les puissants écrasements des nappes au cours de leur translation n'ont été accompagnés d'aucune recristallisation régionale des terrains. Un terrain laminé peut localement ressembler à un gneiss, mais localement seulement ; une zone de mylonites ne se confond pas avec une série métamorphique : " Les actions mécaniques déforment, elles ne transforment point ", dit-il au Congrès de Vienne en 1903.

Aujourd'hui certains pétrographes voient dans les efforts mécaniques mis en jeu lors des mouvements orogéniques un des facteurs multiples du métamorphisme régional, et pensent qu'une analyse soigneuse doit en tenir compte comme des autres facteurs sans doute plus essentiels. La dernière fois qu'il prit la parole devant des géologues, Pierre Termier a dit qu'il serait moins affirmatif que 30 ans auparavant, et qu'il hésiterait à considérer le métamorphisme comme un phénomène annonciateur ou comme une conséquence du paroxysme orogénique. Sans doute, les études minutieuses des dernières années ont révélé dans l'orogène alpin une évolution bien plus riche en phases diverses que l'on n'aurait imaginé. Il y a place pour beaucoup d'inconnues. Quoi qu'il en soit, Pierre Termier a jeté une lueur sur le problème, combien mystérieux, de l'élaboration des granites et des séries cristallophylliennes. L'idée, pourtant très simple, groupe dans une même explication un grand nombre de faits, ce qui est le propre d'une hypothèse scientifique de grande valeur. En même temps que les géologues Scandinaves et indépendamment, Pierre Termier a révélé chez nous, avec la collaboration de G. Friedel, le rôle géologique des mylonites, ces terrains écrasés qui étaient presque partout demeurés inaperçus. Ce fut un des domaines de prédilection où il exerça ses talents de pétrographe-tectonicien. Il y voyait un moyen nouveau de pénétrer la structure jusqu'alors indéchiffrable des très vieilles chaînes de moûtagnes et aussi un critérium efficace pour résoudre des points obscurs et controversés de la chaîne alpine. Le fil conducteur des mylonites est d'un usage délicat, car il n'exprime pas directement l'ampleur des mouvements orogéniques, ni la chronologie, ni les répliques multiples des déplacements tectoniques. Mais il y a lieu de croire avec Pierre Termier que la géologie des roches écrasées ne sera pas un simple corollaire des synthèses tectoniques, qu'elle sera, aussi et surtout, le moyen d'exhumer de l'inconnu la solution de nouveaux problèmes, comme il y a brillamment préludé dans la région de Saint-Étienne.

Après avoir servi à démontrer les grands mouvements tangentiels qui ont affecté les terrains anciens du Massif Central, les mylonites lui ont permis de les dater à une époque post-dinantienne. C'est grâce à elles qu'il a vu la complexité tectonique de la Corse orientale, où une nappe à base de granite écrasé repose sur les Schistes lustrés, l'existence des deux nappes de l'Ile d'Elbe, et le caractère étrange du massif cristallin ligure. Il a prédit de grands succès à ce genre de recherches, comme à une nouvelle méthode encore vierge qui pourra beaucoup donner. La vue d'ensemble de la chaîne des Alpes le conduisit naturellement à l'étude tectonique des pays de la Méditerranée occidentale, cette mer favorisée, entourée de toutes parts de rivages heureux, mais plus attachante encore par le plan structural presque voilé sous les eaux qu'il a su révéler. Vision inoubliable, a-t-il dit, pour qui s'y est attardé ! Étrange mer que la Méditerranée d'aujourd'hui, sur l'emplacement effondré d'un secteur des montagnes qui sont faites des sédiments de l'immense Méditerranée du passé ! Sur tout le pourtour de cette mer, à l'Ouest de l'Italie, des éléments des chaînes tertiaires sont disposés, parallèles aux côtes ou tranchés normalement par le rivage. L'agencement de cet ensemble n'est pas simple, les raccords ne sont pas manifestes ; l'édifice alpin n'est pas constitué d'un seul faisceau orogénique bien défini entre deux boucliers, mais des chaînes satellites d'un tracé très libre l'agrémentent soit en bordure, soit au loin dans les socles rigides qui ont cédé de place en place. Dans ce complexe Pierre Termier a mis en évidence deux faits essentiels : la présence de l'empilement des grandes nappes caractéristiques de la zone axiale des Alpes, avec leurs séries compréhensives métamorphiques, d'une part en Corse et de l'autre dans la Sierra-Nevada. En conséquence se dessine à travers la Méditerranée le plan de l'orogénie alpine, entre l'avant-pays, le vieux massif Corso-Sarde presque entièrement disparu sous la mer, et cet arrière-pays dinarique qui est l'Afrique du Nord avec ses anomalies diapiriques ou ses petits charriages, et qui est aussi la péninsule italienne où les charriages ont au contraire une si vaste extension. Là reste posé encore ce redoutable point d'interrogation des rapports des Alpes et de l'Apennin, posé par Pierre Termier et dont il a donné avec Jean Boussac une première interprétation.

Au delà de Gibraltar, la Chaîne alpine plonge à l'Ouest sous l'Atlantique : c'est l'un des résultats les plus importants des travaux de Pierre Termier, modifiant la conception d'Eduard Suess qui refermait par le Rit, en une boucle complète, le tracé de cette chaîne autour de la Méditerranée occidentale. La chaîne traverse l'Océan, et peut-être l'effondrement très récent de l'Atlantide de Platon, discuté à la lumière d'observations nouvelles par Pierre Termier, a-t-il achevé d'en faire disparaître les derniers témoins entre Gibraltar et les Antilles. Il en résulte cette continuité de la Chaîne alpine, des Antilles à la Méditerranée et à travers l'Eurasie, qui est un trait fondamental de la structure de la planète.

La permanence de la mer transversale, la Téthys, demi-ceinture autour du globe, d'où sont sortis successivement les faisceaux de plis hercyniens et alpins, est ainsi bien établie jusqu'à la fin du Tertiaire. Pierre Termier voyait dans ce fait, et dans celui analogue de la boucle circumpacifique, non moins durable au cours des périodes géologiques et non moins importante, deux caractères essentiels, absolument inexpliqués, mais dominant l'histoire de la Terre. Il en tirait une raison décisive de repousser la théorie de la dérive des continents, et, bien que convaincu de la variabilité indéfinie des déformations de l'écorce et de l'existence constatée de translations orogéniques supérieures à 100km., il se refusait à un mobilisme trop libre.

Pierre Termier n'a jamais cédé à la tentation de créer de ces vastes théories plus ou moins étrangères au plan des faits réels. " Les problèmes qu'on peut résoudre sont les seuls qui m'intéressent, disait-il. " La géologie, étant une science de la Nature, doit rester basée sur l'étude des phénomènes. Les faits géologiques sont si riches de connexions mutuelles et retentissent dans un domaine doué de tellement de variables qu'ils sont toujours étonnants, sans cesse générateurs d'aperçus nouveaux : le moindre d'entre eux, à le bien considérer, défie l'analyse. Telle interprétation insuffisamment délicate, où un auteur avait trop mis de ses vues subjectives, lui faisait redire volontiers la phrase d'un vieux géologue : " on n'y reconnaît pas la main du Créateur. " Lui-même prenait un soin extrême de ne pas forcer les interprétations et de laisser flotter sur les faits géologiques qu'il étudiait la part d'obscurité non encore résolue. Il avait une aptitude à saisir de prime abord l'essentiel d'une question, mais il n'y réduisait pas arbitrairement tout le problème et ses solutions posaient volontiers de nouveaux points d'interrogation. Beaucoup trouveront à glaner sur ses sentiers.

Toute sa vie, il a été le chercheur passionné qui regarde la nature. Il est demeuré enthousiaste de beaux échantillons de roches, il a fait de longs détours pour voir de beaux affleurements sans autre idée préconçue, et les grands paysages l'ont toujours captivé. Combien de milliers de plaques minces n'a-t-il pas analysées sous le microscope, disant qu'on ne doit pas quitter l'une sans avoir déterminé absolument tout ce qu'elle contient !

Il observait soigneusement, longuement, aimait à revenir aux mêmes lieux. C'est ainsi que durant toute sa vie, il est retourné bien des fois a l'étude du Briançonnais, qui, après avoir été une de ses oeuvres d'initiation servit aussi de thème à son suprême mémoire.

Ayant au maximum l'attitude insatisfaite des grandes intelligences, il se corrigeait lui-même volontiers par retouches successives, à l'aide d'observations locales plus poussées, et grâce aux progrès des connaissances en d'autres régions de la planète. Il n'hésita pas à abandonner plusieurs idées importantes qu'il avait cru être la vérité, quand on lui eût montré des arguments nouveaux. Telle la tectonique des charriages de l'Afrique du Nord et de la " Nappe de Suzette ". Il facilita avec une parfaite sérénité souriante les rectifications nécessaires, en aidant les géologues qui poursuivaient de nouvelles études en ces régions et en les faisant bénéficier même d'une véritable collaboration.

Il est resté jusqu'à son dernier voyage vraiment très jeune d'esprit, sans rien de systématique, aussi enthousiaste dans la recherche, sincère devant l'expérience, aussi accessible à toute nouveauté que durant toute sa vie. On ne le sentait pas se ralentir, comme il arrive quelquefois à l'issue d'une belle carrière. Aussi, quand il est parti, il y a eu dans notre chagrin une nuance de découragement par le sentiment que s'éloignait tout à coup la promesse de nouveaux et rapides progrès de notre science, quasiment faciles et assurés grâce à lui.

Il aimait à présenter, en de larges exposés synthétiques, une des grandes questions de la Géologie, telles que le Temps, la Déformation de l'Ecorce, l'Origine de l'homme et d'autres au titre également prestigieux. Ou bien, il retraçait autour de la mémoire d'une personnalité géologique éminente un chapitre du développement de cette science, en témoignage de piété ou d'admiration. Par la clarté du style, aussi libre que possible de termes techniques, et par l'attrait de son éloquence, il rendait accessibles à un public nombreux ces hautes spéculations. C'était sa manière d'enseigner des cercles étendus que ses notes ou son cours n'atteignaient pas, et pour lesquels il ne voulait pas écrire un Traité général. La Géologie étant science trop jeune, trop rapidement variable jusque dans ses fondements, il ne se sentait pas séduit par l'idée de lui ériger un monument certainement éphémère, et peut-être quelque peu nuisible par la nuance de dogmatisme qui se glisse volontiers dans les Traités. Il préférait évoquer le tableau de l'état actuel de nos connaissances sur des chapitres partiels, en des sortes de mises au point à l'occasion de quelque progrès récent.

Il savait à merveille situer les problèmes, en dégager l'idée maîtresse, choisir parmi les arguments ceux qui ont véritablement le poids. En cela, le raisonnement n'a qu'une moindre valeur, une vue plus intuitive, un peu divinatoire, mène la pensée, et cette qualité intellectuelle est bien celle de Pierre Termier. C'est aussi la beauté de la Géologie qu'il fait vivre, telle qu'il la voit, dans l'enthousiasme des aperçus puissants qui s'ouvrent déjà, dans la soif de creuser l'avenir pour savoir plus encore. En l'écoutant, on apprend ce qu'est cette science, combien elle importe à tous les hommes : d'une manière plus ou moins explicite, chacun s'est demandé quelquefois ce que signifient les phénomènes de la nature, si grands et si capricieux, semblables à des cataclysmes, et qu'on dirait conduits par la fantaisie de divinités fictives. On s'instruit des lois principales de ces phénomènes, et, par les perspectives qu'ouvré la chronologie géologique, de leur retentissement insoupçonné dans le passé de la Planète. La vision s'agrandit et devient immense ; cette méditation du monde est de celles qui peuvent beaucoup changer la mentalité d'un homme, à la façon d'une révélation. Il a suscité des vocations, et plusieurs, " à qui la science doit beaucoup, l'ont remercié d'avoir été de quelque manière leur initiateur ".

Les spécialistes, vivant quotidiennement dans l'ambiance des phénomènes géologiques et absorbés par des travaux parcellaires, perdent un peu de vue la valeur de ces faits et leur place dans l'ensemble. A la voix de Pierre Termier, voici que les temps géologiques apparaissent plus illimités, plus saisissante la ruine des continents, plus riche d'une sorte de vie différenciée et gigantesque l'évolution structurale de la Terre, et dans la magie de ces visions chacun sent renaître en soi son ardeur de néophyte et s'accroître son aptitude à apercevoir et à interpréter les phases élémentaires de l'évolution géologique. On y est mis en présence des problèmes les plus obscurs, mais combien attirants : il a l'audace de les scruter, de les circonscrire, de les retourner et comparer, jetant ça et là des lueurs nouvelles. Peut-être de grandes découvertes inconnues sont-elles en germe dans quelques-unes de ses lignes.

Il soulignait les énigmes que pose nécessairement toute recherche, impuissante à aller jamais au fond des choses, énigmes ici plus pressantes et plus troublantes qu'en d'autres matières. Le sens du mystère, par où l'homme prend conscience d'insondables réalités en dehors des bornes de l'expérience était pour lui la plus précieuse conquête spirituelle dont on soit redevable à la culture scientifique, et son plus vif désir était de le communiquer.

Ces grands tableaux, rendus plus saisissants par des éléments puisés en son expérience de géologue qui a beaucoup su observer en ses voyages, enrichis de toutes les ressources du style, sont aussi des oeuvres de poésie, non certes par le jeu d'une libre fantaisie au sein des fictions, mais par la reconstitution du réel à la manière d'une oeuvre d'art. Bien souvent d'ailleurs, en d'autres circonstances, l'expression de la pensée de Pierre Termier prenait naturellement un tour poétique, qui se retrouve même en ses notes techniques très concises, dans la couleur de ses descriptions ou l'envolée de certains aperçus. Il n'estimait pas qu'il y eut là une tendance nuisible à la valeur de la recherche scientifique, car tout géologue qui reconstruit une parcelle de l'Histoire de la Terre est d'une certaine façon un créateur, et il n'est pas de création que n'anime un souffle de poésie.

" Le Savant a, ici-bas, une fonction tout à fait sublime ; il parle au nom de l'Infini; il rappelle à ses compagnons de pèlerinage leur destinée éternelle ; il exalte chez eux le sentiment de leur grandeur et leur fierté d'être des hommes. " Avec une telle idée du rôle social de quiconque s'est voué à la Science, Pierre Termier se consacra à une carrière professorale, autant par l'attrait de l'enseignement que par le goût de la recherche scientifique. Dès le début, dans les divers cours dont il fut chargé, sa maîtrise s'affirma, et bien des fois les applaudissements de ses élèves exprimèrent spontanément leur admiration. On peut lui appliquer à la lettre ce qu'il disait du grand géologue viennois Eduard Suess : " Il possédait au suprême degré les qualités qui font le professeur digne de ce nom, et même celles qui font le grand orateur : la noblesse de l'attitude, la beauté et la gravité de la physionomie, la douceur et la chaleur de la voix, l'aisance de la parole et l'abondance des images ; la perpétuelle tendance à l'essor, au large envol sur les sommets de la philosophie, dans ces hautes sphères où le bruit des conflits humains n'arrive plus ; le don d'animer ce que l'on touche et, par la splendeur de la forme et l'enthousiasme du débit, de faire vivre les idées et les choses ; enfin, l'amour de convaincre, d'instruire, de gagner à soi et de posséder pleinement son auditoire. "

Ses élèves n'oublieront pas le charme de cet enseignement, de cette introduction dans la minéralogie, ou surtout la géologie, domaines entièrement nouveaux pour la plupart d'entre eux. Il disait, en sa première leçon, à chaque promotion : " La Géologie a un intérêt en soi, parce qu'elle est belle, elle plane au-dessus des cimes, au-dessus des âges. Elle voit la Terre vieillir, se rider, et retrouver une nouvelle jeunesse. " Il évoquait des visions que l'on sentait vécues : " les volcans homogènes du Velay, géants à silhouettes grimaçantes dressés sur les plateaux ; l'usure terrible du relief dans l'air sec et pur des grandes altitudes, où, sur la plupart des arêtes, il n'y a pas une pierre qui tienne ; ou bien les plus jolies montagnes du monde, les Alpes dolomitiques, découpées en aiguilles, blanc rosé, extraordinairement séduisantes. " - Il parlait du développement de la vie " semblable à la marche d'une grande armée, avec des corps d'armée distincts. A mesure de la marche, d'autres se joignent à eux. D'autres sont décimés par des ennemis invisibles. Les corps d'armée restent distincts, mais en eux-mêmes certaines transformations se font peu à peu. D'où viennent-ils et où vont-ils? On ne sait ". Il exhumait telles formations géologiques qu'on ne voit plus se faire aujourd'hui : " Le secret a l'air d'en être perdu, disait-il. " La forêt carbonifère était décrite avec une particulière complaisance comme il sied en une Ecole des Mines, et, avant de s'habituer à l'envisager sous l'angle industriel, les élèves apprenaient le style de ses paysages rigides et silencieux, où, toutefois, les frondes des fougères mettaient quelque chose d'imprévu et de gracieux. La leçon sur le Quaternaire avait sa réputation ; chaque année un groupe d'auditeurs de choix venait ce jour-là se joindre à ses élèves et s'entasser dans l'amphithéâtre de l'École des Mines. Le Maître racontait avec une émotion vibrante, presque avec ferveur, les documents fragmentaires aujourd'hui connus concernant les circonstances qui ont entouré le grand fait de l'histoire du Monde, l'apparition de l'Homme. Il exposait avec impartialité les deux hypothèses de l'évolutionnisme, admissible, disait-il, pour les spiritualistes, et de l'originalité du phylum humain, qu'il préférait. "Il ne faut pas dire, cependant, du mal des singes, ajoutait-il, ils sont intelligents ; ils n'ont pas la parole, mais chantent en choeur dans les forêts de Malaisie, fort harmonieusement, le soir et le matin, des choses qui ne sont pas sans charme. La Géologie laisse absolument libre de choisir. Partisans de l'une ou de l'autre hypothèse, avec une égale sérénité, nous nous rencontrons dans le sentiment commun de respect pour les faits, d'admiration pour les lois de la vie, de compassion pour les plus anciennes races humaines dont nous connaissons les vestiges, races dont le sort paraît avoir été bien misérable, refoulées qu'elles furent par une humanité plus intelligente. "

L'entrain et la vie animant ces leçons ne nuisaient ni à la précision de l'exposé des faits, ni à leur critique objective. C'était un cours très substantiel qu'il fallait un sérieux effort aux élèves pour assimiler. Et même beaucoup de spécialistes auraient eu profit à en écouter les chapitres consacrés à la tectonique, faits de quelques principes et d'un grand nombre d'exemples concrets bien classés.

Aux Travaux pratiques, Pierre Termier prenait contact davantage avec ses élèves. Il s'asseyait volontiers un peu à l'écart des tables où les séries d'échantillons étaient disposées ; un cercle se formait et l'on regardait avec lui de belles illustrations de quelque traité ou mémoire géologique, ou plutôt les séduisantes cartes géologiques multicolores d'une contrée quelconque de la planète. Il les commentait comme seul il en avait le secret, et simplement, familièrement, les grands traits du visage de la Terre se révélaient à nous en leur signification profonde.

Mais c'était aux courses géologiques que l'on devenait vraiment ses disciples. Là, il fallait, disait-il, acquérir des sens nouveaux afin d'avoir désormais de la Nature une vision plus riche et sans cesse ouvreuse d'aperçus insoupçonnés naguère. On allait dans des régions difficiles, des pays de nappes. Sans doute, les élèves, ayant suivi ses leçons de Géologie une année durant parmi beaucoup d'autres cours, n'étaient pas à même de tout comprendre et de tout discuter. Mais le but principal n'était pas de les mettre en possession d'une sorte de bagage géologique élémentaire ; il avait en outre un but plus élevé : leur faire éprouver la fascination des grands problèmes de la Géologie, leur donner si possible la soif ardente de creuser les mystères du monde et, par là, leur apprendre à " n'être jamais satisfait, ni de soi-même, ni de sa part de connaissance, à chercher toujours, à s'efforcer toujours, et à monter toujours. "

Pierre Termier était infatigable, toujours en tête dans les courses très dures certains jours, telle cette traversée de la Quatrième Ecaille briançonnaise entre le Monétier et Briançon que l'École des Mines refit plusieurs années. En 1925, il mena la promotion au Chaillol-Viel, à 3.163 m. d'altitude. C'était un record, car des quarante élèves qui le suivaient, plusieurs voyaient les Alpes pour la première fois. Durant la dernière partie de l'ascension sur la longue dalle peu inclinée de cristallin, la neige était épaisse et molle, mais il n'en " traça " pas moins lui-même toute cette fatigante montée de plus de 300 m., de sa même allure régulière de montagnard éprouvé.

Sur les cimes, celle-ci et d'autres dans les Alpes, ou de plus modestes sommets dans les montagnes d'Auvergne, des collines au bord des plaines, le groupe se reformait autour du Maître, tous à l'unisson dans la joie de l'effort accompli et de la contemplation du panorama. On écoutait l'exposé synthétique plein de clarté et d'enthousiasme, par où il résumait les enseignements de la journée et rendait intelligible toute la géologie du paysage, et on aurait voulu qu'il durât toujours. Celui qui a entendu ainsi, du sommet du Condran ou des prairies de l'Eychauda, le récit de l'histoire des Alpes ne pourra jamais l'oublier : la limpidité de l'atmosphère rendait visibles jusque dans certains de leurs détails les montagnes proches et lointaines ; l'ordonnance des unités tectoniques pouvait s'y lire ; la puissance du spectacle, les formes évoquant irrésistiblement la notion du mouvement, l'impression d'inachevé qui s'attache à bien des aspects des paysages de sommets, tout cela conférait un attrait presque magique à la reconstitution par Pierre Termier des phases successives de cette histoire.

Il eut pour disciples plus ou moins directs un grand nombre de géologues. Après la retraite de Marcel Bertrand, sa situation fut bientôt celle d'un chef d'école dans le domaine de la tectonique. Ses ouvrages, très accessibles, et mis en valeur par le charme de son style d'une clarté parfaite, eurent dès le principe un retentissement considérable. L'originalité et la hardiesse des thèses ainsi que la précision de l'argumentation frappaient. C'est à lui qu'on doit surtout la réussite en France de la conception des grands charriages, malgré l'inévitable divorce surgissant ça et là entre l'application encore incertaine d'une théorie récente et le développement des observations nouvelles. On ne vit pas en cette matière de ces réactions injustifiées qui remettent tout en question jusqu'aux fondements et suivent souvent à une certaine distance les nouveautés en Science comme ailleurs.

Il effectua des études régionales en commun avec plusieurs, ce qui était un puissant moyen d'échange d'idées et de diffusion de son enseignement. Sa situation de Directeur du Service de la Carte géologique le mit en rapport suivi avec la plupart des géologues de notre pays. Répartissant le travail cartographique, le contrôlant dans une certaine mesure, il exerça une forte influence sur beaucoup. Accessible à tous et très compréhensif, il recevait souvent les Collaborateurs du Service qui venaient volontiers lui exposer leurs travaux, et c'étaient de longues conversations dépassant de beaucoup le cadre d'un compte rendu administratif, et où le progrès des connaissances sur le plan général tenait la première place. Il accueillait avec une sympathie particulière les jeunes, suivait les progrès de leurs travaux, discutait familièrement avec eux, avait à coeur avant tout de les encourager. Si l'on était un peu déprimé, ou au contraire emballé à faux sur une idée contestable, on sortait de ces entretiens remis d'aplomb. Il avait le talent de placer en pleine lumière l'essentiel, de faire surgir l'intérêt des faits nouveaux, d'apprendre à envisager les problèmes par leurs sommets et dans leur généralité.

Il dissipait les brumes : en causant avec lui, on lisait plus clair en soi-même, comme par une communication de la lucidité de sa belle intelligence. L'entretien prenait parfois un tour étonnant par les aperçus inattendus creusés soudain en terrain vierge et par la hardiesse de la pensée du Maître : il semblait parfois saisir dans une vision intuitive la question tout entière et en percevoir la solution par avance.

Cette aptitude s'est exprimée de manière manifeste plusieurs fois au cours de sa carrière. La structure des Alpes du Tyrol, la nappe des Schistes lustrés franco-italiens ont été aperçues d'abord et devinées sur des bases qui, pour tout autre, eussent été dénuées de signification. Son prestige scientifique reposait sur les brillants résultats de ses recherches, mais aussi sur sa façon supérieure d'aborder les questions, par laquelle on était puissamment captivé toutes les fois qu'il prenait la parole.

Ce n'est pas seulement l'oeuvre scientifique de Pierre Termier qui est digne d'admiration, mais sa vie entière, harmonieuse en sa parfaite unité. Le labeur du géologue au cours de cinquante années de recherche ininterrompue, en ses longues élaborations coupées par l'éclair des découvertes, a été page par page animé par l'idéal scientifique que Pierre Termier portait si haut : " Tel était mon culte pour toi, ô Science humaine, si courte et cependant si grande. Je t'ai follement aimée, et, maintenant encore, je frémis tout entier à ta seule approche, au seul prononcé de ton nom de mystère ", disait-il en l'avant-dermère de ses années. Par la conviction du rôle bienfaisant de la Science qui façonne " des âmes capables de sortir du monde matériel et de s'élancer dans le monde de l'esprit ", par le sentiment de la collaboration générale, condition du progrès dans le champ de la recherche désintéressée, et par celui de l'universalité du patrimoine intellectuel sans acceptions de personnes ni frontières entre les nations, l'amour de l'humanité et l'idéal scientifique s'unissaient en lui intimement. Cette double et ardente aspiration trouvait son sens complet et sa fin véritable dans la foi catholique qui a orienté tous les actes de sa vie. Artiste de la parole et de la plume, amoureux de beau style, de belle musique, des grandes visions de la nature, de tout ce qui ennoblit et réjouit l'âme, il lisait en ces aspects de la Beauté les mêmes raisons de croire qu'en l'édifice merveilleux des connaissances intellectuelles. A fortiori, imprégnées de ce souffle de foi et d'amour, sa vie familiale qu'ont rehaussée souvent de grands chagrins, ses relations avec ses amis, et la trame normale de l'existence constituée des mille détails des obligations professionnelles et des démarches ordinaires de chaque jour, prenaient par là tout leur prix. Vus sous cet angle, les épisodes de la vie s'ajustent et s'ordonnent pour enrichir toujours la destinée. La joie d'une découverte, d'un service rendu, d'un voyage en pays nouveau acquièrent un sens commun, et le reste à l'avenant dans le flot des contingences. Par suite de l'aptitude dès longtemps habituelle à tout envisager ainsi, s'explique cette jeunesse d'esprit, prompte à admirer et à aimer, qu'il gardait et qui était un des charmes de son commerce. L'unité parfaite et si fortement motivée de sa personnalité s'est affirmée sans cesse : tous ceux qui l'ont connu en les circonstances les plus diverses, en son existence familiale, ou comme savant, comme ingénieur, comme professeur, en ses livres, dans l'enceinte d'une salle de conférences, dans les paysages des Alpes ou au delà de l'Océan, dans la foule et dans l'intimité, tous, je crois bien, ont pu le connaître également, éprouver de lui la même influence, ressentir le même rayonnement d'enthousiasme communicatif, l'attirance au même idéal.

Les éléments les plus précieux d'une existence ne s'écrivent jamais, car le domaine de la vie intérieure est incommunicable. Toutefois, dans ce silence de l'analyse, un trait révélateur s'impose : la bonté de Pierre Termier, réelle, profonde, poussée à un point rare. Elle est un côté essentiel de son caractère, et, à en faire abstraction, on ne peut le comprendre tout à fait. Une amitié sincère, qui est sans doute l'un des aspects de la sagesse, imprégnait ses relations avec tous. Elle explique l'optimisme qu'il s'honorait de professer en ce qui concerne l'humanité. Elle était basée sur une sympathie très vive pour tout homme, une compréhension très affinée, nullement aveugle aux défauts, mais il s'attachait toujours, à la façon d'un artiste, aux côtés nobles qu'on trouve en chaque âme : elle revêtait d'une nuance particulière et bienfaisante les rapports qu'on avait avec lui.

Tous ceux qui l'ont connu, même d'assez loin, ont senti cela, et maintenant que les souvenirs montent dans leur mémoire, témoignages précieux du passé, d'au-delà de l'abîme qu'à creusé la mort, ils ne peuvent séparer la vision du grand géologue de celle de l'ami vrai que Pierre Termier fut pour tous.


Ami de Léon BLOY, Pierre TERMIER est poète et croyant comme l'attestent ses oeuvres littéraires :