Wilfrid KILIAN (1862-1925)

Né à Schiltigheim, il fait des études au Gymnase protestant de Strasbourg, puis à l'Ecole alsacienne (fondée à Paris par un groupe comprenant des scientifiques ou ingénieurs comme Parran et Friedel) à partir de 1871. Il passe une licence de géologie à la Sorbonne, y devient chef de travaux, se laisse entrainer par Marcel Bertrand dans le Jura, voyage en Andalousie en 1884, soutient une thèse sur la géologie de la Montagne de Lure dans les Basses Alpes (1888), occupe une chaire de professeur à Grenoble à partir de 1892 et étudie les Alpes. Il devient membre de l'Académie des Sciences en 1919.
Il s'est marié à Ammie-Anna Boissy d'Anglas, petite-fille du conventionnel. Religion protestante.

Son fils aîné, Robert, deviendra officier de marine, s'illustrera dans le débarquement en Corse, et finira contre-amiral.

Son deuxième fils, Conrad (1898-1950), sera un grand géologue, spécialiste de l'exploration du Sahara ; il y découvrira tous les éléments laissant subodorer la présence de pétrole. Il finira dans la misère, "suicidé" dans des conditions plus que mystérieuses.

Au sujet de W. Kilian, Voir aussi : Un siècle et demi de géologie alpine à l'université de Grenoble (1850-2000), par J. Debelmas (2001)


Wilfrid Kilian.
par Pierre Termier

Publié dans Annales de Géographie, Année 1926, Volume 35, Numéro 193 p. 87 - 89.

Le 30 septembre dernier, à Grenoble, l'illustre géologue Wilfrid Kilian, professeur en l'Université de cette ville, membre de l'Académie des Sciences, succombait à une maladie infectieuse d'origine incertaine, dont les premières manifestations dataient d'à peine quinze jours et qui avait pris tout de suite un caractère extrêmement grave. Il était âgé de soixante-trois ans. Cette mort prématurée, imprévue, quasi soudaine, a mis en deuil toute la science française et même, dans le monde entier, tousles chercheurs que passionnent la géologie, la paléontologie ou la géographie physique, et qui savent regarder au delà de leurs frontières; elle a particulièrement attristé les géologues et les géographes des Alpes, car ceux-là ne pourront jamais oublier le rôle exceptionnel joué par Wilfrid Kilian dans le développement de nos connaissances sur la partie française de la chaîne alpine.

Il occupait avec éclat, depuis 1889, la chaire de géologie de l'Université grenobloise, chaire illustrée, avant lui, par Charles Lory. En 1888, il avait obtenu en Sorbonne, avec toutes boules blanches, le grade de docteur es sciences pour une thèse magistrale sur la Montagne de Lure. Sa formation paléontologique s'était faite à Paris, au laboratoire de géologie de la Sorbonne où il avait travaillé pendant quatre ans sous la direction d'Hébert et au contact de Munier-Chalmas. L'influence prolongée de ces deux hommes, si différents l'un de l'autre, mais tous deux si profondément naturalistes, avait développé d'une façon merveilleuse les goûts, les instincts, les facultés qui étaient innés en lui et qu'il tenait sans doute de son aïeul, le grand Cuvier. Quant à sa formation de géologue, il la devait surtout à Marcel Bertrand. Ayant suivi, à l'École des Mines, le cours de ce jeune maître, il s'était présenté à lui et Marcel Bertrand n'avait pas eu de peine à deviner le rare mérite de ce nouveau disciple. En 1885, il le fit adjoindre à la mission géologique que l'Académie des Sciences envoyait en Andalousie pour étudier la structure d'une région dévastée par un tremblement de terre : occasion d'un long et délicieux voyage, où Kilian récolta beaucoup de fossiles et reçut, de son compagnon de courses, bien des leçons précieuses qu'il n'oublia jamais. La curiosité ardente et sans cesse en éveil, l'art de bien observer, le souci d'interpréter rationnellement ses observations, la saine et rigoureuse méthode scientifique, l'habitude de se critiquer soi-même avec la sévérité que l'on apporte dans la critique des autres : tels furent les fruits principaux de ces leçons.

Au retour d'Andalousie, Marcel Bertrand décida Kilian à collaborer à l'exécution de la carte géologique de la France. Commencée dans le Jura septentrional, cette collaboration s'est poursuivie pendant trente-six ans dans les Alpes et n'a été arrêtée que par la mort. Ce fut encore Marcel Bertrand qui, après le décès de Lory, conseilla à Kilian — alors et depuis quelques mois chargé de cours â l'Université de Clermont-Ferrand — de poser sa candidature à la chaire de Grenoble; lui aussi qui soutint de sa haute influence cette candidature et qui, une fois la nomination faite, opéra entre le nouveau professeur de Grenoble et quelques autres géologues, le partage de la cartographie alpine. Kilian reçut une large part, celle qui comprend les hautes chaînes calcaires de la Savoie entre l'Arc et l'Isère, entre la chaîne de Belledonne et la zone des grès à anthracite. Alors commença cette belle carrière, qui a fait tant d'honneur à la science française.

Apres les hautes chaînes calcaires de la Savoie, soit seul, soit en collaboration avec d'autres géologues qui, bien vite, étaient devenus ses amis, Kilian a étudié le Queyras, l'Ubaye, l'Embrunais, le Briançonnais. Il a soumis à une analyse rigoureuse et minutieuse les terrains de la chaîne subalpine, prolongement du Jura au Sud du Rhône, Chartreuse, Vercors, Diois, Valentinois, Bochaine, Baronnies, qui n'étaient encore connus que d'une façon très imparfaite. Ses courses l'ont conduit jusqu'aux confins de la Provence et des Alpes Maritimes, jusqu'à la frontière italienne entre le col de la Seigne et le col de la Madeleine, jusqu'aux bords des massifs cristallins du Mont Blanc, des Grandes Rousses, du Pelvoux, du Mercantour. Rien ne lui est demeuré étranger de ce qui touche aux Alpes françaises. Il a précisé la stratigraphie des terrains secondaires dans une vaste partie de la chaîne, découvert et décrit de nombreux gîtes de fossiles, observé dans la haute Tarentaise le passage graduel du Lias fossilifère à la série métamorphique dite des Schistes Lustrés; il a, de 1890 à 1913, consacré beaucoup de temps à l'étude des terrains quaternaires, à la reconstitution de l'histoire des vallées alpines pendant le Pleistocene, à la distinction des glaciations successives et des périodes fluviatiles interglaciaires, en Savoie d'abord, puis tout le long de l'Isère, puis dans la haute Durance; il s'est intéressé à la glaciologie actuelle et a largement contribué à l'organisation, dans nos Alpes, d'une étude systématique des glaciers et de leurs oscillations.

Sa compétence paléontologique était universellement réputée. Pour les terrains secondaires, surtout pour le Jurassique supérieur et le Crétacé inférieur, il était un admirable connaisseur de fossiles. Il avait constitué, au laboratoire de géologie de Grenoble, une collection de Céphalopodes paléocrétacés des régions classiques, disposés d'après leurs relations phylogéniques, collection complétée par une riche bibliothèque : ensemble unique en son genre, et précieux instrument de travail que viennent visiter et utiliser les paléontologistes des pays les plus divers. On y trouve un grand nombre d'originaux et de moulages des types figurés, et l'on pourrait aisément y établir une Synopsis complète des Ammonites du Crétacé inférieur.

Ses travaux personnels n'empêchaient par Kilian de se dévouer à ses élèves. Type accompli du géologue, il était aussi le modèle du professeur, heureux d'enseigner, ne se lassant jamais de répondre, prolongeant même la réponse bien au delà des limites de la question posée, s'estimant payé de sa peine dès qu'il voyait qu'on l'avait compris, dès qu'il sentait qu'un peu de son enthousiasme pour la vérité était passé dans l'âme de son disciple.

Ce n'était pas un théoricien. Les théories, aussi bien celles de la biologie que celles de la géologie structurale, lui étaient familières, mais lui inspiraient de la méfiance. Il ne s'y livrait pas; il en parlait peu. Ses préférences étaient pour l'étude analytique, précise et patiente, des phénomènes; et il laissait volontiers à d'autres esprits, moins timides ou moins prudents, l'élaboration des essais de synthèse. Son grand souci était de donner des résultats définitifs; et ce sont, en effet, des résultats définitifs que l'on trouve, en foule, dans son œuvre stratigraphique et qui la rendront impérissable. Cette même prédilection pour le travail analytique le détournait des lointains voyages. Les Alpes françaises semblaient vraiment lui suffire; et il n'a pris aucune part aux multiples controverses qui, au sujet de la structure des Alpes italiennes, des Alpes suisses, des Alpes orientales surtout, ont divisé et divisent encore les géologues alpins. En tectonique, son extrême prudence, sa ferme volonté de n'avancer qu'en assurant chacun de ses pas, l'ont souvent embarrassé et retardé; mais cet embarras même et ce retard ont été grandement utiles aux autres géologues, ses collaborateurs; car il était, pour chacun d'eux, une haute et sévère conscience, que l'on savait difficile à satisfaire et que l'on tenait cependant beaucoup à contenter.

L'homme était charmant, très doux, très simple, très modeste. parfaitement bon et serviahle, absolument désintéressé. Il n'avait autour de lui que des amis et des admirateurs, et tous ceux qui l'ont connu gardent de lui un souvenir ineffaçable. Il nous a donné, certes, de nombreuses, claires et fécondes leçons de géologie et de géographie; il nous laisse autre chose, dont le prix n'est sans doute pas moindre, l'exemple d'une belle vie de savant, toute droite, toute unie, comme tendue vers la seule vérité, mais éclairée et même illuminée par de nobles et pures jouissances, celles qu'apportent la recherche, la découverte, l'enseignement, les affections familiales, les amitiés fidèles, les vertus et les espérances chrétiennes; très semblable, cette vie, à une route tracée dans la plaine, au sein d'une large vallée alpine, route droite que rien ne détourne dans sa course au milieu des champs pacifiques, mais que dominent de part et d'autre, pour la joie du voyageur, des montagnes aimables, au sourire lumineux et doux.