Messieurs et chers Camarades,
Imaginez qu'un banquet réunissant tous les officiers d'une garnison importante, y compris les grands chefs, soit présidé par un simple capitaine.
Il y aurait là, vous le pensez comme moi, quelque chose d'un peu choquant. On comprendrait surtout difficilement que le capitaine en question n'ait pas su se dérober à un aussi périlleux honneur.
Hé bien, Messieurs, je me trouve exactement aujourd'hui dans l'embarras où serait cet officier subalterne.
Je dis bien subalterne car, quelle assimilation plus haute pourriez-vous attribuer, dans la hiérarchie industrielle, à un camarade qui occupe encore en 1910 le poste dans lequel il a débuté à sa sortie de l'École, en juin 1869, sous l'Empire !
La clef de mon bureau est dans ma poche depuis quarante-et-un ans. Pourrait-on trouver dans les poches qui m'entourent une seule clef capable de se vanter d'une pareille fidélité ? J'en doute, mais le record que détient probablement ainsi la mienne n'est certes pas un titre à la présidence de votre banquet.
Il a fallu pour m'amener au centre de cette table une petite manœuvre, habile sans doute, mais un peu hardie, que je me permettrai d'appeler un coup de Chapot [Chapot était secrétaire de l'association], j'entends un coup du jeune, sympathique et bienfaisant camarade qui répond a ce nom, et auquel notre cher Président, absent de Paris, avait imprudemment laissé carte blanche.
C'est avec la complicité du téléphone que Chapot a réussi à me glisser, si j'ose dire, la carte forcée.
« Allô! M. Sainte-Claire-Deville, c'est M. Chapot qui a l'honneur de vous parler, allô ! »
Pendant les quelques secondes de ce préliminaire, j'ai eu le temps, comme le monsieur qui descend d'un quatrième étage, par la fenêtre, de voir défiler dans mon imagination tout une théorie de corvées menaçantes.
M. Chapot, pensé-je, n'oublie pas qu'il a tout particulièrement droit à mon concours et à mon dévouement. Il s'agit évidemment d'un jeune camarade à caser, de démarches à faire, de lettres ennuyeuses à écrire, etc..., etc... Enfin c'est le devoir, il faut se résigner, allô !
Comment ! vous me proposez de présider le banquet ! mais c'est fou! Attendez au moins que j'aie présidé un conseil d'administration, une commission, voire une sous-commission...
Mais le voilà parti en explications : on croyait pouvoir compter sur notre vénéré doyen, M. Jaunez-Sponville, mais il est retenu loin de Paris, il en sera de même probablement pour un éminent camarade sollicité après trois autres, également désignés par l'importance de leurs situations, mais qui sont tous ou absents ou malades.
Absent ou malade, j'aurais bien voulu l'être aussi, absent de préférence bien entendu, mais ces choses-là ne s'improvisent pas.
Et l'ami Chapot continue en me déclarant péremptoirement que si je n'accepte pas tout de suite en principe, il sera trop tard pour obtenir des Compagnies de chemin de fer les réductions d'usage! En conséquence il compte sur moi dans le cas où ses autres démarches seraient définitivement infructueuses, et, crac ! il raccroche son récepteur, sans écouter mes protestations. J'ai beau faire un appel désespéré à « Mademoiselle », plus personne !
Quelques jours après, il m'avise, par un bleu cette fois, que les invitations sont lancées avec mon nom, tout espoir étant perdu de pouvoir me remplacer d'urgence.
Et voilà comment cela se joue. Avis aux camarades qui pourraient dans l'avenir craindre, ou espérer, l'honneur qui m'est imposé aujourd'hui. Pour moi, je n'avais plus qu'à me résigner à faire devant vous mes débuts dans la carrière présidentielle et à m'enquérir au plus vite d'un sujet de discours car, hélas! un usage constant m'obligeait à improviser non pas un simple toast, mais une véritable allocution, capable de remplir, j'ai compté, une dizaine de pages du Bulletin !
M. Chapot m'engageait à vous entretenir de « la durée de la préparation au métier d'ingénieur des Mines ». Question posée déjà en ces mêmes termes et à cette même place par M. Nivoit en 1908 et qui fait en ce moment l'objet tout particulier des préoccupations de la haute direction de l'École.
Certes, j'ai souffert, comme père de famille, de cette nécessité où nous sommes de maintenir nos enfants sur les bancs jusqu'à vingt-six et vingt-sept ans, retardant ainsi le moment où il leur sera enfin possible de prendre une part personnelle, à la fois correcte et efficace, à la grande lutte patriotique contre la dépopulation.
Mais, Messieurs, on ne saurait aborder ce sujet pour se borner à gémir sur une situation aussi manifestement fâcheuse. Il faudrait aussi suggérer, tout au moins, quelques remèdes pratiques en s'appuyant sur une autorité et une expérience reconnues. Malheureusement, mon laboratoire n'est pas outillé pour des recherches de cette nature et je dois vous faire l'aveu de ma complète incompétence.
Je préfère donc me rattacher à une ancienne tradition de nos banquets en vertu de laquelle le président de l'année cherchait, dans sa spécialité, parmi les questions dont il a pu, par métier, faire une étude particulière, un thème capable d'intéresser la majorité des camarades présents.
Si les fabricants de gaz sont ici en minorité, les consommateurs de ce produit sont, en revanche, assez nombreux et j'ai pensé qu'ils pourraient peut-être prendre quelque intérêt à un rapide exposé de l'évolution qui se produit ou plutôt tend à se produire dans les méthodes d'appréciation et de contrôle de la qualité du gaz d'éclairage depuis que les becs à incandescence du type Auer ont remplacé à peu près partout les anciens brûleurs à combustion directe.
Ce sujet, Messieurs, est loin d'être folichon, et si ceux d'entre vous qu'il ne saurait intéresser veulent faire un petit somme ou tailler une bavette, je les prie de ne pas se gêner.
Autrefois, on mesurait la qualité du gaz uniquement à l'éclat de sa flamme.
Le grand chimiste Jean-Baptiste Dumas et notre illustre camarade Victor Regnault ont été chargés par les pouvoirs publics en 1857 de rechercher les meilleurs moyens de faire cette mesure équitablement et avec une suffisante précision. Après de longues et patientes études, ils ont abouti à une définition purement conventionnelle du pouvoir éclairant considéré comme propriété spécifique d'un gaz. Ils ont reconnu et fait admettre que, le consommateur étant assez bien servi, la société concessionnaire ne rencontrera pas trop de difficulté dans sa fabrication, si on limite à 105 litres à l'heure la dépense de gaz nécessaire pour produire dans un bec Argand bien déterminé (bec Bengel, du nom de son inventeur), un foyer lumineux de même intensité que la lampe Carcel brûlant 42 grammes d'huile à l'heure.
Il importe de remarquer que le bec Bengel était, à l'époque où opéraient Dumas et Regnault, le type des bons brûleurs donnant le meilleur rendement lumineux.
Donc, les municipalités qui ont introduit dans leurs cahiers des charges le contrôle du gaz par la méthode dite de Dumas et Regnault font espérer la Carcel pour 105 litres aux seuls consommateurs assez soucieux de leurs intérêts pour employer exclusivement les meilleurs becs.
Tant pis pour les barbares qui se servaient de boutons à fente mince avec lesquels il fallait gaspiller des 200 litres de gaz pour ne même pas obtenir l'intensité de la Carcel.
Or, aujourd'hui, les consommateurs intelligents, et aussi les autres, se servent du bec à incandescence grâce auquel, avec le gaz réglementaire à 105 litres, ils obtiennent facilement la Carcel pour 15 à 18 litres. Avec des gaz de qualité inférieure absolument inutilisables dans n'importe quel brûleur à flamme, ils peuvent encore s'éclairer magnifiquement en augmentant seulement un peu la dépense.
Si Dumas et Regnault revenaient sur la terre pour reviser le travail qu'ils ont achevé en 1860, ils n'auraient évidemment pas un instant l'idée de continuer à apprécier la qualité d'un gaz d'après la luminosité de sa flamme dans le bec Bengel, bec qu'en dehors de leurs laboratoires photométriques, quelque peu surannés, ils rencontreraient peut-être dans le célèbre musée rétrospectif de M. Dallemagne, à côté de la lampe de Psyché.
Ils commenceraient donc par chercher une définition conventionnelle du pouvoir éclairant du gaz par incandescence, puis ensuite une méthode pratique pour la mesurer. Mais il est probable que, reculant devant les difficultés toutes spéciales de ce dernier problème, ils seraient amenés à envisager le remplacement pur et simple du contrôle du pouvoir éclairant du gaz par le contrôle de son pouvoir calorifique.
En 1857, le pouvoir calorifique était bien connu comme propriété spécifique scientifiquement définie d'un gaz combustible, seulement les moyens de le déterminer d'une manière pratique et suffisamment précise manquaient et ont manqué longtemps encore, mais, comme dit Boileau :
j'ajouterai même à l'étranger.....si bien que nous avons aujourd'hui son obus et aussi les calorimètres du type Junkers.
Les archives du gaz parisien renferment une très abondante documentation sur les relations qui existent entre le pouvoir calorifique des différents gaz combustibles et leurs pouvoirs éclairants dans le bec Bengel et dans les becs Auer à incandescence.
Je vais essayer de résumer très succinctement les conclusions pratiques qui résultent des études poursuivies depuis une vingtaine d'années sur cette question.
Occupons-nous d'abord du pouvoir éclairant des flammes, tel que Dumas et Regnault l'ont défini.
Chez le gaz de houille, comme dirait un naturaliste, le pouvoir éclairant est pratiquement nul tant que le pouvoir calorifique, eau vaporisée, n'atteint pas 4.000 calories par mètre cube à 0" et 760 mm. Entre 4.000 et 4.500 le pouvoir éclairant se développe rapidement et à partir de ce dernier chiffre il est tel qu'un bec papillon ordinaire éclairera suffisamment un couloir de cave, un coin de cour, etc. .
Au delà, les deux pouvoirs grandissent parallèlement. Une formule simple du premier degré permet de calculer en fonction de l'un la valeur de l'autre, non pas rigoureusement mais à 10 % près.
Cela s'explique facilement par ce fait que les teneurs en hydrocarbures lourds et en méthane, qui sont les facteurs essentiels du pouvoir éclairant comme du pouvoir calorifique, augmentent ensemble. Par contre, l'acide carbonique dont la présence nuit presque trois fois plus au pouvoir éclairant qu'au pouvoir calorifique, est généralement plus abondant dans les gaz riches.
Il contrarie donc la loi. Elle est contrariée également quelque peu lorsqu'un gaz pauvre est enrichi avec du benzol, lequel augmente relativement beaucoup plus le pouvoir éclairant que le pouvoir calorifique.
Ces particularités sont les causes des écarts que l'on constate souvent entre les pouvoirs calculés et les pouvoirs réels.
Mais, malgré ces écarts, on peut affirmer sans crainte qu'un pouvoir calorifique élevé constitue une garantie certaine pour le pouvoir éclairant flamme et il est très probable que si Manier était venu avant Dumas et Regnault, ceux-ci n'auraient pas pris la peine de créer la photométrie conventionnelle des flammes de gaz.
Occupons-nous maintenant des relations du pouvoir calorifique avec le pouvoir éclairant par incandescence. Il faut d'abord définir celui-ci.
Un bec Bunsen est surmonté d'un petit manchon dit bébé. L'alimentation en air primaire se fait, comme celle du gaz, à l'aide d'un compteur.
Les dépenses d'air et de gaz peuvent varier dans de grandes limites et sont à la disposition de l'opérateur. Le manchon est à l'air libre sans verre. Dans ces conditions, il existe une certaine dépense de gaz et une certaine proportion d'air qui donnent le rendement lumineux maximum, c'est-à-dire la plus haute valeur du rapport de l'intensité à la dépense de gaz ou la plus faible valeur de la dépense de gaz par carcel d'intensité.
C'est ce rendement qu'on baptise pouvoir éclairant par incandescence du gaz essayé.
Ceci posé, on peut dire que la température du manchon, et par suite son éclat, dépendent de deux choses : 1° La quantité de chaleur dépensée à l'heure sous le manchon ; 2° La température théorique de la flamme du gaz essayé, température que l'on peut calculer si l'on connaît sa composition volumétrique, à l'aide de la méthode classique due à M. Le Chatelier.
Or, si on fait ce calcul pour tous les gaz de houille depuis les plus pauvres jusqu'aux plus riches, on trouve, non sans quelque étonnement, toujours à peu près le même chiffre voisin de 1950°.
Dès lors nous n'avons aucune surprise à constater expérimentalement que le pouvoir éclairant par incandescence des différents gaz de houille est proportionnel à leur pouvoir calorifique. Ou, en d'autres termes, que le rendement maximum se produit avec tous ces gaz pour une même quantité de chaleur dépensée à l'heure, cette quantité étant en fait, dans les conditions adoptées, d'environ 1.000 calories.
II faut ajouter que le maximum de rendement lumineux ne coïncide pas avec le maximum d'éclat du manchon.
Si on dépense par exemple 1500 calories au lieu de 1000, en forçant dans les mêmes proportions les dépenses de gaz et d'air, l'intensité absolue peut encore croître notablement, mais elle croît moins que la dépense, et le rendement diminue.
Cela montre que dans le cas du maximum du rendement, la température du manchon est loin d'avoir atteint sa limite supérieure et a fortiori la température théorique de la combustion. C'est donc le facteur quantité de chaleur dépensée à l'heure et, par lui, le pouvoir calorifique du gaz qui domine la situation.
Ces constatations devraient suffire pour faire abandonner en France toute idée d'inventer et de mesurer un pouvoir éclairant conventionnel et arbitrairement défini, puisque, à l'instar de Paris, et par décision du Comité d'hygiène, les municipalités exigent presque partout du gaz de houille pur, et interdisent son mélange avec du gaz à l'eau.
Mais à l'étranger, le gaz à l'eau est assez généralement employé soit qu'on le carbure avec du gaz d'huile, soit qu'on le mélange au gaz de houille en faisant passer de la vapeur d'eau sur le coke incandescent qui subsiste dans la cornue à la fin de la distillation.
Or, le gaz à l'eau, d'un pouvoir calorifique très faible, possède au contraire une température de combustion notablement plus élevée que celle du gaz de houille. On peut l'évaluer à 2030 ou 2040° pour le gaz fabriqué industriellement.
Des essais exécutés, non plus sur des gaz de houille de richesse variable, mais sur des mélanges d'un gaz de houille avec des proportions croissantes de gaz à l'eau, ont abouti à la conclusion suivante :
Le pouvoir éclairant par incandescence d'un mélange de gaz à l'eau et de gaz de houille est proportionnel non pas au pouvoir calorifique du mélange mais au pouvoir corrigé que l'on obtiendrait en majorant de 15 % celui du gaz à l'eau entrant dans la composition du mélange.
Ici donc, l'influence de la température de combustion se fait sentir, mais dans des proportions assez faibles et tout à fait insuffisantes pour faire objection à l'adoption générale et exclusive du pouvoir calorifique comme seul critérium de la qualité du gaz livré au public pour être employé à l'éclairage, au chauffage et à la production de force motrice. Le quantum du pouvoir minimum exigé varierait d'ailleurs évidemment suivant la nature et le prix du gaz que les concessionnaires seraient autorisés à distribuer.
Dans une grande partie de l'Europe et en particulier en Allemagne, le principe est déjà admis et appliqué.
J'ai quelque idée qu'il le serait aussi en France si nous n'étions pas rivés, que dis-je, boulonnés aux anciens errements par des traités qui ne peuvent être modifiés sans l'intervention du parlement.
En attendant, les contribuables parisiens offrent chaque année pour un million de benzol aux consommateurs de gaz, à seule fin d'assurer à ceux-ci un pouvoir éclairant flamme dont ils n'ont que faire.
Il est vrai que, chez l'abonné, le pouvoir consommant et le pouvoir contribuant ont des variations parallèles comme les pouvoirs calorifiques et éclairants chez le gaz. Dès lors, quand le million de benzol passe de la poche du contribuable dans celle du consommateur, c'est un peu comme s'il passait de la poche de droite dans la poche de gauche d'une même culotte.
J'aurais encore, Messieurs, bien des choses à vous dire sur le sujet qui nous occupe, mais je ne veux pas abuser de votre bienveillante attention.
Au surplus, je parle sans m'arrêter depuis si longtemps que la soif doit vous gagner et que vous attendez sans doute avec impatience le moment où je vous inviterai à saisir vos verres.
Je ne veux pas toutefois porter la santé des vivants sans vous avoir conviés à vous associer à l'hommage qui sera prochainement rendu à la mémoire de notre illustre camarade Victor Regnault dont j'ai déjà prononcé le nom au cours de cette allocution et dont le centenaire va être célébré au collège de France. Regnault a consacré les dernières années de sa vie à ses fonctions d'ingénieur conseil de la Compagnie parisienne du Gaz et j'ai été, je crois, son dernier élève. Cette particularité me faisait un devoir de rappeler au souvenir et à l'admiration des membres de l'Association un des savants dont notre École a le plus légitimement droit d'être fière.
Messieurs, je vous proposerai maintenant de lever nos verres à la prospérité toujours croissante de notre groupement et aux dévoués camarades qui l'ont amené par étapes successives à son état actuel si florissant. À MM. Lemonnier, Baclé, Rouy, à notre cher Président actuel, M. Gruner, sans oublier notre actif secrétaire permanent [Chapot] dont les laborieux efforts sont surtout appréciés de nos jeunes camarades et auquel je me reprocherais de conserver la moindre rancune.