Publié dans Annales des Mines, 6e série, XV, 1869
Messieurs,
C'est avec la plus vive émotion et pénétré d'une profonde douleur que je prends la parole sur la tombe d'un de mes anciens élèves, devenu bientôt mon collaborateur et mon ami, et qui, selon le cours ordinaire des choses, aurait dû remplir envers moi ce pieux office.
Il y a quelques mois, rien ne faisait prévoir le fatal événement qui nous réunit aujourd'hui. La santé vigoureuse de Rivot, entretenue par la régularité de sa vie et les exercices du corps dans lesquels il trouvait un délassement nécessaire à ses travaux assidus, nous donnait au contraire l'espoir qu'il serait conservé longtemps à l'École, au corps des mines et à ses nombreux amis ; mais le Dieu qui frappe est aussi le Dieu qui console et relève les affligés, en leur montrant au delà du tombeau un monde meilleur que celui où nous éprouvons de si amères déceptions.
Louis-Edouard Rivot, né le 12 octobre 1820, entra à l'Ecole polytechnique en 1840. Malgré la dureté d'ouïe dont il était atteint dès cette époque, suppléant à cette infirmité par sa puissance d'attention et la pénétration de son intelligence, il se plaça bientôt à la tête de sa promotion, dont il sortit le premier en 1842, pour entrer à l'École des mines qu'il n'a plus quittée depuis. Dès 1845, il fut chargé d'y professer le cours préparatoire de chimie générale, fut nommé ingénieur ordinaire en 1848 et professeur de docimasie en 1852.
Des vingt-six années pendant lesquelles Rivot a appartenu au corps des mines, il n'en est pas une seule qui ne soit marquée par un ou plusieurs mémoires publiés soit dans les Annales des mines, soit dans les Annales de physique et de chimie ; les uns se rapportent à la métallurgie, à la description et à l'exploitation des gîtes métalliques et à la préparation mécanique des minerais, les autres à la chimie analytique. Les premiers contiennent un grand nombre d'observations neuves et d'une grande précision, recueillies dans ses nombreux voyages en France, en Allemagne, en Hongrie et en Amérique, sur les bords du lac Supérieur que Rivot a visités deux fois. Presque tous sont restés classiques. Je me borne à citer sa description de la préparation mécanique des minerais de plomb dans le Harz supérieur et son travail approfondi sur les filons métalliques de Vialas, dans la Lozère, et du Rouvergue, dans le Gard. Dans ce dernier travail Rivot a donné une classification complète des filons de plomb et d'argent de la contrée, la description des croisements et signalé les différences de composition, de richesse en plomb et en argent qui sont en rapport avec les directions des filons. Les études faites à Vialas l'ont conduit à la découverte des filons du Rouvergue qui font partie du même système; ainsi a été confirmée à posteriori l'exactitude de ses premières observations et des conséquences pratiques qu'il en avait habilement déduites.
Les nouveaux procédés de dosage donnés par Rivot dans ses mémoires de chimie sont aujourd'hui d'un usage général dans tous les laboratoires où l'on s'occupe d'analyses de substances minérales.
De 1861 à 1866, Rivot a publié un traité complet de docimasie en quatre volumes; il avait antérieurement donné, en 1856 et 1860, deux volumes sur la métallurgie du cuivre, du plomb et de l'argent.
Il poursuivait depuis plusieurs années des recherches sur un nouveau mode de traitement des minerais d'or et d'argent d'Amérique. Après de nombreuses analyses des minerais de Californie et du Mexique, il était arrivé à créer une méthode complète, dont le point de départ est l'emploi de la vapeur d'eau. Il avait combiné les dispositions des fours de grillage et des appareils d'amalgamation de l'argent amené à l'état métallique par l'action de la vapeur. Des essais en grand avaient été faits en Californie et, malgré l'inexpérience des personnes chargées d'y procéder, le succès avait été complet. Dans l'opération en grand, comme dans le laboratoire, on avait obtenu la totalité des métaux précieux accusés par l'essai en petit de minerais d'un composition très-complexe et rebelles à tous les procédés pratiqués auparavant. Dans l'été de 1868, Rivot avait écrit la plus grande partie d'un mémoire sur ce sujet; il avait même apporté à sa méthode un dernier perfectionnement, qui la rendait économiquement applicable à des minerais d'une teneur très-peu élevée. L'invasion de la maladie qui vient d'avoir une issue funeste, a interrompu la rédaction de ce mémoire. Espérons que, grâce aux collègues et aux aides de Rivot, ce travail ne sera pas perdu pour la science et pour l'industrie. La maladie a également interrompu des expériences d'un grand intérêt qu'il avait commencées sur la formation artificielle des minéraux cristallisés et pour lesquelles il avait fait établir des appareils destinés à reproduire les circonstances probables de milieu, de température et de pression qui auraient accompagné les dépôts de minéraux dans les filons.
Rivot réunissait à un degré éminent les aptitudes de l'ingénieur à l'érudition du savant circonspect et consciencieux. Sur le terrain de la science pure, comme sur celui de la pratique, il avançait lentement, mais sûrement, appuyé sur des observations exactes, des expériences multipliées. Il ne se prononçait et n'agissait qu'après avoir éclairé tous les doutes, levé toutes les objections que son érudition en minéralogie, en chimie et en métallurgie et la pénétration de son esprit lui faisaient apercevoir. Dans son enseignement clair, méthodique et précis, il ne craignait pas d'entrer dans des détails minutieux ; il mettait ainsi ses auditeurs en garde contre le danger des observations incomplètes et des généralisations qui ne seraient pas justifiées par une discussion et une critique sévères.
Rivot, comme ses illustres devanciers Ébelmen et de Sénarmont, a été enlevé à l'École et au corps des mines dans toute la force de l'âge et du talent. S'il eût vécu, il nous aurait encore beaucoup appris; mais sa courte vie a été bien remplie, et son nom tiendra une grande place dans l'histoire des sciences et de l'art des mines.
Lorsque nous apprîmes, il y a six mois, l'invasion de la maladie qui mettait en danger la vie de Rivot, la consternation fut générale à l'École, dans le corps des mines et parmi ses anciens élèves, qui tous ont conservé envers lui un profond sentiment de reconnaissance et de respect. Ce sentiment a été partagé par tous les savants, qui estimaient à leur juste valeur les travaux de notre éminent camarade.
Dans ses souffrances, il a été entouré des soins les plus tendres par un frère dont la profonde douleur trouvera quelque adoucissement dans l'expression de nos regrets unanimes. Les professeurs, les fonctionnaires, tous les employés de l'École, ceux surtout qui sont attachés au service des laboratoires, lui ont donné les marques les plus délicates d'attachement. Je dois particulièrement t remercier ici, au nom de l'École, M. Rigout, des soins empressés, dévoués, incessants qu'il a prodigués au maître auquel il était uni par les liens d'une estime et d'une affection réciproques.
Adieu! cher Rivot, au nom de l'École et du corps des mines à l'illustration desquels tu as contribué par tes travaux ! Ton souvenir vivra dans leurs annales. Il restera vénéré parmi nous qui, ayant vécu près de toi, avons pu apprécier, en même temps que l'étendue et la sûreté de ton savoir, les nobles qualités de ton âme, ton dévouement au devoir et au bien, ta franchise, ton désintéressement, ton obligeance infinie pour tes collègues et tes amis, et qui t'avons aimé comme tu le méritais !
Messieurs,
C'est au maître, c'est à l'ami que je viens dire adieu.
L'École des mines, le corps des ingénieurs font une grande perte ; mais le coup qui nous frappe retentira dans bien des coeurs : partout où il y a un élève du maître.
M. Rivot nous a instruits par la parole et par l'exemple. Aussi de quel respect, de quelle affection n'était-il pas entouré !
Il était le lien commun d'une grande et belle famille, sur laquelle son utile influence ne cessait de s'exercer.
La force de M. Rivot était dans son amour pour la profession : il voulait et savait inspirer cet amour à ses élèves. Dès l'école, il reconnaissait les aptitudes de chacun d'eux, et sa bienveillance était toujours efficace. Puis, non content de préparer de bons ouvriers et de les mettre à l'oeuvre, il ne se lassait pas de les éclairer de ses avis.
M. Rivot a été l'homme utile : il a été aussi l'homme bon, l'ami dévoué.
Ses dehors un peu sévères couvraient à peine la sensibilité la plus délicate. Il était un de ces rares courtisans du malheur : ses amis, dans le chagrin ou dans la maladie, trouvaient en lui un ferme appui en même temps qu'une bonté et une sollicitude inépuisables.
Tendre pour les autres, il était dur pour lui seul, ne craignant ni labeur ni souffrances. Déjà gravement atteint, il y a quelques semaines à peine, il portait toutes ses inquiétudes sur le compagnon de sa vie, sur son frère.
Pour ce frère, je n'ose parler de consolation : pour nous ses élèves, si nous voulons rester dignes de ce titre, honorons sa mémoire, comme il nous le commanderait lui-même, en nous efforçant d'imiter son exemple.
Adieu mon maître, mon ami.
Messieurs,
En venant associer ma douleur à la vôtre et dire avec vous, devant cette tombe encore ouverte, un dernier adieu au savant, à l'honnête homme, à l'ami dont elle vient de recevoir la dépouille, je n'ai pas la prétention d'ajouter quelque chose aux justes et éloquentes appréciations que vous venez d'entendre. Je serais sans autorité pour parler de son savoir, et je n'ai rien à apprendre à aucun de vous de son caractère et de son coeur. Je veux seulement acquitter envers lui une dette de reconnaissance et de justice au nom d'une oeuvre qui restera liée au souvenir de quelques-uns de ses derniers et de ses plus remarquables travaux, et qui doit aux études qu'il lui a consacrées d'avoir pris place elle-même dans les annales de la science. La Société des mines de Vialas ne peut être ni absente ni muette aux funérailles de M. Rivot : à défaut d'un jugement qui excède sa compétence, elle peut au moins lui apporter son témoignage.
J'entendais tout à l'heure, avec une émotion qui répondait à la vôtre, raconter cette vie si laborieuse, ces études si persévérantes et si fécondes. Je repassais dans, mon esprit ces qualités si diverses, et qui semblent parfois inconciliables : tant d'amour de la science et tant de goût pour les applications utiles, tant de méthode et tant d'ardeur ; tant de promptitude dans les aperçus et tant de patience dans les recherches; cette faculté de généraliser qui ne se perdait pas dans le vague, et cette observation attentive des détails qui ne s'étouffait pas dans les minuties ; cette habitude, ce besoin de son esprit d'éclairer la pratique par la théorie et de contrôler la théorie par la pratique ; cette passion pour la vérité, ce respect consciencieux et presque farouche du devoir, cette activité infatigable pour la recherche de l'une et l'accomplissement de l'autre : toutes ces qualités si rares en elles-mêmes, et plus rares encore dans leur réunion, nous les avons vues à l'oeuvre pendant près de douze ans; nous leur avons dû de grands résultats dans le passé, d'inappréciables enseignements pour l'avenir, et nous avons la satisfaction de penser que ces travaux si utiles pour nos intérêts n'ont pas été sans fruit pour sa gloire.
Adieu donc, cher Rivot, au nom de cette compagnie que vous avez servie avec tant de dévouement et d'éclat ; adieu au nom de ces ingénieurs, de ces ouvriers, que vous avez instruits et dirigés, qui conserveront avec votre souvenir le bénéfice de vos leçons et qui seront réunis demain avec nous dans un même sentiment de douleur et de gratitude. Adieu, mais non pas pour toujours. Cette puissante intelligence, cette volonté rigoureuse, cette honnête et droite conscience avaient un principe qui ne se dissoudra pas les restes que nous déposons ici. Votre âme était trop sincère et trop élevée pour n'avoir pas conscience d'elle-même et ne pas tendre incessamment à remonter plus haut jusqu'à sa source. Vous l'avez senti et vous avez montré à vos amis où désormais leur souvenir doit aller vous chercher, où leur effort doit être de vous rejoindre.