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Publié par EDITIONS PIERRE ROGER, Paris
La rencontre avec Bonaparte. — La République cispadane. — L'ambassade à Saint-Marin. — Notre-Dame de Lorette. — Monge expert en diamants. — Les progrès des Clichiens et le 18 Fructidor. — Avec Bonaparte à Passariano. — Le transport des objets d'art à Paris.
Le 14 mai 1796, Monge recevait du ministère des Affaires étrangères une lettre commençant ainsi : « Le ministère me charge, Citoyen, de vous faire part que le Directoire exécutif vous a choisi, avec d'autres savants et artistes, pour aller visiter et recueillir, dans les pays conquis en Italie par les armées victorieuses de la République, tous les monuments d'art et de science que vous croirez dignes d'entrer dans nos musées et bibliothèques. Je vous invite à faire savoir par le porteur de cette lettre si vous acceptez cette mission... » Monge, quand la lettre lui parvint, revenait, nous dit-il, depuis deux jours seulement, d'une « autre séparation déjà bien longue » [Lettre, 20 mai 1797]. Cependant, il n'hésita pas, et quelques jours après, le 23 mai, il se mettait en route, sans se douter que cette aventure imprévue allait le retenir autant d'années loin de sa famille et, par suite de circonstances diverses, préparer son entrée dans une carrière administrative chargée d'honneurs.
Ce brusque départ pose pour nous un double problème. Pourquoi, par suite de quelle fiction officielle, a-t-on eu l'idée de prendre ce géomètre, ce métallurgiste, ce ministre de la Marine, pour aller choisir des tableaux, des statues et de vieux manuscrits auxquels, malgré toute sa science, il ne pouvait rien entendre ? Pourquoi, d'autre part, un bon père de famille tranquille, un grand-père de cinquante ans a-t-il accepté une mission lointaine qui lui faisait abandonner tous ses travaux et délaisser cette École polytechnique, encore incertaine de sa destinée, à laquelle il venait de se consacrer avec tant d'ardeur? La première question est relativement facile à résoudre. Que Monge ait été choisi, cela s'explique assez, ce me semble, par le fait qu'il présentait la double patente d'homme politique et de savant. On avait conçu la mission très en grand, et l'on ne prétendait pas seulement choisir des objets d'art, mais étudier par la même occasion (comme plus tard en Egypte) tous les problèmes relatifs à l'agriculture, à la botanique, à la zoologie, à l'industrie, etc. La seconde question est plus délicate. Peut-être Monge, qui n'était jamais sorti de France et qui, dans ses voyages en France, ne négligeait jamais de visiter les villes où il passait, fut-il simplement séduit par le désir de voir les paysages italiens et les édifices antiques dans une excursion qu'au début il pouvait supposer courte. Mais on se demande aussi si cette fugue n'aurait pas été également, comme sa disparition de l'an précédent, provoquée par le désir d'échapper à certaine suspicion politique. Monge était, à cette époque, très en vue pour ses opinions avancées. Or, le Directoire lui-même, tout en inclinant vers la gauche, était obligé de ménager les modérés de plus en plus nombreux et il avait été amené, le 10 mai, à faire arrêter une fois de plus Babeuf, le chef de ces agrariens septembriseurs avec lesquels Monge avait été précédemment soupçonné de connivence ou de sympathie. Monge, que sa correspondance postérieure montre visiblement inquiet du sort auquel il pourrait être exposé sous une réaction triomphante et se demandant s'il pourra rentrer à Paris sans risquer sa vie, ne fut peut-être pas fâché de trouver une occasion pour s'y faire quelque peu oublier.
Il n'était pas, du reste, sans avoir eu déjà, pour des raisons qui nous échappent, certains rapports avec les artistes. Par exemple, le 15 novembre 1793, on le voit nommé membre d'un jury pour le concours des prix de peinture, sculpture et architecture dans l'honorable compagnie de Fragonard, Gérard, Chaudet et Michallon, sans compter Hassenfratz, aussi peu attendu que lui sur cette liste [Archives nationales. Procès-verbaux imprimés]. Un mois après, le 23 décembre 1793, ayant besoin de vingt-trois témoins pour un certificat de résidence, il en amène plusieurs qualifiés d'artistes : Jenson, Bourgoin, Mathis, etc. [Archives nationales. AF8, plaq. 54].
Voici maintenant dans quelles conditions cette commission « de savants et d'artistes » avait été nommée. A cette époque, on trouvait tout naturel de greffer sur une campagne militaire des réquisitions artistiques, au même titre que des réquisitions de vivres ou d'argent. C'est ainsi que, dès l'envahissement de la Belgique en 1794, on commença à y recueillir des tableaux, des livres, des curiosités d'histoire naturelle, en proclamant que la France trouverait là « d'inépuisables moyens d'agrandir les connaissances humaines et de perfectionner la civilisation ». Une commission comprenant de Wailly, Lebrun, Charles Delacroix (le père du peintre) et Thouin (que nous allons retrouver en Italie), fut alors envoyée officiellement dans les Pays-Bas et sur le Rhin. La campagne d'Italie fournit l'occasion de généraliser la méthode et, en même temps, de lui donner un caractère diplomatique régulier en stipulant ces prélèvements artistiques dans les traités imposés aux vaincus.
Parti de Paris le 11 mars 1796, aussitôt après son mariage avec Joséphine, Bonaparte commença, on se le rappelle, par lancer à ses soldats la proclamation célèbre où il leur montrait les plus riches plaines du monde, en leur promettant « gloire et richesse ». C'était marquer la façon dont devait être conduite cette guerre à la manière des antiques armées romaines, l'Italie étant chargée de nourrir nos troupes, de fournir des fonds au Directoire et d'enrichir nos généraux. Dans ce pillage organisé, que Bonaparte eut quelque peine à rendre compatible avec l'indispensable discipline, les objets d'art ne furent pas oubliés. Le traité du 9 mai avec le duc de Parme et de Plaisance, celui du 17 mai avec le duc de Modène, imposèrent des remises de tableaux, manuscrits, etc. Ce fut l'origine première de la mission artistique qui, d'abord limitée à la haute Italie, s'étendit bientôt, avec le progrès de nos armes, aux États romains, puis à la Vénétie.
A cet effet, dès le 14 mai, on instituait une commission comprenant Monge, Thouin, Tinet (déjà en Italie), Berthollet, Berthélemy, la Billardière et Dejoux
[Thouin (1747-1824), botaniste, professeur au Muséum, de l'Académie des Sciences en 1786, chargé spécialement des questions agricoles.— Tinet, peintre. — Berthélemy (1743-1811), de l'Académie de peinture, plus tard conservateur du musée des Antiques. — La Billardière (1755-1834), botaniste voyageur, de l'Académie des Scieuces en 1800, auteur de la Relation du voyage à la recherche de La Pèrouse. — Dejoux (1731-1816)]
Monge était, dans ce groupement, le personnage le plus important et se trouvait exercer une sorte de présidence officieuse. Lui et Berthollet avaient été désignés au refus de Lacépède pour représenter la science. En fait, les objets scientifiques ayant tenu une place insignifiante dans le travail, ils furent amenés avec Berthélemy à se concentrer dans le choix des manuscrits. Dejoux était un sculpteur fameux, qui avait exécuté pour le Panthéon la statue de la Renommée ; Tinet, un peintre de second ordre. Plus tard, on adjoignit à la mission le sculpteur Moitte (1747-1810); Thomire, qui était, je crois, un ciseleur et un ex-conventionnel; Escudier, dont le rôle fut administratif. Enfin, le 18 février 1797, à Tolentino, la mission fut complétée par quelques personnages plus compétents : les peintres Gros et Wicar, les sculpteurs Marin et Gaulle [Gros (1771-1835). — Wicar (1762-1834), établi à Rome en 1800, y recueillit alors la belle collection dont s'enorgueillit le musée de Lille.— Marin (1759-1834). — Gaulle (1762-1841)], ainsi que le musicien Kreutzer. Les produits de leur choix, exercé sur la plus grande partie de l'Italie, ont rempli un moment Paris de merveilles, retournées en l814 et 1815 dans leur pays d'origine, d'où, malgré la légalité absolue des opérations suivant le droit de la guerre, elles n'auraient moralement jamais dû sortir.
Cette longue absence de Monge, pendant laquelle il écrivait fidèlement à sa femme chaque décade, nous vaut une abondante correspondance, par laquelle nous sommes renseignés presque au jour le jour sur les opérations des commissaires, mais qui, à d'autres égards, est, il faut bien l'avouer, un peu décevante, au premier abord, pour l'historien. Soit parce qu'il s'attendait avec raison à ce que ses lettres fussent ouvertes, soit simplement parce que son caractère se prêtait peu à l'observation humoristique des hommes et des choses, on ne trouve pas dans ces lettres un croquis spirituel, pas une anecdote et, dans un autre ordre d'idées, pas un trait non plus qui témoigne de quelque vie intérieure. Monge, la plupart du temps, se borne à écrire où il est, d'où il vient et à donner des détails banals sur les villes qu'il a consciencieusement visitées. Si l'on veut se représenter le pittoresque à la Callot de cette curieuse campagne ou simplement l'Italie de cette époque, il faut lire les souvenirs d'Hamelin ou les lettres de Stendhal et de Courier. Monge, par tempérament plus encore que par prudence, ne nous peint que soldats vertueux, opérations régulières, croisade pour la délivrance des peuples. Par contre, tous ceux que ne réjouit pas l'invasion française sont pour lui, par définition, des antipatriotes imbéciles et abjects.
Mais, en regardant mieux, on voit s'éclairer singulièrement, par ces lettres, la mentalité de leur auteur que nous cherchons ici à démêler : une mentalité de révolutionnaire intransigeant, de fanatique honnête, continuant à se laisser emporter, par bonté, par générosité idéaliste, par un culte véritablement religieux pour l'idée de liberté, jusqu'à l'approbation de toutes les violences contre ses antagonistes, émigrés ou prêtres. C'est cela surtout que nous aurons à faire ressortir dans ce chapitre, avec une curieuse évolution qui a fait de ce jacobin, sans qu'il ait cru probablement changer d'opinion, le séide le plus convaincu de Napoléon : celui-ci représentant pour lui ce qu'il était au fond, le couronnement et la consécration de la Révolution parachevée. Le côté de Monge qui apparaîtra ainsi pourra paraître fâcheux à plus d'un lecteur, comme évoquant trop naturellement la comparaison avec certains de nos contemporains, occupés chaque soir à manger du curé dans un café de sous-préfecture. Mais il était de la plus entière bonne foi quand il estimait avec une conviction absolue que les « méchants », les « terroristes », les hommes dangereux de ce temps-là, étaient les royalistes et les catholiques, ou simplement les modérés trop indulgents. On verra tout à l'heure cette thèse, un peu imprévue pour nous, mais fréquemment soutenue à cette époque, s'étaler naïvement à toutes les pages.
Cette histoire, en même temps qu'elle nous présente Monge dans un rôle très nouveau, offre également l'intérêt de nous faire pénétrer dans le détail de cette conquête artistique et de nous montrer le soin méticuleux avec lequel les prélèvements furent opérés et enregistrés, puis les précautions extrêmes prises pour l'emballage et pour un long transport dont on imagine mal quelle était la difficulté extrême à cette époque. Je n'insisterai pas, chemin faisant, sur le détail des opérations qui deviendrait fastidieux, mais j'essayerai de grouper, en terminant, quelques renseignements relatifs à cette vaste opération [Un ouvrage de Charles Saunier, les Conquêtes artistiques de la Révolution et de l'Empire (in-8, Paris, Renouard, 1902), laisse de côté les prélèvements pour envisager le sort des objets d'art à Paris et leur reprise]. Enfin, je m'efforcerai de faire ressortir ce qui est relatif au caractère de Bonaparte et à son amitié croissante pour Monge [Ce côté du sujet a été traité isolément dans la Revue des Deux Mondes du 15 août 1932]. Il faut, ce me semble, se représenter toute cette expédition comme un épisode de l'histoire romaine ressuscitée, cette histoire qui était si constamment et souvent si bizarrement présente aux hommes de la Révolution. Soudain, en franchissant le fossé de 1789, nous sortons de l'aimable dix-huitième siècle et, avant d'aborder les temps modernes, nous retrouvons, pendant un quart de siècle, les mœurs aussi bien que les costumes, les vertus et les vices des généraux ou des administrateurs romains. Nous voisinons avec ces vieilles connaissances que sont les Marius, les Sylla, les Pompée, les Verrès, les César et les Catilina. Les généraux, les représentants concussionnaires ou collectionneurs de tableaux et marbres peu coûteux, nous les avons rencontrés jadis en Grèce, en Asie Mineure, en Sicile. Cette tourbe d'intrigants, de maraudeurs, de fournisseurs véreux qui butine et grappille autour de l'armée nous est également familière. Nous connaissons de longue date ces armées qui imposent de loin leur volonté à la capitale, ces chefs victorieux qui passent un beau jour le Rubicon!
Et la suite va s'en déduire aussi suivant un rythme classique : celui de l'anarchie conduisant au despotisme. Quel sera l'Imperator, peu importe. Il pourra s'appeler Augereau, Masséna, Moreau, Hoche ou Bonaparte. C'est ce que l'avenir apprendra ; mais il y aura certainement un Imperator. Né de la guerre, il sera fatalement voué à la guerre. Après quoi, il aura beau gorger ses généraux fidèles ou se débarrasser des plus gênants (Hoche, Pichegru, Moreau), il n'aura jamais assez fait pour ceux qui se savent ses égaux d'origine et qui pensent qu'ils seraient en droit d'occuper sa place. Ceux-ci le trahiront à la première occasion : soit ouvertement comme Bernadotte ou Murat ; soit, avec moins de cynisme apparent, comme Marmont, Ney, Jomini, etc. Les vieux sphinx des Pyramides qui assistent de loin impassibles au déroulement de l'histoire humaine pourront se dire : « Nous avons déjà assisté à tout cela! »
Bonaparte s'est imposé par sa gloire. Il a été, pour le peuple, l'homme qui, le premier, à Campo-Formio, réussit à dicter la paix. Longtemps, il incarnera pour les Français cette même idée de paix qui peut aujourd'hui nous surprendre, comme la Révolution a incarné celle de fraternité. Ces contradictions ne frappaient pas les contemporains, et nous allons voir Monge, imitant les vieux Romains de la République, s'associer candidement à l'avènement de ce César qui n'écartera pas de son front la couronne.
Parti de Paris le 23 mai 1796, Monge, le 7 juin, se présentait à Milan devant le jeune général victorieux qui venait de conquérir le Milanais au pas de course dans la merveilleuse campagne de Montenotte, Millesimo, Mondovi et Lodi. Il était fier d'aborder celui pour lequel il professait dès lors une admiration sans borne, quand, à sa grande surprise, il fut accueilli par lui comme une vieille connaissance : « Permettez, lui dit Bonaparte, que je vous remercie de l'accueil bienveillant qu'un officier d'artillerie jeune, inconnu et quelque peu en défaveur, reçut un jour du ministre de la Marine. Il en a conservé précieusement le souvenir. Vous voyez cet officier dans le général actuel de l'armée d'Italie. Il est heureux de vous tendre une main reconnaissante et amie. » [Biographie Eschassériaux]
Voici comment avait eu lieu cette première rencontre, origine d'une longue et fidèle amitié : l'une des amitiés les plus marquées et les plus confiantes que Bonaparte, premier Consul, puis Empereur, ait eu l'occasion de pratiquer.
Un matin de la fin d'août 1792 [COSTON (l'Itinéraire de Napoléon, II, 173, 217) affirme la date du 30 août], Monge, ministre depuis moins de trois semaines, avait vu entrer dans son bureau un solliciteur, un petit officier corse, mal vêtu, maigre, au teint jaune, aux cheveux plats, aux yeux vifs. Ce nommé Buonaparté exposa son cas, ou du moins ce qu'il voulut en faire connaître. On lui reprochait d'avoir manqué certaine revue obligatoire de décembre, et d'avoir pris part aux émeutes de Corse. On avait même prétendu le faire passer en cour martiale. Il était venu à Paris depuis trois mois pour se défendre. Querelle d'opinion, parce qu'on le savait jacobin ! La preuve, c'est que, le 10 juillet, on venait de le réintégrer en le nommant capitaine. Mais il était las de ces persécutions et demandait à passer dans l'artillerie de marine. Peut-être trouva-t-il moyen de dire, pour intéresser le ministre, qu'il avait passé un examen devant son frère, Louis Monge, à l'École militaire, et que celui-ci pouvait le recommander. En tout cas, il n'ajouta pas combien il avait été indigné au glorieux 10 Août, en assistant à l'émeute des Tuileries et voyant la vile canaille attaquer des uniformes. Monge l'écouta avec bienveillance, d'abord par disposition naturelle, puis par nouveauté dans son emploi. On est toujours facile quand on prend possession d'un poste supérieur, parce qu'on ignore à combien de compétitions on sera en butte. Il dut aussi commencer à subir cette fascination que Bonaparte exerçait dès lors sur tous ceux qui l'approchaient. Il lui fit quelques promesses, et Bonaparte sortit enchanté de la réception. L'officier adressa une demande écrite et attendit.
Mais, trois ou quatre jours après, commençaient les massacres de septembre, et Bonaparte, ayant retiré de Saint-Cyr sa sœur Marianne, partit aussitôt, le 9 septembre, pour la Corse, abandonnant cet éphémère projet comme tant d'autres formés à cette époque d'incertitudes.
Pendant les quatre années si remplies qui s'étaient écoulées depuis lors, les voies des deux interlocuteurs avaient singulièrement divergé et Monge avait, on le conçoit, perdu tout souvenir de ce petit Corse qui avait, lui, ses raisons pour garder meilleure mémoire. Tandis que Monge travaillait au Comité de Salut public, Buonaparte, protégé par Barras et Robespierre le jeune, poursuivait cette étonnante carrière qui, en trois mois, du 29 septembre au 22 décembre 1793, le faisait passer de simple capitaine discuté, général de brigade. Au 9 Thermidor, lui aussi était menacé comme Monge et même un moment incarcéré. Puis, rentré à Paris, il se faisait, en août 1795, attacher au bureau topographique du Comité de Salut public, où il aurait pu rencontrer Monge si son passage n'avait été aussi bref. Enfin, le 4 octobre (ou 10 vendémiaire), il faisait triompher Barras en tirant le canon de Saint-Roch contre les sections appuyées par les polytechniciens de Monge et, le 2 mars, en récompense, il était nommé commandant de l'armée d'Italie où il venait de remporter un triomphe éblouissant. Monge, auprès de lui, se trouvait déjà devenu un bien petit personnage. Mais le savant n'était pas homme à jalouser celui qui apportait la victoire à la France, à la République. Le bonhomme Monge ne demandait qu'à s'incliner dévotement devant le nouveau demi-dieu.
La rencontre de Milan entre les deux futurs amis fut brève. Bonaparte retourna à son armée. Les commissaires restèrent occupés de leur récolte artistique, destinée à enrichir le Muséum des Arts (le Louvre) ou notre bibliothèque. En ce mois de juin 1796, il ne s'agissait encore, pour la Commission des Sciences et Arts, que de prélèvements à opérer dans la haute Italie. Monge employa ce mois, soit à Milan, soit dans les villes voisines, à Parme, Modène, Pavie et Bologne. On s'était partagé la besogne, et Monge, quand il s'agissait de tableaux, laissait opérer Tinet ou Barthélémy. Dans une lettre où il exprime son enthousiasme débordant pour la Sainte Cécile de Raphaël, il explique à sa femme que c'est presque le seul tableau qu'il ait vu, les autres ayant tous été placés les uns derrière les autres pour être emballés [Lettre du 5 juillet 1796]. En revanche, il s'occupe plus spécialement, avec Berthollet, de choisir les livres, les manuscrits (malgré son incompétence avouée) ou quelques rares objets de science, cristaux, fossiles ou microscopes. Mais il n'oublie pas la politique. Aussitôt en Italie, il accuse cette belle faculté d'illusion très française qui le fait croire à une sympathie presque universelle pour notre République. Il s'imagine que « l'on est à Milan beaucoup plus patriote qu'en France et que l'on y voit de loin la Révolution comme la verra la postérité ».
Il se trouvait à Bologne le 23 juin quand Bonaparte y signa avec le pape un armistice par lequel celui-ci s'engageait à livrer cent tableaux. Du coup, la mission de Monge s'élargit et il partit pour Rome, en s'arrêtant au passage à Florence. Là, il admire bien la profusion des œuvrés d'art; mais il est surtout frappé d'une décadence morale et intellectuelle qu'il attribue à la perte de l'esprit démocratique [Lettre du 22 juillet 1796]. Quelques lignes sur les mœurs italiennes et sur le rôle des sigisbées font penser à l'Italie de Stendhal. Mais, pense-t-il, la Renaissance va venir avec les armées françaises: « Ah! que le mot de République est beau au delà des frontières ! Partout où nous passons, les difficultés disparaissent. Oh! que la République est grande au dehors! Ce n'était de même tout le long de la route en France. Le bonnet de la République qui est sur notre voiture nous était presque défavorable. Partout, on nous prenait pour des représentants et tout était plus cher et moins gracieux à cause de cela... »
Il arriva à Rome le 29 juillet, pour y rester jusqu'au 23 septembre. A ce moment, malgré sa confiance naïve dans la force de propagande républicaine, il fut bien forcé d'ouvrir les yeux et de s'apercevoir que les Italiens, par un sentiment tout naturel, nous voyaient sans aucune sympathie. C'était, en effet, le temps où Wurmser avançait sur Vérone avec une armée supérieure en nombre et forçait Bonaparte à lever le siège de Mantoue. L'Italie se croyait déjà débarrassée de nous et de nos bienfaits politiques. Les commissaires étaient tenus en quarantaine et enveloppés d'espions. On leur opposait la force d'inertie. Aussi, Monge s'indignait contre « l'abrutissement du peuple romain et contre ce foyer de corruption que les Français étaient venus extirper » [Dans une lettre du 31 juillet,il prétend cependant que l'arrivée des Français a fait cesser les grandes processions aux madones, et que les prêtres commencent à prêcher que c'étaient toutes les statues des faux dieux qui avaient amené des étrangers dans leurs murs et qu'il était heureux que les Français fussent venus extirper ce foyer de corruption]. Son anticléricalisme commençait à se donner libre carrière et, plus conforme en cela à l'esprit du Directoire et de la Réveillère qu'à la politique momentanément conciliante de Bonaparte, il n'aspirait dès lors qu'à extirper « le monstre romain ».
Cependant, tandis que Monge, perdu dans les catalogues ou déplorant leur absence, essayait de s'y reconnaître au milieu de manuscrits arabes, hébreux ou syriens, les négociations définitives avec le pape venaient se buter sur une question de principe où il était impossible au Souverain Pontife de céder. Ce vieillard avait beau apporter toute la souplesse de la cour romaine quand il s'agissait de questions matérielles, il ne pouvait, comme on l'exigeait de lui, se démentir sur un point religieux en retirant les brefs lancés contre la Révolution. Il était navré que le chevalier d'Azara, ambassadeur d'Espagne à Rome, eût signé pour lui un armistice qui déshonorait, selon lui, le Saint-Siège et se disait plutôt prêt à déclarer la guerre de religion [Archives nationales. AF111 319-321-77 (lettres de Cacault des 12, 16, 20, 24 et 30 septembre) ]. Peut-être aussi, espérant le succès de l'offensive autrichienne, qui devait se déclarer en novembre, et une intervention de Naples en sa faveur, s'efforçait-il de gagner du temps.
Les commissaires, à leur grande surprise, rencontraient, dans leur œuvre patriotique, une autre résistance inattendue, qui, celle-là, venait de France. Dans les milieux éclairés de Paris, il se produisait alors, contre cette opération de vandales, un soulèvement d'opinion, tout à l'honneur de l'idéalisme français, et qui n'avait rien de politique. Monge, recevant les nouvelles de loin et les interprétant suivant sa tournure d'esprit démocratique, ne voulait voir, dans ces protestations, que l'opinion isolée de Roederer et du Journal de Paris [Lettres du 3 août, du 10 et du 24 septembre]. Mais c'était bel et bien l'élite des artistes qui, le 15 août 1796, signait une pétition contre cette forme de vol légalisé appliquée à des œuvres d'art, patrimoine insaisissable d'une nation [Archives nationales. F17 A. 1279]. On y lisait, côte à côte, des noms tels que David et Hubert Robert (le premier montagnard, le second prisonnier sous Robespierre), Moreau le Jeune, Girodet, Vincent, en peinture; Pajou, Lethière, Dumont et Roland, en sculpture; Fontaine, Percier et Soufflot, en architecture, etc. Manifestation, d'ailleurs, sans écho ! L'opinion populaire exaltée trouvait, au contraire, comme Monge, que l'on avait été trop modéré dans les exigences, et ce fut naturellement elle qu'on écouta, avec quelques artistes, comme Isabey, Redouté ou Gérard, qui prêchaient la nécessité d'instruire un peuple libre [Arnault {Souvenirs, III, 260) s'indigne également du « vertige » qui a fait agir les protestataires]. La France officielle du Directoire était, en même temps, hostile à l'insubordination croissante de son général en chef. Ainsi, de toutes façons, cela marchait mal à Paris comme à Rome. A Rome, l'émeute couvait. A Paris, Monge se sentait personnellement menacé par le succès des « Clichiens ».
Aussi, avec quelle ardeur il accompagnait de ses vœux ce jeune homme qui représentait à la fois pour lui la défense contre l'Autriche et la protection contre un retour de l'esprit monarchique! Quel enthousiasme en apprenant Castiglione, le Tyrol envahi, Roveredo, Bassano, Wurmser obligé de se réfugier dans Mantoue !... Il regrettait seulement qu'on ne montrât pas plus d'énergie contre « l'infâme gouvernement pontifical », contre « ce foyer de corruption », et attribuait à la trahison du Directoire des temporisations qui étaient beaucoup plutôt dues en réalité à la stratégie de Bonaparte. Le 23 septembre, les opérations de la mission se trouvèrent interrompues à Rome par la rupture de l'armistice avec le pape, et Monge, accompagnant Salicetti, partit pour Florence et Modène.
Il était à Modène le 16 octobre 1796, quand Bonaparte y installa, à sa grande joie, la République cispadane (Modène, Bologne et Ferrare). Monge croyait toujours le bonheur de l'humanité assuré quand naissait une république de plus, et il se considérait comme le parrain de celle-là, pour avoir depuis longtemps proposé son nom. Plus tard, nous le verrons exprimer quelque déception sur cette petite fille mal élevée : ce qui ne l'empêchera pas, l'année suivante, d'organiser avec le même élan la République romaine. Mais alors il est dans toute son ardeur de néophyte : « En fait de République, écrit-il, nous sommes des grands-pères et nous avons plaisir à voir nos petits-enfants. D'ailleurs, les jeunes républiques sont comme les petits enfants. Il n'y en a point de laides... Le patriotisme se manifeste d'une manière charmante. Les députés de Bologne, Modène, Ferrare et Reggio se réunissent dans la journée, pour la première fois, pour conférer sur les moyens de sauver la liberté dans cette partie de l'Italie. » Et Monge, répondant à sa femme qui le pressait de revenir à Paris, exprimait, au contraire, le regret qu'elle ne pût pas, avec sa famille, « venir assister au spectacle charmant des nations qui courent après la liberté et se détourner de la vue pitoyable et désolante d'une nation qui la foule aux pieds » [Lettre du 16 octobre 1796].
De Modène, Monge, accompagnant toujours Salicetti, se rendit à Livourne, où Bonaparte faisait organiser des bataillons corses pour libérer son île natale des Anglais. Il était bien tenté d'y suivre le représentant, ne pouvant ni regagner Paris ni retourner à Rome avant longtemps, et le sentiment du devoir le retenait seul auprès du ministre Miot, qu'il devait accompagner à Florence. Le ton de ses lettres (si confiant au début) commence à être fort découragé. En France, les émigrés rentrent en masse. Quatre mille, qui étaient à Livourne, sont partis depuis deux mois, et il n'en restera pas vingt. « Le pape, écrit-il, nous renvoie tous les prêtres émigrés ou déportés. On peut parier qu'aux élections prochaines, pas un seul patriote ne sera nommé. A Livourne, l'esprit est également bien mauvais. Ah! ma chère amie, nous ne sommes point aimés ni des tyrans ni des esclaves; mais, en revanche, nous le sommes ici beaucoup plus des Juifs, qui sont au nombre de quinze mille. » Et il raconte comment, avec Salicetti et Miot, ils ont visité la synagogue où l'on a entonné devant eux un cantique hébraïque pour le succès des armées françaises et pour la gloire de la République. « Ces pauvres Juifs, ajoute-t-il, sont aux petits soins pour les volontaires français et leur vendent tout au plus juste prix, en sorte que les volontaires sont, à leur tour, fort contents des marchés qu'ils font avec eux. »
Le 25 octobre, un dîner de cérémonie chez le gouverneur de Livourne pour le grand-duc de Toscane lui occasionna une nouvelle déception. Monge, n'ayant pas grand appétit, parce qu'il avait déjeuné tard, voulut, contre son ordinaire, dit-il, tirer la conversation du néant. Il se mit à raconter quelques-unes des merveilles de la Révolution, les actes de vertu et de dévouement auxquels elle avait donné lieu, les prodiges qu'elle avait enfantés. Ses paroles ne rencontrèrent aucun écho. Puis, Salicetti essaya à son tour de rompre la glace en buvant à la résurrection du commerce de Livourne, délivrée des Anglais. Pas un Italien n'eut l'idée « de riposter par quelques paroles aimables à l'égard de la République française ». Monge sortit fort ennuyé de ce repas, le premier qu'ils ne prenaient pas entre seuls Français. Mais, professant déjà pour Bonaparte la confiance enthousiaste qu'il devait garder toute sa vie, il comptait sur son intervention divine pour remettre les choses en état. Une armée autrichienne s'avançait contre lui. « Eh bien! annonçait-il sans hésitation, on la détruira ! »
De Livourne, Monge revint alors à Florence dans la voiture de Miot, qui allait chercher à maintenir la Toscane avec l'Italie centrale dans la neutralité, tandis que Bonaparte repoussait au nord les Autrichiens. Il y passa une dizaine de jours, du 28 octobre au 9 novembre, en regrettant toujours que le Directoire ne se résolût pas « à détruire cette monstruosité d'un prêtre tyran de presque toute l'Europe. Le Directoire n'avait qu'à fermer les yeux et le monde était pour jamais délivré de l'oppression sous laquelle la fourberie, le mensonge et l'erreur le tiennent depuis si longtemps [Lettre du 4 novembre 1796]. Au reste, ce n'est la faute ni de Bonaparte, ni de Salicetti, ni de Garraud [Salicetti et Garraud, représentants du peuple à l'armée d'Italie, étaient les ennemis secrets de Bonaparte, qui utilisa néanmoins le premier] qui auraient joliment fait cette espièglerie-là et qui auraient révolutionné Rome tout aussi adroitement que Modène. A propos de cela, il paraît que le nom de Cispadane que j'avais imaginé pour la République de Modène, Reggio, Bologne et Ferrare, prend à merveille. Tu vois que je suis parrain d'un assez bel enfant. Dieu veuille qu'il vienne à bien et que ses père et mère ne l'envoient pas aux enfants trouvés ».
En écrivant cela, Monge reflétait sans doute l'opinion de Salicetti, avec lequel il venait de vivre; mais il ne semble pas s'être aussi bien assimilé la pensée de Bonaparte qui, à cette époque, considérait encore la campagne contre le pape comme politiquement inopportune, et résistait en conséquence aux La Réveillère et autres, qui ne voyaient dans ces beaux pays qu'une occasion de remplir les caisses vides du Directoire.
Tournant le dos à Rome avec regret, Monge arriva le 11 novembre à Milan pour y prendre ses quartiers d'hiver jusqu'au 2 janvier, sauf une excursion sur les lacs de Côme et Majeur, et il s'y retrouva en contact intime avec le ménage Bonaparte.
On sait que Bonaparte, très épris, mais militaire avant tout, avait dû quitter sa femme deux jours après son mariage. Dès qu'il avait pu la décider au départ, il l'avait appelée auprès de lui et elle l'avait rejoint à Brescia, le 25 juillet. Puis étaient venus les mauvais jours, où elle avait dû se réfugier à Florence. Maintenant, elle était réinstallée seule à Milan, au palais Serbelloni. Dès le lendemain de son arrivée, Monge fut reçu à dîner chez elle et elle lui rappela gracieusement qu'elle avait déjà rencontré sa femme et ses filles à un bal donné par la citoyenne Berthollet après la prise d'Amsterdam (en janvier 1795, longtemps avant son remariage) [Lettre du 13 novembre 1796]. Quinze jours après, le 27 novembre, Bonaparte arrivait à son tour, entre les deux campagnes d'Arcole et de Rivoli, ayant, comme Monge le prévoyait, réduit Alvinzi à l'impuissance, et trouvait avec désolation la maison vide. Joséphine était partie s'amuser à Gênes. Elle revint et il pardonna [Napoléon intime, p. 127].
On traversa alors une période où les relations de Monge et de Bonaparte furent celles de deux hauts fonctionnaires français à l'étranger. C'était le temps où Bonaparte jeune, encore amoureux, taquin, pinçait l'oreille des gens en signe d'amitié et passait la main dans les cheveux de Berthier en l'appelant (quoiqu'il fût le plus jeune) « mon fils Berthier ». La conversation avec lui était facile pour un homme tel que Monge, que Bonaparte pouvait feuilleter comme un dictionnaire vivant et qui était disposé à tout supporter. Bonaparte, qui intimidait déjà tout le monde, laissait son franc parler à ce vieux brave homme (pas bien vieux en réalité, cinquante-deux ans, mais contemporain de son père), qui le regardait avec des yeux si admiratifs et qui savait rester avec lui si souple, si déférent. Monge était pleinement heureux de ses familiarités et ne songeait pas un instant à s'étonner en le voyant, avec l'allure d'un souverain sans contrôle, s'entourer d'une cour aux uniformes éclatants.
Il constatait seulement que cet homme de volonté tenace et de décision prompte savait remettre de l'ordre dans une administration au pillage et tenir tête à un Directoire qualifié de réactionnaire. Bonaparte se trouvait d'accord avec Monge pour attaquer l'ingérence « monarchiste » du Directoire, représentée par les noms de Barthélémy et de Carnot, ou pour menacer de ses foudres le gouvernement romain, tout en étant beaucoup moins anticlérical que Monge et surtout beaucoup moins pressé de faire éclater son tonnerre. « Ce qui tient mon courage, écrivait Monge, le 27 novembre, c'est l'espoir que j'ai encore de voir détruire ce gouvernement papal. Notre commission, quand elle se trouve avec Garraud et Bonaparte, est à peu près comme l'équipage de l'amiral Anson qui, pendant deux ans, ne s'occupa que du galion d'Espagne et qu'il finit par prendre après l'avoir cru manqué. Nous nous flattons qu'il en sera de même et que nous ne perdrons rien pour attendre [Archives du Chaubry]. » Cette conquête de Rome revient alors dans toutes ses lettres comme un delenda Carthago.
Enfin, le 7 janvier 1797, Monge est au comble du bonheur : « Il me semble, écrit-il, qu'en ce moment j'entends crier sur le pont : « Le galion, le galion, le galion ! » Le général en chef part demain matin ou même cette nuit pour Bologne. Il s'agit de faire mettre bas les armes à cette armée du pape dont une grande partie, actuellement rassemblée à Faence, peut donner de l'inquiétude à la République cispadane et présenter un refuge aux débris de l'armée de Wurmser, enfermée dans Mantoue... Il faut au général plus d'argent que la Lombardie ne peut et ne doit en fournir... Notre principal ennemi, le pape... consomme de l'argent à faire un simulacre d'armée. Il faut s'assurer du pays et l'empêcher de manger notre argent... » [Archives du Chaubry]. L'expression « notre argent » n'est-elle pas admirable, comme le mot : « Cette malle doit être à nous » des Saltimbanques?
A peine Bonaparte, rejoint par Monge, était-il arrivé à Bologne qu'une brusque attaque d'Alvinzi sur Rivoli le forçait à y marcher au-devant de lui, pour rétablir une situation compromise. Monge remonte, lui aussi, jusqu'à San Benedetto, en face de Mantoue, sur le Pô, où, pendant les quatre jours de la bataille, il écoute avec émotion ses échos lointains. Le 17 janvier, il écrit à sa femme : « Nous entendions parfaitement l'air de la chanson, mais nous n'en savions pas les paroles; c'est-à-dire que nous distinguions à merveille les coups de canon et les fusillades de notre armée et ceux des ennemis et que nous n'avions aucune nouvelle de la nature des événements, parce que personne ne passait le Pô pour nous instruire des résultats... Comme dans les commencements de la Révolution, nous formions ici des vœux pour un état de choses glorieux à la République française, utile à l'humanité et favorable au perfectionnement de l'esprit humain. Ce serait de chasser d'Italie le grand-duc de Toscane qui nous déteste cordialement, de donner la Toscane au duc de Parme, d'envoyer le roi de Sardaigne gouverner Rome et de ne faire qu'une seule république indivise du Piémont, de la Lombardie, de Parme, Plaisance, Bologne, Ferrare, Ravenne, Rimini, Ancône..., qui ne manquerait pas de s'englober dans la suite Venise et le Tyrol italien. »
Le 28 janvier, tandis qu'il attend à Bologne Bonaparte, qui doit donner le signal si attendu de la marche sur Rome, il exprime sa désillusion sur sa filleule, la République cispadane, dont il a été voir le congrès à Modène : « Nous n'en avons pas été contents. Ils opèrent au nom de la Très Sainte Trinité!... Ils déclarent la religion catholique dominante! Ils ne veulent pas de décades! Enfin, ma chère amie, ma filleule est une petite sotte qui se conduit fort mal et qu'il faudra promptement marier avec la Transpadane pour l'empêcher de faire de plus grandes sottises, et j'aime mieux n'être le parrain de rien que de l'être d'un semblable laideron. » A Bologne, il est plus satisfait d'avoir vu représenter Mahomet en italien : « Ainsi le théâtre remplit sa véritable et noble destination, celle de servir à éclairer une nation... Il y a bien du chemin à faire pour retirer ce pauvre peuple de l'état d'abrutissement où il est; mais le temps et la gloire de l'armée française sont deux grands maîtres. »
Le 4 février, il quitte Bologne pour Ancône avec le seul Tinet, laissant les autres commissaires opérer à Mantoue, et soudain voici qu'à Pesaro, Bonaparte imagine de transformer son vieil ami, par un avatar nouveau, en ambassadeur.
Une bien mince ambassade! On avait découvert qu'il existait près de là une République de cinq mille âmes, pas grande, il est vrai, mais vieille de quatorze cents ans et si démocratique! La République de Venise n'était, elle, malgré son étiquette, qu'un monstre abominable à l'égal du gouvernement pontifical. Mais quelle belle et glorieuse République que Saint-Marin!
Cette ambassade manqua un peu de pompe. Parti le matin dans un beau carrosse à quatre chevaux, sans savoir exactement où il allait, Monge atteignit Saint-Marin en pleine nuit, à pied, traînant la patte, blessé par ses bottes et crotté jusqu'à l'échine. Il avait dû abandonner, d'abord deux de ses chevaux, puis la voiture, puis la bête même sur laquelle il avait, un moment, continué à califourchon par un sentier de montagne et qui s'était arrêtée fourbue. Après avoir passé la nuit à l'auberge, il put aborder le lendemain matin les deux capitaines-régents et leur débiter un superbe discours qui aurait mérité un meilleur cadre. Tableau de la liberté conservée pendant des siècles à Saint-Marin, alors qu'elle était exilée du reste du monde ! Résurrection et bonheur du genre humain par la Révolution française, etc. : « Le peuple français, rougissant de son long esclavage, a fait un effort; il est libre. L'Europe entière, aveuglée sur ses propres intérêts et surtout sur les intérêts du genre humain, se coalise et s'arme contre lui... Seul, au milieu de cet orage, sans expérience, sans armes, sans chef, il vole aux frontières ; partout il fait face et bientôt partout il triomphe... Une des armées françaises, forcée d'entrer en Italie, y détruit l'une après l'autre quatre armées autrichiennes, y ramène la liberté et s'y couvre, presque sous vos yeux, d'une gloire immortelle. La République française, qui ne verse tant de sang qu'à regret, contente d'avoir donné un si grand exemple à l'univers, propose une paix qu'elle pourrait dicter... » Et, comme conclusion, Monge offrait aux régents de Saint-Marin, de la part du général en chef, toutes les extensions de territoire qu'ils pourraient désirer. [Correspondance inédite de Monge, lettres du 10 février 1797 au général Bonaparte, et du 11 février à sa femme.]
On imagine assez facilement ces deux braves régents, l'un bourgeois, l'autre villageois, écoutant ces paroles sonores avec leur finesse italienne et en calculant tout bas la portée. Leur réponse fut courtoise mais réservée, comme il convient quand on ne sait pas trop où l'on va et quels peuvent être les retours de fortune dans l'avenir : « Pour combien de temps ces Français sont-ils là? Attention à ne pas nous compromettre! » Ils s'excusèrent de ne pouvoir rassembler le conseil avant le dimanche, ses membres étant trop dispersés, et de ne pouvoir alors envoyer des députés à l'armée française, la marche de celle-ci étant trop rapide. Mais ils écriraient leur réponse — qui, disons-le tout de suite, fut un refus. — Comme conclusion, ils fournirent à Monge une escorte de quatre hommes et un officier et le firent reconduire jusqu'à leur frontière.
Le 11 février au matin, Monge partit d'Ancône avec l'avant-garde et alla s'installer trois jours à Lorette, où bivouaquait l'armée du général Victor, en marche sur Rome. A sa grande indignation, il dut constater en arrivant que les objets les plus précieux avaient été retirés sur l'ordre du pape. D'où cette exclamation qui vaut « notre argent » de tout à l'heure : « Il n'a laissé, comme un voleur, que ce qu'il aurait été trop long à décrocher!... Nous saurons au juste ce que cela vaut; car le général veut que nous assistions à la pesée de toute cette chaudronnerie... Quant au tableau de Raphaël qui nous a été volé indignement et contre toutes les lois de la guerre, il faudra bien que le pape nous le rende ! » [Lettre du 11 février 1797.]
Deux jours après, Bonaparte arrivait à son tour. Il visita la Santa Casa avec Monge et ordonna d'envoyer au Directoire ce qui restait encore d'orfèvrerie. C'est ainsi que Monge adressa au Jardin des Plantes, destinataire inattendu, un bénitier de cristal de roche avec un goupillon de la même matière garni d'or émaillé.[Archives nationales, F7 A. 1275]. Sa tâche accomplie, Monge rejoignit de nouveau le général à Macerata, où il lui fit une belle conférence de géométrie descriptive, et l'accompagna à Tolentino, où fut négocié et signé, le 19 février, le traité de paix avec le pape. Pour Monge, cela se résumait à déplorer que le pape fût encore sauvé et se tirât de cet orage. Mais il excusait Bonaparte par la nécessité d'en finir pour aller rejoindre son armée du Tyrol. Et puis, si l'on avait aussitôt chassé le pape pour constituer la République romaine, « les riches se seraient sauvés en emportant leur argent, le reste aurait été gaspillé par les désordres inévitables en pareille occasion », et il ne serait rien resté pour soutenir la belle armée. Au lieu de cela, le pape devait payer une contribution de guerre de trente millions, partie en or, partie en diamants, et livrer des tableaux, sculptures et manuscrits. Les objets d'art, c'était l'affaire de Monge comme commissaire. Bonaparte lui donna, en outre, comme à un homme de confiance, la mission de surveiller l'estimation des diamants. [Lettre de Bonaparte à Monge et Berthollet le 19 février] « Le général en chef, écrivait-il en s'épanouissant, me témoigne encore plus d'amitié que Salicetti ; de manière que je suis véritablement l'enfant gâté de la République. » [Lettre du 18 février 1797 à Me Baur].
C'est ainsi que Monge se trouva amené à donner son avis dans une de ces affaires louches qui pullulaient autour de l'armée d'Italie. La prisée des diamants avait été confiée à un expert choisi par notre agent diplomatique Cacault [Archives nationales, AF111 77. Secrétairerie d'État, Relations extérieures]. Cet expert estima à neuf millions les pierres fournies pour acquitter une partie de la contribution. Aussitôt s'organisa contre lui toute une campagne de clabauderie pour raconter que c'était le double de leur valeur réelle et qu'il s'était laissé graisser la patte, avec la connivence probable de Cacault. A la tête de ce petit complot étaient deux marchands de diamants milanais, deux juifs très remuants et très riches, les frères Formiggine, que l'on voit figurer avec avantage dans les mémoires d'Hamelin pour une parure de saphirs offerte en 1802 à Joséphine. Les Formiggine soutenaient que les diamants valaient à peine cinq millions et leur plan, très simple, était de se les faire céder à ce prix. Ils étaient soutenus par un certain Haller, négociant suisse, ancien ami des deux Robespierre, administrateur des finances à l'armée d'Italie, qui prétendait défendre la même thèse dans l'intérêt des finances françaises et qui, à bout d'arguments, ne craignit pas d'écrire au ministre : « Les besoins immenses de l'armée nous obligent d'être un peu corsaires et nous ne pouvons pas trop nous livrer aux discussions, parce que leur résultat nous donnerait tort quelquefois. » [Lettre de Haller à Cacault du 1er avril 1797].
A ce moment, Monge passa quatre mois à Rome, occupé par ses diamants à peser et ses manuscrits à choisir, tandis que Bonaparte, réalisant toutes ses espérances, menait contre l'archiduc Charles la nouvelle campagne du Tagliamento et de Leoben.
[Monge s'émerveillait lui-même des cinq cents manuscrits qu'il avait tant de fois retournés, comparés et jugés avec une érudition imprévue. Mais à Paris on montrait moins d'admiration pour ses choix et les journaux du temps lui reprochaient de s'être laissé duper par la ruse italienne, comme d'avoir pris à Lorette des reliques sans valeur artistique (cf. de GONCOURT. La Société du Directoire, p. 289).]
Ses lettres de cette époque montrent avec quels sentiments de piété religieuse il accompagnait de ses vœux la marche en avant de notre armée. Le mot de religion n'est pas exagéré, et Monge lui-même l'emploie sans cesse pour raconter par quelles cérémonies pieuses il a célébré nos succès. C'est un « office solennel » que l'on répète dans toutes les formes liturgiques chaque fois que l'occasion s'en présente, victoire ou anniversaire, et dont Monge envoie chaque fois, avec une émotion joyeuse, les détails à sa femme.
Le 26 mars 1797, au moment où Bonaparte marche sur Rome et va signer la paix de Leoben (18 avril), Monge écrit : « Il fut arrêté entre nous qu'un arbre de la Liberté serait planté dans notre salle à manger, que cet arbre passerait à travers la table et que son feuillage formerait un dais à l'ombre duquel dîneraient les républicains; que cet arbre serait pris parmi ceux qui conservent toujours leurs feuilles et dont la verdure inspire la gaieté; que ce serait un arbousier, que chacun de nous s'empresserait à arroser tous les matins, et autour duquel on chanterait des hymnes patriotiques; enfin, qu'une pique surmontée d'un bonnet de la Liberté serait hissée au sommet de l'arbre. Tous ces arrêtés ont eu aujourd'hui leur exécution. Au dessert, un de nos jeunes adjoints a chanté la Marseillaise, les larmes l'ont interrompu; un autre a entonné le Chant du Départ, qu'il n'a pu achever de même que les larmes aux yeux. Le cœur battait à tous nos convives. Un bon Grec, qui nous aide pour le choix des manuscrits et qui est originaire de Sparte, nous disait avec attendrissement que les airs et les paroles de ces hymnes étaient dignes de son ancienne patrie. Je lui ai répondu tout bas : « Dites donc d'Athènes! » Enfin, nous avons fini par danser la Carmagnole autour de notre bel arbousier. »
Le lendemain 27, il écrit : « Nous avons célébré la prise de Trieste et la gloire de la République. Tous nos jeunes gens se sont naturellement placés en rond dans notre salon où était Cacault. Le célèbre musicien Kreutzer était au milieu, avec son violon, et ils ont chanté religieusement nos hymnes patriotiques. Le Père Petrini, le seul naturaliste de Rome, était avec nous. Il était ému jusqu'aux larmes et il m'a dit : « Je ne m'étonne plus si la République triomphe de tous ses ennemis. »
De même, le 14 juillet 1797.il écrira, toujours de Rome : « C'est la fête de la Conception de la République. Je célébrerai celle du 10 Août, qui est le jour de sa nativité, à Venise avec Berthollet et quelques autres bons patriotes que nous y connaissons, et, dans l'une et l'autre circonstance, les hymnes patriotiques seront chantés très religieusement. »
Évidemment, nous avons d'abord quelque envie de sourire en pensant à ces hommes graves dansant « très religieusement » autour de ce tabou surmonté par le bonnet phrygien. Nous devons pourtant nous incliner devant ce témoignage d'une foi ardente, d'une foi pour laquelle, comme pour les Romains de l'antiquité, la divinité était la patrie, mais avec cette fâcheuse différence que la religion proprement dite de la France, le catholicisme, au lieu de se confondre aux yeux de ces fanatiques avec la patrie, les exaspérait comme une concurrence.
Monge, qui a de tels élans patriotiques, ne trouve pas d'injures assez grossières pour traiter le pape de « charlatan impudent qui porte le pain à cacheter », les prêtres de « terroristes abominables qui empoisonnent notre vie entière », les processions de « farces pitoyables », etc. Quand on lit ces lettres en pensant que, dix ans après, Napoléon l'avait amené à offrir des cloches bénites et à figurer dans des cortèges avec l'évêque, on apprécie la valeur du changement.
Pour ne pas diminuer Monge dans l'esprit du lecteur, remarquons qu'il écrivait ainsi à la veille de Fructidor, dans un temps où toute l'armée d'Italie se croyait menacée par les progrès de la réaction parisienne, où Mme Monge lui exprimait des velléités d'émigrer et où lui-même répondait : « Y aura-t-il sûreté à Paris pour les pauvres républicains, et surtout pour ceux qui, comme moi, sont un peu haut sur la liste ?... » [Lettre du 21 juillet 1797]
Singulière réaction monarchique- que symbolisait le nom du directeur Carnot, et qui allait aboutir à son exil ! Mais, entre Carnot organisant la victoire à Paris et Bonaparte agissant à sa guise sur les champs de bataille, il y avait, outre les dissentiments politiques, une sorte de rivalité professionnelle.
Toutes les lettres de Monge à cette époque sont pleines d'une inquiétude, d'un découragement, d'une indignation que l'armée d'Italie, son chef compris, paraît avoir partagés avec lui et qui expliquent le rôle joué de loin par cette armée dans le coup d'État de Fructidor [Si Monge recevait alors des lettres de son ami Pache, elles devaient l'entretenir dans les mêmes sentiments. Car c'est le moment où Pache, attaqué en indemnité par une de ses victimes de 1793, entassait mémoire sur mémoire pour se défendre, en même temps que pour attaquer Carnot.]. En voici quelques extraits :
Le 20 mai, il s'agit d'un banquet donné à Rome en l'honneur de Canclaux, notre nouvel ambassadeur à Naples, que Monge maltraite fort. Trois petits Incroyables qui y assistaient n'ont-ils pas refusé de se lever quand on a chanté les chants patriotiques, suivant l'usage, « d'une manière religieuse »?
Le 18 juin, ayant fait à Naples une rapide excursion dans laquelle il visita le Vésuve, Herculanum et Pompéi, il écrit que, dans ce pays, l'hostilité est de plus en plus violente contre les Français. Le prince Borghèse et autres Romains y sont traités de jacobins et mis en quarantaine pour n'avoir pas eux-mêmes tenu à l'écart les Français.
Le 5 juillet, il est question « de cet indigne Paris qui, depuis le 14 juillet 1789, n'a rien fait de bien dans toute la Révolution que par le lâche sentiment de la peur ».
Le 15 juillet, tandis que les patriotes romains, réunis dans la salle à manger, chantent, fenêtres ouvertes, tous les hymnes patriotiques français, les commissaires, en les écoutant, se font entre eux la triste réflexion que les patriotes sont plus libres à Rome qu'ils ne le sont à la même heure à Paris et en France, où de pareils chants ne seraient peut-être pas soufferts.
Le 11 août, de Venise, où il est arrivé pour un mois le 24 juillet, il exprime une amertume encore plus profonde. Et pourtant, à ce moment, il devrait être satisfait de voir Bonaparte s'insurger nettement contre le Directoire. Le général indiscipliné a, malgré les instructions reçues, attaqué et combattu Venise, renversant un de ces gouvernements abjects contre lesquels Monge tonne sans cesse. Aux reproches qu'on lui adressait, il a répondu, le 30 juin, par une lettre virulente où l'on sent déjà gronder Brumaire : « Je vous le dis, et je parle au nom de quatre-vingt mille soldats, le temps où de lâches avocats et de misérables bavards faisaient guillotiner les soldats est passé; et, si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la barrière de Clichy avec leur général. Mais malheur à vous! » Le 15 juillet, il a exprimé, presque dans les mêmes termes, un sentiment que nous trouvons dans les lettres de Monge : « Le soldat demande à grands cris si, pour prix de ses fatigues et de six ans de guerre, il doit être, à son retour dans ses foyers, assassiné comme sont menacés de l'être tous les patriotes ! ... » [Voir une lettre de Monge en date du 2 août 1797]. Ainsi, Monge, qui a tout au moins l'écho de cette correspondance, devrait être satisfait. Voici pourtant ce qu'il écrit le 11 août 1797 :
« Tu me reproches de ne plus avoir d'enthousiasme... Hélas! quand on voit que la République est morte; quand il paraît certain que les émigrés et les prêtres viendront à bout de corrompre l'esprit public; quand on sent que les armées seront peut-être obligées de rentrer les armes à la main pour défendre le fruit de leurs victoires; quand il paraît certain que nous allons rentrer plus avant que jamais sous le joug des préjugés abrutissants; que le mot même de philosophe sera proscrit, etc., ma foi, ma chère amie, le zèle s'étonne et la gaieté s'envole avec l'espérance. D'ailleurs, voilà une soixantaine de patriotes fusillés à Turin. Tous nos amis à Rome, tous ceux qui avaient donné des marques d'amitié, sont actuellement aux galères à Civita-Vecchia... Rien de tout cela ne serait arrivé si ceux qui manient les destins d'une grande nation, pour son malheur et pour celui de l'univers, avaient eu l'âme assez grande. Mais des malfaiteurs et des imprudents ont arraché des mains de l'artiste le beau vase de cristal de roche qu'il venait de tailler et ils l'ont jeté à terre. Il est brisé pour jamais. Il est bien certain qu'ils seront l'opprobre de la postérité, que leurs noms seront à jamais maudits dans les siècles à venir. Mais le malheur de la France et celui de l'univers est produit sans ressources; et tant de peines, tant de travaux et tant de sang répandu seront non seulement perdus, mais n'auront servi qu'à aggraver nos chaînes et à augmenter le malheur du genre humain ! Au reste, les hommes sont trop méchants ! Ils ne valent pas les tourments qu'un homme sensible et ami du beau se donne pour eux ! »
Il est nécessaire de se remettre dans cette atmosphère d'inquiétude et de déception qui commence par nous dérouter, pour bien comprendre la reconnaissance fidèlement vouée par Monge au jeune général, grâce auquel, non seulement la patrie, mais le principe révolutionnaire triomphèrent.
Enfin, le 4 septembre 1797 (18 Fructidor), un coup d'État que Bonaparte avait, en quelque sorte, imposé au Directoire, venait rassurer Monge en expédiant à la Guyane un grand nombre de ceux qu'il maudissait sous le nom de Clichiens. Ce jour-là s'accusa au grand jour le désaccord entre Monge et Carnot, son ancien élève et ami, son chef au Comité de Salut public, promu, par la suite des événements, réactionnaire. Nous verrons, dans la suite, cette rupture s'accentuer quand Monge s'attachera décidément au char triomphant de Bonaparte, tandis que Carnot, plus fidèle à son passé républicain, se tiendra à l'écart du nouvel Empire.
En Fructidor, au moment où Carnot était exilé, Paris, redevenu jacobin, se souvenait de Monge pour lui donner une place dans la nouvelle forme de gouvernement. Lorsqu'il s'agit de remplacer Barthélémy, puis Carnot, comme directeurs, les 7 et 8 septembre, Monge fut les deux fois désigné par le Conseil des Cinq Cents et seulement écarté par le Conseil des Anciens en raison de son absence.
C'est alors que l'on élut Merlin de Douai et François de Neufchâteau. Le 14 mars 1798, il devait être encore question de Monge pour remplacer François de Neufchâteau; mais, cette fois, son nom ne recueillit qu'une faible minorité. D'ailleurs, Monge se jugeait bien lui-même quand, apprenant la nouvelle, il écrivait : « C'est une chose flatteuse; mais il vaudrait mieux me destiner à l'établissement de l'Instruction publique à laquelle j'ai longtemps pensé, que de me placer au timon des affaires, pour lequel je suis moins propre que beaucoup d'autres. »
Le séjour de Monge à Venise s'était prolongé du 24 juillet au 26 août. A ce moment, il se croyait bien libéré de sa mission et prêt à rentrer en France, où l'appelait le mariage décidé de sa seconde fille avec le conventionnel Eschassériaux. Tout au moins s'estimait-il certain de pouvoir s'échapper pendant un mois. Mais Bonaparte ne l'entendait pas ainsi. Il avait pris l'habitude de ce vieil ami, toujours prêt à l'admirer et à le servir partout où il lui plaisait de l'envoyer. Avec cet extraordinaire égoïsme qui présidait à ses amitiés les plus sincères, il fit venir Monge à Passariano [on écrit souvent aussi Passeriano], où les négociations de paix languissantes lui faisaient paraître le temps long, malgré la présence de sa femme et celle d'une assez nombreuse société masculine et féminine. Un beau jour, il écrivit à Monge et à Berthollet de venir passer un moment avec lui. Avant que la lettre arrivât, les deux savants étaient déjà partis d'eux-mêmes pour lui faire une visite de quelques heures, sans apporter aucun bagage. Une fois qu'il les tint, il ne les laissa plus partir et Monge dut écrire à sa femme qu'il était réduit à endosser les chemises de Bonaparte ou de Berthier, tandis que les bonnes femmes blanchissaient sa dépouille. [Biographie Eschassériaux]
A Passariano, Monge avait toutes les raisons pour désirer regagner Paris. Mais on ne résistait pas à Bonaparte, et Monge moins que personne. Il se laissa donc retenir de semaine en semaine. C'est ainsi que, pendant ces mois de vie commune, au cours des longues promenades sous les arbres centenaires, durant les causeries du soir, la liaison, qui s'était ébauchée dans leurs précédentes rencontres, prit le caractère d'intimité qu'elle devait garder jusqu'au bout. Monge, avec une certaine dureté de forme, avait des sentiments très vifs. Bonaparte lui prodiguait des amabilités dont le bonhomme se trouvait touché et reconnaissant, écrivant à sa femme avec attendrissement qu'on le traitait « en enfant gâté de la République ». Ainsi, connaissant l'habitude de Monge de dire son Benedicite républicain à la fin de chaque repas, Bonaparte commandait à la musique, même devant les envoyés autrichiens : « Jouez la Marseillaise pour Monge ! »
En même temps, le général le prenait pour confident de ses idées et de ses projets. Les lettres de Monge écrites de Passariano nous donnent parfois visiblement le reflet de la pensée de Bonaparte; mais un reflet quelque peu altéré, car les deux hommes ne se plaçaient pas au même point de vue. Pour Monge, ce qui dominait tout, c'était le triomphe un peu théorique de sa « religion républicaine ». Bonaparte, plus positif, pensait d'abord au résultat matériel et au succès militaire. Mais, pour des motifs différents, ils s'entendaient sur le compte des avocats du Directoire : Monge, parce qu'ils pouvaient ramener le règne du clergé ; Bonaparte, parce que les efforts de la réaction à Paris encourageaient les négociateurs autrichiens à lui résister. Ce n'était pas tant la paix qu'il désirait, comme on lui en savait gré à Paris, que l'immobilisation d'un ennemi pour pouvoir écraser l'autre. Il envisageait les conséquences lointaines, alors que Monge voyait seulement le côté immédiat.
Souvent, les conversations portaient sur un grand sujet qui séduisait à la fois leurs deux imaginations, également ardentes, et qui devait plus tard les réunir de nouveau : l'idée d'aller combattre l'Angleterre en Egypte, d'occuper Malte, etc. Les lettres de Monge, comme la correspondance de Bonaparte avec Paris, montrent ce projet se développant peu à peu et laissent voir que tous deux, dès cette époque, avaient dû beaucoup parler d'une expédition en Egypte, tout au moins comme d'un beau rêve. [Arnault. Souvenirs, III, 296]. Monge, très frappé des monuments égyptiens qu'il avait vus à Rome, excitait le général dans cette pensée, et Bonaparte commençait à étudier les moyens de corruption qui pourraient un jour lui livrer Malte.
D'autres fois, Bonaparte, suivant une habitude qui lui fut toujours familière, organisait de véritables conférences ou des discussions suivies sur un sujet donné. « Hier soir, écrit Monge le 30 août [Lettre du 30 août 1797], il a rassemblé son état-major et il a voulu me faire parler sur ma pauvre géométrie descriptive. Je m'en suis tiré de mon mieux et, après la séance, tout le monde s'est écrié que c'était un bon signe pour la paix. Car, à Macerata, la veille d'arriver à Tolentino, nous avions déjà eu une séance qui a été suivie du traité de paix avec Rome, et on présume de là que nous allons avoir la paix avec l'Empereur. Ne conclus cependant rien de mon bavardage, car il n'y a encore que les premières visites de politesse qui soient faites et même le général, qui devait aujourd'hui aller à Udine rendre aux plénipotentiaires leur visite et dîner avec eux, n'a pu le faire à cause d'une colique qui l'a retenu au lit toute la journée... Le Directoire demande la paix à cor et à cri. Ne serait-ce pas l'effet des machinations de nos ennemis?... Nous sommes en si bonne posture pour faire la guerre, du moins en Italie, que, si Bonaparte tirait encore une fois le sabre, nous ne pourrions faire qu'une paix avantageuse. D'ailleurs, il ne faut pas que le Directoire compte sur l'amitié d'aucun roi. Nous ne pouvons avoir d'amis que dans des républiques filles de la grande nation... Nous pourrions aujourd'hui démocratiser l'Europe et, quand nous serons désarmés, nous aurons peut-être bien de la peine à rester nous-mêmes démocrates... »
Les occupations de Passariano n'étaient pas toujours aussi sérieuses, et il faut se représenter aussi Bonaparte jouant aux échecs avec Monge, sans vouloir s'astreindre à suivre la marche des pièces, ou, plus simplement encore, jouant au jeu de l'oie avec le poète Arnault. Certain soir, raconte celui-ci [Souvenirs, III, 295], « quand le comte de Cobentzel fut parti pour Udine, où il retournait tous les soirs avec M. de Gallo (plénipotentiaire de François II), comme il fallait occuper tout le monde, Mme Bonaparte proposa une partie de vingt et un. Le général ne voulut pas en être : « Voilà mon jeu à moi, me dit-il en me faisant signe de venir auprès de lui, le savez-vous? Voulez-vous faire une partie ?... » A quoi ? Aux échecs ? Aux dames ? Aux dominos ? Non, lecteur, à l'oie! C'est tout de bon qu'il y jouait. Comptant les cases avec sa marque comme un écolier, et se dépitant comme un écolier aussi quand les dés ne lui étaient pas favorables; n'entrant au cabaret qu'avec humeur et trichant de peur de tomber dans le puits ou d'aller en prison !... Après avoir tenté deux ou trois fois la fortune au noble jeu renouvelé des Grecs, il porta toute son attention sur une discussion assez animée qui s'était élevée... De temps en temps, il y plaçait son mot pour la rallumer, comme on souffle sur un feu près de s'éteindre, et riait de bon cœur à voir et à entendre Comeiras, qui était seul de son avis, se démenant, faisant feu des quatre pieds... » Un autre soir, toute la société, y compris Bonaparte et sa femme, se transporte à Udine pour voir, sur un théâtre de province, une troupe d'amateurs représenter la Mort de César, de Voltaire...
Enfin, la paix fut conclue, d'autant plus facilement que la France, après Fructidor, parut moins la désirer. Le 18 octobre 1797, à une heure du matin, fut signé un traité que l'on data du 17 et du petit village de Campo-Formio situé entre les deux armées : village dans lequel on ne se rendit même pas, parce qu'il ne présentait pas de local convenable. Bonaparte se souvint alors enfin que Monge désirait depuis longtemps rentrer à Paris et l'envoya porter la grande nouvelle avec son autre ami Berthier, qui devait être également impatient d'aller retrouver Mme Visconti [Arnault. Souvenirs, III, 9]. Parti aussitôt, Monge franchit la distance en huit jours et arriva à Paris dans la nuit du 25 au 26 octobre, pour y reprendre pied bien peu de temps.
J'ai laissé de côté jusqu'ici le travail même de la commission, le choix, l'emballage et le transport à Paris des objets recueillis. C'est, dans une biographie de Monge, un côté fort accessoire, malgré toute la peine que ce travail lui a donnée et le temps qu'il lui a pris, mais un côté qui le montre sous un jour nouveau et qui, par lui-même, n'est pas sans intérêt. On nous pardonnera de donner à ce propos quelques détails peu connus. [Les documents abondent aux Archives nationales et quelques-uns présentent les choses sous un jour très pittoresque, notamment dans les lettres de Cacault. D'après les souvenirs de famille enregistrés dans la biographie Eschassériaux, Monge aurait pris à tout ce côté matériel une part très importante].
Le premier point à noter est la rigueur tout administrative avec laquelle s'accomplissent ces opérations (aussi bien que les jugements les plus précipités du tribunal révolutionnaire). Une population de scribes imperturbables a continué à fonctionner à travers tous les désordres de la Révolution et peut-être avec d'autant plus de régularité dans la forme qu'il y avait plus d'irrégularité dans le fond. Les prélèvements n'avaient rien d'arbitraire, mais étaient strictement prévus par des traités : vingt tableaux au choix pour le duc de Parme, autant pour le duc de Modène, cent tableaux ou sculptures pour le pape, cinq cents manuscrits à Rome, autant à Venise avec vingt tableaux, etc. Et, quand il s'agit d'y ajouter quelque chose, on n'use pas de la force, mais on négocie par voie d'échange.
[Voir, par exemple, la négociation relative aux caractères orientaux de la Propagande, collection unique permettant d'imprimer dans toutes les langues (lettre de Monge, commissaire, du 27 avril 1797; Arch. nat. F17 A, 1275). N'ayant pas spécifié dans le Traité de Tolentino la remise des poinçons, on dut se contenter de faire frapper des matrices aux frais de la France.]
La commission tient des registres distincts pour les œuvres d'art, les livres et manuscrits, les objets de science. Chaque opération s'exécute en présence des représentants du gouvernement que l'on dépouille et donne lieu à un procès-verbal signé par tous les commissaires présents, procès-verbal qui est recopié en trois expéditions : pour le ministre des Relations extérieures, pour le commissaire du Directoire exécutif près l'armée d'Italie, et pour la commission elle-même [Archives nationales, F17 A, 1275. Un tableau complet mentionnant tous les prélèvements faits à Rome se trouve dans le carton AF111, 78]. Par exemple, dans le cas des manuscrits, tâche particulièrement réservée à Monge, il s'agit de rechercher des ouvrages de choix signalés par Paris et d'en découvrir d'autres, comme certain rouleau du Pentateuque en hébreu, donné en 1308 par les Juifs au général des Dominicains, sur lequel Monge ne put retrouver deux inscriptions hébraïque et latine signalées par Montfaucon [Lettre de Monge comme commissaire, datée de Bologne, du 4 octobre 1796. Arch. nat. F17 A 1275], ou encore une fameuse anthologie que l'on fut longtemps à obtenir dans la bibliothèque du Vatican. On opère un premier choix, trop abondant, puis on trie de manière à ne pas dépasser les chiffres prévus.
Les emballages d'œuvres d'art sont faits avec des précautions minutieuses et dans la préoccupation constante de ce que penserait l'Europe civilisée s'il arrivait quelque accident à un chef-d'œuvre universellement admiré. Pour les tableaux, c'est un travail souvent difficile. De nombreuses peintures sur toile ont leur toile rongée et brûlée par le temps. Et, cependant, il faut arriver à les enrouler sur de longs rouleaux de bois sans faire de plis, sans soulever d'écailles. Les panneaux de bois mince et fragile sur lesquels d'autres sont peints, comme la Transfiguration de Raphaël, tombent parfois en poussière. [En prenant possession de la Transfiguration de Raphaël, les commissaires dressent un procès-verbal constatant que le tableau est percé de grands trous par les vers, que le bois du parquet est vermoulu, que la peinture est écaillée en plusieurs endroits et que tout le tableau est dans un état de délabrement affreux.] Puis, il faut les enfermer dans des caisses étanches pour les garantir de l'humidité, avec des revêtements successifs de goudron, de toile cirée, de paille, etc. Un rapport,entre autres, dit : «Les objets de sculpture ont été renfermés sous nos yeux, chacun dans une caisse particulière, garnie de diaphragmes découpés suivant la forme des objets et qui les saisissent dans leurs parties massives. Entre ces diaphragmes et la statue, on a placé un morceau double d'étoffe en laine qui, étant comprimée, augmente l'étendue du contact... [3 juin 1797]. Les chars ont tous été faits à dessein. Les brancards sont couverts de madriers en travers et contigus qui forment un plancher sur lequel repose la charge, non immédiatement, mais au moyen d'une suite contiguë de rouleaux de nattes de jonc qui forment ressorts et qui amortissent les secousses [Archives nationales, F17 A, 1275]. Le plancher est horizontal lorsque le char est sur un terrain à niveau. Chaque char est attelé d'abord de deux bœufs forts et capables d'être maîtres du timon, et ensuite de six paires de bœufs en avant qui n'ont d'autre fonction que de tirer... Chacun de nos convois, formé d'environ douze chars, est suivi de plusieurs voitures qui portent les pièces de rechange et tous les agrès nécessaires. C'est réellement un beau spectacle... Quant aux tableaux, ceux de forte dimension qui étaient sur toile ont été roulés sous nos yeux autour d'un cylindre de grand diamètre, les plus larges dessous, et, sur ceux-ci, ceux qui étaient plus étroits. Entre chaque révolution, on trouve un lit de feuilles de papier blanc. Le tout enveloppé d'une toile et bien serré au moyen d'une bande roulée en hélice autour du cylindre, d'abord dans un sens puis dans l'autre, en sorte que tout mouvement est impossible. Toutes les caisses de tableaux ont d'abord été goudronnées au dehors pour être à l'abri de l'humidité, puis recouvertes d'une toile cirée, ensuite emballées avec de la paille, enfin chargées comme les caisses des statues sur des rouleaux de nattes de jonc. » Chaque caisse était en outre scellée du sceau de la Commission.
Il y eut une série d'envois successifs provenant de la haute Italie, puis de Rome, enfin de Venise : celui de Rome, le plus important, subdivisé en cinq convois. Chacun d'eux subit une série de vicissitudes, tenant à la difficulté de transporter à de pareilles distances ces énormes et précieuses masses, dans un temps où il fallait circuler péniblement sur de mauvaises routes, souvent peu sûres, ou sur des fleuves torrentueux comme le Rhône et où, si l'on empruntait la voie de mer, on risquait de rencontrer des navires ennemis.
La première récolte avait été faite à Milan, Crémone, Pavie, Parme, Modène, Bologne, Cento et Ferrare. Elle comprenait la Sainte Cécile de Raphaël et le Saint Jérôme du Corrège. La majeure partie de ce convoi mit un an entier pour parvenir à Paris. On l'avait réuni en juillet 1796 à Cortone et il devait passer par le col de Tende, sous la direction de La Billardière. Mais, à ce moment, le pays était infesté de brigands qu'on nommait les Barbets. Par crainte de les rencontrer et d'être pillé en route, La Billardière rétrograda jusqu'à Coni où il laissa la moitié de ses caisses, les plus lourdes, et il passa avec le reste par le Mont Cenis. Il arriva ainsi à Paris, le 8 novembre 1796, mais causa une déception profonde, exprimée dans un rapport du peintre Lebrun, le 15 novembre, parce qu'on crut que c'était la totalité du convoi [Archives nationales, F17 A 1279]. « Les tableaux, disait Lebrun, sont frappés d'une médiocrité telle qu'il est honteux de n'avoir pas fait un autre choix. » Les commissaires avaient eu soin d'indiquer sur l'emballage de chaque caisse sa destination [Archives nationales, F17 A 1275] : les tableaux, dessins et antiquités devant aller au Muséum des Arts; les éditions anciennes et manuscrits antiques à la Bibliothèque nationale; les objets d'histoire naturelle au Jardin des Plantes; les livres modernes de science à l'Institut; une caisse de machines de physique à l'École polytechnique que Monge n'avait pas oubliée [Voir une brochure du colonel de Rochas sur les envois de Rome à l'École polytechnique, publiée à l'occasion du Centenaire. L'École possède deux lettres de Monge relatives à ces envois, datées du 30 mars et du 27 avril 1797].
C'est ainsi que le Jardin des Plantes reçut les herbiers de Haller et de Aldrovando, la collection des substances volcaniques de Spallanzani, des cristaux de roche, des fossiles, des marbres, une pépite d'or, etc.; l'École polytechnique, un microscope solaire et un microscope de nuit venant de Bologne, une chambre obscure en bois d'acajou et quelques ouvrages de science italiens. Cet envoi, destiné à l'École polytechnique, avait été spécialement choisi par Monge, qui y joignit plus tard une machine électrique anglaise et une caisse de « précipité rouge » venant de Milan, ainsi qu'une collection des œuvres de Piranèse achetée à Rome. La lettre de Monge accompagnant ce dernier envoi signalait qu'on y trouverait un exemplaire du Dante en trois volumes, acheté pour lui-même : indice à retenir sur ses goûts littéraires [Lettre de Monge au Conseil de l'École polytechnique, datée de Rome, 15 juin 1797 (Archives de l'École polytechnique)].
Quant aux vingt-trois caisses de tableaux qui constituaient la partie la plus intéressante de cet envoi, revenues de Tortone à Coni, elles furent plus tard amenées à Gênes, sous la protection de trois cents hommes. Le 3 décembre, elles y parvenaient intactes, à l'exception d'une seule, volée en route, qui contenait la donation faite à l'église de Ravenne en 490. Là, elles furent rejointes par vingt-huit caisses venant de Modène. On embarqua le tout sous la direction du commissaire Escudier et, le 15 décembre, on débarqua le convoi à Toulon. Mais ce n'était pas la fin de ses aventures. Le Directoire, en mal d'argent, était incapable de payer le transport à Paris et, en attendant que l'armée d'Italie en fît les frais, on laissa les tableaux passer l'hiver à Toulon sous quelque hangar, au navrement des commissaires, qui se sentaient responsables de leur détérioration. C'est le 5 juillet seulement qu'Escudier put se mettre en route avec eux, pour arriver à Paris le matin du 31 juillet par la barrière des Gobelins. Pendant tout ce temps, Monge s'était lamenté sur le sort de sa Sainte Cécile dont il « était amoureux » et qu'il engageait sa famille à aller admirer. Les caisses reposèrent alors longtemps dans les salles basses du « Muséum des Arts ». Finalement, l'exposition eut lieu au Louvre, le 6 février 1798. Dans l'intervalle, Monge avait eu le temps de revenir à Paris et d'en repartir.
A Rome, les prélèvements furent commencés du 29 juillet au 23 septembre 1796, après l'armistice, puis repris du 23 février 1797 au 16 juin 1797, après le traité de Tolentino. Il s'agissait là des tableaux et des statues les plus célèbres, souvent de dimensions considérables [Voir une liste dans Notes et Correspondance de Redon de Belleville. I, 219]. On en fit cinq convois, dont quatre furent transportés par terre à Livourne et le cinquième, contenant des pièces énormes, comme les Deux Fleuves, envoyé directement par le Tibre. Une gravure du temps, que nous reproduisons, montre l'aspect imposant de tous ces chars conduits par leurs paires de bœufs et se succédant à la file sur une route italienne. On avait songé un moment à les faire amener jusqu'à Paris par des buffles romains que l'on voulait acclimater en France et dont on escomptait l'arrivée imposante sur les bords de la Seine. Mais il fallut y renoncer, par crainte d'une épizootie.
Le premier convoi de onze chariots, parti de Rome le 24 mars 1797, traversa la Toscane en avril et arriva à Livourne à la fin de mai. Il comprenait, entre autres, le Gladiateur mourant, la Vénus accroupie, Thalie, Clio, la Sainte Pétronille du Guerchin, le Saint Jérôme du Dominiquin, etc. Il devait primitivement passer par Tortone et Gênes. La paix faite avec l'Empereur permit de suivre la route plus directe de Sienne à Gênes.
Dans le second convoi on remarquait le Laocoon du Vatican, l'Apollon, le Torse du Belvédère, si cher à Michel-Ange, l'Ariadne, l'Antinoüs, etc., avec la Transfiguration et le Martyre de saint Pierre, et des caisses de livres : au total treize chars, plus quatre autres portant les agrès nécessaires. Le tout se mit en route le 11 mai, pour aller rejoindre le premier convoi à Livourne.
[Suivant une coutume qui ne choquait personne à cette époque, on avait fait accompagner le convoi par « un habile restaurateur nommé Mariano », emportant des morceaux de Paros pour restaurer le Laocoon. (Lettre des commissaires du 11 mai 1779. Archives nat., F17 A. 1275.)]
Le troisième convoi partit le 10 juin, surveillé par le peintre Gros et le sculpteur Gaulle. Il subit une attaque à Viterbe, et Gros dut aller demander du secours. Il fut rendu à Livourne le 12 juillet. Il apportait vingt-trois statues, dont le Tireur d'épine en bronze, le Faune jouant de la flûte, la Cléopâtre couchée, un sphinx en granit rouge, etc.
Le quatrième convoi comprenait Polymnie, Melpotnène, Terpsichore et de grands candélabres antiques en marbre. On y avait joint trois caisses contenant des statues de bronze que Mme Bonaparte avait chargé les commissaires d'acheter pour elle, et qui furent en définitive gracieusement payées par le pape. Il partit de Rome le 4 juillet et vint se réunir aux autres à Livourne, où arrivèrent encore, quelques jours plus tard, les cinq cents manuscrits de Rome spécialement choisis par Monge « dans neuf caisses de noyer recouvertes en toile cirée », une caisse contenant du vélin pour les peintures du Jardin des Plantes et une collection de caractères orientaux provenant de la Propagande, qui, n'ayant pas été mentionnée dans le traité, avait fait l'objet spécial de toute une négociation. Ces convois voyageaient aux frais du gouvernement romain, escortés par ses troupes, et les commissaires n'avaient à payer que les gratifications extraordinaires.
Tout ayant été ainsi concentré à Livourne et mis sous la garde de notre consul Redon de Belleville, celui-ci organisa l'embarquement.
Ce ne fut pas sans peine. Le 21 juillet 1797, Thouin écrivait de Livourne à Monge, alors à Venise, pour le prier d'en causer avec Bonaparte. « On a, disait-il, demandé, par plusieurs lettres, une petite escadre pour accompagner le convoi de Livourne en France (deux vaisseaux et trois frégates). Les réponses ont été évasives ou nulles. Les Anglais tiennent la mer et seraient aussi fiers de prendre le convoi qu'une colonie. Puis, une fois en France, il faudra des fonds. L'exemple du convoi de haute Italie resté à Toulon tout l'hiver doit faire trembler. »
Enfin, Redon de Belleville réussit à noliser treize tartanes dans les ports italiens et à les faire escorter par trois avisos et un chebek. On y avait chargé les cent vingt caisses et, en outre, « d'ordre du Général »,les chars avec tous les palonniers et harnais nécessaires, les chaînes pour attacher les caisses, les leviers, etc. Enfin, dans la nuit du 9 au 10 août, à minuit, on mit à la voile par un temps superbe et un vent favorable, sous la conduite des deux commissaires, et, le 15 août, on débarqua à Marseille où les caisses furent entreposées jusqu'au 14 septembre. Les embarras pécuniaires recommençaient. On ne s'en tira que lorsque Bonaparte déclara prendre les frais à la charge de l'armée d'Italie. Mais on avait perdu tellement de temps en pourparlers que les difficultés matérielles, résultant de la saison trop avancée, se substituèrent aux ennuis d'argent. On remonta bien le Rhône jusqu'à Arles. Mais, une fois là, les bateliers déclarèrent qu'on ne pouvait plus continuer le voyage [Archives nationales F17 A 1275]. Comme toujours à cette époque, des soupçons de vénalité vinrent encore compliquer les choses. Les commissaires avaient fait des contrats qui suscitaient des demandes d'indemnité. A Paris, on s'imaginait qu'il y avait eu un tour joué pour mettre les objets en dépôt et toucher quelque chose sur les frais de magasinage. Certains proposaient de gagner triomphalement Paris par terre. Les autres répondaient que le délabrement des routes depuis sept ans rendait tout trajet de ce genre impossible. Enfin, le 31 décembre, Paris envoya l'ordre d'embarquer. Les commissaires, quoique leur responsabilité se trouvât dégagée par cet ordre, furent émus par la crainte de rencontrer des glaces qui engouffreraient le précieux convoi dans le Rhône. Thoin écrivit aussitôt à Berthollet, le 2 janvier 1798, pour le prier d'intervenir, et obtint par lui la permission de différer jusqu'au printemps.
Pendant ce temps, les derniers prélèvements avaient été terminés à Venise. Ils comprenaient, outre vingt tableaux, cinq cents manuscrits, dans le choix desquels Monge était particulièrement intervenu [Archives nationales F17 1275]. En outre, le 4 août 1797, les commissaires écrivaient à Bonaparte : « Venise possède quatre chevaux monumentaux grecs qui seraient un digne ornement d'une de nos places; mais, astreints aux termes du traité, nous éprouvons le regret de les laisser en arrière. Nous vous proposons un moyen de les obtenir. C'est de limiter le choix des tableaux à seize et les quatre tableaux seront remplacés par les chevaux. » L'échange eut lieu, en effet. Et c'est ainsi que le quadrige voyageur, après être venu de Rhodes à Byzance et de Byzance à Saint-Marc de Venise, alla faire une station de quelques années sur l'Arc de Triomphe du Carrousel. Le 17 septembre 1797, les quatre chevaux et le lion de Saint-Marc [L'enlèvement du lion fut critiqué par Tinet, qui n'y avait pas participé, comme ne répondant à aucun intérêt artistique] ayant été emballés, ainsi que les tableaux et les livres, le registre des actes de la commission fut clos et la Commission des Sciences et Arts déclarée dissoute. Une brochure de vingt-sept pages in-folio, que Coutier avait fait imprimer, fixa la « Liste des principaux objets de Science et d'Art recueillis en Italie par la Commission du gouvernement français », en établissant cinq divisions : 1° peinture, 2° sculpture, 3° antiquités, 4° livres et manuscrits, 5° histoire naturelle.
Ce convoi de Venise gagna Livourne par terre, puis, par mer, Toulon, où une première escadre arriva le 22 janvier, bientôt suivie par une autre. Le 28 février, les quarante-cinq caisses de Venise, chargées sur l'allège la Créole d'Arles, se mirent en route pour Arles. Là, on les joignit au grand convoi de Rome, sans attendre le second envoi de Venise comprenant les Chevaux de Saint-Marc (qui partit seulement de Toulon pour Arles le 28 avril) et, le 30 mars, le tout, chargé sur dix bateaux, commença à remonter lentement le Rhône. Le 8 mai, on franchissait avec joie le passage difficile de Pont-Saint-Esprit. Puis, à partir de Digoin, on gagna la Seine par les canaux du Centre et de Briare, non sans s'attarder en route, et, le 27 juillet 1798, on fit enfin à Paris une entrée triomphale qui, depuis le Jardin des Plantes jusqu'au Louvre, dura deux jours. Les gravures du temps représentent, sur une grande piste circulaire plantée de cyprès, autour de la statue de la Liberté, la longue file des chars couronnés de feuillage, les chevaux de Saint-Marc, des chameaux d'Afrique, des ours de Berne, dominés par un aérostat, et l'on peut s'imaginer ce triomphe romain complété par l'accompagnement obligé de discours et de cantates. [Cf. Saunier, loc. cit., p. 46; de GONCOURT, la Société pendant le Directoire, et la brochure sur la Fête de la Liberté et entrée triomphale des objets des Sciences et des Arts recueillis en Italie.]
Dès lors, l'histoire de tous ces envois cesse d'intéresser Monge pour se confondre avec celle du Musée du Louvre pendant l'Empire : 9 novembre 1799, exposition des tableaux de Venise, Vérone, Mantoue, Rome; 19 mars 1800, exposition des envois de Florence et de Turin; 8 novembre 1800, ouverture du Musée des Antiques, qui reçut seulement en 1801 les grands marbres de Rome. Dans ce séjour de seize ans à Paris, tableaux et marbres furent l'objet de rentoilages et de restaurations que l'on considérait à l'époque indistinctement comme des titres de gloire. Par contre, il y avait eu, malgré toutes les précautions prises, quelques inévitables accidents, des caisses perdues ou volées en route, des toiles frottées l'une contre l'autre par les garçons de salles ou percées par les échelles des ouvriers. Les tableaux ne gagnent jamais à voyager. Comme mot de la fin, on raconte que, lorsqu'on aménagea le Louvre pour le sacre de Marie-Louise, Napoléon, emporté un instant par son impatience habituelle, se serait écrié, dans une boutade qui, bien entendu, n'émut personne : « Les toiles gênent, eh bien ! qu'on les brûle! »
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