Cette biographie est parue dans un fascicule sans indication d'auteur, publié à l'occasion du décès de Elie Reumaux (1922). Ce meme fascicule contenait les discours aux funérailles.
" De la vie des hommes qui ont marqué leur passage d'une manière durable, recueillons pieusement pour renseignement de la postérité jusqu'aux moindres paroles, aux moindres actes propres à faire connaître les aiguillons de leurs grandes âmes ". PASTEUR. |
Monsieur ELIE REUMAUX naquit le 13 novembre 1838 à Wemaers-Cappel d'une très ancienne famille de Flandre et passa toute sa première jeunesse parmi les laborieuses populations flamandes dont les qualités traditionnelles d'ordre, de travail opiniâtre et méthodique ont, de tout temps, formé des hommes de caractère et de devoir. Ce goût pour le travail, cette persévérance dans l'effort, servis par un remarquable esprit d'organisation, devaient faire de lui un des hommes les plus éminents de son temps.
La famille Reumaux était originaire de Comines. Lors de l'annexion de la Flandre à la France, vers 1665, un de ses aïeux vint s'établir près de Cassel, à Bavinchove ; on peut encore voir sa pierre tombale dans l'église de cette commune.
Un de ses petits-fils s'installa à Zuydpeene et plus tard, à Zermezeele, dont il fut maire. Désigné comme suspect en 1793, il fut emmené à Arras où Joseph Lebon devait le juger ; mais le 9 Thermidor le sauva et il fut renvoyé dans ses foyers. Il avait un fils, Winoc Reumaux, qui mourut à l'âge de 48 ans, laissant trois fils et trois filles. L'un de ces fils, Benoît Reumaux, reprit une exploitation agricole de famille à Wemaers-Cappel et épousa Virginie Winckeel, d'Herzeele.
De ce mariage naquirent neuf enfants, sept fils et deux filles. Elie Reumaux était le second enfant et l'aîné des fils. Benoît Reumaux avait un frère, Louis, Doyen de Bailleul, doué d'une intelligence remarquable, qui l'engagea à donner à ses enfants une instruction supérieure.
C'est ainsi que le fils aîné, Elie, fut envoyé en 1849, âgé de onze ans, au collège mixte d'Hazebrouck, institution dirigée par l'abbé Dehaene, mais où l'enseignement était donné par des maîtres universitaires. Elie Reumaux y resta huit années, en sortit avec le baccalauréat ès-lettres et se rendit alors à Dunkerque, au collège des Dunes, pour y préparer le baccalauréat ès-sciences. Il en subit les épreuves avec succès, en 1867, à Lille, devant un jury présidé par Pasteur, qui était à cette époque Doyen de la Faculté des Sciences.
Muni de son double diplôme de bachelier et désirant se présenter à l'École Polytechnique, il partit en janvier 1858 à Paris et suivit les cours du Lycée Charlemagne ; pour raisons de santé, il dut renoncer à l'École Polytechnique, mais sans se décourager, il se présenta à l'École Nationale Supérieure des Mines où il fut admis le 10 novembre 1859.
Outre son frère Tobie, étudiant en médecine à cette époque, Elie Reumaux avait pour camarades habituels Adolphe Carnot, Cambon, de Lapparent, pour ne citer que les plus connus, et fréquentait M. Ignace Plichon, Député du Nord, homme affable, qui l'accueillit maintes fois chez lui.
Après trois années de travail assidu, Elie Reumaux reçut le " brevet " du Conseil de l'École, le 30 mai 1863 (on appelait ainsi, à cette époque, le diplôme d'ingénieur civil des Mines).
M. Plichon le fit entrer aux Mines de Béthune qu'il quitta un an après pour Cauchy-à-la-Tour. - L'impulsion qu'il donna à ce charbonnage le fit de suite distinguer.
C'était l'époque où le bassin du Pas-de-Calais, découvert 10 ans auparavant, commençait à être mis en valeur. Dans tout le pays, le sous-sol avait été exploré, les limites du terrain houiller se précisaient et de hardis industriels se groupaient pour l'exploitation de ce nouveau gisement qui devait transformer, avec une prodigieuse rapidité, une région jusque-là purement agricole en un des grands centres houillers d'Europe.
Parmi les nouvelles entreprises, se trouvait la Société des Mines de Lens, constituée en 1882 par un groupe d'industriels Lillois.
Ses débuts avaient été difficiles et en 1856, ses fondateurs avaient fait appel à la collaboration du gendre de l'un d'entre eux, M. Edouard Bollaert, alors ingénieur ordinaire des Ponts et Chaussées, à Lille. M. Bollaert, qui avait contribué par ses conseils à l'exploration du gisement, fut nommé Agent Général de la Société. [Édouard Jacques François Bollaert (1813-1976 ; X 1833), était le père de Félix Flavien Aimé Bollaert (1855-1936 ; X 1876)]
Dès lors, la Société des Mines de Lens se développa rapidement et en l'espace de 10 années, 4 puits furent foncés, mis en service et reliés par voie ferrée au canal de la Deûle à Pont-à-Vendin.
Devant l'importance des travaux à étudier et à exécuter, M. Edouard Bollaert vit la nécessité de s'adjoindre un ingénieur spécialement chargé de la direction des travaux du fond, que les questions d'organisation générale ne lui permettaient plus d'assurer entièrement. M. Daubrée, alors Directeur de l'Ecole Nationale Supérieure de Paris, signala d'une manière toute personnelle à M. Bollaert les mérites du jeune Ingénieur Reumaux " que ses aptitudes extraordinaires auraient dû faire sortir le premier de sa promotion ".
M. Bollaert le fit venir, le jugea d'un coup d'oeil et le proposa à son Conseil d'Administration. Celui-ci, par mesure d'économie, sans doute, hésitait à renforcer sa direction technique. M. Bollaert insista et alla jusqu'à déclarer que si l'aide d'un technicien si capable de développer l'affaire lui était refusée, il préférerait renoncer à diriger la Société.
Devant une telle déclaration, le Conseil fit droit à la proposition de son Agent Général et le 1er mai 1866, M. Elie Reumaux, ingénieur civil des Mines, fut nommé ingénieur en Chef de la Société des Mines de Lens. Il était alors âgé de 27 ans.
Ces deux hommes éminents, d'une intelligence et d'une science égales, l'un déjà mûri par l'expérience, l'autre plein d'une ardeur juvénile et d'une confiance que ni l'âge, ni l'adversité ne pourront abattre, vont dès lors concevoir, organiser et exécuter en parfaite harmonie un programme de travaux qui, en peu d'années, élèvera la Société des Mines de Lens au premier rang de l'industrie minérale française. Resté seul après la mort de M. Edouard Bollaert auquel il succéda en 1898, M. Reumaux poursuivra l'oeuvre commune, la développant sans cesse, faisant des Mines de Lens un véritable monument industriel.
En 1866, la production de Lens était d'environ 350.000 tonnes. En 1872, elle atteignait 500.000 tonnes et le problème se posa de charger une partie importante de ce tonnage dans les péniches de la Deûle à Pont-à-Vendin. M. Reumaux y construisit un quai d'embarquement, achevé en 1873. Cette installation, à peine modifiée depuis, reste encore aujourd'hui un modèle parfait dans tous ses détails et d'une économie qui n'a pas été dépassée.
A la même époque commencèrent les travaux de fonçage du puits No 5, au milieu de difficultés incessantes causées par d'énormes venues d'eau, contre lesquelles on ne possédait alors que le moyen de l'exhaure directe. " C'était, disait plus tard M. le Président Motte, une lutte difficile contre les forces aveugles de la nature, et pour vaincre, il fallut toute l'habileté de l'ingénieur, toute l'autorité et l'énergie du chef, toute l'expérience du praticien. Le puits fut creusé, les installations du jour s'élevèrent, remarquables par leur conception toute nouvelle, par leur puissance, par l'élégance de leur silhouette. Ce fut la première fosse moderne à grande production ". Mais il fallut cinq ans de travail acharné pour en mener à bien l'achèvement.
Le développement de l'industrie minière met alors à chaque instant l'ingénieur'devant de nouvelles difficultés, devant de nouveaux problèmes ; M. Reumaux les résoud par de nombreuses inventions. Il perfectionne l'ancien matériel, en crée de nouveau ; ses appareils de criblage et de triage, ses taquets hydrauliques se répandent dans tout le bassin ; il invente, met au point, réalise de nombreux dispositifs destinés à assurer la sécurité du personnel dans les descentes ou les manoeuvres ; la plupart des Compagnies les adoptent. En récompense de ces travaux, il reçoit en 1879, des mains de M. de Freycinet, Ministre des Travaux Publics, la Croix de la Légion d'Honneur.
Entre temps, la Société de Lens avait acquis la concession de Douvrin avec un puits qui devint le N° 6, et le creusement des deux puits du siège N° 7, à Wingles, avait été entrepris.
En 1882, année au cours de laquelle l'extraction dépassa 1.000.000 de tonnes, un grave accident d'exploitation donna à M. Reumaux l'occasion de manifester d'une façon étonnante sa science d'ingénieur, son audace et la certitude de ses méthodes. Le jeu d'une faille insoupçonnée, à 50 m. au Sud du puits N° 6 et à la profondeur de 285 m., provoqua une communication inopinée entre le niveau aquifère du calcaire carbonifère et les travaux d'exploitation. La venue d'eau fut de 80.000 m3 par 24 heures ; en peu de temps, la fosse fut entièrement noyée, on la jugea irrémédiablement perdue.
Tel ne fut pas l'avis de M. Reumaux qui, grâce à des plans levés avec la plus grande précision, mit en oeuvre un procédé d'une incroyable hardiesse, consistant à fermer, par des travaux conduits de la surface, le beurtia par lequel les eaux du calcaire s'étaient répandues dans les galeries souterraines. Netteté de la conception, ingéniosité des dispositifs, persévérance dans l'exécution, tout fut réuni dans ce véritable chef-d'oeuvre de l'ingénieur des Mines et le succès fut complet. Le serrement établi, l'épuisement des eaux put être effectué et en 1883, la fosse N° 6 fut rendue à l'extraction.
Le siège N° 7 terminé, le puits N° 9, les sièges 8 et 10 suivirent. Le creusement des puits de ce dernier siège, à Vendin-le-Vieil, rendu particulièrement difficile par la présence à la tête des morts-terrains de marnes aquifères et inconsistantes, amena M. Reumaux à réaliser un nouveau progrès de l'art des Mines. Le fonçage à niveau vide n'ayant pu être poursuivi, il introduisit en France et mit véritablement au point le procédé Poetsch de congélation préalable des terrains. Cet exemple fut suivi, à partir de cette date, par les Mines du Nord et du Pas-de-Calais, jusqu'à l'apparition du procédé de la cimentation.
En 1892, l'extraction avait atteint 2.000.000 de tonnes ; 4 années plus tard, grâce à l'ouverture des fosses 11 et 12, elle dépassait 2.500.000 tonnes.
Mais déjà l'attention de MM. Bollaert et Reumaux s'était portée sur le vaste champ des industries annexes qui commençait à peine de s'ouvrir.
En 1892, la Société de Lens avait repris l'exploitation d'une batterie de 30 fours à coke construits à Vendin, à proximité du quai d'embarquement, par la Compagnie des Transports de St-Dizier ; à ces premiers fours " à flammes perdues ", M. Reumaux ajouta rapidement d'autres unités et en 1897, construisit à Vendin-le-Vieil, près de la fosse N° 8, un ensemble important de fours à récupération avec leurs usines de sous-produits, benzols et goudrons.
Le 7 janvier 1898, M. Edouard Bollaert disparaît, ayant dirigé la Société pendant 42 ans, l'ayant amenée déjà à un haut degré de développement ; M. Reumaux dont, pendant 32 ans, il a encouragé toutes les initiatives, lui succède ; il va poursuivre sans relâche l'oeuvre commencée et la continuer avec une vigueur et une hardiesse sans cesse plus grandes.
Déjà, en 1900, l'extraction avait atteint 3.000.000 de tonnes ; la Société des Mines de Lens s'était placée au premier rang de l'industrie minière du pays et, à l'occasion de l'Exposition Universelle, son chef éminent reçut de M. Millerand, Ministre des Travaux Publics, la rosette de la Légion d'Honneur.
Les années qui suivirent furent marquées par de nouveaux développements. Successivement furent ouvertes les fosses 13, 14, 15 et 16, et dans l'exercice 1912-13, l'extraction de la Société dépassa 4.000.000 de tonnes. 384 fours à coke, des types les plus modernes, furent édifiés, 120 autres étaient en construction en 1914 et en fin de cette année, la production aurait été poussée à 800.000 tonnes par an ; des usines chimiques, des centrales étaient créées, le personnel dépassait 16.000 ouvriers.
Ce personnel était, de la part de son chef, l'objet d'une sollicitude éclairée, constamment en éveil. Le logement de l'ouvrier mineur était l'une des préoccupations favorites de son esprit ; chaque année, il créait un type nouveau, modifiait, améliorait les types précédents ; ses visites dans les cités étaient l'école où il prit sa maîtrise de l'habitation ouvrière hygiénique, commode, répondant aux désirs des ménagères. Ainsi s'élevèrent, autour des principaux sièges d'extraction, de grandes cités ouvrières bien aérées, pourvues de jardins et squares, avec leur église, leurs écoles, les dispensaires, les consultations de nourrissons, les coopératives.
Près de 8.000 logements avaient été construits avant la guerre.
C'est au milieu de ces cités que M. Reumaux passait les meilleures heures de sa vie. Continuant les généreuses créations de M. Edouard Bollaert, il développait les Sociétés de médaillés, d'archers. En toutes circonstances, il aimait à se rapprocher de ses ouvriers ; il leur parlait des souvenirs communs, de leur métier, de leurs enfants. Sa bienveillance, empreinte d'une exquise simplicité, restera sans doute le trait le plus touchant de son existence.
Le Gouvernement reconnut les éminents services de M. Reumaux et lui conféra, en 1910, le grade de Commandeur de la Légion d'Honneur. Cette promotion fut l'occasion d'une manifestation émouvante, qui réunit dans un même élan de sympathie et d'admiration, les plus hautes personnalités officielles, les collègues de M. Reumaux, ses collaborateurs. Mais si cette haute distinction a pu causer une légitime fierté au Directeur Général des Mines de Lens, elle ne lui apporta certes pas plus de joie que la Médaille d'Honneur du Travail qui lui avait été conférée en 1904, à l'occasion de sa trente-huitième année de services.
C'est de cette phase de la carrière de M. Reumaux que date le développement, qu'on peut dire extra-professionnel, de la Société des Mines de Lens.
L'utilisation de l'énergie électrique pouvant être produite par les gaz disponibles des fours à coke, utilisation qu'il fut des premiers à entrevoir, l'amena à s'occuper des distributions d'électricité ; il reprit et rénova la Société de Halage Électrique ainsi que la Compagnie Électrique du Nord.
La nouvelle industrie des sous-produits de la distillation de la houille l'amena à fonder, avec ses collègues, le Comptoir des Benzols et le Comptoir des Sulfates. Il développa cette industrie qu'il poussa jusqu'à la fabrication des produits purs et il pensait à créer une grande usine de produits colorants pour contribuer à affranchir son pays d'un lourd tribut payé à l'Allemagne.
Pour asseoir cette nouvelle industrie sur une production de coke certaine, il fonda, en participation avec la Société de Commentry - Fourchambault et Decazeville, la Société Métallurgique de Pont-à-Vendin, qui, en quelques années, éleva à Wingles une puissante usine dont la mise en marche devait avoir lieu au printemps de 1915.
M. Reumaux avait élaboré tous ces projets, mais l'homme propose et Dieu dispose! Il était à la veille d'un immense désastre.
Le 3 août 1914, l'Allemagne déclara la guerre à la France; le lendemain, M. Reumaux voyait partir le plus grand nombre de ses ouvriers, la plupart de ses collaborateurs. Pendant les mois d'août et septembre, l'extraction put néanmoins continuer, bien que fort réduite, mais elle dut cesser complètement le 4 octobre, date à laquelle les ennemis entrèrent dans Lens.
Dès leur arrivée, ils dynamitèrent les machines d'extraction, coupant les câbles, précipitant au fond cages et berlines. Le 23 octobre, M. Reumaux dut assister, en personne, à la destruction de la fosse N° 13 qui porte son nom.
L'armée allemande sait bien que ces destructions n'ont aucune portée militaire, mais elle veut, et le déclare, ruiner notre industrie.
Elle s'organise sur place, elle va s'y maintenir 4 ans, jour pour jour, jusqu'au 4 octobre 1918.
Alors commence pour les malheureux habitants de Lens, à proximité de la bataille, une vie de misère et de privations.
Dans la mesure où les circonstances le permettent, M. Reumaux ne change rien à ses habitudes. Chaque matin il se rend à son bureau ; il participe à l'organisation du ravitaillement des habitants restés à Lens ; pour suppléer au manque de numéraire, il émet des billets au nom de la Société des Mines de Lens ; pour tous, sa présence est un encouragement, son action, un réconfort.
On ignore tout du reste de la concession. Les Allemands ont occupé militairement les puits et les usines et en ont interdit l'accès. De temps à autre, quelques - uns des employés restés auprès de lui s'aventurent jusqu'au N° 8 ou à Liévin ; mais le plus souvent, accompagnés par des soldats, constamment épiés, ils ne rapportent que de vagues renseignements : les installations de la Société ont souffert, mais le gros oeuvre reste intact et on peut toujours envisager une rapide remise en état.
En septembre 1916, l'offensive franco-britannique rapproche de Lens la ligne de combat ; Loos est reconquis, notre siège N° 15 est repris ; et alors, soit crainte de devoir abandonner le pays, soit plutôt parce qu'ils ont trouvé dans cette circonstance le prétexte qu'ils cherchaient, les Allemands organisent la destruction systématique de nos mines.
M. Reumaux a beau protester de toutes ses forces contre ces dévastations inutiles au point de vue militaire, rien n'y fait. Et dans toutes les usines, dans toutes les fosses l'explosif ravage chevalements, machines, chaudières, bâtiments. Bien plus, les Allemands ont chargé des ingénieurs venus spécialement de Westphalie de diriger la destruction par l'explosif des cuvelages des puits pour noyer entièrement les travaux souterrains. M. Reumaux s'efforce d'écarter ce désastre : par suite du manque d'aérage et d'entretien, les galeries du fond sont devenues impraticables, toutes les têtes de puits sont gardées, il suffirait de les murer en n'y laissant qu'un petit orifice pour éviter l'accumulation du grisou. Tout est dit, mais en vain, les cuvelages sont dynamités et l'inondation totale des travaux souterrains est bientôt consommée.
Tout autre que lui, en voyant anéantir l'oeuvre de toute sa vie, eût au moins demandé quelque temps pour se ressaisir. Avec une fermeté d'âme inébranlable, M. Reumaux regagne son bureau et se met aussitôt à l'ouvrage ; déjà il reconstruit.
Mais les obus tombent plus nombreux sur la ville, les bureaux centraux de la Société sont atteints plusieurs fois. Aux premiers jours de 1916, un obus pénètre dans le bureau de M. Reumaux, éclate et pulvérise une partie du mobilier. Sans aucun doute, il est tué, tout au moins blessé ; on se précipite, on le trouve à sa table de travail. Quelques jours après un obus met le feu aux archives et en l'espace de 4 heures, il ne reste plus des bureaux que cendres et quelques pans de mur.
La situation n'est plus tenable, toute prolongation de séjour devient inutile et, à Lille où il doit se rendre deux ou trois fois, on insiste auprès de M. Reumaux pour qu'il se fasse évacuer. Pendant quelques mois encore, il s'obstine à rester à Lens et c'est un immense champ de ruines qu'il abandonne avec un profond serrement de coeur en Mai 1916. A Valenciennes où il est accueilli par M. Champy, Directeur Général des Mines d'Anzin, il commence le plan de reconstitution de sa Société et quand 10 mois plus tard il sera rapatrié en France, il aura prévu tout ce qu'il faut pour reconstruire les Mines détruites ; en traversant la Suisse avant de rejoindre les siens, dont il est séparé depuis plus de 2 ans, il s'occupe des commandes nécessaires au dénoyage.
Ses administrateurs, ses collaborateurs qui sont venus au devant de lui, anxieux de sa santé plus encore que des nouvelles qu'il apporte, le trouvent inchangé, alerte, confiant, tout prêt à entreprendre l'oeuvre immense de la reconstitution à un âge où l'on n'aspire le plus souvent qu'au repos. Il est sans regrets, il ne parle que de projets : " Il faut 10 ans pour reconstruire Lens, dit-il à la Société des Ingénieurs Civils dont il avait été Président et qui vient de lui décerner la Présidence d'Honneur, mais battons l'ennemi d'abord ! Battons-le complètement ! Qu'il reçoive le juste châtiment de ses crimes ! et au lendemain de la Victoire, on nous trouvera tous prêts, unis pour les oeuvres de réparation, pour le prompt et entier relèvement des régions indignement dévastées ".
Dix ans pour reconstruire Lens ! Et pour la première fois peut-être, il lui vient un doute. Maître de sa pensée, il ne l'est pas de sa vie et il a jugé que pour mener à bien cette tâche immense, il faut avoir la certitude de pouvoir la diriger jusqu'au bout. C'est alors qu'il résigne ses fonctions de Directeur Général et qu'il confie le soin de reconstituer son oeuvre détruite au plus fidèle de ses collaborateurs ; M. Cuvelette, qui, depuis 12 ans, a participé d'une façon si intime à ses travaux, qui, lui aussi, a foi dans l'avenir, et a déjà préparé la reconstruction de Lens tout en concourant à la défense nationale, lui succède.
Le Conseil d'Administration, désireux de s'attacher un concours plus précieux que jamais et en souvenir des 52 ans de services de M. Reumaux, appelle son ancien Directeur Général au siège laissé vacant par le regretté M. Albert Motte et 2 ans plus tard, à la mort de M. Théodore Barrois, il le nomme Président.
Puis, les Aciéries du Nord et de l'Est et la Compagnie du Chemin de fer du Nord, l'invitent à siéger dans leurs comités ; les Houillères Sinistrées lui confient la Présidence de leur Groupement et Sarre et Moselle la Présidence de son Conseil.
A Sarre et Moselle, il aperçoit du premier coup d'oeil les défauts de la direction allemande, il y remédie et en deux ans, l'extraction augmente de 50 %. Il se consacre entièrement à l'administration de cette affaire qu'il rajeunit. A Lens où il revient régulièrement, dans tout le bassin houiller du Nord et du Pas-de-Calais qu'il parcourt, il s'enquiert de toutes les dispositions nouvelles au profit de sa Société adoptive. Et le 28 octobre 1922, se rendant à Carling pour une réunion du Comité de Direction, M. Reumaux, par suite de circonstances inexpliquées, tombe du train en pleine voie. Le voyageur qui l'accompagnait fait arrêter le convoi ; les employés de la gare d'Ars-sur-Moselle le trouvent à quelque distance, tué sur le coup. Ils le transportent à la gare, dressent une chapelle ardente et, avec le concours empressé de la municipalité, rendent d'une façon touchante un suprême hommage à ce grand français.
Les funérailles de M. ELIE REUMAUX ont eu lieu à Lens le 4 novembre 1922, au milieu d'une affluence considérable. La ville entière était en deuil et avait voulu rendre les derniers honneurs à celui qui avait tant contribué à sa prospérité. Des trains spéciaux avaient été organisés de Paris et de Lille.
A onze heures moins le quart, le clergé, conduit par M. le Chanoine Henneguet, archiprêtre de Lens, pénètre chez M. Léon Tacquet, son gendre, où le corps a été déposé, et le cortège se forme dans l'ordre suivant :
D'abord une brigade de gendarmerie et la police municipale, puis un groupe de mineurs choisis parmi les plus anciens et composé de quatre chefs porions, quatre porions, quatre surveillants et quatre ouvriers ; la Fanfare Ouvrière, la Compagnie des Sapeurs-Pompiers et son drapeau, l'Union des Mutilés et Anciens Combattants, l'Union du Commerce et de l'Industrie, la Chorale " La Coecilia ", la Société Philharmonique et la Symphonie Lensoise, la Société de Secours Mutuels " La Fraternelle ", les enfants des écoles, les instructeurs des Sociétés de Préparation Militaire avec les drapeaux, la Délégation des Médaillés du Travail, l'Harmonie des Mines de Lens, plus de trente couronnes portées par des ouvriers mineurs, enfin, le coussin avec la cravate de Commandeur de la Légion d'Honneur, la Croix d'Officier de Léopold de Belgique, la Médaille du Travail, porté successivement par le plus ancien chef porion et le plus ancien géomètre.
Puis viennent le clergé et le corbillard suivis des religieuses et de la famille, le Conseil d'Administration des Mines de Lens, les délégués officiels des Conseils d'Administration dont le défunt faisait partie, le délégué du Préfet et le Sous-Préfet de Béthune, le Conseil municipal de la ville de Lens au complet, la délégation du Bureau de Bienfaisance et des Hospices, les Directeurs des Compagnies Houillères, les Ingénieurs et Chefs de Service des Mines de Lens, etc.
Le cortège est encadré par des ouvriers mineurs de la Société en tenue de travail.
Les cordons du poêle sont tenus d'abord par MM. Félix Bollaert, Vice-Président du Conseil d'Administration des Mines de Lens ; Basly, Député-Maire de Lens; Barrois, Membre de l'Institut; de Peyerimhoff, Vice-Président du Comité Central des Houillères de France et de la Société Houillère de Sarre et Moselle; Guillet, Président de la Société des Ingénieurs Civils de France ; Mercier, Directeur Général des Mines de Béthune, Président de la Chambre des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais ; Lisle, Administrateur de la Compagnie du Chemin de fer du Nord, et Stirn, Sous-Préfet de Béthune, puis MM. Cuvelette, Administrateur-Directeur Général des Mines de Lens, Verrier, Guinamard, Coulon, Hanicotte, Ingénieurs en Chef ; Brachet, Ingénieur Principal adjoint à la Direction; Debacker, Chef porion , et Lefebvre-Dessaut, Président de la Société des Médaillés.
Le deuil est conduit par MM. Paul Reumaux, son fils, Léon Tacquet, son gendre, par ses frères, MM. le Docteur Reumaux et le Lieutenant-Colonel Reumaux, et par ses petits gendres, MM. René-Grégoire Sainte-Marie, Jean Debayser et Raymond Saint.
La famille et quelques proches seulement peuvent pénétrer dans la chapelle provisoire où M. l'Archi-prétre Henneguet officie.
En raison du nombre des assistants, l'offrande commence aussitôt. L'Harmonie des Mines de Lens joue, pendant l'Office, des morceaux de circonstance.
Avant de donner l'absoute, Monseigneur Julien, Evêque d'Arras, prononce l'allocution suivante :
MESSIEURS, MES TRÈS CHERS FRÈRES,
Est-il une oraison funèbre qui soit égale à l'éloquence du magnifique spectacle que nous avons sous les yeux ? Quelle incomparable manifestation de sympathie et de regret, d'estime et d'hommage, que cet immense cortège d'amis, de collaborateurs à tous les degrés, qui se presse derrière la dépouille mortelle de M. Elie Reumaux et vient apporter le tribut de ses condoléances et de ses prières à la famille de l'éminent défunt, sans oublier cette autre famille qui lui était presque aussi chère, la Direction des Mines de Lens. Mais puisque l'Évêque d'Arras avait, lui aussi, la douce obligation de témoigner par sa présence aux obsèques que le coeur de son diocèse tout entier a pris part à ce grand deuil, vous attendez de moi, mes très chers frères, quelques mots de réconfort et de consolation. D'autres diront, qui sont mieux placés pour le dire, tout ce que la Compagnie de Lens doit au génie de l'homme qui a eu la bonne fortune de consacrer à cette grande entreprise la puissante et infatigable activité d'une longue carrière. Avec quel légitime orgueil il pouvait, à la veille de la guerre, en 1914, contempler le magnifique essor, dont il était, pour une bonne part, le principal artisan ! Et quels regrets remplis de larmes devait-il un an après promener sur les ruines immenses où gisait, écrasée sous la rage d'un ennemi jaloux, l'oeuvre de tant d'années, de tant de veilles, de tant de soins, de tant d'amour ! D'autres, sans doute, auraient pu se laisser abattre et s'écrouler avec les ruines elles-mêmes, en s'écriant : " C'est fini pour Lens et fini pour moi ! " Mais non, votre administrateur, Messieurs, n'était pas de ceux qui pensent avoir jamais fini. Ce qui courbe les épaules des faibles, redresse le buste des forts. Quand l'Allemand crut bon de se débarrasser de la présence, sans doute gênante, même pour un vainqueur, de ce vieillard dont l'intrépidité avait pour eux quelque chose d'insolent, M. Elie Reumaux, de loin ne cessa pas de songer au désastre de sa mine, et sans plus tarder il se remit au travail, préparant dès lors les plans d'une restauration qui devait commencer dès le lendemain de la paix. C'est dans cette attitude d'un grand courage et d'un grand caractère que je le trouvai, lorsque j'eus l'honneur pour la première fois de le saluer à son domicile à Paris, en l'été 1917. J'eus tout de suite l'intuition que le réveil de l'industrie de la France, confiée à de telles énergies, était aussi sûr que la Victoire. Ce serait méconnaître M. Reumaux que de réduire son oeuvre à l'organisation matérielle des Mines de Lens. Dans l'ingénieur éminent, dans le Président du Conseil d'Administration, il y avait plus qu'un puissant esprit, qu'une vaste intelligence ; il y avait un homme, un chrétien, un coeur. Le meilleur de sa mémoire restera écrit dans la reconnaissance de la population minière de Lens. Que n'a-t-il pas fait pour ses chers mineurs, en vue d'améliorer leur logement, de procurer à leur famille les secours de tous genres contre la maladie, contre l'infirmité, contre la vieillesse ? Les oeuvres sociales trouvèrent en lui un adepte fervent, qui joignait à la conviction, la volonté d'un réalisateur. Rappelez-vous, avant les ruines, ces oeuvres si nombreuses et populaires, ces écoles qui sont inséparables de son nom - il me pardonnera cependant d'y associer celui d'une femme dévouée qui en fût l'âme, elle l'est toujours, Madame Oberlé. - Les écoles ménagères où se formaient les futures femmes de ménage qui apprenaient à rendre agréable le séjour de la maison, pour défendre leurs maris contre les attraits du cabaret ; ces jardins ouvriers qui attendaient les mineurs au sortir des puits pour leur offrir du soleil, de l'air pur, une promesse de légumes frais et par dessus tout, le plaisir du travail libre. Faut-il parler des jeux et des sports mis à la disposition des jeunes gens, comme si M. Reumaux avait voulu imiter jusqu'au bout la divine Providence qui pourvoit à tout, usque ad delicias, jusqu'à nos divertissements ? Ai-je besoin de vous apprendre, mes très chers frères à quelle source puisait son intarissable charité celui que les mineurs de Lens appelaient à juste titre leur père ? Croyant jusqu'aux moelles, fidèle à la pratique de sa foi catholique, M. Reumaux savait par là réaliser le commandement du Sauveur qui oblige les heureux de la terre à venir au secours de leurs frères moins favorisés, par là aussi, il rendait grâce au Dieu qui avait béni son labeur dans sa personne, dans sa famille, et dans sa cité minière, et qui, de plus, par faveur spéciale, lui avait accordé de belles et d'activés années, au point que la vieillesse était venue sans lui apporter aucune de ses infirmités ordinaires. Toujours droit, toujours occupé, toujours utile, le vénérable vieillard allait, venait, travaillait comme si l'heure du repos ne devait jamais sonner. Hélas ! la mort jalouse veillait ; on eut dit qu'elle désespérait de le saisir dans un instant d'inaction. Elle le surprit dans un vulgaire accident ; seul triomphe qu'elle pouvait espérer sur lui. Qu'ai-je dit, le surprendre ? Un tel homme, un tel chrétien, était prêt. Il allait au devoir, donc il allait à Dieu. Sa grande âme put se présenter devant le Souverain Juge, telle qu'elle était tous les jours, remplie d'oeuvres, mais aussi d'humilité, ayant toujours rapporté à son créateur et maître et à Jésus-Christ, son Rédempteur, tout son labeur, tous ses succès, toutes ses charités et tout son bonheur. |
Puis, le corps est déposé à la sortie de la chapelle sous un vélum édifié à proximité et M. Félix Bollaert, au nom du Conseil d'Administration des Mines de Lens, prend le premier la parole. Puis lui succèdent :
M. Guillaume, Directeur des Mines, au nom du Gouvernement de la République française,
M. l'Abbé Lemire, Député du Nord, au nom de la Flandre,
M. de Peyerimhoff, Vice-Président du Comité des Houillères, au nom du Comité Central et de la Société Houillère de Sarre et Moselle,
M. Guillet, Vice - Président de la Société des Ingénieurs Civils, au nom de cette Société,
M. Mercier, Président de la Chambre des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais,
M. Lisle, Membre du Comité de Direction de la Compagnie des Chemins de fer du Nord,
M. Barrois, Membre de l'Institut, Président du District Nord de la Société de l'Industrie Minérale,
M. Guerre, Directeur-adjoint des Mines de Cour-rières, au nom de l'Association et du Groupe du Nord des Anciens Élèves de l'École des Mines de Paris,
M. Cuvelette, Administrateur-Directeur Général des Mines de Lens, au nom du personnel,
M. Lefebvre-Dessaut, au nom de la Société des Médaillés des Mines de Lens.
Dans le même ordre qu'à l'arrivée, le cortège se remet en marche et traverse toute la ville au milieu de l'émotion la plus respectueuse jusqu'au cimetière où le corbillard arrive entre une double haie de couronnes, de sapeurs-pompiers, d'enfants des écoles, et le corps est descendu dans le caveau de famille par huit ouvriers mineurs au milieu du calme recueilli et respectueux d'une foule considérable d'amis venus jusque là pour défiler devant la tombe et saluer la famille.
Concernant les mines de Lens, voir aussi : biographie de Henri-Charles DABURON