Nous reproduisons ici partiellement un document publié dans Mém. Soc. géol. France, 1995, 168, pp. 65-70.
Cet article a fait l'objet d'une communication orale devant le Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO) le 24 février 1988.
Charles-Marie-Joseph Despine est né à Annecy le 4 décembre 1792. En 1810, il est reçu à l'Ecole polytechnique. Il en sort en 1812 et choisit d'être versé dans le Corps des mines. En 1815, sa formation d'élève ingénieur terminée, il démissionne pour entrer au service du roi de Piémont-Sardaigne. De 1835 à sa mort, Despine assumera la direction de l'administration des Mines du royaume sarde avec le titre d'inspecteur général. A cette activité de haut fonctionnaire s'ajoutera, à partir de 1848, celle de parlementaire : pendant plus de dix ans, Despine représentera la Savoie au parlement de Turin.
Despine a laissé une masse considérable de papiers. Ceux-ci sont conservés aux Archives départementales de la Haute-Savoie où ils constituent la partie la plus importante du fonds Garbillon-Despine (totalisant 1919 articles répartis dans 449 cartons). J'ai pu explorer récemment ce fonds, ce qui m'a permis de recenser, entre autres, une quantité appréciable de papiers se rapportant aux activités de Despine lorsqu'il était élève à l'Ecole des mines : ce sont, en tout, quarante-cinq cahiers de cours, six carnets d'un journal personnel, un carnet d'«objets curieux», trois carnets de résumés de lettres et un mémoire autobiographique.
[ Cet inventaire est d'autant plus facile à faire qu'il existe, depuis 1981, un remarquable Répertoire numérique détaillé du fonds Garbillon-Despine, établi par Robert Gabion.]
La valeur de ces pièces est d'autant plus grande qu'on ne possédait sur cette période de l'histoire de l'Ecole des mines à peu près aucun document original.
[ A titre de comparaison, l'Ecole des mines ne conserve, concernant cette époque, qu'un seul document manuscrit. Il s'agit d'un cours de Brochant pris en note par Dubosc en 1810-1811.]
Laissons de côté les cahiers de cours et intéressons-nous aux carnets. Ces derniers nous donnent un tableau à la fois vivant et précis de ce que fut, de 1812 à 1815, la vie à l'Ecole des mines. La matière y est abondante, d'abord parce que Despine, esprit méticuleux, a accumulé une profusion de notes et d'observations, ensuite parce que l'époque fut particulièrement riche en événements puisqu'elle coïncide avec l'effondrement de l'Empire, la Restauration et les Cent-Jours. Aussi, parcourrons-nous ces carnets en nous arrêtant surtout aux faits les plus saillants, les moins connus ou - pourquoi pas ? - les plus divertissants.
I. - L'ENTRÉE DANS LE SERVICE DES MINES (octobre 1812)
Le 23 août 1812, Despine quitte l'Ecole polytechnique après avoir subi l'examen de sortie. Quelques jours plus tard, le jury lui attribue le n° 18 sur la liste de mérite, et ce rang est suffisant pour lui permettre d'obtenir le Service des mines, qu'il a demandé. «C'était, écrira-t-il, quelques années plus tard, l'année de la guerre de Moscou. On prit 90 élèves pour l'Artillerie, 50 pour le Génie militaire, 3 pour le Génie géographe, 4 pour le Génie maritime, 2 pour les Poudres et Salpêtres, 10 pour les Ponts-et-Chaussées et 2 pour les Mines ; mais les services civils ne dépassèrent pas le n° 20 ».
L'Ecole des mines était alors établie à Moûtiers, en Tarentaise. Un arrêté de 1802 avait placé à sa tête Johann-Gottfried Schreiber et nommé trois professeurs : Baillet du Belloy, Hassenfratz et Brochant de Villiers.
[ L'arrêté consulaire date du 18 mars 1802. Il fut suivi le 30 mars d'une décision confiant l'administration de l'Ecole à un comité formé du directeur et des trois professeurs.]
En attendant sa nomination officielle - qui ne sera signée que le 6 octobre - et l'ouverture des cours à Moûtiers, Despine reste à Paris. Il se rend presque tous les jours à la Direction des mines, rue de l'Université. Là, il commence l'étude des minéraux en suivant avec Delaporte le «cabinet minéralogique». «Ce cabinet est très complet, beaucoup plus que celui du Jardin des plantes» estime Despine. «Il y a, précise-t-il un relief représentant toutes les galeries pratiquées dans une mine avec la différence que les galeries sont représentées par des pleins et le terrain par du vide». Il descend aussi fréquemment au laboratoire pour y faire des manipulations chimiques. Le 12 octobre, Tonnelier lui donne même une première - et unique - leçon de cristallographie «qui a duré presque deux heures». Enfin, le 11 novembre, Despine est appelé à Moûtiers où les cours vont bientôt commencer.
II. - UNE ANNÉE À MOÛTIERS (novembre 1812 - novembre 1813)
Despine arrive à Moûtiers le 26 novembre. Il y retrouve Lambert, son camarade de promotion, mais aussi les élèves ingénieurs entrés dans le Corps des mines un ou deux ans plus tôt : ce sont André, Burdin, Delséries, Dissandes, Duron, Juncker, Lefebvre et Parrot, tous sortis, comme lui, de l'Ecole polytechnique, auxquels s'ajoute un dénommé Saint-Brice, sans doute un élève externe venu à ses frais ou entretenu par son département.
Comme tous les élèves, Despine ne loge pas à l'Ecole - installée depuis 1803 dans les bâtiments de l'ancien séminaire de Moûtiers - mais chez une certaine Madame Duverger, qu'il quitte au bout d'un mois pour aller s'établir «chez Mme Cartenaz». Les chambres garnies coûtent 12 francs, la pension 55 francs. A leur arrivée, l'administration a généreusement octroyé aux élèves 150 francs pour leur voyage. Mais ce n'est qu'une «indemnité». Par la suite, les élèves percevront leurs «appointemens», versés en principe tous les trimestres. Hélas, «c'est trop peu considérable, écrira Despine à son frère, pour t'envoyer un don sur le caissier de l'Ecole». D'ailleurs, «il faut dépenser en se restreignant 11 ou 12 000 francs». En compensation, il y a - privilège attaché à la fonction - «l'uniforme et les attributs qui en dépendent», que Despine «regarde comme indispensables» et dont le port est obligatoire dans les cérémonies publiques et dans les visites de corps.
[L'uniforme avait été fixé par arrêté du 9 avril 1802. C'était celui des Ponts-et-Chaussées, en velours bleu national, mais avec collets et parements bleu national au lieu de cramoisi. Les boutons portaient «Mines et Usines». En 1810, cette inscription sera remplacée par «Corps des Mines » entourant un aigle, et le bleu national deviendra bleu impérial (Annales des Mines, 1953, n° 12, p. 5-6).]
En-dehors de ces détails matériels, comment s'organise la vie à l'Ecole des mines du Mont-Blanc? A lire les notes laissées par Despine, on est frappé par la très grande liberté dont jouissent les élèves. «Sommes obligés seulement d'assister aux leçons de 10 heures à midi» écrit-il à son père une semaine après son arrivée. Schreiber, le directeur, est plus souvent à Pesey qu'à Moûtiers. Il fait de temps à autre une brève apparition à l'Ecole, mais la plupart du temps, c'est par lettres qu'il communique avec les élèves. Brédif, le sous-directeur, Hérault et Gardien, les ingénieurs chargés d'encadrer les élèves, sont considérés par eux comme «nos camarades plutôt que nos maîtres». Quant aux professeurs, ils sont, paraît-il, «bons enfants».
Ces derniers viennent à tour de rôle à Moûtiers pour y donner leur enseignement, et cette manière de roulement commande toute la vie de l'Ecole.
Les cours et les «travaux ordinaires»
C'est d'abord, à partir du 27 novembre, et pendant un mois, le cours de Baillet sur l'exploitation des mines. Despine trouve le «cours de Mr. Baillet très minutieux» et juge qu'«il seroit très utile aux ingénieurs». Le 26 décembre, Baillet donne sa vingt-deuxième et dernière leçon (sur la levée des plans). Il quitte Moûtiers le 6 janvier (1813) après une visite d'adieu au Corps des élèves, mais ce n'est peut-être que partie remise car « il nous a menacé de venir au mois de mai pour achever son cours».
En attendant Hassenfratz - qui n'arrivera qu'en avril -et pour les occuper, on prescrit aux élèves divers travaux. Chaque jour, Despine rejoint ses camarades au laboratoire pour y faire toutes sortes d'essais chimiques : «poussière et mauvaises odeurs du laboratoire, mais nous suivons le précepte du sage, en perdant le souvenir de nos malheurs passés». Après quoi il se voit confier l'exécution d'un «plan de Mâcot» auquel il travaille jusqu'à son départ pour Pesey.
[ La mine de Mâcot, exploitée au xve siècle puis abandonnée au point de tomber finalement dans l'oubli, avait été redécouverte en 1807. En 1810, on avait mis au jour une veine importante, le filon Charles-Albert, et en 1813 l'exploitation du gisement de Mâcot venait tout juste de commencer.]
[ La mine de plomb argentifère de Pesey, découverte en 1714, était devenue bien national en 1793. De 1745 à 1792, elle avait produit en moyenne 300 tonnes de plomb et 800 kilogrammes d'argent par an. Ces résultats avaient décidé le gouvernement français à la faire remettre en exploitation et à y installer l'Ecole des mines. Mais devant l'impossibilité matérielle d'y faire vivre élèves et professeurs, on fut contraint d'affecter à l'Ecole les bâtiments du séminaire de Moûtiers.]
La visite des mines de Pesey fait en effet partie de la formation des élèves, qui y montent par roulement. Le 8 mars, c'est le tour de Dissandes, Delséries, Juncker et Burdin.
Puis le 24, Schreiber écrit à Despine, Parrot, Duron et Lefebvre pour leur dire de « monter à Pesey demain au plus tard». Ils font aussitôt leurs «préparatifs de voyage», « Qu'on se représente, écrit Despine avant son départ, 3 ou 4 élèves dans cette solitude, n'ayant pour compagnon qu 'eux-mêmes, pour harmonie que les vents qui sifflent par les portes mal fermées». Extraite du journal de Despine, voici la relation de cette visite à Pesey :
«Jeudi 25 mars. Sommes partis vers les 10 heures 1/4. Arrivés vers les 4 h. La route est assez belle jusqu'à ce qu'on prenne la traverse qui conduit à Landry, village au pied de la grande montée. Alors il devient très mauvais et la montée surtout est très pénible, et très longue durant deux heures. Passé à la Plombière, St-Marcel, le détroit du Ciel, Velaret, Centron Villette Aime gros bourg, Landry, Moulins, Nancroix, etc. Visite le soir à M. Schreiber: ensuite été si fatigué que me trouvant mal je suis allé me coucher.
[ La cause de cette fatigue n'est pas due au seul voyage. On était alors en carême et Despine tenait à «conserver ses principes». C'est sans doute la raison pour laquelle Brochant le fera appeler, plus tard, pour l'engager à faire gras pendant la course au Saint-Gothard.]
Vendredi 26 mars. Levé avec Duron les tables allemandes et les tables jumelles. Ai parcouru le bâtiment d'en haut... Descendu dans la mine de 1 heure à 3 h 1/2. Brédif a appris à Lefebvre et Parrot à lever un plan de mine. Ensuite parcouru plusieurs travaux, soit nouveaux soit anciens. Ensuite remonté jusqu 'à 6 heures dans ma chambre. Ne me suis pas allé coucher pour pouvoir suivre l'opération du fondage.
Samedi 27 mars. Resté jusque vers les 10 h à la fonderie. Ensuite visité le grand lavoir... Visite de départ à M. Schreiber.
Dimanche 28 mars. Parti vers les 6h 1/4. Arrivé vers les lO h à Moûtiers».
Au retour de Pesey, les «travaux ordinaires» reprennent jusqu'à l'arrivée de Hassenfratz.
[ Hassenfratz n'était pas un inconnu pour Despine qui l'avait déjà eu comme professeur à l'Ecole polytechnique. A son sujet, Despine avait d'ailleurs noté : «la difficulté qu'il a de parler ne nous gêne pas moins que lui-même car quoi que disant de fort bonnes choses, 180 élèves ne peuvent pas toujours bien l'entendre».]
Ce dernier est à Moûtiers le 15 avril. Du 16 avril au 19 mai, il donne successivement 12 leçons de minéralurgie puis 12 leçons de métallurgie. Il organise aussi des sorties. Le 21 avril, après la leçon sur la carbonisation, il emmène les élèves visiter les fours à plâtre. Le 28, il se rend avec eux aux salines : «avons d'abord été à la source où on nous a fait attendre 1/2 heure, le conducteur n'étant pas arrivé. Achevé de voir les bâtiments l'après-midi». Hassenfratz quitte Moûtiers le 29 mai, après la traditionnelle visite de corps au cours de laquelle il remet son portrait aux élèves.
Le cours de Brochant devait suivre immédiatement celui de Hassenfratz. Il ne commencera, en fait, que le 29 juin, avec un bon mois de retard.
[ Despine en profite pour demander un congé à Schreiber, comme il l'avait déjà fait après le départ de Baillet, afin d'aller passer quelques jours dans sa famille, à Annecy.]
Brochant donne, pour commencer, 19 leçons de minéralogie. Ensuite, du 20 au 30 juillet, il aborde la géologie (11 leçons). Son contact avec les élèves est excellent : «Mr. Brochant, très gai, rit quand nous dormons». Le 30 juin, il se rend même au chevet de Parrot, qui est malade, et y reste «depuis 7 heures environ jusqu'à 9 heures 1/2 ». Il se soucie également de la formation des élèves. A l'issue de la leçon sur le fer, «Mr. Brochant a beaucoup parlé des perfectionnemens à faire à l'Ecole; il voudroit que les élèves restassent 3 ans au moins à l'Ecole ».
Les distractions et les « amusemens »
A quoi s'occupent les élèves en-dehors de leurs cours et des travaux qui s'y rattachent?
Il y a, bien sûr, les soirées. «Les soirées sont les seules distractions de Moûtiers», écrit Despine à ses parents, je crois faire bien d'y aller». Sa double qualité d'élève et de compatriote le font d'ailleurs «accueillir partout très bien». Détail piquant, il lui arrive parfois d'être invité à ces dîners en même temps qu'un de ses professeurs. Un soir, il se rend à l'invitation que lui a faite Monsieur Durandard, un notable de Moûtiers, en compagnie de Baillet. Une autre fois, c'est Brochant qu'il retrouve à la table de Monsieur Mermoz : «on a été d'une gaîté charmante. Mr. Brochant a chanté de très jolies chansons de Désaugiers». Mais il arrive aussi à Despine de retrouver dans les salons ses camarades, du moins, précise-t-il, «ceux qui fréquentent la société». Au cours d'une de ces soirées, donnée par Monsieur et Madame Colson, «on s'est rendu dans le salon où on a parlé jusqu 'à 8 heures pendant quel temps les vieilles têtes fesoient la partie... Vers les 9 h les Dames ont été conduites dans la chambre à coucher de Mme Colson où étoit une collation superbe. Les jeunes gens sont restés dans l'antichambre où étoit servie une collation moins délicate, mais plus solide. Quand on a eu fait honneur aux pâtés, jambons, pigeons, asperges, etc. chacun s'est levé; la serviette sur le bras l'assiette à la main on est venu défiler autour de la grande table et profiter des beignets, des crèmes, des confitures que donnoient les dames. Ce n'est pas tout : nous nous étions rassis à notre table quand Mr. Hassenfratz est venu nous prévenir qu 'on nous prenoit pour des cosaques qui fesions des excursions sur le territoire des gastronomes. La motion est faite aussitôt d'aller embrasser toutes les Dames et bientôt on se précipite. Jeunes, vieilles, belles et laides, on a tout embrassé; et même les malins qui ne se contentoient pas d'avoir embrassé les personnes qui les intéressoient rétrogradoient de quelques pas pour revenir à la charge. Cela fait, on a prié les Demoiselles de chanter...».
Mais les salons ne sont pas les seuls terrains de manoeuvre des élèves. Un mercredi de décembre, après dîner, Despine se rend au lac où plusieurs élèves patinent. «Mrs. Morin, Avet, Benoît y sont ensuite arrivés avec leurs épouses et les Demoiselles Raymond... Burdin a fait chavirer deux dames qu'il menait en traîneau et Dissandes a fait tomber une des Demoiselles Raymond qu'il conduisoit. On s'est beaucoup amusé». Malheureusement, ce n'est pas l'avis de tout le monde et, au retour, une violente dispute éclate entre André et Monsieur Morin. Mais trois jours plus tard, on apprend avec soulagement que «l'affaire Morin s'est arrangée grâce aux bons soins de Mr. Baillet».
Les examens ou «médiums»
Ces distractions ne font cependant pas oublier aux élèves les véritables raisons de leur séjour à Moûtiers. Seuls ou par deux, ils travaillent presque quotidiennement à leurs cours, qu'ils repassent ou qu'ils recopient, en vue de se préparer aux examens. Ces derniers se déroulent toujours quelques jours seulement après la fin de chacun des enseignements et comprennent invariablement deux parties : oral et écrit. Il s'agit alors pour les élèves d'obtenir leur médium, c'est-à-dire une note suffisante dans la matière qu'ils viennent d'étudier.
[ «Le médium nous dit Louis Aguillon, a été pratiqué à l'Ecole jusqu'en 1853. C'était une note moyenne qui n'était donnée dans chaque matière que lorsque l'élève était réputé avoir fait preuve de connaissances suffisantes en ladite matière. On continuait à l'étudier tant que le médium correspondant n'était pas obtenu». (L'Ecole des Mines de Paris, etc., 1889, p. 101, note).]
Lorsqu'ils sont en possession de tous les médiums, ce qui prend en général deux ou trois ans, les élèves sont déclarés «hors de concours» et attendent d'être nommés «aspirans».
Pour le cours d'exploitation des mines, Despine ne se fait guère d'illusions. «Suis bien fâché que le cours de Mr. Baillet n'aie pas fini l ou 2 mois plus tard, écrit-il deux jours avant la dernière leçon, aurois tenté, quoiqu'avec peu d'espérances, son médium». De fait, à l'examen oral, qui a lieu le 4 janvier, il est arrêté dès la deuxième question : «n'ai pu résoudre cette partie du problème ainsi que les suivantes ».
Même chose le 28 mai pour l'examen écrit de Hassenfratz, qui dure « tout le jour depuis 6 h du matin jusqu'à 9 h du soir» : «m'étois trompé sur la nature des minerais. J'ai été obligé de changer mon procédé à 3h 1/2 ce qui m'a bien ennuyé, d'autant plus que je crois n'avoir pas pris le bon ayant adopté un procédé analogue à celui de Freyberg tandis qu'il paraît que c'était celui de Briesleghen qu'il fallait ». A l'oral, le lendemain, c'est encore pire: «n'ai pu répondre à aucune des questions, ce qui m'a assez ennuyé ; mais j'ai pris mon parti».
Despine n'a pas davantage de succès avec le «concours» ou examen pratique. Il y travaille durant toute une semaine, puis il y renonce, «soit, explique-t-il, parce que je ne trouvais pas mes substances, soit parce que Mr. Hassenfratz. m'a dégoûté en me disant que je ne travaillais pas depuis assez, longtemps pour obtenir ce médium».
Et c'est encore l'insuccès avec Brochant dont les deux examens se déroulent le 9 août : «n'ai eu aucun des deux médiums, ce qui m'ennuyé beaucoup».
Le voyage géologique de fin d'année
Mais une affaire, autrement plus importante, occupe tous les esprits en cette fin d'année. Il s'agit de la «course géologique au Saint-Gothard» qui doit être conduite par Brochant, Brédif et Gardien, et à laquelle tous les élèves sont invités à participer.
Le départ est fixé au 11 août, juste après les examens de Brochant, mais on s'y prépare depuis longtemps déjà. Dès juillet, Despine écrit à son frère Antoine pour que ce dernier lui fasse confectionner toutes affaires cessantes un «manteau de toile cirée» qu'il désire «très léger et d'un volume presque nul». En prévision du voyage, qui doit durer deux mois, on achète «jambons, gourde d'eau de vie, carnier, crêpe, etc». Tout est d'ailleurs parfaitement organisé : «voyageons à pied, mulets pour les bagages... Balma dit Mont-Blanc, notre guide».
[Il s'agit du célèbre Jacques Balmat qui réalisa en 1786 la première ascension du Mont-Blanc en compagnie du Docteur Paccard.]
«Notre bande passera pour des contrebandiers» prédit Despine, ou pis, «à nous voir nous escrimer sur les pierres, le public nous prendra pour des Don-Quichotte; mais sommes bien au-dessus de cela».
Le samedi 7 août, Brochant donne une « leçon sur ce qu'il faut porter avec soi dans une course géologique». «Il faut, dit-il, des marteaux de deux livres et de 10 onces, briquet, flacon d'acide, chalumeau, portefeuille garni, boussole, crayon de soudure d'étain». Brochant croit utile d'attirer l'attention des élèves sur certaines «erreurs à éviter», en particulier sur «l'illusion d'optique qui semble donner aux couches une direction différente de celle qu'elles ont»; il ne faut pas non plus «confondre le plan des couches avec les fendillements»; et surtout, il convient de « décrire chaque pierre sans avoir égard à la nature qu'on peut lui supposer». La leçon s'achève sur cette ultime recommandation : « il ne faut pas ramasser les échantillons au hazard».
Le 11 août, la troupe se met en route. Elle sera de retour à Moûtiers le 7 octobre. Quel fut, dans son détail, l'itinéraire suivi? Sur quels sites Brochant mena-t-il ses élèves? Malheureusement, le journal de Despine est interrompu durant toute cette période. Il nous faut nous contenter des maigres renseignements donnés par les résumés des lettres envoyées avant ou après le voyage. Ainsi, on apprend que l'aller se fit par le Piémont, avec notamment une étape à Ivrée et une autre à l'Isola Bella, sur le Lac Majeur (ce qui fut le prétexte d'une «chicane avec des bateliers»); quant au retour, il s'effectua «par le Simplon»
[ C'est sous ce nom que le Valais avait été incorporé à la France des 130 départements.]
(Despine note au passage la différence de caractère des Suisses et des Italiens). Le 5 septembre, les élèves sont à Sion ; le 10 ils font une halte à Chamonix.
Rentrés à Moûtiers, les élèves travaillent à leurs cartons, déballent les caisses de roches et de minéraux récoltés. Ils ont aussi un mémoire géologique à rédiger dans lequel il leur est demandé de « décrire le pays en masse, la structure générale des vallées, les roches qui s'y trouvent et les faits qui forment la constitution du pays». Despine s'y attelle et termine son travail en deux jours. Sans doute y eut-il des retardataires car deux mois plus tard, Schreiber se verra dans l'obligation d'envoyer aux élèves une lettre leur faisant «des reproches sur ce que les journaux de voyage n'avoient pas été remis à l'époque fixée ». Puis Despine révise ses cours de mécanique et d'exploitation des mines en attendant la reprise des cours. Mais celle-ci n'aura pas lieu. Les événements de 1814 vont en effet, non seulement empêcher le fonctionnement de l'Ecole pendant une année, mais, chose plus grave, amener sa complète désorganisation.
III. - LA « DÉBÂCLE » DE L'ÉCOLE DES MINES (décembre 1813-juillet 1814)
Jusqu'à Noël, on attend interminablement Baillet dont l'arrivée est reportée de semaine en semaine et qui, finalement, ne viendra pas. Fin décembre, Despine se retire à Annecy pour y passer les fêtes dans sa famille. Il est toujours sans nouvelles de Thibaud et Dufrénoy, les deux nouveaux élèves ingénieurs admis cette année dans le Service des mines. A la mi-janvier, il s'apprête à regagner Moûtiers car il vient d'apprendre que ses camarades sont de retour. Mais les événements militaires vont en décider autrement.
Le 20 janvier, les Autrichiens, qui ont envahi la Savoie, sont à Annecy. Jusqu'en mars, ils livrent dans les environs des combats contre les troupes françaises, ce qui rend très risquée toute tentative de rejoindre Moûtiers . Il faut attendre le 30 mai pour voir la situation se clarifier; à cette date, le Congrès de Paris coupe arbitrairement la Savoie en deux parties : l'Ouest (dont fait partie Annecy) reste à la France, mais l'Est (auquel appartient Moûtiers) est rendu au roi de Piémont-Sardaigne. Ce «morcelage de la Savoie ennuye tout le monde» ne manque pas de noter Despine. «Pesey à la Savoie... Crois que l'Ecole sera transportée à Paris».
Du 3 au 9 juin, Despine fait un rapide voyage à Moûtiers. principalement dans le but de récolter des échantillons des roches les plus caractéristiques de la Tarentaise pour le compte d'un grand collectionneur dont il a fait la connaissance à Genève, Jurine.
[C'est ce même Jurine qui est le «père» de la Protogine.]
Cela nous donne un aperçu des affleurements qui passent alors pour être les plus célèbres : schiste de la Madeleine, veine de houille de Villarlurin, roche de Cevins, quartz de la Vilette... Il quitte définitivement Moûtiers le 9, non sans avoir «jeté un dernier regard sur nos établissemens ».
Les impressions qu'il rapporte à son retour sont à l'image de la pagaille et du désarroi qui sévissent alors: «Corps des Mines en France : O... nul espoir d'avancement... Serai ingénieur dans quelques siècles... les élèves à Moûtiers sans le sou... Mr. Schreiber a livré 2000 quintaux de plomb aux Autrichiens, ce dont l'administration française pourrait lui tenir à reproche: crois qu'avec des avantages, il resterait volontiers à Pesey »
[Il n'en fut rien. Schreiber refusa les offres du roi de Piémont-Sardaigne et resta au service de la France. En 1816, on lui confia la quatrième division minéralogique et. à titre exceptionnel, on lui accorda de pouvoir résider à Grenoble alors que le chef-lieu de cette division minéralogique était Lyon.]
Pour tout dire, c'est la «débâcle de l'Ecole et du corps des Mines».
Le 29 juin, exaspéré, Despine écrit à Brédif : «Lui demande ce que nous devenons. Reçu une lettre qui me donnait le titre d'ex-élève, ce qui ne m'a point plu. Le cas eût été différent si j'eusse passé sous une puissance étrangère». En effet, si la partition de la Savoie a soustrait Pesey et Moûtiers à la France, Despine, lui, est toujours français car c'est du côté français de la ligne de partage qu'il est né. Les choses s'arrangent d'ailleurs rapidement : en juillet. Despine reçoit une lettre de rappel de Laumond lui annonçant son maintien dans le Corps des mines et surtout la conservation de ses «émolumens».
Le premier août, il se met donc en route pour rejoindre la capitale.
IV. - LA RÉOUVERTURE DES COURS À PARIS (août 1814-juillet 1815)
Despine arrive à Paris le 12 août, cinq jours seulement avant la reprise des cours. Le trait le plus frappant est l'incertitude qui règne alors dans tout le Corps des mines. Personne ne sait si l'Ecole restera à Paris. «Le directeur le veut, mais les ingénieurs ne le veulent pas» remarque Despine. En décembre, l'Ecole se transporte au Petit-Luxembourg, mais jusqu'en mars, on conserve l'espoir d'envoyer les élèves à Geislautern où se trouve une autre école pratique, créée en même temps que celle de Moûtiers et qui n'avait jamais pu fonctionner. Signe qui ne trompe pas, l'intendance a du mal à suivre. Le 4 octobre, Despine doit aller avec Dufrénoy à l'administration des Mines «pour y chercher de l'argent», et la solde du mois d'août ne lui sera versée que le 12 octobre.
Les perspectives offertes aux élèves sont elles-mêmes peu encourageantes. On les informe qu'«on ne prendra pas d'élève cette année, mais 2 chaque année suivante». «Ne sais ce que je ferai, écrit Despine en décembre, peut-être lâcherai-je le Corps. Mr. Hassenfratz disait qu'il voulait qu'on en envoyât aux Antilles; aimerais y aller; mais il dit qu'il n'y a point de mines». Le premier janvier 1815, le moral est au plus bas: «sommes allés chez le Comte Laumond qui nous a dit que cette année, il ne pouvait nommer que deux aspirans, parce qu'il n'avait pas de fonds»... « nous crions beaucoup ».
Malgré cela, les cours se poursuivent assez régulièrement depuis leur ouverture. On note seulement une interruption d'un mois, du 3 novembre au 6 décembre. [Cette interruption des cours correspond vraisemblablement au déménagement de l'Ecole de la rue de l'Université au Petit-Luxembourg. Au cours de cette période, les professeurs sont d'ailleurs «très ennuyés de la démarche des élèves pour leur demander des cours!» Six mois plus tard, l'Ecole devra à nouveau déménager et s'installera définitivement à l'hôtel Vendôme. Les frais occasionnes par le premier déménagement furent soldés par un prélèvement sur les fonds provenant de Pesey qui restaient disponibles (Aguillon, op. cit.. p. III, note).]
Le transfert de l'Ecole à Paris présente même des avantages de ce côté, car les professeurs sont maintenant sur place toute l'année. Cela se traduit par une augmentation très sensible du nombre des leçons : le cours de géologie de Brochant passe de 11 à 19 leçons et celui de minéralogie de 19 à 32 leçons; même remarque à propos du cours de Baillet, porté de 22 à 31 leçons. Seul, le nombre de leçons données par Hassenfratz reste à peu près le même : 28 contre 24 deux ans plus tôt. Autres progrès, le cours de docimasie de Descotils, qui avait été supprimé en 1802. est réintroduit, et un cours de perspective linéaire, confié à Girard, vient compléter le cursus des élèves. Enfin, dernier aspect de ces changements apportés dans l'organisation de l'enseignement, les cours peuvent alterner : de décembre à février, Brochant et Hassenfratz donnent leurs leçons en alternance un jour sur deux, et de février à mai, Baillet et Descotils font de même.
Les cours sont toujours complétés par des visites d'installations ou des sorties sur le terrain. Le 29 août, Hassenfratz emmène tous les élèves «à l'atelier de raffinerie de M. Gaultier rue Bas froid, n. 18». Le premier octobre, c'est au tour de Baillet de les conduire au Conservatoire des Arts et Métiers : «nous sommes principalement arrêté sur les machines hydrauliques, la pompe à feu de Mr. Martin, la machine de Marly, le chapelet, la noria, etc.». Les excursions géologiques, quant à elles, se font sur les sites que Cuvier et Brongniart viennent de rendre célèbres.
[L'Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris de Cuvier et Brongniart avait paru pour la première fois en 1808 dans le Journal des Mines et dans les Annales du Muséum. En 1811, le travail complet avait été inséré dans les Mémoires de la classe de physique et de mathématiques de l'Institut.]
Ainsi le 8 septembre, Brochant, l'ingénieur Clère et les élèves partent pour Sèvres : «pris un pot de chambre qui pour nos 5 sols nous a mené à Sèvres... promené dans le parc pendant que quelques uns de nos messieurs déjeunaient. Monté ensuite la colline jusqu'au haut du plateau de Bellevue. Redescendu vers Meudon. Observé les passages successifs de terrains; carrière de craie que nous avons parcourue. Venu à Vaugirard en passant par Issi. Recueilli beaucoup de pierres». Le lendemain : «2è course minéralogique. Eté à la barrière des Martyrs. Visité les carrières à plâtre. Descendu à St-Ouen. Revenu par la barrière de Clichy».
Paris offre aussi davantage de sujets de distractions que Moûtiers. Les buts de promenade y sont multiples. On va à l'abattoir du Roule pour y voir un sondage qui vient de commencer, ou aux Tuileries pour assister à la sortie de la famille royale. La vente du cabinet de minéraux de Monsieur Petit-Jean, qui dure tout le mois de janvier, constitue une attraction très prisée. Despine s'y rend presque tous les jours, mais n'y rencontre « que des marchands de minéraux, Mr. Brochant et quelques Anglais». La plupart du temps, c'est en compagnie de Thibaud et de Dufrénoy que Despine effectue ces sorties dans Paris. Ensemble, ils vont encore au Jardin des Plantes visiter «le musée d'anatomie comparée, celui des animaux paisibles et celui des animaux féroces», ou bien tout simplement «prendre le café à la Montansier».
L'épisode des Cent-Jours, s'il ne perturbe pas vraiment le fonctionnement de l'Ecole, aura quand même quelques incidences sur la vie des élèves. Le 21 mars, après la leçon de Baillet, ils se précipitent aux Tuileries dans l'espoir d'apercevoir l'Empereur qui vient de rentrer dans Paris. Le lendemain, les cours sont supprimés. Trois jours plus tard, après la leçon, «le corps a été présenté au Ministre de l'Intérieur, qui a demandé si on n'avait point changé de membres». Le 12 avril, Despine est «appelé au conseil des mines avec toux les élèves pour prêter serment d'obéir aux constitutions de l'Empire et de fidélité à l'Empereur». Le 8 mai, le Directeur envoie une lettre aux élèves pour leur annoncer qu'ils sont à la disposition du Ministre de la Guerre. Le 24, nouvelle lettre du Directeur «pour prévenir les élèves qu'il avait ouvert le registre des dons patriotiques». Le 7 juillet, c'est l'occupation militaire de Paris et, quatre jours plus tard, les élèves des Mines qui suivent le cours de Thouin au Jardin des Plantes ne peuvent s'y rendre «parce que les Prussiens ayant voulu entrer à 5 heures du matin et bivouaquer dans le Jardin, ce Professeur est allé argumenter les officiers; il a obtenu l'autorisation de Blücher que le Jardin serait respecté ; que même il donnerait une sauvegarde si on le voulait (mais que prudemment on n'a pas voulu accepter) ». Enfin, le 22 juillet, tout rentre dans l'ordre : «visite avec tout le corps à Mr. Mole. C'est un petit homme qui paraît fort jeune. Mr. Gillet-Laumont lui a fait un petit discours et ensuite lui a présenté les divers membres du corps. Mr. Mole a un air très sec et très froid; néanmoins il s'est entretenu avec chaque membre et a dit qu'il demanderait notre présentation au roi».
Tous ces événements n'auront pas empêché le déroulement des examens, qui ont lieu durant la même période. Ceux-ci sont en effet tous regroupés à la fin de l'année et se succèdent, en gros, de la mi-mai à la mi-juin. [Exception faite cependant pour un premier examen de Baillet les 2 et 3 novembre et pour un dernier examen de Descotils le 17 juillet.] Ils sont empreints de davantage de solennité qu'à Moûtiers, car aux examinateurs habituels (Baillet, Hassenfratz et Brochant) se sont joints cette année Descotils, Cordier et Brongniart. Sinon, les épreuves comportent toujours deux parties - oral et écrit - comprenant chacune quatre (parfois cinq) questions. A l'issue des épreuves théoriques, Despine s'estime «assez content». Il lui reste à travailler à son «concours» (examen pratique), ce qui l'occupe encore un bon mois. En définitive, il obtiendra cette année tous ses médiums, soit sa mise hors de concours.
EPILOGUE
La suite, Despine nous la raconte dans son mémoire autobiographique : «Le traité de paix de 1815 [20 novembre 1815] ayant séparé toute la Savoie de la France, les parens de Joseph (il parle de lui à la troisième personne) désirèrent qu'il entrât au Service du Roi de Sardaigne et qu'il quittât celui de la France. En demandant sa démission, il sollicita le titre de membre honoraire. Le Ministre lui accorda le titre d'élève honoraire (mais ce fut par erreur, et il aurait dû obtenir celui d'aspirant honoraire parce qu'il était d'usage d'accorder un grade supérieur à celui que l'on avait. Mr. Brochant l'avait engagé à solliciter une nouvelle rectification à ce sujet ; mais ayant négligé de le faire immédiatement, il n'osa plus y revenir par la suite)».
Despine ne perdra pas au change puisqu'il parcourra la brillante carrière évoquée au début. Mais cette carrière d'homme public et d'administrateur l'éloignera de la géologie. Il gardera peu de contacts avec ses anciens camarades des Mines. A part une correspondance très suivie avec Burdin, on ne retrouve dans ses papiers qu'une lettre de Dufrénoy et deux lettres de Juncker. En 1844, il participera néanmoins à la session extraordinaire de la Société géologique de France, qui se tint en Savoie.
Il mourra en 1859, à la veille de l'annexion définitive de la Savoie à la France. Par une curieuse coïncidence, c'est aussi l'année de la mort de l'évêque d'Annecy, Monseigneur Rendu. Les historiens, quant à eux, se demandent comment les choses auraient tourné si ces deux représentants de la droite traditionnelle avaient pu intervenir dans les événements préparant l'annexion. Eh bien, chose beaucoup moins connue, les deux hommes étaient aussi liés par la géologie : le 2 novembre 1840, ensemble, ils avaient été proclamés membres de la Société géologique de France par son président Alexandre Brongniart.
P. GRANDCHAMP
On trouvera dans Mém. Soc. géol. France, 1995, 168, pp. 65-70 une abondante bibliographie qui accompagne cet article.