Sur la contribution de Louis Crussard à la théorie de la propagation des combustions et à ses applications

par Maurice ROY,
ingénieur général des mines, professeur à l'Ecole polytechnique, membre de l'Académie des Sciences

Le nom de Louis Crussard se trouve étroitement lié à celui d'Emile Jouguet à propos de la propagation des combustions.

Il est aisé d'apercevoir que l'un comme l'autre a été porté vers l'étude de ces problèmes parce qu'à l'époque de leur jeunesse, et L. Crussard fut le cadet de cinq ans environ d'E. Jouguet, le Corps des Mines tenait à honneur, et avec raison, de donner de solides fondements scientifiques à la lutte contre ces deux dangers principaux de l'exploitation des houillères : le coup de grisou et le coup de poussières.

C'est de ce souci, et j'en eus maintes fois la confirmation directe de celui que je vénère comme un maître par excellence de la pensée scientifique de notre pays à l'aube du xxe siècle, qu'est issue la mécanique des explosifs d'Emile Jouguet, éditée en 1917 - date qui parle encore à bien des Français - et regardée aujourd'hui aux Etats-Unis, notamment, comme une oeuvre primordiale.

Louis Crussard y a pris une part justement reconnue par E. Jouguet lui-même, certainement inspirée par son exemple.

Ses publications s'espacent sur la période 1907 à 1920. Deux d'entre elles sont des communications conjointes de E. Jouguet et L. Crussard à l'Académie des Sciences en 1907 et 1908, illustrant la solidarité évoquée plus haut.

Je n'essaierai pas, ce qui serait assez vain, de délimiter exactement la contribution partielle et personnelle de L. Crussard à l'édification de la mécanique des explosifs déjà citée. Il y eut certainement d'utiles échanges de vues et confrontations d'idées entre les esprits de haute ou très haute qualité dont je parle, comme chacun d'eux l'a ouvertement reconnu et comme en témoignent notamment les communications conjointes déjà citées.

A l'époque dont il s'agit, environ 1910, la thermodynamique, même sous son aspect macroscopique, constituait une discipline scientifique relativement nouvelle et dont les fondements étaient encore discutés. La mécanique des explosifs, aussi bien sous sa forme théorique que sous sa forme expérimentale, n'en était encore qu'aux incertitudes de sa première élaboration. Des expériences avaient été accomplies par des poudriers et par des chimistes. Elles se poursuivaient et attendaient l'illumination d'un grand théoricien pour être interprétées en accord avec cette thermodynamique encore en cours de mise au point.

On peut affirmer que, dans la voie ouverte en France par E. Jouguet, en parallélisme de pensée avec cet aîné dont le prestige ne se fondait que sur la puissance de l'esprit et dans le même souci professionnel déjà souligné, L. Crussard a apporté une notable et importante contribution à l'édification d'une théorie des détonations et déflagrations des substances explosives, très belle construction française, qui, chose étonnante mais explicable par la léthargie dont souffrait alors la recherche appliquée dans notre pays, reste moins largement connue en France qu'elle ne l'est par exemple aux Etats-Unis où, cependant, l'apport scientifique français du XXe siècle est largement, et bien à tort, négligé ou ignoré.

C'est dans trois articles successifs publiés dans la revue « La Technique Moderne » en août 1914, en juin 1920 et en juillet 1920, que le lecteur trouvera exposé par L. Crussard l'ensemble des idées qu'il se faisait sur « les régimes réguliers de propagation des combustions », sans qu'il y ait insisté d'ailleurs sur ses apports personnels.

Deux traits caractéristiques de cet exposé, que l'on retrouve sans doute dans tous les travaux de L. Crussard, sont le goût de la signification concrète et le souci de simplicité dans l'explication. Sans doute est-ce là manifestation de qualités personnelles, que j'eus pour ma part l'heureuse fortune de pouvoir apprécier il y a vingt ans lors d'un entretien direct et fortuit. Mais, il est permis aussi d'y voir le reflet du souci que les ingénieurs du Corps des Mines enseignant alors à Saint-Etienne, à Nancy ou à Paris, voire à l'Ecole Polytechnique, éprouvaient très généralement de s'exprimer de façon à la fois simple, claire et rigoureuse pour leurs jeunes auditoires, en opposition totale avec une certaine forme de snobisme prétentieusement scientifique qui s'amorçait déjà au début de notre siècle et, en certains secteurs d'enseignements, n'a fait que croître et... enlaidir.

De cette compréhension profonde du réel, traduite si simplement, les trois articles en question donnent encore, après une quarantaine d'années écoulées, une très belle illustration et ce n'est pas sans émotion qu'un lecteur curieux de l'histoire des idées se reportera à ces études pour constater qu'en août 1914 la première partie en paraît sous la signature d'un ingénieur au Corps des Mines, professeur à l'Ecole Nationale des Mines de Saint-Etienne, et que, sans nulle discordance ni la moindre allusion aux événements intervenus, la suite en est publiée six ans plus tard, après le sanglant intermède mondial que l'on sait, sous la signature du même auteur, simplement devenu ingénieur en chef des Mines et professeur à l'Institut Métallurgique et Minier de Nancy.

Quel bel exemple de continuité de la pensée et du devoir professionnels, et qui me fait songer à l'exemple lointain et historique de Fraléon, fondateur du Droit international à l'Université de Salamanque et qui, reprenant son cours après cinq années d'interruption, motivée dans ce cas par une incarcération au péril de sa vie et sous le régime de l'Inquisition, poursuivait son enseignement à partir du point exact où il l'avait laissé et en se bornant à cette simple phrase de raccord « Nous disions hier... ».

Dans l'étude de la propagation des combustions, L. Crussard a surtout porté son effort du côté des déflagrations et en a tiré de pertinentes conclusions intéressant aussi bien la sécurité des mineurs que le fonctionnement du moteur à gaz.

Sa prédilection pour les explications à la fois simples et profondes lui a fait envisager sous une forme très générale la notion de stabilité des flammes, en distinguant un aspect intrinsèque et un aspect extrinsèque de cette stabilité, distinction arbitraire comme toute classification mais qui peut encore faire réfléchir le spécialiste.

L. Crussard a résumé ces notions en définissant les flammes stables comme étant celles « dont le cortège de perturbations mécaniques progresse du même train qu'elles ».

En ce qui concerne l'importance de la loi exprimant la vitesse de la réaction chimique de combustion en fonction du seul état physique et chimique instantané, L. Crussard a formulé des remarques et apporté des résultats qui ont à la fois assuré et fait progresser les connaissances du moment. A distance d'années, on peut même constater que la cinétique chimique n'a pas encore comblé les lacunes de l'époque et qu'il nous manque encore une topographie assez précise de cette falaise abrupte et à double versant qui représenterait la « vitesse de réaction » dans la troisième dimension d'un diagramme de Duhem-Jouguet dont les coordonnées dans le plan de base sont la température et le degré de combustion d'un mélange de pression invariable. C'est le souci de combler cette lacune qui m'incita à proposer en 1954, et au cours d'une réunion internationale tenue à Cambridge (G.-B.) et consacrée aux problèmes de combustion, qu'une séance fût réservée à rapprocher des cinétistes de la chimie et des thermodynamiciens de la mécanique des fluides pour confronter leurs définitions et points de vue sur les notions fondamentales que mettent en jeu ces problèmes. Sans doute ne faisais-je là que poursuivre l'oeuvre si magnifiquement amorcée par mes maîtres ou anciens du Corps des Mines et c'est ce qui m'autorise à en parler ici. J'eus tout loisir d'organiser cette réunion et de constater sans nulle surprise la difficulté de ramener l'attention des meilleurs spécialistes à une considération approfondie des définitions essentielles... Le résultat fut, il m'est permis de le dire, médiocre car chacun de ces spécialistes s'évada du sujet proposé pour développer ce qu'il avait la conviction de connaître le mieux tout en s'écartant forcément de la compréhension mutuelle qu'il s'agissait de provoquer et de fonder.

Si je n'éprouvais nulle surprise, je n'eus pas plus de regret d'efforts apparemment dépensés en vain car je crois à la vertu intrinsèque et exemplaire de l'effort et je sais de plus que la préoccupation que j'ai soulevée n'est pas si étouffée qu'il pouvait sembler, qu'elle fait son chemin et qu'elle portera ses fruits, ce qui alors rendra indirectement hommage à la pensée d'hommes comme E. Jouguet et L. Crussard.

Pour l'esprit curieux de ces problèmes, il me reste à signaler un point sur lequel la lumière n'est pas encore aussi nettement faite qu'il a paru vers 1910-1920. Il s'agit de la zone de combustion s'étendant en aval de sa partie lumineuse ou « flamme », en laquelle s'accomplit d'ailleurs la majeure part de cette combustion en des temps infimes d'un ordre compris entre la microseconde (détonations) et la milliseconde (déflagrations). Derrière la flamme de la déflagration, il n'existe sans doute qu'une limitation de combustion proche de l'équilibre de dissociation. Mais, dans la flamme de détonation - qui est essentiellement et à la fois onde de choc et onde de combustion - on peut conserver quelque doute sur un achèvement immédiat et aussi complet de la combustion. C'est, en tout cas, ce qu'éclairciront peut-être bientôt les études qui se poursuivent actuellement en plusieurs pays et qui utilisent comme moyen d'expérience le « tube à choc ».

En ces problèmes ardus, puisque certains aspects fondamentaux n'en ont progressé que lentement et partiellement dans les quarante dernières années, soulignons - et ce ne sera que justice - le mérite de précurseur de Louis Crussard, associant l'esprit scientifique et le talent spécifique d'ingénieur en une si harmonieuse et féconde combinaison.

Maurice ROY.


 

Louis Crussard et les problèmes de sécurité minière (grisou, poussières)

par Georges SCHNEIDER, ingénieur général des mines

Le trait le plus remarquable de Louis Crussard est sans doute le rare équilibre d'un esprit ouvert à tout et à tous : il avait l'intuition, le sens critique et la modestie du vrai savant, comme il possédait le sens des réalités pratiques et la connaissance des hommes. Il dominait, sans effort apparent, son sujet, qu'il s'agisse d'études théoriques ou de recherches de laboratoires; mais il pouvait tenir aussi brillamment un rôle d'ingénieur conseil, d'organisateur, voire de négociateur. Ses idées, il les exposait simplement, avec une sorte de bonhomie souriante, une élégante concision, et la question traitée, aussitôt, s'éclairait d'une lumière nouvelle, découvrait des perspectives insoupçonnées.

La sécurité de la mine en présence de grisou et de poussières combustibles pose divers problèmes scientifiques délicats ; elle doit, d'autre part, être assurée par des mesures compatibles avec les nécessités d'une exploitation difficile par ailleurs et avec les défaillances toujours à craindre d'un important personnel disséminé dans les travaux. Un tel ensemble de questions devait tout naturellement, peu après la catastrophe de Courrières, solliciter, sous son double aspect, l'esprit de Louis Crussard.

Sa première publication scientifique est un essai sur le « dégagement normal du grisou », qui figure en tête d'une « Contribution à l'étude de l'aérage », parue en 1904 dans le bulletin de la société de l'industrie minérale. « Après avoir fait l'hypothèse primordiale que le grisou est réparti dans la houille comme un liquide dans un corps poreux », l'auteur montre que la nature de la houille et la pression interviennent par quatre coefficients caractéristiques. Mais les recherches expérimentales utilisées par cette étude formaient une base sans doute un peu mince; en outre, on sait maintenant que le gaz sorbé par la houille joue dans ces phénomènes un rôle essentiel. Du reste, le jeune Crussard écrivait par avance cette boutade, dans une note de son article : « On a dit qu'on fait la science avec les faits, comme une maison avec des pierres; j'ai pris un certain nombre de faits et j'ai bâti un abri provisoire, abri que je suis tout prêt à démolir quand on m'en démontrera la nécessité ou l'utilité, et qu'on me jettera la pierre, celle dont je ne me suis pas servi ».

Les travaux théoriques de Louis Crussard sur les combustions sont de toute première importance. Ils ont fait l'objet de huit communications à l'Académie des Sciences (dont trois en collaboration avec Jouguet), entre 1907 et 1919. En outre, il a publié trois mémoires dont deux, en 1907 et en 1913, au Bulletin de la société de l'industrie minérale et un dans la revue « La Technique Moderne » (1914-1920).

Il est impossible ici d'analyser complètement une oeuvre aussi considérable. On essaiera cependant, malgré la difficulté du sujet, de donner, en quelques mots, une idée des questions traitées et de la contribution capitale que Louis Crussard a apportée à leur solution.

Le mémoire de 1907 (B.I.M. 4e série) intitulé « Ondes de choc et onde explosive » se résume ainsi : dans un premier chapitre, l'auteur rappelle les résultats classiques sur les ondes de choc. Il y développe les « points nouveaux » suivants : rôle de la viscosité, démonstration élémentaire de l'impossibilité des ondes dilatées, étalement de ces ondes, atténuation spontanée des ondes de choc, rencontre des ondes de choc.

Le second chapitre est consacré à l'onde explosive. « Il nous a semblé, dit Louis Crussard, que les recherches effectuées, indépendantes de toute hypothèse sur la constitution moléculaire des corps, basées simplement sur les principes de la mécanique et de la thermodynamique, pouvaient se traduire en un langage très simple, à condition de se restreindre aux cas élémentaires, les seuls d'ailleurs, sur lesquels ait jusqu'ici porté l'expérimentation ».

« L'idée que la vitesse de l'onde explosive est un minimum parmi tout un ensemble de propagations possibles, les indications sur la stabilité de cette onde, la possibilité de baser sur l'onde explosive des recherches sur les chaleurs spécifiques sont, au moins à ma connaissance, des choses nouvelles. »

« Il en est de même de l'interprétation des belles recherches de M. Le Chatelier sur la naissance de l'onde explosive, interprétation qui semble établir un lien assez inattendu entre l'onde explosive et les températures d'inflammations, et qui permet de prévoir les limites d'explosivité. »

Le mémoire de 1913 (B.I.M. d'avril et mai) traite « des combustions à pression constante ». C'est, Louis Crussard le dit lui-même, la suite et le développement de l'interprétation donnée par Taffanel à sa quatrième série d'essais sur les inflammations de poussières.

Le thème de ces essais était le suivant : un coup de poussières étant amorcé en galerie, la flamme progresse avec une vitesse absolue U + W (mesurée) ; elle est précédée d'une chasse d'air poussiéreux de vitesse W (mesurée). On en déduit sa vitesse de propagation U. Il est bien évident que « l'agitation » devant la flamme est une fonction croissante de W. Ceci posé, quelle relation y a-t-il entre U et W ?

Louis Crussard applique le théorème des quantités de mouvement à ces déflagrations sans variation de pression; il établit qu'elles ne peuvent exister sans chasse d'air et que la contrechasse n'existe que si la chasse a une valeur suffisante. Enfin, il retrouve la forme de la courbe U = f (W), dont l'allure avait été déterminée expérimentalement par Taffanel.

Dans une seconde partie, en recourant à une méthode graphique, il indique les changements apportés dans le régime de la flamme par les ondes perturbatrices, esquisse le mécanisme de la généralisation ou de l'atténuation spontanée d'une explosion, l'action sur la combustion du voisinage d'un débouché à l'air libre.

Le numéro du 1er août 1914 de la revue « La Technique Moderne » contenait le début d'un exposé de Louis Crussard sur « les régimes réguliers de propagation des combustions ». Le fait que l'auteur ait poursuivi cette étude après la longue interruption due à la guerre (numéros de juin et juillet 1920) montre l'importance qu'il y attachait. C'est aussi la dernière mise au point, chronologiquement, que Louis Crussard a faite sur ces questions et la mise au point la plus complète, puisqu'elle embrasse d'un seul coup d'oeil l'ensemble des détonations et des déflagrations. Son intérêt est donc primordial et l'on souhaiterait qu'elle fasse l'objet d'une réimpression.

On y trouve d'abord un magistral exposé rappelant sous une forme élégante et condensée les résultats essentiels suivants : sans aucune hypothèse sur le mode de combustion, on peut établir les lois de la propagation, en régime permanent, d'une flamme dans un milieu gazeux, en utilisant seulement les principes de la mécanique et la conservation de l'énergie. Louis Crussard a montré que l'ensemble des propagations possibles est représenté par deux arcs d'une courbe plane dite d'Hugoniot (en abscisses volume spécifique, en ordonnées pression du milieu gazeux situé en arrière de la flamme) ; à l'un des arcs correspondent les détonations (supérieures ou inférieures), à l'autre les déflagrations (supérieures ou inférieures). Deux régimes jouent un rôle particulier : la détonation-limite et la déflagration-limite, qui séparent les deux types de détonation d'une part, et les deux types de déflagration d'autre part; Louis Crussard a démontré que pour ces deux propagations-limites, la vitesse de la flamme par rapport au milieu arrière est égale à celle du son par rapport à ce même milieu.

S'appuyant alors sur la comparaison de la vitesse de la flamme avec celle du son et sur le fait que les échanges de chaleur constituent un moyen d'accélérer ou de freiner la propagation des perturbations mécaniques, l'auteur recherche, pour chacun des quatre types possibles de propagation, s'il est stable ou non. Cette analyse délicate de la stabilité intrinsèque et extrinsèque est encore une oeuvre originale de Louis Crussard.

Il en formule ainsi la conclusion : « détonation-limite stable à tous égards, observable en régime rigoureusement permanent d'une part, déflagrations lentes, à faible dépression, à flamme stable et préflamme instable, observables en régime pseudo-permanent d'autre part, enfin caractère fugitif de tous autres régimes permanents théoriquement possibles, telle est la triple restriction imposée par l'étude de la stabilité. Elle donne un relief particulier à la détonation-limite ». Celle-ci n'est autre que « l'onde explosive » de Berthelot et Vieille.

Louis Crussard poursuit son exposé par une esquisse sur les rapports entre vitesses de propagation et vivacité des combustions. Se limitant au cas du régime particulier des déflagrations, il y démontre la proposition suivante : « Les flammes, dont la propagation met en jeu la conductibilité ne peuvent, en régime permanent, se propager qu'avec une vitesse bien définie que commandent à la fois la conductibilité et la vitesse de réaction. Enfin, il établit que la condition limite d'aptitude à la propagation de Mallard et Le Chatelier (température de combustion égale à la température d'inflammation) n'est pas suffisante : la flamme ne peut subsister que pour une température de combustion plus élevée et la vitesse du mélange limite n'est alors plus nulle.

C'est, d'un bout à l'autre, un exposé lumineux où l'auteur ne se réfère qu'une fois et très modestement à ses travaux personnels, sous la forme suivante « L'onde explosive y trouvait en 1906 son explication naturelle, grâce aux belles recherches de M. Jouguet, complétées par moi-même sur certains points ». Mais il suffit de se reporter à la « Mécanique des Explosifs » pour y trouver, sous la plume autorisée de Jouguet, plus de vingt références aux importants travaux de Louis Crussard dans le domaine des détonations et des déflagrations.

Le mémoire est aussi très révélateur de l'esprit de son auteur. Moins « analyste » que Jouguet, Louis Crussard procède davantage en physicien, cherchant non pas à expliquer un phénomène comme cas particulier d'application d'une équation générale, mais à saisir d'abord intuitivement la nature physique du phénomène avant d'en formuler la loi d'une façon aussi simple que possible. Ses exposés recourent souvent à des représentations graphiques fécondes, abondent en comparaison imagées; et s'il est parfois difficile à suivre, ce n'est pas qu'il utilise un lourd appareil de calculs : seule en est cause la finesse d'une analyse qui veut suivre les phénomènes dans toutes leurs nuances.

Nous avons tenté d'esquisser à grands traits quel a été l'apport scientifique considérable en matière de combustions du savant Louis Crussard. Voyons maintenant l'ingénieur aux prises avec les réalités de la mine.

« Mines, Grisou, poussières » paraît en 1919. L'ouvrage s'adresse aux ingénieurs; c'est, en fait, un extrait de cours d'exploitation des mines. On y trouve des références aux travaux scientifiques, aux travaux des stations d'essais, à l'expérience de la mine. Ce petit volume, à la fois clair et dense, devait devenir, pour de nombreuses promotions d'ingénieurs, le livre de base auquel on se reporte dans tous les cas embarrassants.

Après une première partie, consacrée à la combustion du grisou et des poussières, l'auteur passe en revue les causes d'inflammation, plus spécialement les lampes à flammes et les explosifs. La troisième partie traite de « l'immunisation », c'est-à-dire des moyens propres à éviter la formation de gisements de grisou ou de poussières dangereux. Il termine par les mesures à prendre pour la localisation d'un accident.

Bien sûr - et Louis Crussard est resté, jusqu'à ses derniers moments, trop au courant des travaux scientifiques et de l'évolution de la mine pour ne pas en avoir eu le premier parfaitement conscience - bien sûr certains problèmes ont changé d'aspect depuis plus de quarante ans (L'ouvrage se réfère à la mine, telle qu'elle existait en 1914). Par exemple, la structure de la mine s'est amplifiée, l'aérage s'est amélioré, les captages de grisou, la distribution de l'eau au fond contribuent à la sécurité des travaux, tandis que la mécanisation, le développement de l'emploi des explosifs à l'abattage, le tir à retard, l'électrification du fond créaient des risques nouveaux. Dans le domaine scientifique, par exemple, on se représente maintenant l'oxydation du méthane comme une réaction en chaîne, sous la dépendance de traces de corps inhibiteurs ou sensibilisateurs; corrélativement a été revue l'interprétation à donner aux notions de température ou de retard d'inflammation de Mallard et Le Chatelier; de même, la possibilité de définir l'aptitude à la propagation d'un gisement de poussières par un très petit nombre de caractères simples, au premier plan desquels la teneur en matières volatiles et la teneur en stériles a été démentie par l'expérience des stations d'essais.

Cependant « Mines, grisou, poussières » demeure dans son ensemble extraordinairement jeune; aucun livre plus récent d'une égale valeur n'a pris sa place. Il reste l'ouvrage de base, dont il convient de ne pas oublier les enseignements. Parmi ceux-ci, citons à titre d'exemple la distinction que Louis Crussard effectue entre combustion localisée (l'auréole), propagation localisée et propagation indéfinie. « Quand un coup de mine ne donne pas naissance directement au coup de poussières, l'inflammation revêt, suivant les cas, les aspects suivants : un simple allongement de la flamme de l'explosif, c'est le phénomène de l'auréole; une combustion, à flamme lente, du nuage de poussières soulevé par le coup de vent, qu'elle aille ou non jusqu'au bout de ce nuage, c'est la flambée, au sens précis du mot; une combustion plus ou moins vive, qui soulève de nouveaux nuages que gagne la flamme et ainsi de suite; mais la vivacité va s'amortissant et la flamme, tôt ou tard, finit par disparaître; c'est, si l'on veut lui donner un nom, l'explosion amortie ». Nous ne pouvons résister non plus au désir de citer cette conception (alors nouvelle) de l'interprétation à donner aux résultats des essais d'explosifs en atmosphère grisouteuse, par exemple du tir au mortier : « que les circonstances accidentelles fassent souvent beaucoup, c'est ce que l'expérience montre. Deux essais, que l'on aura mis tous ses soins à rendre identiques, donnent fréquemment l'un l'allumage du grisou, l'autre un raté. »

« C'est à cela que les essais de ce genre doivent leur caractère très particulier, caractère qui, à tout prendre, répond à la préoccupation du praticien. Puisque la masse des circonstances accidentelles échappe à la description et à la prévision, il est illusoire de prétendre démêler les lois de l'inflammation; on ne peut que parier que l'inflammation aura lieu ou non. L'essai a pour but de dire au praticien combien il a de chances de gagner son pari ».

« Les préoccupations du praticien », tout ce livre se penche vers elles avec compréhension.

En témoignent, par exemple, les quelque cinquante exemples concrets, tirés de la vie de la mine et répartis dans tout l'ouvrage. On en trouverait naturellement bien davantage dans le volume « l'exploitation des mines : la taille et les voies contiguës à la taille ». Ce sont des véritables fiches de clinicien, des comptes rendus de « cas » observés, avec souvent un diagnostic et des prescriptions médicales.

D'ailleurs, à propos des explosifs, Louis Crussard formule cette profession de foi : « Il y a deux manières d'étudier l'emploi des explosifs dans les mines grisouteuses et poussiéreuses; faire des essais systématiques, en déduire les règles d'emploi, puis tâcher d'acclimater ces règles aux conditions variées du travail de la mine; ou bien, à l'inverse, voir de près le travail minier, ses exigences, ses dangers et ses défaillances, et en déduire des règles en connaissance de cause. La première méthode n'exige que des expériences; la deuxième exige de l'expérience; elles se complètent.
Commencer par l'examen de quelques cas d'emploi pratique, c'est avouer ma préférence pour la deuxième méthode; je ne m'en cache pas ».

Il écrit encore : « La difficulté de la réglementation (des explosifs) réside dans une antinomie : la réglementation ne peut donner que des règles simples, et les cas réels sont extrêmement complexes; j'ai tâché de la montrer dans les exemples qui précèdent ».

et plus loin : « Prescriptions à l'usage (des explosifs). Toute la sécurité repose là-dessus : la prescription de hauteur du bourrage, la visite grisouscopique et la spécialisation des opérations entre les mains ou sous la surveillance du boutefeu non intéressé au travail du chantier...

Ce n'est pas l'explosif qui est de sûreté, c'est le boutefeu ».

Ainsi s'exprime, en des formules lapidaires, « l'expérience » d'un ingénieur qui, dans toute sa carrière, est resté en contact avec la mine et avec les mineurs. Ceux-ci lui ont bien souvent manifesté une sympathie déférente : elle s'adressait au savant certes, mais autant à l'homme qui avait su comprendre les difficultés de la mine et de la conduite de son personnel.

Nous avons essayé de donner une idée de l'oeuvre de Louis Crussard en matière de sécurité minière « grisou, poussières », d'une part en évoquant ses travaux scientifiques dans ce domaine, d'autre part en montrant avec quel sens aigu des réalités il se penchait sur les problèmes pratiques de la mine. Cette oeuvre est considérable, et pourtant elle ne constitue qu'un des aspects de l'activité prodigieuse de Louis Crussard.

Goethe a écrit :

« Unser Leben ist, auf einc unbegreifliche Weise, aus Freiheit und Notwendigkeit zusammengesetzt. Unser Wollen ist ein Vorausverkünden dessen, was wir unter allen Umständen tun werden. Diese Umstände aber ergreifen uns auf ihre eigne Weise. Das « Was » liegt in uns, aber das « wie » hängt selten von uns ab ».
(Notre vie est faite, de manière incompréhensible, de liberté et de nécessité. Notre vouloir est une proclamation anticipée de ce que nous ferons en toutes circonstances. Mais ces circonstances se saisissent de nous à leur façon. Le « quoi » est en nous, mais le « comment » dépend rarement de nous-mêmes.)

La vie de Louis Crussard n'est-elle pas une illustration de cette pensée ? Sa carrière administrative n'est en rien exceptionnelle : elle a pourtant permis à son génie de se manifester. La plupart des hommes cherchent dans les circonstances une pitoyable excuse. Seule une élite exceptionnelle sait les asservir.

Mai 1959

G. SCHNEIDER.


 

Crussard : Ventilateurs et Compresseurs (publié en 1925)

par Georges DURUY, ingénieur général des mines

Crussard a eu 40 ans en 1916. Il vient de faire une carrière de professeur à Saint-Etienne. Il assure le contrôle des fabrications d'armement pendant cette guerre. La coupure sera profonde. Nommé ensuite à Nancy, ingénieur en chef, il parviendra d'emblée au stade de l'organisation. Peu d'années plus tard, il fera l'Ecole. Son cours d'exploitation y sera un aboutissement plutôt qu'une création. Il accédera, en somme, à un second stade de la maturité.

L'ouvrage sur lequel je donne une impression ressortit plutôt au stade précédent. Il me paraît tout à fait rationnel d'en fixer la gestation, sinon même la rédaction, à la phase Saint-Etienne, phase ingénieur ordinaire où déjà, un esprit clair et puissamment synthétique est capable de rénover la philosophie d'une technique mais ne s'inquiète pas encore de mettre en mouvement la branche entière de cette technique comme il le fera plus tard pour les houilles. Au surplus, cet ouvrage, ventilateurs et compresseurs, est un exercice très réussi de l'esprit, de cet esprit de thermodynamicien où on sent l'influence d'un maître souvent côtoyé, Jouguet. L'algèbre y prend encore une place fondamentale, accusant la décennie des 30 à 40 ans.

C'est là qu'il faut classer l'ouvrage, sans doute paru avec quelque retard dans les années d'immédiat après-guerre; là, plutôt que dans la tranche de temps des 40 à 50 ans, où se situe 1925.

Ce livre a été rédigé par un homme qui ne fait pas de laboratoire, pas encore. Vraisemblablement, le professeur d'expoitation des mines, à Saint-Etienne, où le corps enseignant est « sur le tas », a vu une faille dans la technique minière. Il sait que l'art des mines présente une part congénitale d'empirisme. Sans doute veut-il qu'elle soit minimale; il tombe - je le suppose - justement sur une branche où l'empirisme est peu justifié, mais existe, à la fois dans la conception des machines et dans leur utilisation. Il s'y intéresse; cet intérêt se trouve accru et soutenu par le prolongement que pousse l'air comprimé, prolongement qui « prend racine » vers la thermodynamique; racine d'autant plus intéressante qu'elle n'a pratiquement pas été vue jusqu'alors.

C'est là, je crois, le sens profond de son livre qu'il a voulu complet, au surplus. Partant des deux principes, il n'a pas récusé les mécanismes qui permettent d'en traduire les conséquences. Il n'a même pas laissé dans l'ombre la pure technologie et ses références vont, explicitement, jusqu'à un simple praticien. Il n'a pas méconnu, en passant, le fait que l'empirisme est rarement arbitraire, a posteriori; qu'il est souvent appuyé, sans que l'empiriste s'en doute, sur des faits scientifiques qui peuvent être nouveaux.

Sur les 406 pages du livre, 109 sont, tout d'abord consacrées à la thermodynamique ou à la dynamique des fluides, dont une part importante, 52 pages, aux pertes de charge, c'est-à-dire à un chapitre largement basé sur l'expérience, mettant en jeu des formules et des explications semi-empiriques et négligées, pour cette raison, par les thermodynamiciens purs.

La technologie des compresseurs prend ensuite une place importante puisqu'elle occupe 87 pages.

L'auteur ne tarde pas à revenir à la technique en traitant les problèmes de débit et de puissance, avec leur aspect mécanique teinté de thermodynamique pour le dernier. Elle prend 75 pages.

On est ainsi parvenu aux deux tiers de l'ouvrage. Apparaissent alors les turbo-machines où la technologie prend une place minime, de l'ordre de la quinzaine de pages. Dans sa quasi totalité, cette seconde partie de l'ouvrage est d'ordre mécanique, avec imbrication, comme il se doit, des mécaniques rationnelle et appliquée (112 pages).

Il restera, pour une petite troisième partie, canalisations, moteurs et outils de frappe, 23 pages.

L'équilibre entre les chapitres théoriques et pratiques est bien celui qui convient à un ouvrage qui tend toujours vers la recherche et l'exposé des causes premières, avec le sovci évident de n'être pas laissé de côté par l'ingénieur d'exploitation qui bute à chaque instant sur des faits technologiques. Un livre de cette nature eût pu, sans déchoir, amenuiser la technologie des compresseurs; il eût alors tendu vers la bibliothèque du bureau d'études beaucoup plus que celle de l'ingénieur de fosse. Visiblement, Crussard n'a pas voulu de restriction de cette nature.

J'en arrive à sa manière de traiter les sujets.

On doit reconnaître que son indépendance du laboratoire est complète. Il cite volontiers des résultats acquis chez les constructeurs et chez les usagers. Son silence, sans affectation mais sans dissimulation, sur tout résultat qui lui serait attribuable, montre qu'il n'a pas orienté un bureau d'études, n'a pas réclamé de tel ou tel constructeur une série d'essais. D'ailleurs, cette référence à des résultats publiés est occasionnelle : le fond de son travail, sa marque originale sont d'ordre spirituel. Etant donné un bagage qui peut être tombé dans le domaine public au sens le plus étendu, il en tire la substance et fait oeuvre d'intelligence au sens étymologique, en ce qu'il relie ces faits entre eux et aux faits extérieurs. Parfois même, il lui arrive de « piquer » parmi les faits connus, certains éléments expérimentaux ou d'observation qui ne paraissent pas avoir grand poids; ils en prennent, ou contribuent à l'édifice commun, parce qu'ils renforcent une vue synthétique.

Il est évident que ce sont les chapitres techniques - dont on peut parfois dire qu'ils sont scientifiques - qui vont porter cette marque. Et en cela, ils seront originaux.

Compresseurs à piston. - La technologie sentait encore l'époque du Watt des premières machines alternatives. Un piston, un cylindre, un embiellage sont artisanaux au premier chef. On peut les creuser, les contourner, les affiner : on ne crée pas grand chose que l'on puisse qualifier de grande technique. Assurément, les mécanismes de distribution, admission et émission de l'air sont plus subtils; on a fait mieux que les premières soupapes commandées. Un peu de bon sens et un peu d'invention dominent ces créations, sans collaboration sensible de la science. Tout ou plus, la prise des diagrammes dits de Watt a-t-elle contrôlé les améliorations.

A quoi Crussard s'est-il attaqué ? En dehors de cette technologie pour laquelle il a poussé le scrupule jusqu'à en faire un historique, il a aperçu les voies nouvelles où, vraiment, il est encore en avance sur notre époque 1959.

Lorsqu'il s'agit de l'énergie utilisable, non. Mais il a tout de suite fait un saut jusqu'aux limites, celles des débits extrêmes, des vitesses, des profondeurs extrêmes laissant aller son esprit à ce qui pouvait paraître un jeu, auquel cependant le temps qui devait passer donnait forcément un poids croissant. Or ces conditions extrêmes, dont certaines ont une allure paradoxale, non seulement il les a établies, mais il les a exprimées en un langage courant qui ne le quitte pratiquement jamais. Il y trouve, non seulement la satisfaction de convaincre le lecteur, presque de l'amuser, mais, pour lui, l'apaisement du résultat clair, utile et certain. Ce que d'autres auteurs eussent considéré comme un jeu de l'esprit, il a montré qu'il s'agissait d'un objet sérieux. Là, il a créé.

Dans la théorie des compresseurs à piston, il se sera donc orienté surtout vers la technique du mouvement et des transformations de l'air, poussés jusqu'à leurs limites. Il aura vu qu'il était plus efficient de compléter une théorie de la compression, forcément élémentaire au niveau de l'ingénieur, que de la répéter en ajoutant, peut-être et à peine, du nouveau.

L'ingrat chapitre des pertes de charge, résistance des ouvrages, lui aura certainement demandé un particulier effort. Mais là aussi, dissimulée sous une masse technologique, une synthèse était à promouvoir. L'empirisme était là trop près de la science appliquée pour que l'auteur ne fût pas tenté d'approfondir. Tentative sans grand espoir d'aller loin : il le savait et aujourd'hui même la théorie n'en est pas au point. Crussard aura toutefois cherché ici aussi et réussi dans une large mesure à dire ce qui se passe aux limites (cas de l'écoulement vertical notamment).

En matière de turbomachines, ventilateurs de mine notamment, les récents travaux de Rateau avaient mis sur pied une ossature qui est toujours valable. La théorie de la machine supposée parfaite est élémentaire : le livre la reprend rapidement. En contrepartie, l'ouvrage s'étend sur deux chapitres qui exigent réflexion, sans toutefois mettre en oeuvre une difficile théorie : le fonctionnement des ventilateurs imparfaits, d'une part, l'indépendance relative des fonctionnements volumétrique et manométrique d'autre part. Il examine aussi avec une particulière attention les fonctionnements anormaux, notamment l'inversion du flux, revenant ainsi aux préoccupations techniques de l'ingénieur. Les problèmes d'ordre purement mécaniques sont traités là dans la même clarté - moins spectaculaire, par essence - que, plus haut, les problèmes thermodynamiques de la compression et du mouvement.

Conclusion. - Le lecteur de cet ouvrage, s'il est familiarisé avec le langage de la physique et de la mécanique, s'il ne peine pas trop sur certains développements mathématiques, très brefs mais toujours très denses, retire avant tout de l'étude de ce livre, une impression de « non déjà lu », de jeunesse, de clarté et d'invention qui en fait un livre exceptionnel et toujours actuel, au moins dans ses chapitres non technologiques, vraiment marqués de main de maître. Il est indubitable qu'à l'époque pareille impression dut être incomparablement plus forte, appuyée sur un contingent de nouveautés plus ample qu'aujourd'hui. Oeuvre de première maturité, sans recours à l'expérimentation personnelle, mais réalisée par un esprit dont la pénétration et la clarté franchissait et nivelait, il frappe très vivement et laisse croire que de bonne besogne eût été faite sur n'importe quel sujet.

Maurice DURUY.


 

Note sur les Travaux de Monsieur l'Inspecteur Général des Mines L. Crussard

par Georges HULOT, directeur général de la Société d'Etudes Chimiques pour l'industrie et l'agriculture

I
Études sur la structure des houilles et sur leur aptitude à la cokéfaction

Dans ce vaste domaine auquel il attachait un intérêt tout particulier et qui fut, durant de longues années, au premier plan de ses préoccupations, de ses pensées et de ses travaux, l'inspecteur général des Mines, Crussard, eut une activité qui revêtit deux aspects distincts, mais étroitement complémentaires.

Il fut d'abord un maître, un professeur dont les élèves représentaient toute l'industrie houillère française; il fut ensuite un directeur de recherches dans la limite des moyens, alors bien faibles, qui furent mis à sa disposition.

Professeur, le mot est d'ailleurs trop faible, encore qu'avec sa modestie habituelle, il limitait lui-même son rôle : dès ses premières publications, il parlait simplement de « divulguer » des résultats acquis.

« Les études sur la constitution des substances végétales et surtout des houilles ont fait, dans ces dix dernières années, l'objet d'activés recherches. L'intérêt scientifique est évident, leur portée pratique peut être immense; il y a donc grand intérêt à les divulguer. »

En fait, il ne fut pas, comme il se qualifiait lui-même, un « divulgateur », mais par la forme et l'élévation même de son enseignement, de ses publications, il fut essentiellement un « maître à penser » : ce qu'il apporta à ses nombreux lecteurs, à l'industrie tout entière, ce ne fut pas de simples études bibliographiques, des énumérations sèches et méthodiques de ces « actives recherches », ou même de leurs résultats, mais ce fut un essai constant d'en extraire graduellement et par des articles successifs, qui suivirent le développement de sa propre pensée, une philosophie générale, une logique qui permettrait, suivant sa propre expression, de mieux comprendre, et, par suite, de dresser un plan rationnel de travail futur :

« Toute imparfaite que soit cette ébauche, écrivait-il dans son premier article, je crois bien qu'elle permet de voir plus clairement ce qu'est un tissu végétal ou une houille. »

Ces publications revêtent donc, en général, la forme de vastes synthèses, établies suivant ce que l'on peut appeler une méthode « Crussard », c'est-à-dire suivant un thème d'ensemble, un fil conducteur général, appuyé, la plupart du temps, sur une conception ou une hypothèse de base.

Le titre même de sa première publication en ce domaine datant du début de 1926 (Revue Industrie Minérale, 1926, 219-34, 283-95, 303-16) est bien significatif : il ne parle pas de chimie de la houille, mais des « substances végétales et des houilles dans leur rapport avec la chimie », la chimie n'est que son support de base pour essayer d'arriver à une conception sur la structure, et encore remarque-t-il dans sa préface qu'il s'agit d'une chimie organique bien spéciale, limitée aux corps et aux réactions que l'on rencontre dans la nature.

Elle est spéciale à un triple point de vue :

  • les corps qu'on y rencontre ne sont pas aussi nombreux qu'au laboratoire, mais les combinaisons que réalise la nature parmi l'infini des constructions possibles sont monotones. « C'est cette restriction qui est le grand fait naturel important »;

  • les corps importants ne sont pas du tout les mêmes que pour le chimiste de laboratoire. Des chapitres entiers de la chimie classique tombent ou prennent une importance réduite. Des corps de second rang passent au premier : « l'exemple le plus typique est celui de l'aglycone, corps d'importance primordiale et dont la plupart des traités classiques ne citent même pas le nom » ;

  • les réactions ne sont pas les mêmes : souvent complexes dans leur mécanisme, les réactions de la nature sont, en général, simples.

    De tout cela résulte, dit-il, une chimie organique très particulière qui, à sa connaissance, n'a jamais été écrite et qu'il a « tenté de résumer sommairement dans la première partie de cette étude ».

    Dans cette chimie organique particulière, il attache une grande importance à la notion d'état physique et de structure, notamment à ces limites du solide et des solutions que constituent les colloïdes et les gels. Il attache également une grande importance au rôle de l'oxygène dans les structures naturelles et notamment dans les noyaux furaniques. Ce sont deux idées qu'on retrouvera constamment tout au long de ses études, non seulement sur la structure des houilles et leur aptitude à la cokéfaction, mais même, beaucoup plus tard, quand l'inspecteur général Crussard sera penché sur les questions de carburants de synthèse et de leur production.

    De cette chimie organique particulière des corps aliphatiques et aromatiques naturels, il passe, dans une deuxième partie de son étude, à l'examen rapide des éléments et des tissus végétaux jeunes, cellulose et pentose, puis des tissus lignifiés, en insistant particulièrement sur ces derniers. Il consacre, ensuite, une troisième partie aux substances humiques, corps résultant de la putréfaction des végétaux à l'air humide. Il examine les différentes actions possibles : pyrogénation, oxydation, action des milieux alcalins ou acides, les unes et les autres à des stades plus ou moins poussés. Il y a encore là une ligne générale, une classification que l'on retrouve souvent par la suite. Puis, avant de passer aux combustibles mêmes, il rapproche ces substances humiques d'oxydation franche des houilles en montrant qu'elles sont « cousines et non mères des houilles ».

    « Elles n'en ont pas moins une immense importance, d'abord parce qu'on les rencontre peu ou prou dans tous les combustibles jeunes, ensuite parce qu'elles sont en relation étroite avec l'oxydation spontanée des houilles et des lignites, enfin parce que leur simplicité relative aide à comprendre ce qu'est la houille formée par décomposition à l'abri de l'air. »

    Là encore on trouve ce grand souci de comprendre et d'expliquer.

    Ce n'est qu'après tout ce préambule qu'il passe à une première synthèse sur la structure des combustibles, où il souligne particulièrement qu'à côté des éléments provenant des tissus végétaux, on rencontre des bitumes dont il tient à souligner le rôle :

    « Il y a là deux mondes physiques sans point commun et qui ne se pénètrent vraiment qu'aux températures de distillation ou de semi-distillation. Je ne parlerai donc, ici, des bitumes que dans la mesure où ils me sont nécessaires à la compréhension de la partie non bitumineuse et insoluble des combustibles. »

    Là, encore, nous trouvons pour la première fois une des idées maîtresses que nous rencontrerons souvent par la suite, celle de la double nature des houilles. Dans la fin de son exposé, il étudie rapidement diverses catégories de houilles, sépare ce qu'il appelle les pré-houilles d'une part, facilement attaquables aux alcalis et les houilles vraies pour lesquelles on doit faire appel à des moyens plus énergiques. A ce propos, il aborde l'emploi des solvants.

    Mais tout ce mémoire n'est encore qu'un début, une première conception sur ce qu'il écrira plus tard : l'essentiel est l'oeuvre de synthèse, la grande ligne qu'il a tracée; les éléments qu'il considère constituent un ensemble que nous retrouverons dans la plupart de ses publications futures.

    Cette synthèse qu'il résume, d'ailleurs, en quelques paragraphes, il la termine avec une impression de doute que l'on retrouve souvent par la suite :

    « Dans l'état actuel de nos connaissances, il faut renoncer à l'espoir de connaître la composition des houilles, c'est-à-dire l'énumération complète d'espèces chimiques individuelles qui la composeraient. Il n'y aurait même rien d'étonnant à ce que, physiquement, une telle entreprise n'ait aucun sens. »

    Mais après avoir marqué ce qui est possible, il ajoute que « moyennant ceci, le principal des propriétés des combustibles est intelligible et souvent même prévisible; c'est déjà un bon résultat et il faut, pour l'instant, s'en contenter ».

    Sa seconde publication, toujours dans la revue de l'Industrie Minérale (Revue Industrie Minérale, 1927, 273-80), n'est que d'à peine une année postérieure à la précédente. Elle n'est, à ses propres yeux, qu'une étape intermédiaire, un palier qui lui était nécessaire. Elle est consacrée aux substances bitumineuses.

    M. Crussard, comme il l'écrit dans son avant-propos, avait comme première intention d'étudier les houilles grasses et il acquit, très vite, une triple conviction : impossibilité d'entreprendre cette étude sans connaître les bitumes, d'une part, plus grande simplicité d'étude des bitumes que des houilles malgré leur complexité de détail, d'autre part, et surtout problème des houilles grasses, beaucoup trop ardu, parce qu'il réunit les difficultés des études séparées de la partie courante des houilles et des substances bitumineuses et qu'il y ajoute celles qui proviennent de leur coexistence dans une même matière.

    Cette étude qu'il qualifie lui-même modestement de notes est, en fait, une grande synthèse d'ensemble sur l'état des connaissances à cette époque sur les substances bitumineuses en général, leur structure et les diverses hypothèses valables à ce moment sur leur mode de fabrication.

    Suivant toujours ses exposés logiques, il passe d'abord en revue les corps bitumineux : bitume naturel (qu'on ne définit pas « on les étudie en se dépêtrant comme l'on peut dans ces matières, où le couteau de la définition s'englue »), asphalte des pétroles, bitume des houilles grasses, résine, cire, poix et brais.

    Il en examine ensuite les propriétés et notamment le traitement par les solvants, permettant de les répartir en plusieurs classes, l'action de la chaleur et des températures et à des degrés variables, comme il en avait parlé dans son précédent mémoire. Une longue étude chimique de corps cycliques, puis des bitumes eux-mêmes, se termine par un rappel du mémoire classique de Pictet sur l'action du chlorure d'aluminium sur le pétrole de Bakou ouvrant la porte à ses idées sur l'évolution postérieure et sur le vrai sens de la constitution des bitumes.

    C'est encore dans la revue de l'Industrie Minérale, le 1er novembre 1929 (Revue Industrie Minérale, 1929, 551-70), que paraît sa suivante étude intitulée très simplement : « L'agglutination des houilles et ses rapports avec l'action des solvants ». Dans un avant-propos, il en présente le cadre avec sa modestie habituelle, en insistant, toutefois, sur le caractère (corps de doctrine) qu'il donne à cet écrit, caractère, comme nous l'avons vu, permanent, mais qu'il marque lui-même, pour la première fois :

    « Les houilles grasses sont, avant tout, des houilles agglutinantes. C'est en tant que houilles agglutinantes que je les étudie ici...; beaucoup de faits, de natures très diverses, intéressent l'agglutination, et partant, souvent contradictoires en apparence, ils n'ont jamais été, que je sache, réunis en un corps de doctrine; par suite, leur vrai sens est méconnu. C'est cette réunion que j'ai essayé de faire : c'est une ébauche qui demandera beaucoup à être retouchée au fur et à mesure qu'on verra plus clair dans cette difficile question. »

    En fait, c'est plus qu'un corps de doctrine, c'est une grande première synthèse sur la classification des houilles au cours de laquelle, d'ailleurs, et en passant, il étudie ou souligne l'application de tel ou tel fait, ou de telle idée à des problèmes industriels pratiques, cokéfaction et distillation à basse température, certes, mais même à des problèmes très éloignés de l'agglutination, puisqu'il va jusqu'à effleurer la question des coups de poussière.

    Quatre chapitres sont consacrés à un exposé des faits, des méthodes et des résultats élémentaires : pouvoir agglutinant des houilles, action des solvants sur les houilles, nature des extraits par les solvants. Il y rappelle la plupart des faits connus, mais insiste surtout sur leur relation avec la réalité. Quelques exemples : à propos de l'agglutination, il rappelle qu'il n'y a aucune équivalence entre l'aptitude à la phase pâteuse et l'aptitude à l'agglutination qui n'est qu'une condition nécessaire mais insuffisante de la cokéfaction; à propos de l'action des solvants, il insiste sur la destruction des édifices colloïdaux par les peptisants.

    Il passe ensuite à l'exposé sur les houilles grasses de synthèse, rappelant les principaux travaux et attribuant les mauvais résultats obtenus avec des brais artificiels à leur fluidité trop grande. A cette occasion - sa première « intervention industrielle » - il montre pourquoi dans le cas des anthracines Noeux, on est obligé d'employer une allure de chauffe rapide jusque vers 300°. De même, à propos des essais de Fischer avec des résidus de houille malthéniques, il indique les espoirs qu'on pourrait obtenir en introduisant des asphaltènes mais « ceci est encore à l'état de projet ».

    Ces études, en partie techniques, l'amènent à la classification des nouilles grasses naturelles. Il définit d'abord ce qu'il nomme les houilles malthéniques, celles dont les bitumes d'extraction sont abondants en malthène sans que l'on puisse dire que ces corps préexistent. Il les compare aux houilles de synthèse à imprégnation de malthène et montre qu'elles sont assimilables au point de vue agglutination et cokéfaction. C'est alors que sortant ce problème cokéfaction, il déduit de cette assimilation qu'en grains très fins, le départ de malthène doit être facilité par les phénomènes de liquidation et que, par conséquent, une poussière extrêmement fine de houille malthénique chauffée extérieurement par une flamme devra lâcher facilement ses bitumes pour former une atmosphère explosive. Il se rattache donc aux dangers des poussières et aux croûtes de semi-coke qui apparaît dans les coups de poussière. Puis il passe aux houilles asphalténiques et montre comment l'évolution de la teneur en asphaltène, ou en malthène, se lie à l'aptitude « d'une famille de houilles à la cokéfaction » : lorsqu'on passe des houilles grasses aux maigres, le bitume devient presque exclusivement malthénique. L'étude de la fragilité thermique des asphaltènes dans les houilles sèches à longue flamme lui permet de souligner pour la première fois cette existence de deux grandes familles de houilles sur lesquelles il reviendra souvent.

    C'est à la science des colloïdes, la colloïdologie, et à ses rapports avec la structure des houilles qu'est consacrée son étude suivante, parue dans les Annales des Mines en 1931 (Annales des Mines, 19, 248-295).

    Dans son avant-propos, il en situe le cadre toujours dans la même ligne et avec la même modestie que précédemment :

    « Pour peu qu'on observe ou qu'on manipule la houille, on acquiert la conviction de ses rapports étroits avec les corps dits colloïdaux, comme les poix, les gommes ou la gélatine. Elle en a l'individualité chimique indécise, la lenteur de la transformation; sa fusion rappelle celle des gelées; sa chimie est une cuisine.

    De tout temps, ces analogies ont probablement frappé. Il y a plus de cinquante ans que Fremy parlait déjà de la « gelée fondamentale » de la houille. Et cependant ces rapprochements sont restés jusqu'ici peu féconds. Pourquoi ?

    « C'est que la science des colloïdes en est encore à ses débuts, bien qu'on s'y soit appliqué depuis trois quarts de siècle. J'exagère à peine en disant qu'en face des phénomènes colloïdaux, nous sommes à peu près aussi démunis que Lucrèce devant les faits élémentaires de la physique quand il écrivait son De natura rerum.

    « Ce n'est pas une raison pour ne rien tenter, car on peut tenir pour assuré qu'on ne comprendra rien à la houille, à sa cokéfaction, à son agglomération, à son oxydation même, tant qu'on fera de la chimie pure et qu'on négligera les phénomènes colloïdaux dont elle est le siège.

    « C'est cette préoccupation qui m'a conduit à l'étude qu'on va lire. Je m'y suis à peu près limité au plus simple des problèmes, les rapports de la houille et de l'eau; c'est un sujet très humble, mais fécond en enseignement, comme on le verra. »

    En fait, et comme toujours, c'est une vaste synthèse du problème, dominée par la notion de continuité et qui comprend, en fait, deux grands chapitres, le premier traitant des propriétés générales des substances colloïdales et le second d'application de ces propriétés à la connaissance d'abord des tourbes, puis des houilles.

    En ce qui concerne les propriétés des substances colloïdales, le premier chapitre est d'ailleurs écrit avec la volonté de se limiter aux éléments qui peuvent servir dans l'interprétation de la structure de la houille. Il aurait pu s'intituler : « les colloïdes dans leurs rapports avec la structure de la houille » (comme il en avait été fait dans le premier mémoire attaché surtout à la chimie).

    Au milieu de cette étude d'ensemble, M. Crussard s'attache d'ailleurs à quelques points essentiels : la finesse des particules et la quantité d'eau qu'elles retiennent pour les solutions colloïdales, leur caractère non permanent et plutôt statistique, la quantité énorme d'eau dans les gelées, la dessiccation des gels et la synérèse passant aux gels inertes. C'est à partir de ces notions que, après une courte incursion dans le domaine des corps mal définis que sont les dopplérites, il passe aux houilles, ou plutôt exactement au vitrain que l'on rencontre dans les combustibles jeunes. Il montre donc la continuité réalisée jusqu'à la dopplérite, tant au point de vue chimique qu'au point de vue colloïdal, se rattachant à la perte en eau. Il souligne également que le vitrain, terme limite à cette évolution, n'est pas un gel inerte, puisqu'il absorbe encore de l'eau, quoique très peu. Dans la deuxième phase de l'évolution qu'il représente, la synérèse ne joue aucun rôle. A l'occasion de cette étude de structure, il fait d'ailleurs quelques observations sur les teneurs en cendres et, à propos des travaux de Fermor souligne la coexistence possible de cendres colloïdales, de cendres mélangées, les premières limitant les possibilités pratiques du lavage industriel.

    La conclusion de tous ses travaux, la pièce maîtresse de tous ses exposés, c'est la conférence sur la constitution de la houille que M. Crussard fit à Paris au 3e Congrès sur le chauffage industriel de 1933 (Chaleur et Industrie, mars 1937).

    Son titre même est significatif : « La constitution des houilles, sens du problème et modes de recherche ». C'est sur la philosophie générale du problème, c'est sur son sens qu'il s'est axé, débutant d'ailleurs par ce pessimisme, ce doute, cette crainte de ne pas aboutir, cette sensation de difficulté du problème, dont les premiers échos, les premiers aspects, apparaissent dès 1929 et qui s'affirmera d'ailleurs par la suite :

    « Qu'est-ce au fond que la houille ? Dans l'esprit de la plupart des hommes curieux d'une telle question, je crois bien que la réponse, entrevue comme un idéal lointain, consisterait dans la production d'une nomenclature d'espèces chimiques, chacune ayant son nom et sa formule, et dont la houille serait le mélange. Or, après un peu moins d'un siècle d'efforts, la première page de la nomenclature est blanche. L'échec est complet; il l'est même tellement qu'il en est suspect. On en est ainsi arrivé à soupçonner qu'il s'agissait peut-être moins d'un problème actuellement trop difficile que d'une question mal posée.

    « Pour comprendre en quoi la question est mal posée, il faut d'abord voir le chimiste à l'oeuvre, puis se rendre compte des limites de ses moyens d'action. Un moment vient où la discipline chimique ne suffit plus; il faut lui substituer autre chose... Montrer la nécessité de cette substitution et dire en quoi elle réside, c'est le but essentiel de cette conférence ».

    Comme il le fait à plusieurs reprises, il passe en revue successivement les grands modes d'action qu'on peut utiliser : action chimique, action thermique, et chacune avec des degrés d'avancement plus ou moins élevés.

    Il marque d'abord les bornes de la chimie industrielle en étudiant la combustion sous ses différentes formes. Sans s'attarder à la combustion vraie dont on peut tirer peu de chose sur la structure des houilles, il passe à la précombustion, mais après avoir indiqué rapidement ce qu'on peut en déduire (ou croire en déduire) au point de vue classement des houilles, il insiste sur le peu de chose que cette méthode apprend sur les corps auxquels on la soumet : une conclusion qualitative (la présence de corps partiellement aromatiques), une vague notion quantitative.

    « L'enseignement à tirer de la précombustion s'arrête là. Elle apprend bien (complètement en principe, approximativement en fait) à compter les noyaux benzéniques, mais elle ne dit à peu près rien sur leur groupement ».

    On peut bien utiliser des méthodes d'oxydation plus douces, mais on aboutit à une impuissance : on fait des produits humiques, complexes et d'étude difficile :

    « Il y aurait un intérêt certain à être assez maître de l'action oxydante pour pouvoir l'arrêter entre la précombustion, dont les produits sont encore assez souples, et les stades humiques, dont les produits sont complexes et d'étude difficile. En fait, on n'y arrive pas. Quand, par exemple, on cherche à adoucir l'attaque au permanganate alcalin, on ne réussit qu'à faire un mélange hybride de produits précomburés et de corps humiques. Cette impuissance est un fait digne d'attention; il montre que, quand l'attaque est trop faible pour assurer, comme dans la précombustion, l'isolement des noyaux benzéniques, les fragments qu'elle découpe dans la masse sont beaucoup plus gros. Ce fait est riche en conséquences ».

    L'emploi de la colloïdologie lui permet de pénétrer plus avant, ou plus exactement de voir plus clair dans la nature des produits résultant de cette attaque chimique ménagée (les substances humiques) mais au prix de certains renoncements, d'abandons, comme celui de l'idée de molécule :

    « Que dégager de tout cela ? C'est que pour les corps colloïdaux complexes (et la houille est du nombre), la notion de molécule que nous ont rendue familière les exemples simples de la chimie classique s'embrume et finalement n'est plus de mise. Même impuissance si l'on s'adresse aux autres techniques. Vis-à-vis de la molécule, il ne subsiste alors qu'une attitude raisonnable, c'est de s'en passer. On n'a plus devant soi qu'un édifice plus ou moins compliqué d'atomes où l'on ne peut que tailler des morceaux qui sont autant d'objets d'étude; seulement ce découpage n'est pas arbitraire; il y a des articulations naturelles qu'il faut apprendre à connaître ».

    Mais on progresse ainsi dans une séparation, dans une extraction de dérivés de la matière qui ne sont pas, d'ailleurs, la matière :

    « Est-ce la masse humique originelle ? Non. Je m'écarterai, ici, de l'opinion courante qui me paraît la source de multiples confusions ».

    La colloïdologie l'éclaire ensuite sur la constitution des substances humiques qu'il répartit en trois groupes : hymatomélaniqes, humiques, ultrahumiques, la houille oxygénée contenant ces trois stades. Mais l'oxydation, même ménagée, étant encore trop puissante, trop « brisante », la colloïdologie ne lui permet pas d'aller plus loin. Le taux d'oxydation des états du stade humique est de 20, celui de la houille de 6. On ne sait pas, par de nouvelles réductions dans l'énergie oxydante, franchir cet intervalle. Cette discontinuité dans les actions, le mène à se poser la question de la discontinuité de la matière.

    « Le fait de ne pouvoir trouver d'oxydations infra-humiques est un fait négatif, mais gros de conséquences : il est analogue à l'absence d'intermédiaires entre la précombustion et le stade humique. Il faut donc admettre que l'assemblage atomique dans la houille contient, d'une part, des groupements inattaquables aux actions oxydantes faibles et, d'autre part, et sans transition des masses plus fragiles que ces mêmes actions conduisent au stade humique.

    « Je ne veux naturellement pas dire par là que la houille est un « mélange » des unes et des autres, mais que, en suivant les articulations naturelles, les actions chimiques faibles trouvent, dans les masses fragiles, des accès faciles et qu'elles rencontrent des blocs beaucoup plus résistants qu'elles n'attaquent pas. Fragiles ou résistants, ces groupes se résolvent d'ailleurs en noyaux benzéniques à la précombustion : leurs différences portent donc surtout sur les liaisons internucléaires.

    « Quelle est l'importance des groupes résistants ? On l'ignore, mais on peut être sûr qu'elle est d'un ordre plus élevé qu'aux stades humiques; de la houille au stade humique, il y a un pas franchi comme du stade humique à la précombustion. Il ne paraît donc pas téméraire de penser que ces groupements contiennent plusieurs milliers d'atomes de carbone, donc plusieurs centaines de noyaux benzéniques ».

    Il faut donc faire appel à d'autres moyens, et c'est alors qu'interviennent les peptisants, moyen de découper la matière en morceaux de tailles différentes « comme par un broyeur ».

    Les résultats obtenus ainsi lui permettent de rapprocher les houilles des masses humiques et de conclure que la fragmentation des houilles n'est pas liée uniquement à la fragilité colloïdale. Il revient donc sur le dualisme de nature des houilles dont il a parlé dans ses écrits antérieurs à maintes reprises, dualisme « depuis longtemps soupçonné » et dont les traitements peptisants ont seuls donné une « démonstration certaine », dualisme de la partie bitumineuse d'une part, de la partie humique, d'autre part.

    En ce qui concerne l'action thermique, c'est à la carbonisation totale qu'il consacre la plus grande partie de son étude en soulignant deux faits, toujours dans la ligne de l'aspect philosophique général de son exposé : d'abord que la scission de la matière en coke et matières volatiles varie avec la loi de l'achèvement, mais que, dans des conditions aussi dissemblables que la cokéfaction industrielle, lente et massive, et la carbonisation presque instantanée au laboratoire, les résultats ne varient pas du tout au tout. Ensuite, certaines observations aux rayons X concordent avec les résultats des études d'oxydation :

    « Dans l'édifice atomique, l'ébranlement thermique, tout comme un agent chimique, fait des lézardes, d'après la fragilité des assemblages. Si, dans des conditions très différentes, les résultats diffèrent peu, c'est qu'il y a dans l'édifice atomique des parties thermiquement fragiles et d'autres nettement plus résistantes sans intermédiaire. Quelles sont ces parties résistantes ? Ce ne peut être les noyaux benzéniques. Il faut donc que ce soit des unités plus grosses, humiques, ou au-delà de l'humique ».

    En conclusion, d'ailleurs, il revient d'abord à la philosophie de la nature de la houille.

    « La houille n'est pas un mélange de corps qu'elle contiendrait tous formés et dont il y aurait à faire la nomenclature; on ne peut qu'en « extraire » par des découpages qui l'altèrent un grand nombre de substances qui, selon le mode d'action, ressemblent plus ou moins au produit d'origine ».

    Il en déduit que l'objet des recherches est plus restreint et plus modeste, mais on retrouve ici son esprit logique, « il est précis ».

    Il fait appel à la nécessité de faire converger plusieurs disciplines, notamment la chimie organique et la colloïdologie et termine par cet « appel » philosophique :

    « J'ai voulu montrer sur des faits généralements connus combien cette convergence vivifie notre manière de la comprendre, donc de nous en rendre maîtres ».

    Après cette oeuvre maîtresse, cette grande synthèse, l'inspecteur général des Mines Crussard garda le silence pendant près de 5 années. C'est en 1938, toujours dans la revue de l'Industrie Minérale (Revue Industrie Minérale, 1938, 422, 331-350), que sous le titre : « Les données récentes sur la structure des houilles », il reprend le cours de son haut enseignement. A ce moment, il a pénétré, depuis plus de 2 ans, activement et profondément, dans le domaine de l'hydrogénation (la mission dont nous parlerons ultérieurement fonctionne) et il a tiré de ce qu'il a vu certaines conclusions qui se refléteront, certes, comme on le verra, dans cette étude, mais seulement à la fin et fragmentairement.

    Par contre, il a « fait le point » sur tous les travaux parus depuis ses dernières études.

    Le mémoire commence par un avant-propos très pessimiste :

    « L'étude des substances complexes, telles que les asphaltes, les corps humiques et, plus encore, les houilles a un caractère bien singulier : quand on essaie de la soumettre à la discipline de la chimie classique, on n'aboutit souvent qu'à des confusions ou des contradictions, en tout cas à une impasse. Je ne suis nullement convaincu qu'on en sorte jamais ».

    Mais sa confiance, sa foi dans les possibilités de la réflexion et de la recherche reprend très vite le dessus et il continue ainsi :

    « Je crois que ce qu'il convient de faire, c'est d' « étager » ces problèmes de structure dont la chimie n'est que le rez-de-chaussée; on se meut alors avec moins de difficultés dans ce dédale, à la condition essentielle de ne pas se tromper d'étage. C'est ce que j'ai tenté de faire dans ce qui suit ».

    C'est, en effet, non ce qu'il a tenté de faire, mais ce qu'il a fait en s'appuyant sur des exemples éloignés de celui de la houille, comme il le dit lui-même, mais très clairs.

    Après un rappel rapide, ou plutôt une vue d'ensemble sur la structure des cristaux et des corps amorphes sur la dissolution et l'évaporation, il prend comme fil directeur, ou plutôt comme exemple, l'évolution de la cellulose au cours d'attaques chimiques étagées par hydrolyse : cellulose mercerisée, puis dextrines, etc. :

    « Autant d'étages dans le découpage de la cellulose suivant ses articulations naturelles, autant de degrés dans les fêlures de l'assemblage d'atomes qu'elle représente. C'est un travail analogue qu'il faut faire si l'on veut débrouiller la structure des houilles ».

    Avant d'aborder l'étude des houilles, il s'arrête à des substances moins complexes, asphaltes d'une part, substances humiques d'autre part et montre comment on les « découpe » par action des solvants d'abord, par dislocation thermique ensuite; synthétisant le tout et traçant son fil conducteur, il écrit :

    « En réalité, tous ces faits se tiennent. Si, à un moment donné, une partie de la masse est déjà liquide, elle joue le rôle de solvant pour le reste et de proche en proche, la dislocation thermique aidant, toute la masse finit par y passer. La fusion est ainsi essentiellement une dislocation thermique qui provoque une dissolution par le dedans. Cette remarque est essentielle pour comprendre la fusion de la houille ».

    Le premier moyen de « découpage » de la houille auquel il s'attache est la peptisation, mais en tenant compte d'une double série de travaux récents : ceux de Fischer sur la houille micronique d'une part, ceux de Agde et Hubertus sur la peptisation d'autre part. Il souligne notamment que les seconds ont montré l'existence dans les dispersais de particules de dimensions variables, mais généralement des multiples simples de 0,75 d microns qui correspondraient à un nombre d'atomes de carbone de 3 à 20 millions. Il rapproche ces groupements de ceux des matières protéiques observées par Svedberg à Upsal et écrit :

    « Revenant aux houilles, on ne peut pas manquer d'être frappé de l'identité de plan. Le groupe fondamental qui, avec les matières protéiques, correspond à l'albumine pure et unit quelques milliers d'atomes, pourrait bien être ici la particule à 0,75 d microns assemblant un petit nombre de millions d'atomes de carbone. Des recherches comme celles d'Agde et Hubertus donnent à penser que les masses plus grosses sont en édifices construits avec de tels groupements unitaires suivant le type Svedbergien. Telle est la première indication un peu précise à cet étage de recherches encore si peu exploré ».

    Ce groupement unitaire de quelques millions d'atomes n'est d'ailleurs que la matière première d'études plus fines. Le premier moyen complémentaire de la dislocation auquel M. Crussard s'arrête est l'action de la chaleur en la « représentant » en plusieurs échelons successifs. Le premier est le travail à température assez basse, en présence de benzène, vers 270°. L'effet de dislocation est alors faible et ne dépasse pratiquement pas ce que donne la peptisation. On peut certes augmenter la température, mais alors, marque-t-il, apparaissent d'autres phénomènes et notamment la dislocation chimique qui apparaît vers 300°. Au-dessus, comme il le souligne, ce sont des lambeaux de l'édifice tout entier que l'on arrache. C'est dans cette zone de 50°, entre le point de dégagement commençant et le seuil thermique, que la dislocation trouve ses applications les plus efficaces.

    A ce moment, il fait intervenir les travaux de Pott et Brosch qui ont étendu le domaine des actions disloquantes. Il condense le résultat de leurs observations dans un énoncé frappant : 1° La dislocation appliquée à un corps un peu au-dessous de son seuil thermique est plus élevé que celui du corps de départ; 2° Plus élevé est le seuil thermique du corps de départ, plus faible est son ascension après dislocation.

    Il y a à la fois dislocation et décomposition, la première découpant la masse en particules sur lesquelles agit la chaleur.

    Il envisage alors un mode de dislocation plus poussé : l'action de l'hydrogène. Après une allusion rapide à l'hydrogénation industrielle et à la théorie (qu'il a déjà formée, mais qu'il exprime pour la première fois et qu'on reverra souvent par la suite) de la distinction des deux phases de dissolution de la houille dans l'huile-support suivie de l'hydrogénation du tout, il cite les travaux de Sinnat et surtout certains essais isolés de Fischer en présence de benzène, à température plutôt basse (200°) et au cours de laquelle on a pu asphalter presque toute la houille.

    Enfin, comme dernière technique, il dit quelques mots très rapides de la dislocation ménagée par l'oxygène en présence de lessives alcalines à température de l'ordre de 200°. Il rattache ainsi les flambants aux corps humiques et même y rattache toute la famille continue depuis les lignites secs jusqu'aux flambants secs.

    Tout ceci posé, en un court chapitre, il trace une vue d'ensemble, sur les diverses catégories de houilles. Il poursuit son idée antérieure de la division en deux classes : celle qui va des lignites secs aux fusains, en passant par les flambants secs d'une part, celle des houilles grasses d'autre part.

    Si, pour les premières, la filiation humique est certaine, pour les houilles grasses, au contraire, il voit la chose sous un angle complètement différent : c'est la partie carboïdique des corps asphaltiques qui attire son attention :

    « Présence des asphaltes en partie carboïdique et, d'autre part, aptitude asphaltisante d'une partie importante de la masse résiduelle, tels sont donc finalement les deux caractères, aussi nécessaires l'un que l'autre, pour qu'une houille soit grasse ».

    D'où une vue d'ensemble sur le mécanisme de la fusion comportant production d'une certaine quantité de liquide par dislocation thermique, puis, quand elle est suffisante, ramollissement et, au fur et à mesure que la température s'élève, fusion des corps disloqués dans le liquide, ce qui exige que ces corps disloqués y soient solubles, et ceci explique pourquoi on fait mal des houilles à coke avec des maigres et des asphaltènes d'origine extérieure : les maigres ne s'y dissolvent pas. M. Crussard lie ceci à l'emploi, comme huile-support d'un combustible à hydrogéner, de sa propre huile :

    « C'est le meilleur solvant, tout comme les solvants des termes de queue d'une série chimique sont les termes de tête de cette série lorsqu'ils sont liquides ».

    Il passe alors au classement des houilles grasses et souligne, une fois de plus, qu'en s'adressant aux caractères chimiques « on se trompe une fois de plus d' « étage » et que la différence est, avant tout, une différence de structure. Se basant sur certaines observations de Agde et Hubertus, il souligne que, dans un flambant gras, l'absorption de la pyridine est forte mais lente, dans un gras à coke beaucoup plus faible mais deux à trois fois plus rapide, comme si dans le premier cas les particules, fortement solvatisables, bouchaient, par leur gonflement, les chemins de pénétration du liquide, alors que dans le second les interstices restaient larges. Il note qu'au cours de ses propres travaux, il a observé des résultats analogues avec le permanganate.

    Avec les houilles maigres, le phénomène s'accentue : absorption d'une quantité de peptisant voisine, mais très lentement :

    « ... comme si la différence résultait moins de la constitution chimique que de la structure. Il s'agit de dislocations ou de regroupements inverses, pas de modifications chimiques. Ce n'est pas un combustible qui a perdu plus ou moins de ses asphaltes, mais qui a dû, en contrepartie, gagner des carboïdes qu'on peut mobiliser par dislocation thermique (Fischer) ou hydrogénation, asphaltisation qui devient de plus en plus difficile au fur et à mesure que le produit s'amaigrit ».

    Il explique ainsi le rôle des maigres dans les fours à coke comparé à celui des semi-cokes : le maigre peut encore s'asphaltiser, ce que l'autre ne fera pas.

    Les études d'ensemble auxquelles il s'était livré, ne devaient pas, dans son esprit, aboutir uniquement aux magnifiques synthèses qu'il avait ainsi tracées, mais devaient le conduire à tout un programme de recherches. Ce programme, il l'a non pas rédigé, mais jeté, sous forme de brouillons, dans quelques notes que nous avons retrouvées dans ses archives; les unes visaient ce qu'il appelait la pré et la proto-distillation, les autres s'adressaient à la peptisation. Dans chaque cas, il cherchait à pénétrer la dimension, la structure et l'évolution des micelles, en faisant appel à des techniques variées et notamment aux extractions et aux méthodes de Fischer. L'emploi de fortes pressions avait également été envisagé.

    Tout ceci n'est resté qu'à l'état d'ébauche, car les moyens d'étude lui furent, pendant longtemps, sinon refusés du moins très mesurés : ce n'est que vers la fin de la mission d'hydrogénation qu'il put disposer, comme nous le verrons, d'un ensemble qui devait être efficace, mais le temps et les circonstances extérieures l'empêchèrent d'agir.

    Nous venons de voir, assez longuement peut-être (mais insuffisamment aussi, étant donné son importance), l'oeuvre principale de l'inspecteur général des Mines Crussard comme « Maître à penser » de l'industrie houillère française toute entière, comme « philosophe » à la structure des charbons. Nous parlerons plus tard de ses dernières « manifestations » en ce domaine qui furent profondément marquées par la mission d'hydrogénation, par les études qu'il y avait faites et conduites, par les observations qu'il y avait accumulées, par les rencontres qu'il y avait eues. Il s'adressa, d'ailleurs, cette fois à un tout autre auditoire : celui des jeunes ingénieurs de l'industrie pétrolière, puis celui des élèves mêmes de l'Ecole des Mines. Mais nous allons auparavant nous arrêter un moment au second aspect de son activité en ces domaines : celui du directeur des recherches qu'il fut.

    Les moyens très restreints qui, tardivement d'ailleurs (en 1930), furent mis à sa disposition lui rendaient impossible d'adopter un programme d'envergure portant sur la structure même des charbons : il ne disposait, dans un petit laboratoire installé dans une annexe de l'Ecole Supérieure de la Métallurgie et des Mines de Nancy, que d'un ingénieur et d'un laborantin, et les moyens matériels étaient en proportions du personnel. Plutôt donc que d'aborder un thème sans commune mesure avec ces ressources, il se porta sur le champ particulier de l'aptitude des houilles à la cokéfaction. Le trouvant même, au début, encore trop vaste, il se borna, initialement, à l'essai dit d'agglutination au sable qu'il renouvela et révolutionna d'ailleurs complètement : partant des divers indices arbitraires et empiriques de Richter, Campredon, Meurice, etc., il reprit entièrement l'étude des phénomènes, en détermina des bases opératoires rationnelles, élimina tout l'arbitraire qui y régnait, le systématisa et le mathématisa afin d'aboutir à un mode d'expression logique et à des possibilités d'application pratiques et sûres.

    De ces travaux entrepris au début de 1931, il rendit compte, pour la première fois, vers le milieu de 1932 (Etudes sur l'essai d'agglutination des houilles, par L. CRUSSARD et M. CAUZELIN, Rev. Ind. Minérale, 1932, 389-408, 409-426) dans un article (signé avec son collaborateur M. Cauzelin) où est déjà exposée toute la méthode, ses fondements, son expression et ses premières applications.

    Après en avoir rappelé l'origine, datant déjà de 1870 (Richter), le but primitif (la méthode classique du culot de coke donnait pour des charbons silésiens une interversion complète des résultats quand on passait du laboratoire à la cokerie, désaccord que Richter fit disparaître en mélangeant la houille à une masse suffisante d'inertes) et les bases fondamentales, il tint, dès l'abord, et comme il le fait souvent, à remettre les choses à leur place exacte en soulignant combien le terme « essais d'agglutination » est mal choisi et qu'on devrait dire « essais de gonflement » :

    « Un charbon qui ne gonflerait pas, quelque agglutinant qu'il soit, ne donnerait qu'un résidu pulvérulent. Loin de supprimer le gonflement, comme on est tenté de le croire, l'essai ne réussit que grâce à lui : seulement il l'éparpillé et le dissimule ».

    « L'essai d'agglutination n'est pas fait pour les agglutinants par excellence - bitumes et brais ».

    D'ailleurs, pour éviter toute confusion, il donnera, dans une publication ultérieure, à sa nouvelle méthode un nom nouveau, celui de psammométrie qui en rappelle le trait essentiel, l'emploi de sable.

    Le mémoire décrit ensuite minutieusement la série des opérations (faites, comme il le dit lui-même de multiples tâtonnements, allongés encore par la pauvreté des moyens dont il disposa) à la suite desquelles la méthode put être créée : détermination des conditions opératoires d'un essai, puis des conditions d'étude d'une houille.

    Pour les normes opératoires d'un essai, M. Crussard s'est fixé initialement certains impératifs (rapport volumétrique houille/sable, masse fixe de mélange, chauffage rapide, appréciation des résultats par mesure de la résistance) et a déterminé expérimentalement les autres conditions : le nombre de mesures nécessaires pour que leur valeur moyenne ait un sens (10), la température (950-1 000°), la durée de cuisson (7-8 minutes).

    C'est à ce moment que, compte tenu de ses moyens insuffisants, il décida de limiter les recherches à l'étude de mélanges pauvres, les mélanges riches donnant une plus grande fréquence de cuissons incomplètes, des huilages ou des affaissements irréguliers, par suite des dispersions très fortes, atteignant 100 % et faussant souvent les conclusions.

    Les conditions générales d'exécution d'un essai étant ainsi déterminées, MM. Crussard et Gauzelin sont passés dans une deuxième phase à ce que nous avons appelé la détermination des conditions d'aptitude d'une houille, travail qui comprit deux phases successives : fixation de la méthode opératoire d'une part, mode d'expression des résultats d'autre part.

    Le mode opératoire fut fixé après avoir étudié la courbe de variation de la résistance d'un certain nombre de houilles en fonction du coefficient S = sable/houille, courbe qui comprenait 3 zones successives, l'une de faible amplitude, impossible à interpréter, la seconde moyenne et très significative, la troisième correspondant aux inversions observées en Silésie. C'est donc dans la zone moyenne qu'il convenait de se placer, pour laquelle S variait entre 10 et 35. Ils abandonnèrent très vite le coefficient S pour son inverse 100/S et montrèrent que, dans ce cas, la zone intéressante, plus restreinte que précédemment, était une droite.

    Dans ces conditions, le mode opératoire pour une houille donnée, comprenait donc lui-même deux stades successifs :

  • un premier travail de dégrossissage, portant sur un nombre restreint de mélanges, et avec seulement deux mesures pour chaque cas permettant de déterminer l'étendue de la zone moyenne dans laquelle sera faite l'étude définitive;

  • l'étude de détail de cette zone moyenne où le nombre de mesures total atteint plusieurs dizaines.

    Ceci fait, comment interpréter les résultats ? M. Crussard reprend l'examen de tous les indices proposés par ces prédécesseurs, basés sur la résistance ou sur l'agglutination et, après un examen critique poussé, propose d'adopter trois indices nouveaux :

  • l'indice de résistance qui est la pente de la droite obtenue au cours des essais (ou plutôt le rapport r de cette pente avec celle d'une houille étalon) ;

  • l'indice d'agglutination qui est l'abscisse du point de rencontre de cette droite prolongée avec l'axe des x (ou plutôt le rapport a de cette abscisse avec celui de la houille étalon) ;

  • enfin, l'indice de pression p qui caractérise le décalage en ordonnée entre la droite obtenue et sa parallèle passant par l'origine.

    Ces trois coefficients ne sont pas d'ailleurs indépendants, mais reliés par la relation : a.p = 100 r.

    Les auteurs proposent également un nouveau mode de représentation dans lequel chaque houille est figurée par un point du plan d'ordonnée r, l'abscisse étant a ou p. Sur ce mode de représentation, ils montrent que les deux caractéristiques auxquelles ils ramènent toutes les autres (ra ou rp) doivent être tenues pour irréductibles et indépendantes, d'où la certitude qu'on ne peut classer les houilles avec une seule caractéristique. Il y a un dualisme de classification qui mène au minimum à une table à double entrée.

    Sur ces bases, le mémoire étudie ensuite 39 houilles de types variés en cherchant à établir des relations ou, tout au moins, des corrélations entre les propriétés de ces houilles.

    La répartition des points sur le diagramme conduit à les classer en cinq catégories :

  • houilles à caractéristique moyenne, se groupant autour du nombre 100-100 et qui sont des houilles à coke franches. A l'intérieur du groupe, on remarque que leur caractéristique de résistance r et celle d'agglutination a varient en sens inverse. En aucun cas, il n'y a, à la fois, forte agglutination et haute résistance;

  • les houilles à haute résistance, dont l'indice d'agglutination diminue légèrement;

  • les houilles à forte agglutination dont la résistance décroît : pour ce cas, comme pour le précédent, la corrélation trouvée pour les houilles à coke franches se poursuit. Or, les unes et les autres sont des houilles à coke;

  • les houilles dont les deux indices sont faibles et qui se situent les unes et les autres dans une zone complètement différente. Or, il s'agit des flambants intermédiaires d'une part, des flambants secs d'autre part.

    On voit donc apparaître expérimentalement, pour la première fois, les deux familles de houille dont l'existence fut signalée à maintes reprises par M. Crussard dans ses synthèses sur la structure du charbon.

    A partir de ces observations, il cherche alors une corrélation qui unirait les différentes caractéristiques pour les charbons étudiés et arive ainsi à une formule de pouvoir cokéfiant q du type :

    q = r - 0,4 p

    dans laquelle q est voisin de 60 pour les houilles à coke de quelque type qu'elles soient, alors qu'il tombe à 20 pour les flambants encore agglutinables et à 0, voire même à des chiffres négatifs, pour les flambants secs.

    Cette oeuvre énorme représente, comme nous l'avons souligné, à peine une année de travail avec des moyens restreints. Cependant, le premier mémoire n'en restait pas là. Il comprenait quelques études complémentaires sur les mélanges d'une part, sur l'oxydation et l'éventement d'autre part.

    En ce qui concerne les mélanges, il montrait qu'on peut appliquer la règle de la moyenne à l'indice d'agglutination et à l'inverse de la caractéristique de pression p', mais ni à la caractéristique de résistance r, ni à son inverse. Il estimait que la méthode devait rendre de grands services en cokerie et il l'avait d'ailleurs étendue à l'étude des charbons rubannès montrant que la méthode proposée d'amélioration des charbons par un enlèvement du durain n'était pas toujours valable.

    L'application de la psammométrie à l'étude des charbons éventés montrait que le coefficient q décroissait avec une vitesse dépendant du type de houilles : lentement pour une houille à coke franche, ou un produit à forte agglutination, très vite pour un produit à haute résistance. Les auteurs en déduisaient que ce serait la quantité, plus que la qualité de l'agglutination qui finirait par s'annuler ainsi.

    C'est dans un mémoire adressé au Comité central des Houillères de France que, quelques années plus tard (Note n° 289, Essais sur les houilles, juin 1936), M. Crussard rend compte de la suite de ses travaux sur cette nouvelle méthode qu'il baptise à ce moment « psammométrie » :

    « J'ai déjà eu l'occasion d'en parler, dit-il alors, mais j'étais loin de soupçonner le parti qu'on pourrait en tirer ».

    Après avoir rappelé la distinction faite par Mott des phénomènes granulaires et massiques et les travaux de Sinnat sur les premiers, il évoque d'abord brièvement les procédés ordinaires d'étude, dilatométrie, piézométrie, perméamétrie, ixométrie et donne les résultats des deux premiers sur un gras sarrois.

    Il montre ensuite que l'ixométrie donne des résultats assez différents et, seule, décèle la fin de la fusion. Il estime qu'elle met en jeu des propriétés granulaires autant que massiques.

    Passant ensuite à la psammométrie, il en rappelle rapidement les principes, dont, dit-il, la particularité essentielle est l'extrême dilution des mélanges sur lesquels on opère. Puis il insiste sur le sens propre des deux caractéristiques qu'il utilise, agglutination A et cohésion C :

    « La caractérisation d'agglutination A atteint souvent 50 et, quelquefois même, dépasse 100, alors que les indices d'agglutination des essais usuels se tiennent généralement entre 10 et 20. Il s'agit donc bien d'un tout autre phénomène dont il est facile de comprendre la nature. Chaque grain de houille gonfle librement et pour son compte dans les interstices du sable, sans qu'il y ait gonflement apparent du mélange : il se forme alors des vésicules analogues aux cénosphères de Sinnat plus ou moins déformées qui encombrent géométriquement les interstices du sable. La prise en masse a lieu quand le contact s'établit entre les grains de sable et les vésicules. Ainsi A mesure une propriété spatiale : l'aptitude au gonflement granulaire, très différente du gonflement massique que mesure le dilatomètre.

    « La cohésion C, elle, au contraire, tient compte de la consistance des vésicules. Elle varie de valeur très faible jusqu'à 100 et même exceptionnellement 175. Elle n'a aucun rapport avec les mesures dilatométriques ou perméamétriques.

    Ce n'est qu'après cet aperçu philosophique, cette interprétation de la nature des choses, suivant sa méthode familière, que M. Crussard expose les résultats de ses essais qui ont porté d'abord sur les deux gras sarrois, étudiés précédemment par d'autres auteurs, et qu'il a soumis à un chauffage progressif croissant jusqu'à une température finale T. Il a constaté que l'agglutination part de 0 pour une température que l'extrapolation situe vers 375°, croît régulièrement et sans à-coups pendant 100°, atteint un maximum puis se met à décroître, d'abord rapidement, puis plus lentement.

    Revenant toujours à la philosophie des choses, il écrit alors :

    « Tous ces faits méritent qu'on s'y arrête. Tout d'abord, l'apparition de l'agglutination vers 375°, coïncide à peu près avec la fusion telle que la comprend le dilatomètre. Or, qui dit agglutination dit gonflement particulaire, tandis que la fusion massique se manifeste ,au dilatomètre par la diminution du volume occupé par la masse des grains. Rien ne peut mieux illustrer la différence entre phénomène massique et phénomène granulaire.

    « A partir de 475°, A commence à décroître. Or, à cette température, l'ixométrie nous dit que la houille est encore pleinement fluide. La décroissance de A implique donc une diminution de volume des vésicules qui rend parfaitement plausible la persistance de la perte de substance due au dégagement des matières volatile... Notre observation confirme donc l'idée de Pieters sur l'origine du retrait, mais montre, en outre, que c'est sur le plan des phénomènes non massiques que cette amorce se situe. 475° est bien un point de retrait granulaire. Plus tard, à 520°, la substance perd toute plasticité; il ne peut donc plus être question de rétraction granulaire proprement dite. Si l'agglutination continue lentement à décroître, cela tient à la désagrégation des vésicules, maintenant solidifiées... sans être nul, l'intérêt semble alors bien réduit ».

    Des considérations analogues sur la cohésion l'amènent à montrer le sens de cette caractéristique et combien elle est proche de l'ixométrie.

    De cet ensemble, il déduit, avec son souci constant de la précision des termes, une définition complètement rigoureuse de la semi-cokéfaction sur laquelle on a tant écrit :

    « Elle est accomplie, dit-il, quand, dans cette poussée finale, la cohésion C atteint son maximum. Au-delà, l'accroissement de température n'a plus, en psammométrie, qu'un effet de moindre intérêt, la désagrégation des vésicules de Sinnat qui provoque une diminution de C, comme elle le fait pour A ».

    Après cette étude du gras sarrois, il étendit la méthode à toute une série de charbons : demi-gras, gras, gras à coke, flambants, durains.

    Il montra notamment que la similitude d'allure est générale à haute température, de même que la diversité avant 525°. Le passage par un maximum de A est aussi un fait général, la température du maximum croissant de 440 à 525° quand on passe des flambants aux gras, et la valeur du maximum, par contre, diminuant, avec des courbes à plateaux, pour les houilles à coke franches. La cohésion, par contre, a son maximum pour des températures voisines, mais sa valeur varie de 21 pour les demi-gras à 73 à 92 pour les gras francs, 152 pour les houilles à coke grasses, 140 pour les flambants à coke et 88 pour les flambants non cokéfiables.

    Il entre, ensuite, dans une série nouvelle d'études, correspondant à une conception très différente, l'étude de ce qu'il appelle les houilles protodistillées (vers 300°) et prédistillées (en dessous de 200°). Il montre que l'agglutination A diminue, alors que la cohésion croît, passe par un maximum, puis décroît. Il insiste, en particulier sur les résultats obtenus avec des flambants gras sarrois à très forte agglutination A (80-100) et basse cohésion (10-20), flambants vraisemblablement à bitumes malthéniques et pour lesquelles une prédistillation prolongée (40 heures vers 300°) diminue l'agglutination qui tombe à 50 et augmente la cohésion qui s'élève à 40 : il en déduit, en conclusion, une idée générale pour la cokéfaction de ces charbons par un traitement en deux stades comportant un chauffage à basse température de durée plus ou moins prolongée (40 heures à 300° ou 8 heures à 350°), suivi d'une carbonisation classique.

    Ces études sur l'aptitude des houilles à la cokéfaction furent d'ailleurs continuées et un peu amplifiées au laboratoire de l'Ecole de Nancy.

    A la psammométrie vinrent s'ajouter presque toutes les autres méthodes, mais les circonstances firent qu'à notre connaissance les résultats n'en furent jamais publiés par M. Crussard : nous n'avons trouvé dans ses archives qu'un projet de mémoire établi par son assistant et revêtant plutôt la forme d'une énumération des résultats, sans considération sur l'ensemble des phénomènes. Il fit l'objet d'une communication, résumé assez bref du texte précédent, au 18e Congrès de Chimie Industrielle de Nancy, congrès, comme on le sait, interrompu par les événements extérieurs.

    Il est également un autre domaine dans lequel des travaux furent commencés au laboratoire de Nancy : celui de l'action sur les houilles de certains réactifs comme les solutions de permanganate. Les premiers résultats parurent en 1937 sous la signature Gauzelin et Crussard (Etude sur la réactiuité des houilles au permanganate, Rev. Ind. Minérale, 1937, 373-402) : avec sa modestie et son effacement habituels, l'inspecteur général des Mines Crussard estimait que la part principale de l'oeuvre revenait à son collaborateur et qu'il lui appartenait de « figurer en tête », mais ce mémoire porte bien la griffe du mode de pensée de M. Crussard et de sa méthode scientifique, mathématique, d'aborder les questions.

    Les travaux reprenaient l'étude de l'attaque des houilles par les permanganates alcalins et acides, mais sous un angle particulier : au lieu d'examiner la différence entre les produits finals d'oxydation, c'est sur la vitesse de l'attaque que portait l'étude.

    Les trois facteurs que considéraient les auteurs sont : la quantité de houille, la concentration des solutions et la durée.

    Ils les choississent de façon telle que la quantité totale de houille attaquée soit faible par rapport au poids total, ce qui leur permet d'éviter les perturbations dues aux actions secondaires, perturbations généralement rencontrées par les expérimentateurs précédents.

    Ils définissent une vitesse unitaire d'oxydation par unité de surface et montrent que, pour une concentration donnée, pas très élevée, cette vitesse est proportionnelle, à tout instant, à la concentration.

    Si celle-ci varie, la formule monôme ne suffît plus et ils sont conduits à introduire une formule binôme :

    q = v/R + V2/R'

    dans laquelle R et R' sont deux coefficients caractéristiques du charbon et indépendants de la quantité traitée et de la concentration. La première est caractéristique des actions à grande dilution, la seconde des actions à grande concentration.

    Ils font intervenir également la notion de temps en définissant deux nouvelles constantes J et F qui représentent les valeurs limites de R et R', la première J caractéristique de l'oxydation initiale, la seconde F de l'oxydation finale, constantes complètement indépendantes des conditions de l'essai et spécifiques d'une houille.

    Elles sont liées à R et R' par l'équation :

    ( Jq - v) / (V2 - Fq) = R / R'

    Quel est le sens physique de ces constantes ? Les auteurs pensent qu'il y a coexistence de deux phénomènes : l'action oxydante proprement dite, régie par la diffusion de l'acide dans la zone de contact et des humates formés, et la pénétration du liquide dans la masse solide qui précède l'oxydation et la prépare. La première caractéristique R traduirait le phénomène, la réactivité proprement dite, la seconde R' exprimerait la partie physique ou colloïdale du phénomène, ce serait plutôt une pénétrabilité. Tout ceci explique assez bien les phénomènes observés ainsi que les exceptions.

    Un travail analogue fut fait avec du permanganate acide mais les essais ont été trop peu nombreux pour qu'on puisse aller au-delà de la définition des deux constantes A et A' analogues à R et R' et à une équation du même type :

    q = v / A + V2 / A'

    sans que l'influence du temps ait pu être étudiée.

    Après ce débroussaillage, les auteurs ont étudié la réactivité aux permanganates de différentes houilles en utilisant pour chacune d'elles les caractéristiques J et F (ou, en laissant fixe la durée des essais, R et R', voire, si l'essai est court, simplement R).

    Ils ont montré que lorsque l'on passe des charbons à coke, la réactivité R varie peu avec une faible tendance à la croissance (ou passe de 41 à 48) ; pour les gras et les flambants, la réactivité, au contraire, est plus que doublée. On marque de même, assez bien, la séparation durain-vitrain. De même, l'éventement modifie la réactivité.

    L'étude de R' a été limitée à quatre charbons. Il semble que les houilles les plus réactives sont aussi les plus pénétrables mais les essais sont trop peu nombreux pour que cette conclusion soit ferme.

    Tout ceci s'applique au permanganate alcalin. Pour le permanganate acide, on s'est contenté de déterminer un indice a, en normalisant la concentration. On n'a pas pu dégager de rapport marqué entre l'indice et la teneur en matières volatiles et le seul point important est qu'on trouve un maximum pour un charbon gras.

    Il estime, enfin, que les phénomènes observés sont analogues à ceux que Agde et Hubertus avaient rencontrés dans l'étude des peptisants et, les conduisant à lier l'action du permanganate alcalin ou acide, à une attaque périphérique.

    Cette étude contenait en germe tout le programme de recherches sur l'action des peptisants et sur la structure des charbons, programme que, comme nous l'avons dit, M. Crussard a commencé à tracer, sous forme de projets, trouvés dans ses archives.

    Il commença même à en réaliser les toutes premières étapes lorsque des moyens nettement plus puissants furent mis à sa disposition, en 1938, à l'occasion de la Mission d'Hydrogénation, sous forme de la collaboration de l'Office National Industriel de l'Azote, mais ces travaux furent étroitement mêlés avec d'autres, plus proches du but fondamental de la Mission; nous les retrouverons donc à cette occasion. Ils furent, d'ailleurs, comme nous le dirons, interrompus presque à peine ébauchés, par les événements extérieurs.

    Mais de cet ensemble de travaux, limités par les moyens, mais riches en conclusions, se dégage une vue générale de l'homme et du chef qu'il fut, confirmant, s'il en était nécessaire, celle qui venait de son haut enseignement sur les charbons; celle du philosophe de la question qui a su, dans une époque encore jeune et hésitante, dégager les grandes lignes de la connaissance acquise et en déduire les grandes lignes du travail à faire.

     

    II
    L'hydrogénation des charbons. Carburants d'aviation

    Si, lors de ses études sur la structure des charbons, l'inspecteur général des Mines Crussard fut surtout un maître de haut enseignement et un directeur de recherches, penché sur des problèmes de caractère plutôt fondamentaux (encore que, comme nous l'avons vu à maintes reprises, il eut toujours présentes à l'esprit les questions industrielles qui s'y rattachaient), son activité, en ce qui concerne l'hydrogénation des charbons et les carburants d'aviation, fut marquée d'un tout autre sceau. Il est alors, en effet, avant tout, un homme d'action cantonné dans des questions strictement industrielles : conseiller direct du Gouvernement, chargé d'études très générales, tant techniques qu'économiques, en vue d'une réalisation, sinon immédiate, du moins à brève échéance, études comprenant également des essais de contrôle à très grande échelle dont il déterminait lui-même la nécessité et les conditions et qu'il suivit de bout en bout, il est aussi diplomate adroit dans la conduite des négociations ardues, touchant aussi bien l'exécution à l'étranger d'essais intéressant la Défense Nationale que la résolution de problèmes délicats de brevets. Et le tout est mené à bien en un temps record !

    Et, cependant, dans une telle conjoncture, la recherche fondamentale ne perd jamais ses droits dans son esprit : son oeuvre industrielle, sinon terminée, du moins suffisamment avancée, il y revient avec des conceptions nouvelles et des moyens accrus.

    Pour mieux saisir la nature et l'ampleur de la mission dont il fut chargé en 1936, il nous paraît indispensable de remonter de quelques années en arrière.

    Née en 1913 avec les travaux de Bergius, l'hydrogénation des charbons fut reprise après la première guerre mondiale par l'I.G. Farben Industrie qui renouvela entièrement par l'emploi de catalyseurs un procédé dont elle avait acquis les premiers brevets. La première usine ne fut construite à Leuna qu'en 1927, la mise au point qui posait un grand nombre de problèmes technologiques nouveaux ayant été longue. Le développement en fut lent jusqu'en 1933. La production annuelle n'atteignait encore que 174000 tonnes. A partir de 1934, elle s'accélère. La production passe à 250 000 tonnes/an et tout de suite après à 350 000 en 1935, le tout toujours à Leuna. Deux usines nouvelles sont construites à Bohlen et Magdebourg à la fin de 1935 qui devaient produire 300 000 tonnes/an d'essence à partir de goudron de lignite. Une autre usine produisant 100 000 tonnes/an à partir de la houille est construite en 1936 dans la Ruhr. Parallèlement, le procédé Fischer Tropsch avait fait l'objet d'une réalisation industrielle en 1935. En 1936, on prévoyait que sa capacité de production devait être portée à 400 000 tonnes/an, permettant à l'Allemagne d'escompter une production de carburant synthétique supérieure à 1 million de tonnes par an pour la fin de 1937.

    Parallèlement à cet effort allemand, l'Angleterre avait construit à Billingham une usine produisant 150 000 tonnes/an d'essence à indice d'octane élevé à partir de charbons et de goudrons. L'Italie entreprenait, au début de 1936, la construction de deux usines à Bari et à Livourne travaillant suivant les procédés I.G. à partir d'huiles lourdes et de pétroles d'Albanie.

    En face de ce développement brutal de la production d'essence de synthèse à l'étranger, quelle était, en 1936, la situation française ?

    Un Comité Interministériel d'Hydrogénation avait été constitué, en 1934, et ses conclusions conduisirent l'Office National des Combustibles Liquides à participer financièrement à la construction des deux usines-pilotes à Béthune (procédé Valette) et à Liévin (procédé Audibert), usines dont les travaux furent achevés au début de 1936. Parallèlement, les Etablissements Kuhlmann avaient construit une unité Fischer-Tropsch de 20 000 tonnes/an.

    En même temps, le Comité Interministériel d'Hydrogénation avait poursuivi ses travaux sur un programme industriel de grande envergure et déposé deux rapports, en fin 1935 et en septembre 1936, le dernier retenant les trois procédés, I.G. Farben, Valette et Audibert, et proposant de répartir également entre eux une production de 300 000 tonnes/an d'essence, les investissements correspondants étant estimés aux environs du milliard. Il insistait, notamment, sur l'importance du problème des brevets et demandait que l'acquisition envisagée d'une licence I.H.P. laissât toute liberté de travail aux procédés Béthune et Liévin, comme toute liberté d'action à l'Etat, vis-à-vis d'autres groupes.

    Devant l'accroissement, l'explosion de la production étrangère, le sous-secrétaire d'Etat aux Travaux Publics chargé des questions concernant les combustibles liquides avait envisagé, de son côté, dès le milieu de 1936, la mise à l'étude et l'élaboration d'un programme de fabrication de 300 000 tonnes/an de carburant de synthèse qui viserait uniquement à produire des essences de haute qualité. Cette condition restrictive devait limiter le choix entre les procédés utilisables ainsi qu'entre les matières premières. Le choix de ces dernières devait, d'autre part, empiéter le moins possible sur les besoins en combustibles de l'industrie et obéir aux servitudes de la situation géographique imposée par les préoccupations de Défense Nationale. Enfin, les matières premières devaient correspondre à des gisements possédant des réserves suffisantes et permettant, éventuellement, une mise en exploitation rapide ou un développement prompt de l'exploitation existante.

    Un tel programme posait donc deux problèmes distincts, mais étroitement liés : l'un de technique d'hydrogénation, l'autre purement minier et dont la double résolution exigeait des études complexes. C'est pourquoi le sous-secrétaire d'Etat constituait, au début de novembre 1936, une mission d'études à la tête de laquelle il plaçait l'inspecteur général des Mines Crussard, et à laquelle des représentants du Ministère de la Guerre (Service des Essences) et du Ministère de l'Air apportaient leur concours. Le rôle de cette mission s'entendait dans le sens le plus large : conseiller technique du Ministère dans le choix des solutions, l'inspecteur général Crussard devait se livrer à toutes les études nécessaires prévues et faire effectuer tous les essais désirables, mener toutes les négociations utiles. Un crédit de un million, pris sur le chapitre des grands travaux lui fut alloué à cet effet et complété, en avril 1937, par une seconde tranche de 400 000 francs. Il lui permit, notamment, le recrutement, comme adjoint, d'un ingénieur contractuel, puis de deux assistants.

    M. Crussard entreprit, dès le milieu de novembre 1936, la mise en route du travail. Au prix de nombreuses enquêtes et de nombreux voyages, tant en France qu'à l'étranger, tant auprès des usines d'hydrogénation que sur les gisements miniers, il fit rapidement le tour de la question et, dès le 14 mars 1937, dans un premier rapport d'ensemble, il rendait compte au sous-secrétaire d'Etat des résultats de ses premiers travaux.

    L'oeuvre vaut qu'on s'y arrête assez longuement car tout y est déjà ébauché, voire même tracé : étude et première sélection de procédés, gisements à retenir, importance à donner aux usines, effort financier indispensable, étude et essais complémentaires avant d'arrêter la décision finale, le cadre est en place et son remplissage sera aisé.

    Après avoir souligné l'effort allemand qui permettait de penser que la production serait portée de 3 à 4 millions de tonnes dans un délai de 4 ans, M. Crussard soulignait l'éclectisme adopté : l'hydrogénation directe des charbons, l'hydrogénation des goudrons, la synthèse Fischer.

    Comme il le disait dans un raccourci saisissant :

    « L'Allemagne ne s'est pas attardée à chercher la meilleure formule : elle a fait flèche de tout bois et fait donner tout l'orchestre ».

    Il soulignait que la production d'essence de qualité courante restait, toutefois, la plus importante. En contrepartie, il notait que les Etats-Unis réservaient l'hydrogénation pour la production d'essence de qualité supérieure. En face de ces positions claires, il soulignait l'attitude mal définie de la France que :

    « l'accroissement des intérêts économiques et des préoccupations de Défense Nationale n'étaient pas préparés à clarifier.

    « Une chose, toutefois, est claire : l'urgence de produire les essences de qualité demandées par la Défense Nationale. Tout le monde est d'accord là-dessus, mais la divergence apparaît lorsqu'il s'agit d'exécuter.

    « La controverse ne cesse pas d'être vive entre les partisans de l'hydrogénation et ceux des plus récentes techniques de l'industrie pétrolière. Jusqu'ici, l'expérience prouve que cette controverse a été stérile et nuisible, puisqu'elle n'a eu d'autre effet que de différer les décisions à prendre ».

    Et résumant la situation avec l'humour que l'on rencontre souvent sous sa plume :

    « On ne diminue pas les angoisses de l'âne de Buridan en améliorant simultanément la qualité des deux bottes de foin qu'on lui présente et pendant ce temps-là, l'âne de Buridan allemand mange les deux bottes à la fois ».

    Après ce préambule, dans une première partie de son rapport M. Crussard examinait tous les procédés, extrêmement nombreux, utilisés ou simplement préconisés pour tirer des carburants des combustibles solides, procédés de portée très différente et de valeur très inégale.

    Dans un premier travail de débroussaillage, il décidait d'écarter tout procédé qui ne satisferait pas à trois conditions primordiales :

    1° Avoir pour objet exclusif et principal la production d'essence :

    « Je dis « essences » et non « carburants ». Je laisserai de côté l'importante question des alcools parce que trop éloignée de celle qui me préoccupe et, s'il n'y a pas d'inconvénient à cette dissociation, les deux questions sont indépendantes et sans retentissement l'une sur l'autre. »

    2° Avoir été appliqué industriellement, ou tout au moins administré la preuve qu'il était susceptible de l'être;

    3° Produire des essences de bonne qualité antidétonante.

    « En ce qui concerne la qualité de l'essence, il est parfaitement rationnel, sur le plan économique, de fabriquer dans une certaine mesure des essences de synthèse de qualité courante, notamment pour tirer parti de combustibles de déchet, c'est l'art d'accommoder les restes : mais sur le plan de la Défense Nationale, c'est l'essence antidétonante qui devient le seul objectif direct, surtout dans un programme de fabrication ne comportant qu'un tonnage très limité, comme celui que j'envisagerai dans la suite du présent rapport. »

    C'est à la lumière de ces idées directrices qu'il passait en revue les multiples procédés de fabrication. Il en écartait la plupart, soit définitivement parce que non viables, soit avec ajournement pour faute de maturité industrielle, soit parce que ne répondant pas au but bien délimité. Sans en donner la liste complète, il en citait quelques-uns à part :

  • Le procédé Fischer qui avait derrière lui à cette époque un immense travail de mise au point synthétique et industriel (l'un des plus beaux qui soit) et qui répondait bien aux deux premières conditions nécessaires mais dont la qualité, du fait de l'essence obtenue, ne répondait pas à la troisième. Sans doute des améliorations étaient envisageables, mais en sortant de la condition impérative de réalisation immédiate;

  • Les procédés mixtes, comme les distillations méthylées;

  • Les formules de peptisation, telle que celle du procédé Pott et Brosch, qui donnaient un fuel-oil, mais non une essence.

    Finalement, cet étalage ne laissait subsister que trois procédés appartenant tous, d'ailleurs, à la classe de l'hydrogénation proprement dite : les deux procédés français « Audibert » et « Valette » et le procédé allemand I.G. (représenté par l'I.H.P.).

    Mais d'un premier examen comparatif auquel il se livrait sur ces procédés, il résultait que les installations industrielles existantes produisaient bien des essences de bonne qualité antidétonante, mais avec des degrés dans cette qualité qui dépendait tout autant de la nature des matières premières que du mode de traitement.

    Dans un second chapitre, l'inspecteur général des Mines Crussard entreprenait donc l'étude des gisements qui, compte tenu des conditions limitatives de toute sorte, se trouvaient pratiquement réduits à trois groupes :

  • Les carbolignites du bassin des Bouches-du-Rhône;

  • Les flambants du Centre et du Midi (Blanzy et Decazeville) ;

  • Les lignites des Landes.

    Ces derniers posaient, d'ailleurs, un problème absolument distinct et qu'il résumait d'une phrase :

    « Il ne s'agissait pas exclusivement d'hydrogénation, mais de l'ensemble d'un problème de valorisation dont l'hydrogénation n'était qu'une modalité. »

    Cette valorisation comprise comme une production simultanée d'essence et de combustibles solides était à peu de chose près au point, mais ce qui intéressait le plus la Défense Nationale (c'est-à-dire une valorisation où l'essence produite est produit exclusif ou principal) était mal connu et demandait un complément d'étude et d'essais importants, notamment une prospection du gisement. Malgré l'intérêt de premier ordre que représentaient ces lignites, M. Crussard, se restreignant comme toujours aux possibilités de réalisations industrielles immédiates, ne crut pas pouvoir retenir le gisement landais dans son premier examen.

    Il indiqua, par contre, que les carbolignites des Bouches-du-Rhône et les flambants du Centre et du Midi se prêtaient bien au développement rapide de l'exploitation minière qu'exigerait la création d'usines d'hydrogénation. Aucun motif d'ordre minier ne pouvait strictement dicter un choix entre eux et si les nécessités de la Défense Nationale pouvaient conduire à ne placer qu'en troisième rang les flambants du Centre (Blanzy) qui au cours d'essais antérieurs s'étaient montrés susceptibles d'être hydrogénés, seule leur aptitude propre à l'hydrogénation permettait de classer entre eux les carbolignites des Bouches-du-Rhône et les flambants de l'Aveyron en vue de la détermination d'un ordre éventuel d'urgence.

    Un facteur pouvait, toutefois, être retenu a priori, d'après des études antérieures : celui de la rapidité d'exécution qui conduisait à donner la priorité à une usine Gardanne :

    « Un choix guidé, pour la Défense Nationale, par les préoccupations de démarrage rapide, incitait donc à inscrire les semi-lignites avant les flambants, donc à donner priorité au gisement des Bouches-du-Rhône. Si l'on créait simultanément deux usines distinctes, on aurait à se prononcer, en deuxième lieu, entre Blanzy et Decazeville. Les essais effectués sont suffisants pour qu'on puisse être certain qu'une étude plus poussée ne fournirait pas de motifs suffisamment puissants pour dicter un choix. C'est alors l'argument de position géographique qui l'emporte et qui conduit, au point de vue de la Défense Nationale, à préférer Decazeville.

    « Ainsi, c'est en premier lieu à une usine Gardanne et, en second lieu, à une usine Decazeville que l'on se trouve logiquement et objectivement conduit. »

    Ce classement ne revêtait, toutefois, aux yeux de l'inspecteur général des Mines Crussard qu'un caractère provisoire, car quelque poussées qu'aient été les études faites, elles ne permettaient pas de trancher la question de qualité des essences pour lesquelles il voulait faire appel à l'expérimentation directe. C'est pourquoi l'inspecteur général des Mines Crussard préconisait l'exécution d'essais en vue de déterminer les caractéristiques et les qualités des produits obtenus, mais aussi pour tirer au clair la question des rendements pondéraux, facteur capital, soit du choix du procédé dans le cas d'un nombre restreint d'usines, soit de la meilleure affectation des gisements aux procédés. Ces essais devaient être effectués selon l'ordre de classement provisoire des divers matières premières possibles :

    « Ce que l'on sait actuellement du rendement ne permet pas d'aller plus loin, ni de chiffrer le rendement qu'on peut attendre de l'application de l'un ou l'autre des trois procédés et, cependant, toute la question est là. Elle est si importante que je voudrais dire, en déformant un peu ma pensée pour mieux la faire comprendre, que s'il s'agissait d'une adjudication pure et simple le rendement serait l'un des éléments de premier ordre qu'il faudrait utiliser.

    « Mais comment connaître ce rendement ? Fort de son expérience étendue et qu'appuie une longue période de recherches, l'I.H.P. proclame sa supériorité, mais sans apporter la preuve matérielle indiscutable qui, seule, entraînerait la conviction; en face, la rapide ascension des procédés français apporte un impressionnant contrepoids. Il n'existe qu'un moyen de sortir du brouillard des impressions et d'administrer la preuve, c'est l'expérimentation directe à des résultats contrôlés faits sur des matières premières identiques entre elles et identiques à celles qui serviront ultérieurement dans la marche normale de l'usine à créer.

    « C'est pourquoi nous avons prévu, tant dans les deux usines françaises que dans celles rattachées à l'I.H.P. (en fait l'installation pré-industrielle de Ludwigshafen), l'exécution éventuelle d'essais à faire, en premier lieu, sur le semi-lignite de Gardanne. A l'usine même de Gardanne, toutes dispositions ont été prises pour pouvoir passer rapidement à l'approvisionnement éventuel de trois usines. Il faut savoir qu'il s'agit d'essais complexes dont la durée est de l'ordre d'un mois au minimum, mais, comme on le voit, leur importance est décisive.

    « Il faut d'ailleurs bien se rendre compte qu'en tout état de cause ces essais seraient nécessaires au constructeur pour passer de l'avant-projet au plan d'exécution de l'usine. Aucun constructeur, si expérimenté soit-il, ne saurait s'en passer et faire un tel saut dans l'inconnu. »

    Dans le chapitre suivant, M. Crussard définissait les dimensions éventuelles de l'usine, le bloc unitaire de 60 000 tonnes, divisible lui-même en 2 ou 3 sous-unités pour les procédés I.H.P. et Audibert, en 4 ou 5 pour le procédé Valette. Il ajoutait que les matières premières nécessaires à l'hydrogénation devaient venir en supplément de la production normale de la mine, l'hydrogénation n'ayant pas pour conséquence une diminution de la puissance charbonnière du pays, mais constituant une mobilisation supplémentaire et nouvelle des réserves du sous-sol dans lequel le charbon n'était plus charbon, mais pétrole en puissance. Cette condition était satisfaite par les gisements des Bouches-du-Rhône et de Decazeville.

    Il abordait, enfin, le problème de l'effort financier en indiquant qu'une seule méthode lui paraissait possible, celle de l'établissement pièce à pièce d'un avant-projet qui était, par surcroît, la meilleure pierre de touche de la maturité du procédé.

    Il disposait, à cet effet, d'un certain nombre de données antérieures : un avant-projet Schneider pour la construction d'une usine I.H.P. de 100 000 tonnes à Blanzy, un avant-projet Béthune pour une usine de 70 000 à Decazeville et un projet Liévin pour une usine de 100 000 tonnes à Carmaux (rapport du Comité Interministériel du 16 novembre 1936).

    Il reprit le même examen et aboutit à des conclusions analogues à celles du rapporteur précédent :

    « D'un procédé à l'autre, les estimations que l'on peut faire ne diffèrent entre elles que de quantités qui sont inférieures aux erreurs inévitables des prévisions.

    « Elles s'alignent toutes sur l'ordre de grandeur de 4 500 francs la tonne. Il n'y a donc, pour le moment, aucune raison décisive de considérer un des procédés comme plus économique que l'autre. »

    Il dissociait ainsi et rendait indépendantes l'une de l'autre deux questions capitales : celle de l'engagement de principe de la dépense et celle du choix définitif du procédé.

    En définitive, il résumait ses conclusions en deux groupes : l'un dit principal, l'autre secondaire que nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici in extenso :

    « Je résume, ci-dessous, les plus saillantes des conclusions de l'étude qui précède :

    « La Défense Nationale exige, avant tout, la production d'essences de bonne qualité antidétonante;

    « Il paraît prudent qu'une partie au moins de ces essences soit de fabrication complètement autochtone. Cette condition ne peut être réalisée qu'au moyen de traitements appropriés de combustibles solides extraits de notre sous-sol;

    « Parmi ces traitements, il en est qui fournissent l'essence comme produit exclusif ou prédominant et qui, d'autre part, peuvent immédiatement entrer dans la voie de la réalisation industrielle; ce sont les procédés d'hydrogénation;

    « Parmi les gisements français répondant aux exigences géographiques de la Défense Nationale, ceux qui se prêtent le mieux à l'application immédiate de l'hydrogénation sont, en premier lieu, les semi-lignites des Bouches-du-Rhône, en deuxième lieu, les houilles flambantes de Decazeville;

    « L'usine minima admissible est un bloc, financièrement indivisible, capable de produire 60 000 tonnes d'essence annuellement. Les divers procédés d'hydrogénation applicables s'équivalent en ce qui concerne les frais d'immobilisation. Aux prix actuels, on peut les évaluer à 270 millions pour chaque bloc de 60000 tonnes;

    « Le choix définitif entre les divers procédés d'hydrogénation possibles se restreint à trois, deux français et un étranger. Il est à subordonner à l'exécution d'essais comparatifs, essais qu'il faudrait, en tout état de cause, effectuer pour passer au plan d'exécution définitif. Mais l'engagement de crédit pour l'installation est indépendant d'eux; il peut et doit les précéder.

    « Subsidiairement :

    « Indépendamment des réalisations immédiates ci-dessus visées, il est bon pour la Défense Nationale, que des études soient poursuivies touchant la consistance exacte du gisement inexploité du lignite des Landes et la mise ,au point de sa valorisation, que celle-ci soit une formule d'hydrogénation ou tout autre plus complexe;

    « Il est important que soient mis au point certains procédés de valorisation qui n'ont pas encore la maturité industrielle voulue;

    « Il est également important que soient suivies les possibilités d'applications du procédé Fischer, notamment en ce qui concerne la valorisation de sous-produits solides tels que les semi-cokes;

    « Mais il ne faut pas que ces diverses études et mises au point nuisent à l'exécution du plan d'hydrogénation ci-dessus esquissé, seul susceptible actuellement d'une complète réalisation industrielle sans délai.

    On s'aperçut, très vite d'ailleurs, que le cadre même des essais envisagés était largement dépassé et que les besoins de la Défense Nationale exigeaient de leur donner un double but : parallèlement à l'obtention d'essences de haute qualité antidétonante, nécessaires à l'aviation, la fabrication de produits riches en carbures aromatiques et particulièrement en carbures nitrables intéressait le Service des Poudres. L'essence d'aviation devait répondre aux spécifications du Ministère de l'Air avec un indice d'octane, une susceptibilité au plomb aussi élevés que possible. Les produits aromatiques devaient être aussi riches que possible en carbures nitrables. Les rendements pondéraux devaient être déterminés dans l'un et l'autre cas.

    Les procédés français répondirent de suite à l'appel de M. Crussard.

    Remplissant pleinement le rôle d'usines-pilotes pour lequel elles avaient été conçues, les usines de Liévin et de Béthune entreprenaient, dès le début de l'été 1937, l'exécution d'essais sur les carbolignites des Bouches-du-Rhône.

    Elles leur donnaient un caractère d'envergure exceptionnel, travaillant sur des unités industrielles, prolongeant les essais pendant des semaines, voire des mois, et étant amenées à mettre en oeuvre plusieurs centaines de tonnes de matières premières.

    C'est ainsi que Liévin traita près de 1 000 tonnes de carbolignites des Bouches-du-Rhône. Etant donné l'envergure, les frais et les délais que représentait l'essai de Liévin, on renonça, après mûr examen, à séparer la production d'essence d'aviation de celle des carbures aromatiques et l'on entreprit un essai unique ayant pour objet la fabrication d'une essence satisfaisant autant que possible aux normes du Ministère de l'Air, mais riche en carbures aromatiques et particulièrement en carbures nitrables. Il était, d'ailleurs, entendu que si les deux conditions s'avéraient trop peu compatibles et si la richesse en aromatiques empêchait qu'on obtint directement de l'essence d'aviation, celle-ci pourrait résulter de fractionnements ultérieurs. L'essai de Liévin avait ainsi un caractère mixte procédant à la fois des deux essais envisagés.

    Sans entrer, dès maintenant, dans le détail du résultat de ces essais, signalons qu'il permit, dès l'automne 1937. de confirmer largement l'aptitude particulière à l'hydrogénation des carbolignites des Bouches-du-Rhône qui se traitaient aisément et, contrairement à ce qu'auraient pu faire craindre certaines de leurs caractéristiques, donnaient des essences de haute qualité dont la teneur élevée en carbures aromatiques en faisait un produit de choix pour la Défense Nationale.

    L'usine de Béthune travailla sur les carbolignites dans le courant de 1937, mais, très vite, compte tenu de ses caractéristiques particulières, elle passa aux charbons de Decazeville sur lesquels elle avait fait des études antérieures, à la fin de 1936 et au début de 1937.

    Les essais définitifs eurent lieu en 1938 et portèrent sur 350 tonnes de charbon. Ils comprirent, en fait, trois phases :

    a) Des essais préliminaires en phase liquide pour déterminer les conditions de traitement, mais surtout pour obtenir des huiles-support à caractéristiques stables permettant d'affirmer que, pendant les essais proprement dits, on était en régime complet (5-12 juillet 1938) ;

    b) Des essais de phase liquide contrôlés qui s'étendirent du 12-23 juillet et portèrent sur 200 tonnes de charbon;

    c) Une marche en phase vapeur du 23-29 juillet.

    Disons, d'ores et déjà, que les essais de Béthune, aussi bien que ceux de Liévin, avaient montré que les procédés français de l'hydrogénation étaient arrivés à un degré de maturité qui leur permettait d'envisager sans crainte un passage à la très grande échelle.

    Il fut infiniment plus délicat d'effectuer les essais du procédé I.H.P., d'autant que d'importantes questions brevets entraient en jeu, cette société mettant en doute, ou plutôt niant, la validité des procédés français.

    Toutefois, dans un geste de large compréhension, elle avait laissé la France construire ses deux usines-pilotes sans entamer aucune action juridique, mais en réservant ses droits ultérieurs.

    M. Crussard entreprit donc de longues négociations et un premier entretien eut lieu à La Haye dans la deuxième quinzaine de novembre 1936 au cours duquel un mémorandum lui fut remis indiquant les conditions générales d'une licence pour une usine de 100 000 tonnes/an ainsi que les caractéristiques essentielles du procédé (flow-sheet, consommation, éléments de prix de revient, etc.), dans le cas des lignites de Gardanne.

    D'autres réunions suivirent à Londres, La Haye et Paris au début de 1937 où la question des essais fut posée.

    Il ne pouvait être question de travailler à l'échelle industrielle comme à Béthune et Liévin et, seule, l'utilisation de petites unités pilotes de l'I.G. Farben à Ludwigshafen était envisageable.

    Fort de la masse énorme de son expérience antérieure, l'I.H.P. voulait qu'un contrat de licence précédât l'exécution des essais, contrat qui deviendrait effectif si ceux-ci s'avéraient satisfaisants.

    M. Crussard, au contraire, voulait une formule plus souple et, finalement, après de très longues négociations, on aboutit à la fin de juillet 1937, lors de réunions tenues à Paris, à un simple projet de convention déterminant les principes généraux et bases sur lesquels serait passé un contrat futur si le Gouvernement français s'estimait satisfait des résultats des essais, mais lui laissant pleine et entière liberté de contracter ou non. La convention était accompagnée d'une annexe qui en définissait l'esprit.

    Il nous paraît essentiel de souligner, en passant, que cette convention, dans son article premier, assurait l'immunité de la France en ce qui concerne les brevets, cette immunité ne préjugeant en rien de leur validité.

    Il y avait là, même, l'amorce possible d'accords futurs entre les Sociétés Françaises et l'I.H.P.

    Acceptée par l'I.H.P. en septembre 1937, la convention fut soumise en novembre au Contrôleur des Dépenses Engagées du Ministère et signée, finalement, le 9 décembre 1937 par l'inspecteur général des Mines Crussard. Les négociations avaient duré plus d'une année.

    Entre temps, les conditions techniques d'exécution des essais avaient été fixées. Ils devaient être exécutés dans une installation de petite dimension puisqu'elle ne traitait que 100 kilogs par jour en phase liquide et 15 kilogs en phase vapeur, mais très complète permettant la reproduction fidèle d'une marche industrielle en circuit fermé.

    Les essais proprement dits devaient être contrôlés minutieusement par un mission d'ingénieurs français envoyés à Ludwisgshafen à cet effet; ils devaient comporter l'établissement complet de bilans quotidiens précis, la prise d'échantillons en quantité suffisante pour analyses ultérieures, etc.

    Les essais proprement dits devaient être précédés d'une phase préliminaire permettant à l'I.G. Farben de mettre au point ses conditions de traitement et d'atteindre l'équilibre de marche. Ce n'est qu'après la fin de cette période que le contrôle français devait fonctionner.

    En pratique, l'expédition d'un wagon de 20 tonnes de lignites de Gardanne eut lieu le 21 décembre 1937 sous le contrôle du Service des Mines de Marseille. Les essais préliminaires commencèrent le 11 février 1938 et les essais définitifs eurent lieu du 3 au 20 mars. Ajoutons que toute facilité fut accordée aux ingénieurs du contrôle français pour effectuer leur mission et que les renseignements qu'ils obtinrent furent tels qu'ils purent, lors du dépouillement des résultats, signaler une irrégularité de marche qui s'était produite un jour donné et faire les calculs de correction correspondants, irrégularités et corrections que l'I.G. Farben reconnut comme valables.

    Tous les essais furent suivis d'études détaillées des produits obtenus, études qui furent effectuées, tant par les laboratoires du Ministère de l'Air ou du Service des Poudres que par ceux de la Compagnie Française de Raffinage.

    Les rapports sur les essais de Liévin et de Ludwigshafen furent remis au ministre respectivement au début du premier et au cours du second trimestre 1938, celui sur les essais de Béthune, terminés fin juillet, pendant le second semestre.

    Sans entrer dans le détail de leur contexture, il peut paraître bon d'en reproduire au moins les conclusions essentielles.

    Dans le rapport sur les essais de Liévin, M. Crussard écrivait :

    « Grâce à l'ampleur qui leur a été donnée par la Compagnie Française des Essences Synthétiques (C.F.E.S.), les essais de Liévin ont fourni des enseignements intéressants, non seulement sur le procédé Audibert et son application possible aux carbo-lignites des Bouches-du-Rhône, mais encore dans des domaines un peu différents, mais voisins et connexes. Ils ont d'abord permis de vérifier l'aptitude particulière de ces carbolignites à l'hydrogénation : intermédiaires entre les lignites francs et les houilles flambantes jeunes, sans qu'on puisse à priori dire qu'ils procèdent davantage de l'une ou l'autre de ces catégories de combustibles, les carbolignites se sont montrés, au cours des essais, presque aussi facilement hydrogénables que les premiers auxquels ils s'apparentent par là. Mais, par contre, la nature des produits obtenus et particulièrement la teneur en carbures aromatiques des essences de phase vapeur, qui dépasse 40 %, et leur indice d'octane, relativement élevé, les rapprochent des houilles, et décèlent une structure interne plutôt voisine de celle des flambants.

    « De qualité secondaire, si on les envisage comme combustibles, ces carbolignites, dont les gisements sont assez peu répandus dans le monde, constituent donc une matière première de choix pour l'hydrogénation.

    « Les essais ont montré, d'autre part, le degré de mise au point auquel était arrivée l'usine de Liévin. L'exécution des essais en phase liquide fut, en particulier, tout à fait satisfaisante et parfaite. Les incidents qui se produisirent durant les essais en phase vapeur, ne furent dus qu'à de fausses manoeuvres et, en fait, comme nous l'avons dit, les bonnes conditions d'exécution des essais préliminaires effectués avec une huile moyenne identique, permettent de considérer également la marche de cette partie de l'installation comme normale.

    « Rappelons, une fois de plus, que cette usine ne constitue qu'un grand laboratoire de recherches et que les prix de revient qui y sont obtenus n'ont aucune commune mesure avec ce que l'on pourrait réaliser dans une usine de capacité normale.

    « L'usine de Liévin n'est, d'ailleurs, pas dotée d'un certain nombre d'appareils qui devraient exister à l'échelle vraiment industrielle et dont il faudrait réaliser la mise au point au même titre que celle de certaines des installations existantes dont il deviendra nécessaire d'accroître l'importance et, peut-être, par suite, de modifier, plus ou moins profondément, la conception.

    « Nous ne pouvons mieux situer les possibilités d'application du procédé Audibert aux lignites des Bouches-du-Rhône qu'en rappelant les productions qu'on est en droit d'en attendre.

    « Les essais nous ont, en effet, montré, avec une certitude que l'on peut considérer, d'ores et déjà, comme un minimum acquis, que :

    « - 1 tonne de carbolignite pur et sec, c'est-à-dire 1 250 kg de carbolignite, tel que nous l'avons employé, peut donner

    « - 530 kg d'essence d'hydrogénation raffinée de bonne qualité antidétonante, mais qui, prise telle quelle, ne satisfait pas complètement aux normes du ministère de l'Air et exige, pour atteindre pleinement ce but, une élaboration ultérieure.

    « Une telle élaboration permettrait, par addition à des essences pétrolières de bas indice d'octane d'obtenir des quantités intéressantes d'essence d'aviation.

    « Notamment, et sans qu'une étude systématique des meilleurs coupages ait été entreprise, les résultats suivants sont, d'ores et déjà, acquis.

    « Le mélange, avec les fractions relativement légères (0-150) de l'essence PV provenant du traitement de 1 tonne de carbolignite pur et sec, de 161 kg d'essence d'Irak 0-150 à bas indice d'octane et l'incorporation au mélange de la petite portion constituée pour l'essence PL permet d'obtenir 460 kg d'essence d'aviation.

    « La partie lourde de l'essence PV, convenablement traitée, donne un produit trop pauvre en fractions légères pour servir directement d'essence d'aviation. Mais, par son haut indice d'octane (80, portable à 92,5 par addition de 0,8 % de plomb tétraéthyle) et sa teneur élevée en aromatiques (53 %) dont la presque totalité de benzène, toluène et xylène, les 180 kg qu'il représente doivent permettre, par coupage, d'obtenir 400 à 500 kg d'essence d'aviation sans parler de ses possibilités d'application à d'autres usages.

    « L'hydrogénation procurerait, en outre, par tonne de carbolignite pur et sec, 40 kg de soufre et 12 kg d'ammoniaque, dont la récupération, principalement pour le premier de ces produits, peut représenter un très grand intérêt. »

    Le rapport sur les essais de Ludwigshafen, lui, soulignait les traits communs et les différences entre ces essais et les précédents.

    Il disait notamment :

    « Il est remarquable que, malgré les différences profondes de formule de traitement dans les procédés de Liévin et de l'I.H.P. et malgré les différences, non moins profondes, de réalisation matérielle, les résultats soient, finalement, peu différents, tant en rendement qu'en qualité des produits. Cependant, sans quitter le domaine purement technique et abstraction faite de toute préoccupation de nationalité, si l'on tenait à établir un ordre de priorité, l'étude comparative qui précède montre que c'est plutôt la formule de Liévin qu'il conviendrait de placer en première ligne, tant au point de vue du rendement que de la qualité. »

    Le rendement global atteignait, en effet, 53 % contre un peu moins de 52 pour l'I.H.P., mais ce dernier avait appelé quelques réserves sur la séparation des éléments les plus fins du charbon, difficiles à hydrogéner, sur l'emploi de centrifugeuses discontinues, le raffinage insuffisant des essences et la récupération excessive dans les gaz, toutes réserves qui ne jouaient pas dans le cas de Liévin, d'où une surestimation probable des résultats de l'I.H.P. et une sous-estimation probable des autres, pouvant conduire à un écart de 3 à 4 points en essence d'aviation et de 5 à 6 points par rapport à l'essence d'aromatisation, chiffres concordants, d'ailleurs, avec les rendements élémentaires respectifs en phase liquide et en phase vapeur.

    Toutefois, M. Crussard estimait indispensable d'ajouter :

    « Il n'est pas inutile d'ajouter que ces conclusions ne valent strictement que pour la matière première utilisée, le carbolignite des Bouches-du-Rhône. Rien n'autorise à les généraliser à d'autres matières premières de nature différente, comme, par exemple, les lignites francs ou les houilles flambantes ou les substances asphaltiques. S'il est une chose que nos essais ont bien confirmé, c'est ce rôle capital de la nature de la matière première et l'absolue nécessité de recourir à des essais avant de formuler une opinion définitive. »

    Mais on n'eut même pas à attendre la remise des rapports détaillés et la publication officielle de leurs conclusions pour que les études de l'inspecteur général des Mines Crussard portassent pratiquement leurs fruits.

    Dès octobre 1937, en effet, devant les résultats des essais de Liévin et les conclusions officieuses de M. Crussard, l'Office National des Combustibles Liquides insistait auprès du sous-secrétaire d'Etat aux Travaux Publics pour qu'une mise en oeuvre immédiate fut entreprise sur les carbolignites des Bouches-du-Rhône. Le sous-secrétaire d'Etat demandait alors au Groupement des Houillères Françaises de présenter, en association avec la Compagnie Française des Pétroles, des propositions.

    Par ailleurs, la technique de l'hydrogénation avait marqué des progrès importants dans le traitement des matières premières d'origine pétrolière : l'I.H.P. annonçait des résultats décisifs pour la production d'essence d'aviation par hydrogénation de gaz-oil. Des essais de même sorte étaient alors entrepris par la Société Nationale de Recherches sur le Traitement des Combustibles et une marche industrielle réalisée à Liévin.

    Les industriels français du charbon et du pétrole entreprenaient l'étude d'une usine mixte de traitement simultané des carbolignites des Bouches-du-Rhône et des pétroles lourds des raffineries de Berre.

    De son côté, le directeur général de la Compagnie des Mines de Béthune se déclarait prêt à envisager un effort financier pour l'application d'une formule mixte.

    Enfin, des conversations s'établissaient dans le courant de 1938 entre les Services des Poudres et des groupements pétroliers (Standard, Shell, d'une part, Compagnie Française de Raffinage, d'autre part) pour la création de deux usines d'hydrogénation de gaz-oil, capables de produire chacune 100 000 tonnes d'essence d'aviation.

    Un Comité réduit des carburants était institué par arrêté ministériel du 30 juin 1938, qui examinait différents projets proposés et concluait à l'adoption d'un programme d'ensemble comportant création de quatre usines :

    - A Martigues, pour traiter les huiles primaires d'hydrogénation des lignites de Gardanne suivant le procédé Audibert ainsi que des produits lourds des raffineries (33 000 tonnes/an) ;

    - Dans la Basse-Loire, une usine d'importance double pour l'hydrogénation des gaz-oil;

    - A Pauillac, une usine pour la production de 100 000 tonnes/an d'essence par l'hydrogénation de gaz-oil suivant le procédé I.H.P.;

    - A Decazeville, une usine de 30 000 tonnes suivant le procédé Valette.

    Le Comité réduit demandait à être chargé de la coordination des études et travaux ainsi que des négociations avec la collaboration immédiate, étroite et permanent de l'inspecteur général des Mines Crussard dont les travaux avaient permis ses conclusions.

    Les projets d'usines ci-dessus furent poussés et, au début de 1939, les premiers contrats correspondants étaient soumis à la signature du ministre lorsque surgit un fait nouveau et important : le développement brutal d'une nouvelle technique pétrolière, celle du cracking catalytique, représentée, alors, uniquement par le procédé Houdry.

    Devant l'émotion, les remous soulevés, le ministre des Travaux Publics décida de constituer une nouvelle mission d'études chargée, elle, du problème général de la production des carburants d'aviation par quelque technique que ce fut. Il la confiait, par lettre du 2 février 1939, conjointement aux inspecteurs généraux des Mines Crussard et Etienne.

    Ceux-ci entreprenaient, alors, une vaste enquête au cours de laquelle ils faisaient appel à toute la documentation amassée par la Mission d'Hydrogénation, mais surtout à de nombreux entretiens avec les sociétés intéressées, particulièrement avec la Compagnie Française Houdry, la Compagnie Française de Raffinage et la Standard Française des Pétroles.

    Un premier rapport partiel, établi au courant d'avril, faisait le point sur le procédé Houdry et ses conditions d'application dans le cadre d'une raffinerie française. Un rapport d'ensemble était remis au ministre vers le milieu de juin 1939.

    D'entrée, les auteurs éliminaient la question du stockage qui donnait évidemment du problème posé la solution la plus directe :

    « Mais les possibilités de stockage sont avant tout, subordonnées à celles d'un approvisionnement massif. D'une façon plus lointaine, elles sont régies par la possibilité de production massive de ces carburants dans le monde; or, une telle production est réalisée moins en fait qu'en puissance, quand elle n'est pas en simple gestation. De toute façon, ce problème dépasse le cadre de notre étude qui se bornera à la production d'essence d'aviation sur territoire français. Dans cet ordre d'idées, le décret-loi du 1er avril 1939 et les textes administratifs qui l'ont suivi ont défini les conditions générales du futur équipement de l'industrie française dans ce sens.

    « Notre rapport se subordonnera à cette charte organique et se mouvra dans les limites mêmes qu'elle s'est tracées. »

    Le rapport comprenait, en fait, trois parties : la première étudiait les caractéristiques mêmes des essences d'aviation, la seconde l'ensemble de la production (matières premières et éléments constitutifs), la troisième les différents procédés de fabrication.

    En ce qui concerne les matières premières, les auteurs distinguaient trois cas, suivant qu'il s'agit d'un combustible solide, d'un liquide pétrolier ou d'un liquide non pétrolier.

    En ce qui concerne les combustibles solides, la seule technique retenue était celle de l'hydrogénation. Le rapport constatait qu'il était techniquement possible d'obtenir des carburants d'aviation supérieurs à ceux obtenus à partir des pétroles, mais que, économiquement, le projet butait sur l'ascension des prix au fur et à mesure que, d'un projet à l'autre, le temps s'écoulait et que le franc se dévaluait :

    « Quelque désenchantée que soit la conclusion, il faut la formuler nette. Demander à l'hydrogénation directe des solides une production massive d'essence d'aviation et édifier une usine dans ce seul but est devenu une utopie parce que la solution est trop coûteuse. Si, dans l'économie fermée allemande, elle a trouvé un terrain, non pas favorable, mais acceptable, ce n'est pas une raison suffisante pour suivre son exemple. »

    C'est, d'ailleurs, à la production à partir des pétroles que le rapport est surtout consacré.

    Il passait en revue tous les procédés depuis la distillation avec fractionnement sélectif et le cracking thermique jusqu'aux procédés synthétiques en passant par le cracking catalytique, le reforming et l'hydroforming, l'hydrogénation, etc.

    Sans nous y arrêter longuement, nous noterons simplement quelques phrases qui, quelques années plus tard, avaient un tour vraiment prophétique.

    A propos du cracking catalytique, le rapport écrivait, en effet :

    « Il y a de fortes raisons de présumer que, dans l'avenir, les réalisations industrielles du cracking catalytique différeront profondément de celles qui les auront précédées. D'un côté, l'équipement des installations Houdry est inévitablement appelé à évoluer; de l'autre, il existe tout un groupe de procédés dont il serait prématuré de parler, pour lesquels le stade, soit de recherche, soit d'usines pilotes n'est pas dépassé, ou à peine dépassé, du moins ouvertement, et dont certains présentent dans leur équipement des différences marquées avec leur aînée. On peut regretter de ne pouvoir faire état que de leur existence sans essayer, pour le moment, de chiffrer des promesses, quelque légitimes qu'elles puissent paraître. »

    A propos de procédés synthétiques, il écrivait :

    « La marche à rebours de l'hydrogénation, celle qui aboutit aux essences par libération des produits plus légers, donc des gaz, n'a joué, jusqu'ici, qu'un rôle assez réduit si l'on se réfère aux quantités produites, mais les substances synthétiques ainsi obtenues ont, pour l'aviation, une importance de premier ordre, et il n'est pas douteux que cette importance ne fera que croître dans l'avenir. »

    Enfin, à propos de l'alkylation :

    « Le terme général d'alkylation recouvre toute une série de formules dont la valeur repose sur une base scientifique et expérimentale solide mais dont les possibilités de développement appartiennent, en entier, à l'avenir. Sur leur destinée industrielle, il faut six bons mois avant qu'on puisse asseoir un jugement motivé, mais il est indispensable d'en connaître, dès aujourd'hui, les bases. »

    En conclusion, le rapport distinguait quatre groupes de procédés : le reforming et le cracking catalytique, l'hydrogénation, les procédés de synthèse, et en examinait les groupements possibles.

    Après avoir souligné que l'Angleterre misait essentiellement sur l'importation des produits finis, le rapport estimait dangereux pour la France de ne retenir que cette solution et qu'elle pouvait être conduite à se rabattre sur des pétroles bruts valorisés dans les raffineries du territoire, au mieux des exigences des services utilisateurs :

    « A cet égard, on ne peut évidemment pas négliger l'hypothèse où, en cas de conflit, la primauté de l'emploi appartiendrait à l'aviation. C'est pourquoi, à quelque servitude économique que cela conduise, il importe de savoir ce que, au maximum, on peut tirer du brut destiné aux essences d'aviation et par quel moyen on peut y arriver. »

    Par une combinaison des procédés connus, le rapport constatait qu'on arriverait à tirer du brut les deux tiers de son poids sous forme d'essence d'aviation. Mais cela aurait été une solution désespérée et il fallait, tant bien que mal, composer avec les nécessités économiques du temps de paix en abandonnant une partie de ce programme théorique complet. Il concluait, finalement, ainsi :

    « Des deux manières extrêmes d'aboutir à l'essence d'aviation, dont l'une est représentée le plus typiquement par les crackings catalytiques et l'autre par les procédés d'hydrogénation, aucune ne doit être éliminée, la première donne à la valorisation des produits qu'elle traite (qu'ils soient importés tels quels ou qu'ils soient fournis par les raffineries du territoire) la souplesse nécessaire pour se modeler aux nécessités du temps de paix. La deuxième donne, dans la qualité des produits, une sécurité que le cracking catalytique atteindra, peut-être, dans l'avenir, mais qu'on ne peut pas garantir d'une façon pleine et générale dans l'état actuel de sa technique; en outre, il donne au rendement en essence d'aviation une valeur inégalable. D'une façon plus générale, l'hydrogénation peut traiter toute matière première qui ne serait pas trop lourde et, si même elle l'était, il n'y aurait qu'à la craquer; inversement, elle peut « reprendre » des essences vieillies au stockage. Un équipement basé sur les préoccupations maîtresses de la Défense Nationale ne peut donc pas ignorer l'hydrogénation et, coûte que coûte, il doit lui faire sa place.

    « Le décret-loi du 1er avril 1939 a imposé des buts, non des moyens; par le jeu des primes, il se trouve qu'il établit une différence entre les diverses catégories de procédés, mais la différenciation n'est qu'implicite et les progrès de la technique peuvent l'atténuer ou l'effacer. Même si cette éventualité se produisait, il nous paraît qu'il resterait indispensable, pour les soucis de la Défense Nationale, d'établir une distinction, non pas entre le cracking catalytique et l'hydrogénation qui peuvent ne représenter que des solutions du moment mais, d'une façon générale, entre les procédés qui ne font de l'essence d'aviation qu'au moyen d'une masse dont la plus grande partie va aux sous-produits, et ceux pour lesquels la production d'essence d'aviation est le but principal. Quelque répugnance administrative qu'on puisse avoir à imposer des moyens et non des buts, cette distinction est nécessaire. C'est dans l'application simultanée des procédés répondant à l'un et l'autre objet qu'il faut trouver la solution. La souplesse nécessaire pour satisfaire aux besoins de la Défense Nationale sans trop bouleverser l'économie du temps de paix est à ce prix. »

    Tel quel, ce premier rapport d'une mission, constituée et mise en route moins de quatre mois auparavant, n'était qu'un premier travail de dégrossissage, une base de départ pour des études ultérieures. Celles-ci devaient comprendre, notamment, l'envoi dès septembre 1939, de missions à l'étranger et particulièrement aux Etats-Unis pour étudier de plus près, aussi bien les procédés qui paraissaient arrivés à une maturité suffisante que ceux sur lesquels les trop faibles renseignements recueillis ne permettaient pas d'avoir une opinion.

    Au cours de sa mission sur l'hydrogénation des charbons, l'inspecteur général des Mines Crussard ne s'était pas contenté d'être l'homme d'action, le conseiller du Gouvernement dont nous avons essayé de retracer l'oeuvre. Il s'était penché également sur l'aspect scientifique de la question, sur ses lois fondamentales, et avait construit une hypothèse qui contenait en germe tout un programme d'essais : celle de la distinction entre deux phases successives, la fusion (ou la dissolution) de la houille dans les huiles d'empâtage d'abord, l'hydrogénation de cette huile lourde ensuite. Comme il le disait dans une lettre du début de 1938 :

    « En ce qui concerne l'hydrogénation des combustibles solides, il ressort bien de toutes les recherches et de toutes les réalisations industrielles que le problème primordial est celui de la dissolution du solide dans l'huile d'empâtage, dissolution qui peut, sans doute, être favorisée par l'emploi de catalyseurs, mais de catalyseurs spéciaux de dissolution.

    « Une fois cette question résolue, l'hydrogénation proprement dite se rattache à celle d'un simple liquide, et c'est alors seulement que le problème des catalyseurs d'hydrogénation en phase liquide peut être utilement abordé. Cette distinction est si profonde qu'on assiste actuellement à une tendance à séparer la « phase liquide » en deux opérations, l'une de dissolution et l'autre d'hydrogénation proprement dite. Cette dernière peut, d'ailleurs, dans l'avenir, différer profondément de la réalisation actuelle; il n'est pas interdit, notamment, comme le montrent les dernières recherches allemandes, d'envisager l'hydrogénation sur catalyseur fixe des liquides obtenus par dissolution. »

    Il désirait vivement disposer d'un moyen de travail pour suivre expérimentalement sa conception, pour réaliser son programme. Il lui fut fourni, à la fin de 1937, par la collaboration de l'Office National Industriel de l'Azote qui fut chargé d'effectuer toute une série d'études en liaison étroite avec M. Crussard qui en établirait le programme, en fixerait les détails, en suivrait les résultats.

    L'Office National Industriel de l'Azote avait été choisi parce que le Service des Poudres lui avait demandé, dès 1934, compte tenu de son expérience, dans le domaine des hautes pressions, d'entreprendre quelques études au moment où, de façon générale, en France, l'hydrogénation démarrait. Dès le 13 mai 1945, le conseil d'administration avait décidé la construction d'une petite installation semi-industrielle travaillant sous 200 kilogs de pression et comprenant une phase liquide qui pouvait traiter 4 kilogs à l'heure de houille et une phase vapeur pour 10 litres à l'heure d'huile.

    En attendant la réalisation de cet ensemble, des études de catalyseurs en phase gazeuse avaient été entreprises dans un petit appareillage discontinu. Les essais correspondants avaient commencé à l'automne 1935 et portaient sur des gaz-oil, fuel-oil, huile moyenne de goudron primaire et d'hydrogénation des charbons. Plus de 250 essais avaient été effectués portant sur 60 catalyseurs et particulièrement sur des catalyseurs d'aromatisation, cette technique intéressant particulièrement le Service des Poudres.

    Compte tenu des impératifs mêmes qu'avait reçus la mission Crussard, ces études d'hydrogénation des fuel-oil et d'aromatisation firent partie des travaux de l'Office National Industriel de l'Azote auxquels l'inspecteur général Crussard s'attacha.

    Les travaux sur l'aromatisation furent, en particulier, entrepris à l'échelle semi-industrielle, dès le début de 1938.

    Dans une première période s'étendant de janvier à mai 1938, on fit une première campagne de dégrossissage avec différentes matières premières, permettant surtout de mettre au point le matériel et les conditions générales de marche, campagne au cours de laquelle certains essais furent prolongés sur plus de 20 jours. A l'issue, M. Crussard donnait, par lettre du 2 juin 1938, ses directives générales sur la continuation des essais et insistait, notamment, sur l'étude systématique des facteurs de l'opération d'une part, sur le traitement des fuel-oil sulfureux d'autre part.

    Une deuxième série d'essais (mai 1938-janvier 1939) montrèrent, au cours d'études systématiques que l'aromatisation était possible à partir de matières premières d'origine pétrolière avec des rendements acceptables, voire particulièrement brillants (75 à 90 %). On peut signaler, notamment, une essence de tourisme transformée en carbures aromatiques avec un rendement de près de 70 % sur un catalyseur fer à 610°. Des résultats encore meilleurs étaient obtenus avec des catalyseurs déshydrogénants, conduisant à des mélanges particulièrement riches en toluène. L'opération marchait, par contre, moins bien avec des produits pétroliers plus lourds car il y avait superposition de deux phases différentes : allégement, puis aromatisation, qui auraient exigé des catalyseurs différents.

    Les essais furent poursuivis durant les premiers mois de 1939, puis arrêtés à la fin du premier trimestre, faute de matériel et de personnel, mais les résultats étaient tels qu'en avril 1939 le Service des Poudres demandait l'établissement d'un projet d'usine d'une capacité de deux tonnes par jour.

    Parallèlement, des essais d'hydrogénation de fuel étaient effectués dans deux petits fours de 1 litre 600 et 30 litres de capacité qui permettaient, en travaillant sur catalyseur fixe (fer + kaolin) d'obtenir des rendements d'une moyenne de 50 % en premier passage. Mais, là encore, le manque de moyens et de personnel conduisirent à stopper les essais.

    Pour les charbons, M. Crussard avait demandé qu'on s'attachât à une étude systématique de la dissolution en « distinguant les réalisations industrielles de l'étude même des phénomènes ». Il voulait qu'on fît appel d'abord aux techniques résultant des travaux de Pott et Brosch : chauffage d'un charbon en présence de solvant sous pression à haute température. Mais après quelques essais qui s'avérèrent infructueux, voire même dangereux, par suite de l'emploi d'un matériel pas du tout adéquat qui était le seul existant sur place, faute donc de moyens, on dut renoncer provisoirement à ce mode de travail et entreprendre des études industrielles de dissolutions dans un pipe-still. Des essais de dégrossissage, entrepris de janvier à mai 1938, montrèrent que ce dispositif ne pouvait remplacer l'appareillage Pott et Brosch à cause de la durée de séjour trop réduite (6 à 18 minutes) et des températures trop mal connues, mais qu'il permettait, par contre, un débroussaillage rapide des conditions industrielles de préchauffage.

    Une seconde série d'essais, entreprise à la demande de M. Crussard, sur le charbon de Decazeville avec des huiles d'empâtage variées montrèrent qu'on pouvait dissoudre 92 % des matières organiques du charbon.

    Parallèlement, quelques études fondamentales purent être réalisées.

    Les unes portèrent sur des températures de décomposition des charbons : le mode opératoire consistait à étudier la variation, en fonction de la température, de la quantité totale de gaz dégagés, ainsi que de méthane. Les essais furent faits sur des houilles de Decazeville et des lignites d'une part, sur des résidus d'extraction de ces houilles et de ces lignites par des solvants variés (huile de créosote à 400, 450 et 600°, huile d'anthracène à 400 et 450°), d'autre part. Un résultat extrêmement important fut acquis : alors que la décomposition du Decazeville commence vers 300° et est même importante à cette température, les résidus ne dégagent de gaz qu'à des températures nettement plus élevées.

    Des études sur la stabilité des différents solvants furent également entreprises par chauffage dans un autoclave rempli à 50 %. On notait la variation de la température en fonction de la pression et, en fin d'opération, après refroidissement, on notait la pression résiduelle et faisait une analyse des gaz et du produit restant. Ces essais qui rentraient dans le cadre des études préliminaires à l'emploi de la technique Pott et Brosch mirent en évidence l'existence d'une décomposition à des températures plutôt inférieures à celles indiquées par ses auteurs : huile moyenne de goudron primaire : 320-330°, huile lourde de goudron primaire : 330°, huile de créosote : 380-400°, huile anthracénique : 380°, huile d'hydrogénation : au-dessus de 430°.

    D'autres études furent également entreprises sur l'épuisement des charbons au Soxhlet sous pression. La mise au point du matériel fut assez longue et des résultats fort intéressants obtenus, à la suite desquels tout un programme d'essais systématiques comprenant l'étude des principaux facteurs (nature de la houille, température, pression) furent établis. Ils devaient accompagner la reprise des travaux Pott et Brosch lorsque le matériel aurait été livré et la continuation des études sur les températures de la décomposition des charbons. Les événements de septembre 1939 les interrompirent définitivement.

    Après cette date, l'activité de l'inspecteur général Crussard dans les domaines tant de la structure que de l'hydrogénation des charbons redevint celle d'un maître de haut enseignement, marquée, notamment, par deux grandes manifestations : une conférence à l'Association Française des Techniciens du Pétrole (A.F.T.P.), le 7 juin 1941, sur « Les combustibles solides dans leur adaptation à l'hydrogénation », d'une part, une série de conférences sur la structure des houilles, véritable cours fait aux élèves de l'Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris, d'autre part.

    Sa conférence à l'A.F.T.P. était toute empreinte de sa philosophie de l'hydrogénation et de la structure des charbons.

    En matière d'hydrogénation, il soulignait la distinction entre la dissolution du charbon dans les huiles-support et l'allégement de l'ensemble, la dissolution étant pour lui un des faits les plus importants, et celui qui retenait le plus son attention.

    « L'aptitude, ou l'inaptitude d'un combustible à l'hydrogénation, peut donc se heurter à deux écueils :

    « - La dissolution, parce que la matière première se refuse à fondre, ou laisse un résidu trop abondant conduisant à des pertes inévitables en huiles entraînées;

    « - L'hydrogénation, parce que la transformation d'huiles lourdes obtenues se fait dans des mauvaises conditions. »

    Il soulignait que l'aptitude des houilles à l'hydrogénation suivait, en gros, la division des combustibles solides en leur famille naturelle : lignites et carbolignites faciles à hydrogéner, flambants un peu moins gras, gras à coke et demi-gras, intéressants à cause de leur basse teneur en oxygène, mais d'une attaque beaucoup plus difficile.

    Il retrouvait, dans ce domaine, la discontinuité des propriétés entre les flambants et les gras à coke qu'il avait, maintes fois, soulignée antérieurement dans d'autres domaines.

    Il reprenait, enfin, l'importance du rôle de l'oxygène qui, à ses yeux, délimitait les familles de combustibles solides :

    « Le rapport du nombre d'atomes d'oxygène à celui d'atomes de carbone serait de 1 pour la cellulose et la lignine, de 1/2 pour les tourbes et les corps humiques, de 1/4 pour les lignites, de 0,15 pour les carbolignites, de 0,10 à 0,05 pour les flambants. C'est la teneur en oxygène qui me paraît un facteur distinctif de classification de l'aptitude à l'hydrogénation. Il se lie à l'articulation de l'oxygène dans la structure : décroissance rapide des fonctions chimiques terminales quand on passe des corps humiques et des tourbes aux lignites, et disparition dès les flambants, où reste encore le groupe carbonyle qui, lui-même, disparaît après les flambants. L'oxygène ne peut alors entrer qu'en position de suture entre deux groupes monovalents quelconques ou entrer dans une chaîne fermée (corps furaniques ou pyraniques).

    « Or, l'oxygène peut être le point d'attaque à l'hydrogénation. »

    Sa conférence, enfin, comprenait quelques vues d'avenir sur les possibilités futures de l'hydrogénation des charbons. A côté de la production des essences, il insistait surtout sur la possibilité de réaliser une dissolution presque complète de la houille par thermolyse, transformant le charbon en fuel et en diesel-oil, d'une manière beaucoup plus fine et plus complète qu'avec la mise en suspension du charbon broyé. La production à haut rendement des asphaltes et des brais lui paraissait également possible et justiciable des mêmes techniques. Enfin, il se demandait si l'on ne pourrait pas, par cette voie :

    « Rebitumer les houilles maigres et remonter aux gras à coke.

    « Ce qui a été jusqu'ici l'objet principal de l'hydrogénation et sa raison d'être, je veux dire la production des essences, n'est donc qu'une des multiples voies que l'on peut suivre. En dosant les deux techniques qu'elles impliquent, c'est-à-dire la mise en solution et l'hydrogénation proprement dite, un vaste champ pourrait s'ouvrir à ces applications. »

    Quant à ses conférences, à son cours sur la structure des houilles à l'Ecole des Mines, elles constituent une vaste synthèse, une « somme » de ses connaissances et de ses pensées, si riche et si dense qu'il est impossible de la résumer, que nous avons dû y renoncer.

    Nous en tracerons simplement le fil conducteur, le relevé de ses principaux chapitres en nous arrêtant, de place en place, par échappées, pour souligner, au passage, quelques points, bornes, tentant ainsi de marquer l'essentiel de sa pensée, de sa philosophie sur la structure des houilles.

    Après un aperçu rapide sur les micelles et les phénomènes micellaires dans lesquels il tient d'abord à situer en ces termes exactement le problème :

    « Dans les recherches effectuées avec ténacité en vue de mettre au clair la constitution des houilles, le fait, peut-être le plus digne de remarque, est que l'on n'a jamais réussi à retirer d'elles le moindre corps chimiquement défini dont on puisse affirmer qu'il préexistait tel quel dans la matière d'origine. Tout porte même, comme nous le verrons, à croire le contraire. Comme bien des substances naturelles complexes, la houille ne paraît pas descriptible comme mélange physique de molécules d'espèces chimiques définies susceptibles d'être isolées et étudiées séparément. »

    M. Crussard donnant toujours aux colloïdes une place primordiale, consacre tout un premier chapitre à l'étude générale des structures micellaires : solutions, gelées, évaporation et gonflement, etc. Puis, il passe au rappel des faits essentiels concernant la chimie de la houille et, avant tout, au rôle de l'oxygène. La pyrogénation, le rôle de l'eau, l'action des solvants, la peptisation, suivent alors. Citons, notamment, à l'occasion du rôle de l'eau, cette simple phrase soulignant bien le tour de ses pensées :

    « Soit dit en passant, le terme de vitrain n'est guère utilisé que depuis un quart de siècle. Sans être indispensable, il est assez commode, mais à une condition essentielle. Il ne faut pas oublier que, comme les mots huile, gomme ou pâte, il ne désigne qu'une consistance physique, sans rien préjuger de la constitution chimique. Il est souvent salutaire de se rappeler qu'un adjectif qualificatif eût mieux valu qu'un substantif, car un substantif entraîne presque fatalement l'idée de substance, complètement hors de propos dans l'espèce. »

    Il insiste longuement sur l'action des peptisants dont il tient encore une fois à montrer la signification structurelle, claire et précise :

    « La lenteur de pénétration des liquides dans les flambants trahit manifestement l'étroitesse des chemins entre micelles. En l'absence de tout gonflement à l'échelle macroscopique, la forte imbibition totale n'est conciliable avec l'exiguïté des espaces intermicellaires que si les micelles elles-mêmes absorbent beaucoup de liquides, soit par solvation à leur surface, soit par gonflement individuel (ce qui n'a rien d'incompatible avec l'absence de gonflement massique). On est ainsi conduit à voir les micelles d'un flambant, à la fois comme serrées dans un espace où elles laissent peu de vide, et comme très sensibles individuellement à l'action du peptisant. Au fur et à mesure que l'imbibition se produit, cette sensibilité augmente le volume encombré par les micelles et contribue, de plus en plus, à obstruer les vides. De là la lenteur d'absorption et son allure de plus en plus lente.

    « Pour les houilles à coke, les particularités de leur comportement tiennent à une pénétration plus facile par augmentation des vides intermicellaires et à une moindre sensibilité des micelles; sans ce dernier caractère, on ne s'expliquerait pas la diminution de l'imbibition totale. A l'augmentation des vides se rattache visiblement la friabilité caractéristique, comme on le sait, des bonnes houilles à coke. »

    Puis il examine l'action de la chaleur, non plus sur l'ensemble du combustible, mais à l'échelle micellaire et, à ce propos, souligne l'importance du choix des matières premières dans l'hydrogénation. Il passe, ensuite, aux attaques chimiques sur la micelle, attaque maîtrisée et attaque profonde, action hydrogénante et action oxydante.

    Ce n'est qu'après ce grand examen préliminaire que, dans un dernier chapitre, il aborde la constitution des houilles, houilles grasses, maigres ou sèches. Il en expose les caractères généraux et insiste sur leurs délimitations respectives. Il reprend les notions de continuité dont il avait souvent parlé et sur la dissymétrie que l'on rencontre dans l'évolution des houilles grasses selon que l'on penche vers les maigres ou que l'on suive une teneur en matières organiques croissante :

    « Du côté maigres, la qualité grasse se perd graduellement et d'une façon absolument générale, comme si les houilles en question étaient d'anciennes houilles grasses amaigries; maigres et grasses forment, en somme, une unique famille naturelle. Il en va tout autrement de l'autre côté; là, la qualité grasse se conserve intacte mais chez un nombre de plus en plus restreint d'individus, elle ne s'y affaiblit pas, mais s'y raréfie au profit des houilles sèches qui forment une famille tout à fait distincte. »

    Après avoir séparé l'action des solvants sur les houilles grasses d'une part, sur les houilles maigres et les houilles sèches d'autre part, et examiné les trois phases de la cuisson, il termine, enfin, sur une vue d'ensemble sur les diverses catégories de houilles au cours de laquelle il reprend, en insistant, le dualisme de leur construction :

    « Tels sont les faits, multiples et complexes, concernant les trois grandes catégories de houilles maigres, grasses et sèches. En les groupant dans une vue d'ensemble, on comprend mieux leur signification et leur portée. C'est ce que je vais tenter ici, et cela me servira de résumé et de conclusion.

    « L'immense service que les extractions aux solvants ont rendu à l'étude des structures a été de faire comprendre la double nature des houilles grasses. A côté de la masse principale visiblement apparentée aux corps humiques comme les chapitres précédents l'ont abondamment prouvé, elles décelaient la présence de corps tout différents, à ranger dans la famille asphaltique.

    « Issues manifestement des houilles grasses par évolution postérieure à leur formation, les houilles maigres doivent forcément participer à ce même dualisme de constitution. Seulement la fraction des asphaltiques décelable aux solvants est encore diminuée ,au profit de la fraction carboïdique, devenue elle-même plus tenace. Il faut des actions plus énergiques pour la mobiliser, mais le fait d'y réussir, quoique avec peine, suffit à montrer son existence et son importance.

    « Ainsi rentre dans l'ordre la singularité des houilles grasses. Si dans le milieu de formation, l'oxygène a trop libre accès, ou bien la partie asphaltique ne peut pas se former, ou bien elle s'altère et s'humifie : de toute façon, il ne reste qu'une masse à propriétés humiques fortement oxydée, ce sont les combustibles secs. Dans le cas contraire, le dualisme apparaît comme étant la règle normale, il est commun aux houilles grasses et aux houilles maigres qui ne diffèrent entre elles, à ce point de vue, que par la structure plus ou moins tenace des parties asphaltiques. »

    Philosophie générale de la structure des houilles, ce cours des combustibles contenait aussi en germe tout le programme d'essais auquel il avait si souvent songé, dont il avait ébauché, sous forme de projet, le tracé, qu'il avait commencé avec l'Office National Industriel de l'Azote, que les événements extérieurs avaient interrompu et que, malheureusement, il ne devait jamais reprendre.