Nous publions ici des extraits d'un ouvrage de MAURICE GUIERRE :
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Le 3 novembre 1918, Henry Bérenger, Président de la Commission des Affaires Etrangères du Sénat et de la Commission des Essences et Combustibles, pouvait écrire à Clemenceau : « La France ne peut pas plus vivre sans pétrole que sans charbon. Actuellement, elle ne produit pas de pétrole et est entièrement tributaire de l'étranger pour assurer son ravitaillement. Elle ne saurait rester dans cette position sans de graves dangers pour son évolution militaire et économique.
« Le moment est venu de prendre position vis-à-vis de nos alliés en ce qui concerne la participation de la France dans les sources de production. »
Or, à cette même époque où le sénateur H. Bérenger jetait son cri d'alarme, servait depuis 1916, à l'Etat-Major Général de la Marine, un officier hors série ; chargé du Service de Renseignements, il ne put pas ne pas avoir connaissance de la lettre de M. Bérenger, sinon de ses termes, du moins de sa nature : la graine allait tomber dans un terrain particulièrement bien préparé.
Bien que le lieutenant de vaisseau Robert Cayrol n'eût alors que 35 ans, sa carrière avait fixé dans l'esprit de tous ses chefs, sa valeur.
Carrière de marin et qui, a priori, ne semblait pas prédestiner l'officier à l'industrie du pétrole, mais de riches gisements n'existent-ils pas au fond des océans et pour passer de ceux-ci à ceux-là, ne faut-il pas, outre les moyens techniques appropriés, un personnel témoignant d'exceptionnelles qualités d'homme ? Ce qui explique le succès du plongeur, c'est moins la perfection de son appareil que sa force morale ; chef d'escadre ou chef d'industrie, on ne le devient que nanti de cette force.
Roger Vercel a relaté dans l'un de ses ouvrages, qu'à Saint-Malo, lorsqu'un capitaine avait à jauger un candidat terre-neuva, il se contentait de le fixer dans les yeux ; si le coup de sonde était favorable : « Il y a de l'homme! » concluait-il en lui-même. Et « l'homme» était aussitôt engagé dans l'équipe.
De même quiconque — chef ou collaborateur, militaire ou civil — eut à approcher et juger Robert Cayrol, fut frappé, dès l'abord, moins par sa forte stature que par ce regard limpide et loyal qu'il dirigeait sur les êtres et les choses et qui faisait dire à la manière du capitaine malouin : « Il y a de l'homme », ajoutant, après plus ample fréquentation : « un homme d'une intelligence sûre, à l'esprit réfléchi et posé, à la décision inébranlable. » Car il y avait tout cela dans son regard.
Et encore, quand y passait une certaine lueur que ses familiers connaissaient bien, la possibilité d'une violence momentanément tapie derrière la volonté d'aboutir.
Très attaché à son métier, quel qu'il fût, R. Cayrol ne transigeait jamais quand il savait avoir raison, surtout quand il s'agissait de la grandeur de la France. C'est que, Ernest Mercier nous l'a rappelé : « Les formes les plus élaborées, les plus élevées du patriotisme sont baignées d'un sentiment capable lui aussi de provoquer les mouvements les plus puissants et les sacrifices les plus exaltants : car dans le vrai patriotisme, il y a encore l'amour » et, comme celle d'Ernest Mercier, la vie de Robert Cayrol fut tout amour. Mais d'où venait l'homme ?
La jeunesse de Robert Cayrol
Né le 14 juin 1883 à Condé-sur-Escaut (Nord), Robert Cayrol appartenait à une famille protestante où la probité morale était de rigueur. Son père, médecin, servit dans l'armée jusqu'au jour où il démissionna pour des raisons qui devaient marquer l'esprit de Robert.
C'était aux alentours de 1868, après l'effroyable épidémie de choléra qui sévit alors en Algérie où la pacification était à peine achevée ; le docteur Cayrol, rapatrié, embarqua sur un transport qui fit naufrage : il y perdit tous ses biens mais sauva plusieurs naufragés. A la suite de quoi l'Empereur lui décerna, outre la croix de la Légion d'Honneur, une dotation de 50.000 francs sur sa cassette personnelle. Le docteur remercia pour la croix, mais renvoya la somme, alléguant que ses opinions républicaines lui interdisaient de l'accepter. Il ne lui restait plus qu'à démissionner. Ce qu'il fit, pour prendre un cabinet médical dans le Nord. Ainsi, le fait que Robert Cayrol fût nordique de naissance, découla-t-il de cet acte de probité de son père. Il ne devait pas l'oublier.
Ses études secondaires débutèrent à Condé-sur-Escaut, son père une fois installé à Paris, le jeune Robert les continua aux lycées Jeanson-de-Sailly, puis Condorcet. Son père l'eût volontiers vu entrer à Polytechnique. Il préféra l'Ecole Navale. « Prépare les deux, après quoi tu choisiras! » lui conseilla le Docteur Cayrol. En vain.
Le Lycée Condorcet n'était pas de ces institutions spécialisées qui fournissaient au Borda la majeure partie des promotions. Robert Cayrol y fit des études très complètes, couronnées le 16 juillet 1900, par deux baccalauréats — lettres-philosophie et lettres-mathématiques. Un an plus tard il entrait à l'Ecole Navale, dans un rang moyen. Grande joie assombrie par la mort de son père, cette même année 1901.
La Carrière Maritime de R. Cayrol
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Marin, notre ami le fut depuis son entrée à la « Baille» jusqu'à sa mort, depuis ce jour émouvant entre tous, où pour la première fois, l'adolescent assista à la cérémonie des couleurs à bord, jusqu'à celui où le cercueil du grand pétrolier qu'il était devenu, fut recouvert d'un drapeau des Fusiliers-Marins.
Car R. Cayrol n'a pas vécu deux vies — l'une de marin, l'autre d'homme d'affaires — mais une seule, tout uniment consacrée à la grandeur de son pays.
Il est entré à l'Ecole Navale en 1901, 33e sur 82 candidats admis, il en sortit 5e. « Très bon élève », l'a noté son commandant. Plus satisfait encore s'est montré le Commandant de l'Ecole d'Application, le « Duguay-Trouin » : « Intelligence sûre, esprit réfléchi et posé, du goût pour le métier, du travail et de l'activité, fera un très bon officier.» (Juillet 1904).
Il faut en vérité, pour se faire ainsi noter, des mérites bien particuliers, à de jeunes midships de 20 ans qui s'initient, en même temps qu'aux pratiques du métier, à tous les plaisirs des escales.
Mais autant qu'au charme de celles-ci, le jeune Cayrol ouvre tout grand son esprit à la connaissance du monde.
Il était d'usage alors qu'en débarquant du « Duguay-Trouin », les midships, promus aspirants de ire classe choisissent, suivant leur rang de sortie et leurs sympathies personnelles, leur embarquement sur tel ou tel navire. Pour Cayrol, ce fut en octobre 1904, le croiseur « Jurien-de-la-Gravière », appartenant à la Division de l'Atlantique commandée par l'amiral Boue de Lapeyrère.
La joyeuse vie en poste, six aspirants encagés dans un étroit local ! et les relâches passionnantes aux Antilles, au Canada, aux Etats-Unis. La plus parfaite entente avec cinq camarades dont Morillot, le futur héros du sous-marin « Monge». Aucun confort, c'est vrai. Incommodé par la chaleur et les cancrelats qui pullulent à bord, le midship Cayrol quitte le poste pour « crocher son hamac» dans l'avant-carré. Mais cela n'empêche pas le travail, Cayrol est attaché au Service Torpilles-Electricité qui le passionne.
Il reçoit son deuxième galon d'or le 5 octobre 1906. Embarqué à bord du cuirassé « République» en février 1907, il y est chargé d'une tourelle de 305 ; il en étudie à fond le mécanisme ; quand il en débarque, en 1908, familiarisé avec tout le matériel naval, c'est pour partir en Allemagne où il séjournera de juillet 1908 à avril 1909, afin d'y acquérir le brevet d'officier-interprète (3). Le 1er mai 1909, le voici à bord du croiseur « Jules-Ferry » : « Intelligent, sérieux et capable, bien élevé et instruit, il a certainement de l'étoffe» note le capitaine de vaisseau commandant dont le successeur ajoute aux précédentes appréciations : « Caractère très franc. Je serais heureux de le voir arriver le plus tôt possible au grade de lieutenant de vaisseau. » (Juin 1910).
Sa connaissance du métier, si diverse déjà, l'enseigne de vaisseau Cayrol va la compléter dans un autre domaine, les pêches. Il embarque, le 17 juin 1910, à bord de l'aviso «Ibis», stationnaire de la Manche et de la Mer du Nord.
Son acharnement à compléter sa culture fait penser à cette phrase de Paul Valéry : «J'ai essayé de me faire ce qui me manquait. »
Il remplit ses nouvelles fonctions avec un tel brio que son commandant croit devoir préciser dans les notes qu'il lui attribue les particularités que voici :
Relations avec les inférieurs : excellentes, beaucoup d'autorité. Commandement ferme mais bienveillant.
Instruction générale : remarquable. Culture intellectuelle hors de pair. Capacité technique : hors ligne. Fonctions pour lesquelles l'officier présente une aptitude spéciale :
« Toutes fonctions qu'on jugera bon de lui confier, et, en première ligne celles susceptibles de mettre en relief sa haute culture, ses grandes qualités de jugement et sa connaissance des langues étrangères. Particulièrement indiqué pour la première section de l'Etat-Major Général et les missions éventuelles à l'étranger. Officier tout à fait exceptionnel. Je le propose pour le grade de lieutenant de vaisseau avec le n° 1.»
Ainsi, d'embarquement en embarquement, ce jeune officier, qui n'a encore que deux galons, a-t-il pu donner sa pleine mesure, au point qu'à 29 ans, ses qualités sont à peu de chose près celles par quoi il assurera plus tard, pendant trente-neuf ans, le succès de sa carrière civile. Toutes ses qualités ? non, il en est une qui ne se révélera pleinement que face à l'ennemi : son courage militaire.
Mais il recevra deux postes encore avant que n'éclate la guerre : l'un, le 1er août 1911, à l'Etat-Major du Ve Arrondissement maritime (Toulon) ; l'autre, le Ier octobre 1912, aux torpilleurs de Dunkerque.
Il est promu lieutenant de vaisseau le 7 septembre 1913.
Mais voici la mobilisation d'août 1914. Cayrol est depuis le 1er avril, attaché à l'Etat-Major Général. Il part, dès les premiers combats, avec un groupe de marins, officiers et matelots recrutés à Paris, rejoindre à marches forcées jusqu'à Anvers, l'armée opérant en Belgique. Sur sa demande, il est affecté, en septembre, à cette glorieuse brigade des Fusiliers-Marins qui, dans les boues des Flandres, arrête la ruée allemande vers la mer. Malgré son peu d'ancienneté dans le grade, l'amiral Ronarc'h lui confie le commandement de la compagnie de mitrailleuses. Le comportement du jeune lieutenant de vaisseau (32 ans) pendant cette période, nous avons demandé à l'un de ses camarades de combat, actuellement capitaine de vaisseau, le commandant de Carsalade du Pont, de l'exposer à nos lecteurs :
Mes souvenirs de guerre sur le Lieutenant de Vaisseau R. Cayrol. « A mon arrivée sur le front, au début de février 1915, je fus mis à la disposition du lieutenant de vaisseau Cayrol, cantonné à Coxyde-Bains avec la compagnie de mitrailleuses de la Brigade, qu'il commandait. « A la fin d'octobre, pendant la bataille de Dixmude à laquelle il avait pris part comme chef d'une section de mitrailleuses, il avait reçu une blessure à la tête et obtenu une citation à l'ordre de l'armée et la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur. Ayant repris son poste dès novembre, il avait été désigné peu après, en cours d'opération, par l'amiral Ronarc'h, pour remplacer provisoirement au commandement de la Compagnie le capitaine de frégate de Meynard qui venait d'être blessé et évacué. Il y avait manifesté de telles qualités d'organisateur et de chef que l'amiral l'avait maintenu dans ces fonctions à titre définitif. La compagnie comportait 15 sections avec un matériel considérable et un effectif voisin de 500 hommes. Ce commandement revenait normalement à un officier supérieur. L'amiral Ronarc'h n'eut pas à se repentir de l'avoir confié à ce lieutenant de vaisseau d'un an d'ancienneté, ayant tout juste dépassé la trentaine. « Après les pertes très lourdes subies à Dixmude et à Steenstraete, la Brigade fut mise au repos pendant quelques jours près de Dunkerque en janvier 1915, réorganisée et renvoyée sur le front de Nieuport. Elle occupa la tête de pont qui s'organisait sur l'Yser et qui englobait, entre Lombaertzyde et Saint-Georges, un réseau très important de voies d'eau et d'écluses commandant les inondations. « Dans ce terrain plat, gorgé d'eau, coupé de rivières et de canaux, on ne pouvait creuser le sol qu'en de rares endroits. Les lignes de défense, à peine ébauchées encore, consistaient en remparts de sacs à terre impossibles à dissimuler. Le front se stabilisait, après les furieux coups de boutoir de l'automne ; il ne devait subir aucun changement notable pendant l'année 1915, malgré quelques poussées locales tentées de part et d'autre. « Les marins s'y sentirent vite à l'aise. Il s'agissait de s'organiser sur place et de tenir. La monotonie n'était d'ailleurs pas à craindre. Dans ce secteur agité, peu de journées se passaient sans pertes. « Les sections de mitrailleuses étaient réparties sur l'ensemble du front. Le commandant de la compagnie exerçait donc son action dans tout le secteur de la brigade. C'est lui qui choisissait les emplacements des pièces et des abris, prescrivait les travaux de défense, assurait l'entraînement du personnel et les ravitaillements. Il traitait directement avec l'amiral Ronarc'h pour tout ce qui concernait son unité. Nul ne songeait à discuter son autorité, même ceux de ses chefs de section qui, comme moi, n'étaient ses cadets que de bien peu. Il avait conquis d'emblée notre attachement et notre confiance par la sûreté de son jugement, la netteté de ses ordres, le soin avec lequel il étudiait suggestions et demandes, le sang-froid qu'il manifestait aux pires moments. Il savait maintenir chez nous l'entrain et la bonne humeur, même aux jours sombres quand la mort d'un camarade endeuillait nos réunions. « En dehors de nos séjours aux tranchées, nous prenions nos repas avec lui, à Coxyde-Bains, dans la villa « La Sirène». Après le déjeuner, le « rapport » réunissait les chefs de section. Chacun rendait compte de sa journée et recevait ses instructions. Après quoi le commandant Cayrol'partait en voiture, soit pour le quartier général de l'amiral Ronarc'h, soit pour un hôpital où il visitait les blessés, soit pour une liaison avec une unité voisine. Toutes les nuits, vers 10 heures, il reprenait sa petite Citroën que son fidèle chauffeur, le brigadier du train Denis, conduisait à Nieuport dans le noir, sans feux, par une route encombrée et fréquemment arrosée d'obus. Il inspectait un des secteurs du front, causant avec les hommes, examinant en détail les ouvrages, prescrivant les améliorations à apporter. Il connaissait les particularités de chaque poste aussi bien que les occupants eux-mêmes. Il ne rentrait guère à « La Sirène » avant i heure ou 2 heures du matin et ne se couchait pas avant d'avoir noté ses observations. « Ses matinées commençaient tard. Il les employait à rédiger ses ordres et ses rapports, pendant que Denis réparait la voiture, rentrée rarement indemne après ses courses nocturnes. « Cette existence harassante, qui se poursuivit sans grand changement jusqu'à la fin de l'année, n'altérait pas son humeur. La confiance de ses marins le soutenait. On le savait aussi bienveillant que juste. Il secouait vigoureusement les ivrognes et les mauvaises têtes, mais il récompensait et faisait avancer très vite les gens de valeur. On lui était reconnaissant de ses efforts pour améliorer le bien-être et protéger la vie de ses hommes. « En revanche, il écrasait de ses foudres son officier d'administration quand celui-ci soulevait une difficulté en invoquant la lettre des règlements. « Les résultats obtenus couronnaient ses efforts. La proportion des pertes dans notre compagnie resta nettement moins élevée que dans les unités voisines, bien que nos pièces fussent installées dans les saillants les plus bombardés. Les évacuations pour maladie se réduisirent à un chiffre infime. Et, s'il ne nous fut pas donné de sortir de nos trous, nous nous sentions prêts à le faire à tout instant pour suivre notre chef aussi loin qu'il l'aurait voulu. Je ne peux faire de lui un plus bel éloge ». |
Ses chefs, eux, tinrent à récompenser ses services en lui décernant deux citations (une à l'ordre du jour de l'armée, une autre à l'ordre du jour de la 3e Division d'Infanterie) et le 12 novembre 1914 la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur, avec cette citation : « Resté seul avec sa section de mitrailleuses dans une tranchée abandonnée par sa section de soutien, a maintenu ses hommes et a réussi à les faire retirer en bon ordre. A été blessé à la tête dans cette affaire.» (J.O. du 13-12-1914).
En décembre 1915, la Marine se trouve dans la nécessité de rappeler son personnel détaché à terre, afin d'armer les bâtiments de patrouille. La glorieuse brigade Ronarc'h est dissoute, seul un bataillon va demeurer au front où les fusiliers-marins cueilleront des lauriers supplémentaires.
Le lieutenant de vaisseau Cayrol, lui, rallie son ancien poste à l'Etat-Major Général. Il se fait attacher son camarade de Carsalade du Pont qu'il a pu apprécier au front.
« A peine rentré à Paris, écrit encore Carsalade, le lieutenant de vaisseau Cayrol dut faire face à une lourde tâche : le Service des Renseignements, auquel il appartenait, était à réorganiser en entier. Nos réseaux d'information, d'ailleurs embryonnaires, avaient été conçus en fonction d'une guerre d'escadres qui devenait de plus en plus improbable. Tout ou presque, était à refondre pour les adapter à la forme de surveillance qu'exigeaient la guerre sous-marine et le resserrement du blocus. L'essentiel de ce travail, qui devait prendre bientôt une ampleur insoupçonnée, incomba au lieutenant de vaisseau Cayrol.
« Il paraissait désigné pour le mener à bien, grâce à sa connaissance de l'Allemagne, à sa puissance de travail, à son sens des réalités et à la faculté si rare qui lui permettait de creuser les questions dans les plus infimes détails en gardant clairement des vues d'ensemble. Il s'attelle à la besogne, aidé de quelques collaborateurs qu'il sut choisir et s'attacher. Enfoui dans un bureau sordide, rue Royale, il recrute des spécialistes de toutes langues et de tous pays, met à contribution les entreprises françaises possédant des attaches en pays neutres, substitue de nouveaux réseaux aux anciens, en implante d'autres dans les secteurs dépourvus, établit des liaisons sûres. Des organismes solidement équipés entrèrent progressivement en action après les tâtonnements du début. Ils donnaient leur plein rendement quand le commandant Cayrol m'appela à faire partie de l'un d'eux en août 1917.
«Je le retrouvai en aussi belle forme que sur le front malgré sa longue claustration et son labeur écrasant. La marée montante des papiers et les coups de téléphone n'altéraient pas son calme. Il gardait fermement les pieds sur terre, suivant personnellement toutes le affaires et en connaissant les détails aussi bien que ceux de nos ancienness tranchées. C'est chez lui que, pendant un an, aboutirent mes comptes rendus. C'est sa griffe que je décelais dans les réponses de l'Etat-Major général, car il ne laissait rien passer et marquait de son empreinte félicitations et rappels à l'ordre.
« Il me convoqua brusquement à Paris, lorsque la Bulgarie mit bas les armes, pour m'envoyer monter en Orient un nouveau réseau dirigé vers la Mer Noire qui devenait accessible. Quand j'arrivai à Salonique, l'armistice venait d'être signé. Ma mission fut modifiée, mais je ne manquai pas d'ouvrage pendant les mois qui suivirent.
«A mon retour, en juin 1919, je revis le commandant Cayrol, promu capitaine de corvette depuis quelques semaines. Il liquidait son service qui n'avait plus d'objet. La démobilisation commençait. Il put enfin prendre quelque repos et penser à son avenir ».
Les appréciations portées sur R. Cayrol tant par ses chefs que par ses pairs, ne laissent, n'est-ce pas, aucun doute sur les qualités de l'officier et de l'homme. Dès 1916, d'ailleurs, son chef direct l'avait jugé avec une clairvoyance remarquable :
« M. Cayrol appartient à la rare catégorie des officiers hors pairs. Il réunit à un haut degré les qualités essentielles d'un Chef de Service : intelligence, vigueur physique et morale, activité infatigable, initiative et don du commandement, vivacité d'esprit unie à un grand bon sens. Tous ces dons font de ce jeune officier un de ceux que la Marine doit appeler sans tarder au grade supérieur. Aussi, bien qu'il n'ait aucune des conditions requises, en raison de sa valeur exceptionnelle, je le propose pour le grade de capitaine de frégate d'office» (13 décembre 1916).
Par leur hardiesse, autant que par leur clairvoyance, ces notes honorent autant que l'officier en cause, le chef qui les a données ; plût au ciel, que de telles propositions eussent été plus fréquentes et plus écoutées dans notre pays peu enclin dans le passé au rajeunissement des cadres.
Bien que brève (19 ans), la carrière maritime de Robert Cayrol, contenait en germe les éléments de son étonnante carrière civile (39 ans). Sous quelque vêtement que ce soit, à terre comme en mer l'homme reste l'homme ; dans le cas de R. Cayrol, ce qui en fait l'unité, c'est son souci constant des intérêts de son pays.
La carriere civile de R. Cayrol
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L'usure de notre flotte, l'état d'esprit de son personnel découragé par l'indifférence des pouvoirs publics à sa situation matérielle critique, allaient, sitôt la paix, provoquer le départ massif de nombreux officiers dont R. Cayrol. Promu capitaine de corvette le 14 mai 1919, il demanda un congé sans solde et hors cadre le 1er octobre et se maria le 10 novembre.
Ainsi n'allait-il pas aborder seul sa nouvelle existence chez les civils. Il venait de trouver son exact complément, à l'intelligence aussi vive et prompte que la sienne était réfléchie et posée, mais avec le même courage obstiné devant tous obstacles. Etre deux en un, excellente condition pour les durs combats de la vie civile : cela fut dans son foyer.
A ces combats, le marin était bien préparé par les années qu'il venait de passer à PEtat-Major général, en consacrant son activité non seulement au service des renseignements mais aux problèmes d'approvisionnement en combustible ; ces années devaient exercer sur lui une influence profonde.
« Des méthodes de travail propres à ce métier, il conservera toujours dans la suite, cette recherche du recueillement et ce goût de la réflexion qui ont si souvent marqué les démarches de sa pensée et la préparation de ses décisions.
« De cette époque date son inégalable maîtrise à jouer d'un clavier où chaque touche représentait une somme d'expériences et de relations puisées dans les milieux les plus élevés de la politique et des affaires, et à en jouer avec une aisance toujours capable de dégager de la masse des informations recueillies, si diverses fussent-elles d'origine et de tendance, la lumineuse synthèse génératrice de l'action à concevoir, à décider, à conduire jusqu'au terme voulu». Ainsi s'exprime dans la Revue d'Entreprise de la maison Desmarais Frères, un collaborateur de longue date de R. Cayrol, qui ajoute :
« L'économie du Pays lui paraît requérir, pour être remise à flot et réajustée à l'échelle des compétitions mondiales, un effort largement ouvert à ses propres possibilités et dans lequel il pourra profondément investir tout ce qu'il porte en lui de volonté. Il se met au service de l'économie».
En 1920, la Société des moteurs Gnome et Rhône le charge d'organiser en son sein un département « Matériel Marine » ; il entre dans ses cadres où il demeurera pendant trois ans comme Directeur Commercial. Après quoi, certains changements dans le Conseil d'administration et ce souci qu'il gardait de la situation de notre pays en matière de pétrole, l'incitèrent à accepter les offres de la maison Desmarais Frères où il entra en 1923 comme Directeur. Dès lors, rapidement investi de la confiance entière des dirigeants MM. Lucien et Paul Desmarais, il allait, pendant près de 37 ans, consacrer toutes ses forces et à la prospérité de cette firme et au problème du pétrole français. Par bonheur, ces deux activités se trouvaient étroitement liées.
Il avait fallu au marin hors de pair, trois ans pour déterminer la bonne route à prendre; c'est peu, en somme : tant d'autres, dans notre pays, usent des facultés exceptionnelles à servir des causes qui ne sont pas à leur mesure.
A cette double activité, quels problèmes se présentaient-ils, concernant tant la France que les Etablissements Desmarais ?
La situation de l'industrie pétrolière en France, vers 1918
En 1919 n'existait pas encore chez nous une politique cohérente du pétrole. Il faudra 9 années d'études et de luttes pour y aboutir. L'industrie française du raffinage avait été ruinée par une surtaxe de fabrication établie en 1903. Mais du fait de la guerre et de la découverte des pétroles du Moyen-Orient, des éléments nouveaux allaient intervenir que des hommes éclairés et prévoyants allaient saisir au vol.
C'est en 1906 qu'un prospecteur anglais, W.K. d'Arcy, découvrit en Perse le premier gisement de pétrole, à Meidan-I-Naftun. De ce précédent encourageant pour la Mésopotamie voisine, allait naître, en 1912, sous l'impulsion de Calouste Gulbenkian (alors un des chefs de la Royal Dutch) la Turkish Petroleum qui créa une civilisation nouvelle sur les ruines de celles dont Ur, Ninive, Babylone, Baalbek, Palmyre avaient marqué la grandeur.
C'est à la foi d'un d'Arcy et d'un Gulbenkian qu'est dû le succès des recherches de pétrole dans le Proche-Orient, en Perse comme en Irak ; c'est à la foi d'un Mercier, d'un Cayrol, entre autres, que la France doit aujourd'hui d'en tirer son propre pétrole.
Lorsque survint la première guerre mondiale, les 40.000 actions allemandes représentant les 25 0/0 que la Deutsche Bank possédait dans la Turkish Petroleum, furent mises sous séquestre à Londres, puis, après le traité de paix, attribuées à la France, en vertu de Traité de San Remo (1920). Qu'allait faire notre pays de ses nouveaux droits pétroliers ?
L'Anglo-Persian Oil Co, fondée par d'Arcy avec des capitaux britanniques, était devenue le plus gros actionnaire de la Turkish-Petroleum ; or ses représentants insistaient pour que la part française fût dévolue à une société privée et non à un organisme public ; le Président R. Poincaré fit appel à M. Ernest Mercier et lui confia la mission de constituer cette société.
... Sa tâche allait, ainsi qu'il l'avait prévu, se révéler délicate.
Tout de suite, E. Mercier appelle à la participation de la future Compagnie Française des Pétroles toutes sociétés et notamment la Maison Desmarais Frères, intéressées en France à l'industrie du pétrole. La nouvelle société est fondée le 24 mars 1924, au capital de 25 millions de francs, avec E. Mercier comme président, R. Cayrol en est l'un des administrateurs. Directeur général de la Maison Desmarais Frères, il a obtenu que celle-ci consente un gros effort ; par ailleurs, il est assuré qu'elle lui apportera un appui confiant et total dans son action sur le plan national.
Restait à faire admettre la jeune compagnie sur un pied d'égalité dans le club des grands de l'Industrie pétrolière.
Mais quels Grands ?
A supposer qu'il ne se fût agi que de ceux de San Remo, pas de difficultés majeures ; mais, depuis, les Américains insistaient pour avoir, eux aussi, leur part dans l'exploitation des pétroles de l'ancien empire turc, en invoquant le principe de la « porte ouverte », et leurs revendications menaçaient de remettre en question les accords conclus : « Au moment où les représentants de la Compagnie Française venaient de prendre place au conseil de la Turkish Petroleum », nous apprend R. Cayrol entré dans ce conseil en février 1926, « les administrateurs britanniques menaient de laborieux pourparlers avec le groupe des sociétés américaines représenté par la Standard Oil of New Jersey».
1924-1928, période de longues et difficiles négociations. « Quatre années des plus dures de ma vie, écrivit E. Mercier, en lutte pied à pied, obligés, mon collègue français, M. Robert Cayrol, dont l'amitié et l'appui me furent si précieux, et moi-même, de ne nous rendre au conseil de l'Irak Petroleum qu'en compagnie de notre sollicitor Leslie Burgin».
Ernest Mercier et Robert Cayrol.
Il n'est pas fréquent de voir deux hommes, tous deux d'une valeur exceptionnelle mais par bien des points dissemblables, se compléter aussi heureusement pour atteindre ensemble le même but, la prospérité de leur pays.
Nous les avons bien connus tous deux, tous deux nous honorèrent de leur amitié ; à la mémoire de tous deux, nous gardons un fervent attachement.
D'abord tous deux étaient marins : le constructeur de navires garda à travers toutes ses entreprises techniques, ce même amour pour la marine dont ne cessa de témoigner l'ancien officier de vaisseau, c'est d'ailleurs à bord qu'ils s'étaient connus. En 1907, Ernest Mercier, jeune G. M. frais émoulu de l'Ecole Supérieure d'Electricité, chargé de la modernisation du matériel de T.S.F. à bord, était venu, avec le commandant Jeance, radiotélégraphiste éminent, à bord du cuirassé « République»; enseigne à bord, l'E.V. Cayrol les avait secondés dans leurs essais.
Ce jour là avait débuté, entre les deux jeunes techniciens, une amitié qui allait durer près de 50 ans.
Parler de marine à Ernest Mercier, président de tous les groupes d'électricité et de pétrole, comme à son alter-ego, Robert Cayrol, c'était les arracher à leurs soucis techniques et s'assurer leurs sourires. Sourire presque permanent d'ailleurs chez le premier, correspondant à un physique tout de finesse et d'affabilité ; sourire moins fréquent chez le second, homme à la stature imposante, à l'abord réservé, à la volonté tenace, mais sous lesquels on devinait un cœur d'or. Et Mercier savait bien, en s'adjoignant Cayrol pour de difficiles négociations internationales, qu'au moment où sa propre nature risquerait de l'inciter à composer, il n'aurait qu'à mettre en avant son énergique ami : celui-ci d'un coup de poing sur la table appuyant un « non » sans retour possible, maintiendrait fermement les droits de la France.
Ce « non » de R. Cayrol, au cours de discussions internationales, longtemps il nous a paru si monumental, si difficilement croyable, que nous éprouvâmes le besoin de nous le faire confirmer par des témoins — hélas ! il n'en est plus guère qui aient vécu cette prestigieuse période. Tous morts, les Mercier, Pineau, Tronchère, etc. Pourtant feu M. Calouste Gulbenkian, qui joua un si grand rôle dans toutes ces négociations, avait à ses côtés son fils Nubar, son plus intime collaborateur et confident ; c'est celui-ci que nous interrogeâmes.
— Si Robert Cayrol disait « non » parfois, et en tapant sur la table? je puis vous l'affirmer! me confirma-t-il en appuyant du geste ses dires. Puis, caressant son ample barbe blanche et le regard nimbé d'un peu de mélancolie : «Je me rappelle bien cette époque héroïque, vieille de près de quarante ans, où, le soir, après dîner, nous nous réunissions en petit comité, M. Mercier, M. Cayrol, mon père et moi, cimentés en un bloc par notre unité de vues et d'intérêts, et notre amour pour la France. R. Cayrol nous éblouissait par sa clarté de vues, par son besoin d'aller au fond des choses pour en extraire le point essentiel. Mais notre accord une fois établi, était-il attaqué en conférence, alors de la part de Cayrol c'était le « non » catégorique et le coup de poing sur la table... E. Mercier eût cédé peut-être, Cayrol, jamais !
— Si je comprends bien le premier était le diplomate du sourire, le second celui de la force. Mais, de la part des Anglo-Saxons, quelle était leur réaction devant tant de vivacité ?
— Un peu d'étonnement d'abord, puis en leur for intérieur, cet hommage : « Voilà un homme qui sait défendre les intérêts de son pays ! » Et puis, il y avait la stature de cet homme de poids et surtout ce clair regard qui révélait sa parfaite loyauté.
Et, en venant aux confidences :
— Tenez, commandant, mon père était un homme difficilement maniable, certes, il se défiait de tous, mais jamais de Robert Cayrol, qui fut toujours pour lui comme d'ailleurs pour moi, un ami vrai et loyal.
J'étais donc convaincu quand, un peu plus tard, j'en vins à interroger M. de Montaigu, ancien Directeur Général adjoint de la C. F. P. qui, s'il n'a pas été mêlé aux premières batailles, fut auprès de Jules Meny, nouvel Administrateur délégué, un élément agissant des suivantes. Il a, de ce fait, longuement fréquenté R. Cayrol à partir de 1929. Et la même question est revenue sur mes lèvres quant à l'attitude intransigeante qu'adoptait parfois vis-à-vis des négociateurs étrangers, notre ami. Sa vivacité allait-elle jusqu'à la colère ?
— Comment donc, fut la réponse, puis mon interlocuteur se mit à rire.
— Pourquoi ce rire ?
Il m'expliqua : « Nous usons tous, dans la conversation courante, d'une locution préférée, répétée à tort et à travers, dont l'interlocuteur rit parfois et qui pourtant révèle un petit coin de notre âme. Chez les uns : « C'est effrayant ! » ; chez les autres : « Comment dirai-je ? » ; chez certains : « Enfin bref» annonce une longue tirade. Chez R. Cayrol, c'était : « Et comment donc ! » Il n'était pas rare qu'il en usât, au cours des discussions internationales, quand il s'opposait à quelque proposition. Alors son anglais un peu hésitant, il le renforçait par cette expression bien française :
« I don't agree ! et comment donc ! » le tout appuyé par un coup de poing sur son dossier.
Je comprenais : « I don't agree, je ne suis pas d'accord », dit par E. Mercier, plus diplomate, cela eût pu laisser sous-entendre : « ...mais l'on peut discuter. » « Et comment donc » ajouté par R. Cayrol, cela voulait dire : « Et rien à faire, je ne céderai pour rien au monde!» Langage d'honnête Français, de marin, dirai-je même, un marin moderne eût même conclu : « Et terminé ! »
— Surtout n'allez pas croire, s'empressa d'ajouter M. de Montaigu que Robert Cayrol fût un entêté, mais il sentait d'instinct l'effet produit par sa forte stature, par sa netteté, sa loyauté et de tout cela il usait au mieux des intérêts de la cause qu'il défendait, celle de la France.
C'était un homme d'une très grande finesse, et un extraordinaire intuitif. Il savait palper les lignes de force des êtres et des choses, recherchant toujours l'aspect humain d'une question, évitant l'automatisme trop souvent inhérent aux grandes affaires. Ainsi était-il à même d'orienter son goût de l'action constructive vers des solutions toujours justes et jamais brutales : « fair» eussent dit ses interlocuteurs britanniques ».
Il fallait bien que tous ses collègues du Conseil l'eussent ainsi jugé pour qu'en juin 1958, lorsque l'amiral Sir John Cunningham quitta la présidence de l'Irak Petroleum Cy, il fût chargé par eux, Britanniques, Américains, Français, de lui exprimer leurs très vifs regrets et leur gratitude.
Les accords de Londres (Juin 1928). En 1927, les efforts tenaces de nos représentants au Conseil de la Turkish Petroleum semblaient devoir aboutir à une impasse : faudrait-il en venir à un recours devant la Haute Cour britannique pour faire respecter nos droits ?
L'ardeur de nos représentants à les défendre fut stimulée encore par un événement mondial : le 14 octobre 1927, l'or noir jaillit du puits de Baba-Gurgur, à proximité de Kirkuk ; l'anticlinal s'avérait comme l'un des gisements les plus riches du monde. Parmi les ruines romaines de la Mésopotamie, c'était comme le jaillissement d'une vie nouvelle.
« Ce n'était plus sur des droits futurs, des espoirs, des indices, que portaient nos débats», écrit R. Cayrol ; « c'était devant la certitude de ressources immenses, dépassant toutes prévisions. Rien d'étonnant à ce que les positions respectives se soient durcies...»
Pourtant, à Londres, un à un les problèmes étaient résolus grâce à la fermeté d'E. Mercier et de R. Cayrol et au « fair play» de leurs partenaires.
Et d'abord furent fixées la composition de l'Irak Petroleum — nouveau nom que prenait la Turkish Petroleum, sans que ses administrateurs fussent changés — et la répartition des pourcentages (23,75 % respectivement pour Anglo-Persian, Royal Dutch Shell, Compagnie Française des Pétroles, Standard Vacuum et 5 % pour le groupe Gulbenkian).
Le groupe allemand, avant la guerre, avait obtenu de ses partenaires des accords le garantissant contre toute concurrence dans les limites de l'Empire turc ; héritière de son lot d'actions, la C. F. P. entendait l'être aussi des garanties qui l'accompagnaient.
Sur l'insistance de nos représentants, fut conclu un engagement de non-concurrence entre les quatre groupes majeurs : anglais, hollandais, français, américain. Aucun des associés n'aurait le droit, si ce n'est d'un commun accord, de s'intéresser à aucune affaire de pétrole, soit directement, soit indirectement, à l'intérieur de la Red Line, ligne rouge correspondant à peu près aux frontières de l'ancien empire turc, Koweit et Bahrein exceptés, mais y compris l'Arabie, particularité qui aura de graves conséquences.
Sous quelle forme chaque associé allait-il recevoir la part qui lui était reconnue ? En dividendes ou en nature ? Question capitale aux yeux des représentants de la France qui entendait disposer de son propre pétrole. Elle fut réglée à leur satisfaction : l'Irak Petroleum Go serait en quelque sorte une coopérative de production dont les actionnaires recevraient leur part de pétrole brut au prix de revient, et non des dividendes. Cette formule allait permettre à la Compagnie Française des Pétroles de devenir une grande société industrielle au lieu d'un simple holding.
Désormais, les problèmes contentieux étant réglés à la satisfaction des intérêts français, E. Mercier pouvait écrire avec une légitime fierté : « Nos adversaires ont transigé en nous donnant satisfaction sur toute la ligne. »
Mais d'autres tâches attendaient l'équipe Mercier-Cayrol. Le temps du repos n'était pas venu pour elle (il ne viendra jamais) il lui fallut encore mener de durs combats pour la mise en exploitation des gisements de l'Irak, la construction du double pipe-line et l'aboutissement de la branche « Nord » à Tripoli, en territoire sous mandat français ; ensuite restait à établir en France des lois régissant l'exploitation et le raffinage du pétrole, ce à quoi R. Cayrol allait travailler.
La renaissance du Raffinage en France en 1929.
Ce fut d'abord la loi du 16 mars 1928, qui supprimant le néfaste régime douanier instauré en 1919, accorda à tous les pétroles bruts droit de cité en France. Aussitôt affluent de l'étranger des demandes d'installation de raffineries. Force est à l'Etat de contingenter et répartir les importations — c'est qu'il ne s'agit pas de laisser les sociétés étrangères tirer seules profit de la loi et continuer la sévère bataille commerciale, remontant à 1926, où mainte entreprise française a failli sombrer, ou pour le moins, être absorbée — la loi du 30 mars 1928 sur le régime d'importation du pétrole vient à point porter le coup d'arrêt.
Le Raffinage français va se relever rapidement à partir de 1929. Dès mars 1928, le rapporteur de la Commission des Mines de la Chambre après avoir rappelé que la C. F. P. (donc E. Mercier et R. Cayrol) avait « valorisé très largement les droits qui lui avaient été remis par le gouvernement français » écrivait : « Il n'est pas osé d'envisager l'hypothèse où un consortium français se déciderait enfin à investir les capitaux nécessaires en vue d'installer une grande raffinerie » et, en conclusion : « Il importe donc que l'Etat accorde un large appui à la C. F. P. en même temps qu'il exerce sur son activité un contrôle nécessaire...»
Contrôle nécessaire, en effet, a toujours pensé R. Cayrol. Marin, il comprend la nécessité d'assurer la priorité en combustible à la Marine, à l'Aviation, à l'Armée de notre pays. La Compagnie Française des Pétroles, dont l'Etat est devenu entre temps actionnaire pour 35 %, crée une filiale, la Compagnie Française de Raffinage, dont E. Mercier va être le Président et R. Cayrol le Vice-Président ; six grandes maisons de distribution françaises — dont les Etablissements Desmarais — vont souscrire au capital. Un programme de construction d'une raffinerie au Havre, « la Raffinerie de Normandie » et d'une autre sur l'étang de Berre, « la Raffinerie de Provence », est immédiatement mis à exécution. Ainsi est réalisée une liaison intime entre la Compagnie Française des Pétroles, futur producteur de « brut », et les distributeurs nationaux outillés pour écouler sur le marché français les produits de leurs raffineries communes.
En avril 1933, la Raffinerie de Normandie va traiter les pétroles qu'elle achète dans le monde, en attendant ceux de l'Irak dont le premier arrivage aura lieu au Havre, en août 1934.
Au printemps 1935, la Raffinerie de Provence fonctionnera à son tour.
Ainsi, dans ce domaine encore, le succès avait couronné les efforts de l'équipe Mercier-Cayrol et de leurs collaborateurs.
Pour mesurer l'énormité de la tâche accomplie, citons quelques chiffres. Entre les jours orageux de Londres, en 1927, jusqu'à l'arrivée du pétrole français au Havre, une double conduite de 265 km. avait été construite de Kirkuk à Haditha (sur l'Euphrate), puis la branche française jusqu'à Tripoli (612 km.), l'anglaise jusqu'à Haïfa (747 km.). La France avait obtenu la fourniture de plus de 50 % des tubes et leur transport.
Les transports par terre étaient assurés par 671 véhicules automobiles ; 12 stations de pompage du pétrole avaient été établies : 3 dans la partie commune, 4 dans la branche nord, 5 dans la branche sud.
Cette œuvre immense, accomplie en 18 mois, avait exigé 17.000 hommes (répartis sur 1.800 km.), pour qui l'eau nécessaire était amenée de 40 km. de distance parfois.
R. Cayrol et les pétroles d'Arabie.
On me l'avait dit très justement, M. Nubar Gulbenkian qui, tout comme son père, fut lié à R. Cayrol par une sincère et profonde amitié, cet homme courtois et disert, au langage riche en images, abonde en souvenirs sur son compte.
— Connaissez-vous, me demanda-t-il, l'histoire des pétroles d'Arabie ?
— Dans ses grandes lignes, tout juste ; je sais seulement que, dans certaines régions à peu près désertiques, les Américains ont foré des puits dont les réserves constituent une part substantielle des réserves mondiales.
— Eh! bien, le roi Abdul-Aziz Ibn Séoud offrit à l'Irak Petroleum la concession des pétroles de son royaume, moyennant 20.000 livres-or! C'est qu'en 1930, le roi, ce grand conquérant dont le rêve était de réaliser l'unité de l'Arabie et dont trente ans de guerre avaient asséché les caisses, était aux abois. Si je précise qu'il s'agissait d'un paiement en livres-or, c'est qu'en ce pays, même aujourd'hui, seul le métal précieux est considéré comme un moyen de paiement vraiment sûr.
— J'ai lu, en effet, ce matin même, dans un article du Figaro signé Félice Bellotti, qu'il y a quinze ans, le Trésor public de ce royaume n'existait que sous forme d'un sac de peau de gazelle rempli de pièces d'or, que le Ministre des Finances et Trésorier du roi dissimulait sous son lit à la tombée du soir...
— Je l'ai lu aussi...
— Ainsi donc, de l'or, pas de papier!
— ...mais cette clause fit se hérisser la Trésorerie britannique : la livre-papier anglaise ne serait-elle pas aussi sûre que la livre-or ? Et pourquoi cette clause injurieuse ? A cela certains partenaires de l'Irak Petroleum ajoutaient : « Nous avons assez de centaines de kilomètres carrés de sable comme cela» et ils étaient tenus pour particulièrement compétents ! Le point de vue de Cayrol fut tout différent : selon lui, la France aurait dû assurer non seulement sa part, mais celle des partenaires défaillants...
— Et qu'en pensa E. Mercier ?
— Il argua de la nécessité pour la Cie Française des Pétroles de ne pas faire cavalier seul ; comme les Anglo-Saxons, il refusa la concession.
Celle-ci fut alors achetée par les sociétés américaines Standard Oil de Californie et Texas Oil qui formèrent l'Aramco et découvrirent pendant la guerre les énormes gisements que l'on sait.
— Que de fois E. Mercier a dû s'en mordre les doigts!
Qu'un préjugé britannique eût fait manquer le fabuleux marché, que le respect de la solidarité entre membres de l'Irak Petroleum eût incité E. Mercier à la repousser, voilà qui ne me surprenait pas, mais je tenais ce dernier pour un homme si fin, si averti que je ne pouvais croire à un manque de clairvoyance de sa part : pour qu'il se fût opposé à la fougue lucide de son ami Cayrol, d'autres raisons devaient exister. Je m'en ouvris à M. de Montaigu, dont déjà j'avais mis à contribution la finesse et la sûreté de vues :
— Bien sûr, me dit-il, E. Mercier a joué la prudence, mais il le devait. D'abord, ce n'était pas 20.000 mais 100.000 livres-or que demandait Ibn-Séoud. Puis, la Cie Française des Pétroles dont vous savez quel effort financier elle faisait alors, et en Irak et en France, possédait d'autant moins de disponibilités qu'à cette même époque, en 1930, le Parlement français, à l'instigation des sociétés qui voulaient nationaliser les pétroles et de certains intérêts privés qui en espéraient des avantages, avait remis en question la convention de base entre l'Etat et la C. F. P. On peut d'ailleurs se demander si la prudence de Mercier ne fut pas justifiée ultérieurement : que serait devenue la part française de l'Irak Petroleum pendant la guerre si le domaine de cette compagnie avait englobé l'Arabie Séoudite ? La C. F. P. n'eût pu suivre les investissements nécessaires, elle eût certainement perdu la précieuse égalité avec ses partenaires, qui n'a pu être conservée que de justesse. »
Que l'Irak Petroleum eût sous-estimé, malgré R. Cayrol, les ressources de ce qu'elle tenait pour une étendue de déserts, fut une erreur que les Etats-Unis exploitèrent à leur profit, comme on le verra.
Oui, R. Cayrol, administrateur de l'Irak Petroleum, dut souvent regretter de n'avoir pas été suivi ; mais d'autres préoccupations l'absorbaient : N'était-il pas, en outre, le Directeur Général des Ets Desmarais ?
R. Cayrol et les Etablissements Desmarais Frères.
Au moment où R. Cayrol entra aux Ets. Desmarais Frères, cette très ancienne maison, spécialisée depuis deux tiers de siècle dans les huiles végétales, puis les pétroles lampants importés d'Amérique, allait aborder les problèmes de la distribution par pompes, de l'essence, encore vendue en bidons de 5 litres ; c'est à la tête de ce département pétroles et essences, dont on pouvait prévoir qu'il prédominerait rapidement, que l'ancien marin fut placé : ce champ d'action ne pouvait qu'avoir ses préférences puisqu'il intéressait la défense nationale. Il comportait deux aspects :
1° l'adaptation de la maison aux méthodes modernes de distribution : l'essence allait être transportée par camions-citernes du dépôt à la cuve enterrée du revendeur, dont l'appareil distributeur la débiterait au client, méthode que les Américains commençaient de pratiquer en France,
2° sur le plan national, les réformes à apporter à la législation des pétroles en France.
— Combien de temps va-t-il falloir à notre nouveau directeur pour s'assimiler tous ces problèmes ? se demandèrent MM. Paul et Lucien Desmarais : Deux ans pour le moins!...
Dix-huit mois suffirent au nouveau venu pour se mettre très complètement au courant. Cela grâce à ses quatre qualités dominantes : sa puissance de travail, sa grande facilité d'assimilation, l'aisance avec laquelle il s'élevait du particulier au général, son étonnante mémoire. Qualités qui s'étaient déjà révélées au cours de sa carrière de marin, mais dont il lui fallut faire preuve dans son nouveau milieu avant d'être tenu par tous pour un vrai chef.
C'est que, si dans les carrières militaires est chef celui qui officiellement est désigné pour tel, chez les civils ne l'est que celui qui a forcé l'adhésion de tous.
Pareillement diffèrent dans ces deux milieux les méthodes de commandement et de travail. Dans le premier, ordonner c'est être obéi, dans le second, c'est d'abord convaincre.
L'officier décidé à fournir un effort exceptionnel, peut demander le même à son personnel, il sera suivi ; le chef d'entreprise, seulement dans les limites fixées par les règlements du travail.
Or, à ses débuts, R. Cayrol, pressé de tout connaître, prolongeait outre mesure ses heures de présence, et donc celles de son personnel.
— Mon oncle et mon père, nous a confié M. Stéphane Desmarais, depuis 1934 gérant de la maison, entreprirent de donner à leur nouveau directeur, une amicale leçon : à l'heure prévue pour la fermeture des bureaux, ils firent tout simplement couper le courant. Force fut alors à R. Cayrol de poursuivre son travail chez lui. Mais, au bout de 3 ou 4 jours, quelle ne fut pas la surprise des deux conspirateurs, en apercevant une lueur dorée dans le bureau directorial : R. Cayrol avait fait équiper à son usage l'une des vieilles lampes à pétrole en réserve dans la maison. Alors les deux chefs de la maison de s'avouer vaincus, d'autant que le responsable, ayant, avec sa finesse coutumière, compris la leçon, n'infligea désormais qu'à un petit nombre de ses collaborateurs cette obligation d'heures supplémentaires.
Elle était d'ailleurs inévitable pour un homme qui se trouvait avoir à faire face à une double et lourde tâche : sur le plan particulier de sa maison, connaître le fonctionnement des services, la majorité du personnel, des clients, des fournisseurs, et tous les problèmes généraux ou particuliers qui pouvaient se poser ; sur le plan national, collaborer avec les autorités publiques à qui incombait la responsabilité de la politique du pétrole en France.
Bientôt cet effort exceptionnel porta ses fruits : au bout de 18 mois, les dirigeants de la maison pouvaient se demander quel était le directeur effectif, de celui que R. Cayrol était appelé à remplacer ou de lui-même, tant il avait pris naturellement une grande autorité et un grand ascendant sur tous.
— Un chef dur, bougonnaient encore certains employés, avant d'ajouter : mais un chef.
— Dur, soit, rectifiaient les autres, mais pour lui plus que pour ses collaborateurs, et toujours dans l'intérêt de la maison... et du pays!
A M. Stéphane Desmarais qui évoquait pour moi ces débuts lointains : « Ses notes d'officier comportaient toutes, fis-je observer, cette mention : « Autorité ferme mais bienveillante».
— On le comprit vite chez nous, me rétorqua-t-il, et tous reconnaissant sa profonde bonté, le souci qu'il avait de la situation de chacun, son sens humain, on dirait aujourd'hui social, tous le suivirent.
L'ancien chef marin était devenu un chef civil. Il y a dans toute carrière.de chef, civil ou militaire, une part de chance.
La grande chance de R. Cayrol fut que ses qualités et son dynamisme exceptionnels furent non seulement appuyés mais encore amplifiés par la compréhension et la confiance sans réserve de ses deux «patrons» avec qui il ne cessa d'être « en résonance». Les physiciens connaissent bien ce phénomène en vertu duquel deux oscillations quand elles sont en phase, engendrent une résultante dont l'amplitude va sans cesse croissant. Isolées les actions de Paul et Lucien Desmarais et de R. Cayrol eussent atteint vraisemblablement de brillants résultats, mais non point ceux que leur superposition allait produire et qui dépasseront toute espérance.
La France et le transport de son pétrole.
Et nous voici en 1938. Munich, plus qu'une trêve, un avertissement. Bien des yeux s'ouvrent et notamment ceux des responsables de l'approvisionnement en pétrole de la France. Disposons-nous d'une flotte pétrolière suffisante ? Certes pas. L'insuffisance du tonnage éclate aux yeux de tous. Diverses solutions sont suggérées dont une seule est retenue : elle émane de MM. Worms et Cie, armateurs et banquiers qui, à la demande du gouvernement, vont constituer un groupe pour la création d'une flotte pétrolière supplémentaire, destinée à assurer les besoins de la Marine Nationale en temps de guerre. Dans le conseil de la Société Française des Transports Pétroliers, société d'économie mixte, figureront auprès de l'Auxiliaire de Navigation et de la Compagnie Navale des Pétroles, les Ets Desmarais Frères comme étant la plus représentative des affaires pétrolières libres.
Au vrai, M. Hippolyte Worms, président, a tout de suite pressenti le parti qu'il pourra tirer du commandant Cayrol, grand pétrolier et marin : il demande à l'ancien capitaine de frégate de faire partie de son conseil. Malgré ses lourdes charges, R. Cayrol accepte. Il n'a jamais su refuser son concours pour un but national, a fortiori quand il lui était demandé par un homme comme M. Hippolyte Worms, qu'il connaissait de longue date.
R. Cayrol et l'occupation de la France.
De 1939 à 1945 vont s'écouler les jours tragiques qui aboutiront à la débâcle et à l'occupation de la France :
— R. Cayrol n'était plus le même homme, m'a affirmé M. Stéphane Desmarais. Sa vivacité d'avant-guerre avait fait place à un désespoir lancinant qu'il cachait mal : j'ai vu parfois des larmes noyer son regard clair. C'est qu'après quelques semaines passées à Blaye (Gironde), où il nous avait fallu replier nos services, nous dûmes rallier Paris où le drapeau à croix gammée flottait sur le Ministère de la Marine, injure suprême pour l'ancien combattant de la Brigade Ronarc'h.
« Pourtant Cayrol ne se laissa jamais aller à aucun abandon ; bien au contraire, il concentra toute son énergie pour tenir, lutter, préparer l'avenir.
« Il fut l'apôtre de la mise en commun des moyens pétroliers de la profession, du « pool » destiné à écarter toute possibilité d'intérêt personnel dans la répartition de l'essence à la population civile.
Par patriotisme, il accepta, en 1943, les fonctions délicates de président du Comité d'organisation des Combustibles Liquides dont personne ne voulait, ce dont bien peu lui surent gré, et où il accomplit une lourde tâche quotidienne en vue de préparer l'avenir, non sans risques personnels.
— Et sur le plan intérieur ?
— Son souci constant fut de « maintenir », de conserver intacte l'équipe Desmarais, malgré toutes exigences de l'occupant. Il organisa des chantiers forestiers et fit construire dès 1941 une distillerie d'alcool à Bourges. Ainsi pouvait-il arguer, auprès de l'occupant, des affectations agricoles de son personnel pour éviter aux jeunes le Service du Travail Obligatoire, auquel presque personne, chez nous, ne fut assujetti.
— Un résistant, en somme ?
— Un patriote, simplement.
Mais je savais, par Mme Cayrol, que, chaque semaine, son mari avait reçu, par l'intermédiaire de cheminots, un courrier secret de Suisse et d'Angleterre.
Le capitaine de frégate R. Cayrol se défendait de juger tant ceux de ses camarades qui avaient choisi de continuer la lutte hors de France, que ceux qui y étaient restés. Il savait qu'il fallait partout défendre la France pour qu'elle fût vivante.
En ce qui le concernait, une seule attitude lui paraissait possible : maintenir jusqu'à la victoire, maintenir pour sa Maison, maintenir pour son pays.
Il était de ceux qui ont inspiré au commandant Louis Blaison, commandant du sous-marin « Surcouf », des F. N. F. L., à bord duquel cet héroïque officier devait disparaître, cette déclaration : «Je suis sûr qu'en France, il y a le même devoir à remplir qu'ici parmi les hommes à la dérive».
Et Cayrol, silencieusement, remplissait le sien.
Les difficultés d'après guerre.
Souci majeur des belligérants pendant la 2e guerre mondiale : leur approvisionnement en pétrole. On sait comment la guerre sous-marine affecta gravement celui des alliés. La possession des gisements, tant dans l'avenir que dans le présent, risquait de devenir une source de dissension entre eux. Il fallut avant tout préserver d'une attaque allemande l'Iran et ses puits, ce pourquoi le 25 août 1941 les forces anglaises et soviétiques occupèrent Téhéran. Le 28-12-41, un traité d'alliance tripartite était signé entre la Grande-Bretagne, l'U. R. S. S. et le nouveau gouvernement iranien, traité qui prévoyait l'occupation du pays jusqu'à la fin de la guerre.
Les Américains, eux, concentrèrent leur attention sur le golfe Persique ; par ces eaux passaient en effet les importants transports d'armes et de matériel destinés à l'U. R. S. S. via l'Iran. En octobre 1942, le Président Roosevelt annonça que désormais « l'armée des des Etats-Unis déchargerait complètement les Britanniques de la responsabilité des livraisons». Tous les services interalliés dans le golfe Persique furent concentrés dans les mains d'un général américain. Comme bientôt les ports des côtes septentrionales n'y suffirent plus, on souhaita pouvoir utiliser ceux du Hasa. Or, ils dépendaient d'Ibn-Séoud. Toute résistance de celui-ci céda devant les subsides américains, prélevés curieusement sur les avances consenties par les Etats-Unis au Gouvernement Britannique.
L'emprise américaine sur l'Arabie Séoudite s'accentuait. Quand en février 1945, le Président Roosevelt fit escale à Alexandrie, il invita le roi Ibn-Séoud à venir le voir à bord du croiseur « Quincy». Le puissant président et le « Léopard du désert » rivalisèrent d'astuce . fut-ce le léopard qui l'emporta ? Ibn Séoud obtint qu'en aucun cas, ses territoires ne seraient occupés militairement, que ceux qui pourraient être concédés à l'armée américaine ne seraient que loués et pour cinq ans. Le Président, lui, obtint d'Ibn Séoud l'engagement de ne jamais attaquer les alliés. Mais le point capital de l'accord n'était pas là : Le Président Roosevelt fit concéder aux Etats-Unis le monopole d'exploitation de tous les gisements de pétrole situés en Arabie Séoudite ; les concessions seraient d'une durée de 60 ans, celle de PAramco couvrirait 1.500.000 km. ; en contre-partie, en l'an 2.000, les puits en installation reviendraient en totalité à l'état séoudite. La prime versée au Roi serait portée de 18 à 21 cents par baril exporté.
L'Arabie passait de la sphère anglaise d'influence à l'américaine, or les prospecteurs américains ne tardèrent pas à découvrir, à la suite de forages dans la concession de l'Aramco, que l'Arabie Séoudite constituait une des plus riches réserves du monde.
Effarement à Londres et à Paris, l'Aramco n'allait-elle pas étrangler l'Anglo-Iranian et l'Irak Petroleum ? Déjà elle envisageait la construction d'un pipe-line long de 1.500 km., qui conduirait tout le pétrole de l'Arabie Séoudite à Sidon, port de la Méditerranée. On devine les soucis de R. Cayrol. Allait-on à la bagarre ? Celle-ci ne tarda pas à se préciser.
L'Aramco n'avait pas les débouchés nécessaires pour écouler le pétrole qu'elle pouvait produire. Elle proposa donc une association à la Standard Oil de New Jersey et à la Socony Vacuum, toutes deux actionnaires américaines de l'Irak Petroleum Cy, leur offrant une participation de 40 %.
Accepter de telles propositions eût constitué une violation flagrante des accords de 1928.
Mais, en contre-partie, un accord était offert par Washington à Londres :
Le Moyen-Orient serait partagé en deux zones d'influence :
— L'Irak et l'Iran constitueraient la zone d'influence anglaise ;
— L'Arabie tout entière, la zone d'influence américaine.
Les Américains n'y perdraient certes pas : la production de l'Aramco qui n'était en 1947 que de 12.800.000 t, allait plus que tripler en neuf ans, atteignant en 1956 le tiers de celle des Etats-Unis. Elle vient d'être, en 1959, de 57 millions de tonnes, l'Arabie Séoudite se classant ainsi tout de suite après la principauté de Koweit qui a produit 68.900.000 t, l'Iran venant ensuite avec 41.000.000 t, l'Irak avec 37.000.000 t, Qatar avec 7.200.000 t.
On aura pu voir, en cinq ans, la population de Dahran, la capitale du désert, passer de 7.000 à 6g.000 habitants, dont 3.000 citoyens américains.
Ainsi l'Angleterre se trouvait-elle entraînée à ce que Churchill appela, à la Chambre des Communes « une inqualifiable politique d'abandon», perdant son hégémonie pétrolière en Orient, obligée de faire part à deux avec l'Amérique.
De fait, dans l'ensemble de ces pays, où les Etats-Unis ne possédèrent aucune influence politique jusqu'en 1942, on peut dire qu'aujourd'hui, cette influence s'étend à l'Arabie Séoudite et à l'Iran, tandis que l'Angleterre conserve une influence certaine à Koweit et à Qatar. En ce qui concerne l'Irak, malgré l'influence russe grandissante, l'Angleterre a conservé une part de son ancienne position politique, en tous cas, c'est elle qui est le représentant de l'Occident dans ce pays.
Dans cette lutte économique, que sont devenus les intérêts de la France, représentée au sein de l'Irak Petroleum par la Cie Française des Pétroles? Ils se trouvaient très sérieusement menacés du fait que pendant l'occupation de notre pays, les avoirs français avaient été mis sous séquestre par l'Angleterre, en vertu du « Trading With the Enemy Act» et que la France occupée avait été classée « ennemi technique». Certes, la levée du séquestre avait été faite sans grande difficulté de la part des Anglais. La C. F. P. dont le Président Directeur Général était maintenant M. de Metz, et dont le vice-président restait toujours R. Cayrol, avait sous leur impulsion repris une vive activité. En Irak, un pipe-line de 16 pouces doublant l'ancien, avait été mis en construction, en vue d'une production qui allait atteindre 13 millions de t/an (au lieu de 4).
— Mais, s'inquiétait Cayrol, des experts du Pentagone n'ont-ils pas déclaré que dans dix ans, celui qui serait maître de l'Arabie et du Moyen-Orient le serait pratiquement de l'ancien continent tout entier ? Pour avoir les mains libres en Arabie, les Américains n'iraient-ils pas jusqu'à déclarer les accords de 1928 caducs en vertu du «Trading With the Enemy Act » ?
— La Cie Française des pétroles, le rassura son Président, ne saurait admettre cette caducité.
— Quand on craint un danger, on fonce sur lui, attaquons !
Et voici qu'en effet, la C. F. P. s'adresse à la Haute Cour d'Angleterre en lui demandant de confirmer la validité du Group Agreement de 1928. Mais un accord, même médiocre ne vaut-il pas mieux qu'un procès, même solidement étayé ? Au fond, de quoi la France avait-elle besoin, dans l'immédiat ? du développement aussi rapide que possible des réserves qu'elle possédait dans l'I. P. C.
Et l'Amérique ? d'avoir les mains libres en Arabie, où elle était déjà très fortement installée.
Allait-on se battre pour une frontière économique, pour cette « Red Line » qui avait été tracée un peu à tâtons, il faut en convenir ? Allait-on se battre pour des gisements que, malgré R. Cayrol, l'Irak Petroleum avait refusé d'acheter pour 100.000 livres - des livres-or c'est vrai ?
Non, les groupes majeurs de l'I. P. C. mettent au point un compromis.
Reste à obtenir l'accord de M. Gulbenkian pour qui le problème se pose de façon différente, sur un plan financier, cette fois. En outre, on ne pouvait négliger les observations de cette haute personnalité dont l'action avait été d'une telle importance lors de l'attribution des pétroles de l'Irak.
D'une commune décision, un groupe de représentants de 1'I. P. C, anglais, américains, français, R. Cayrol en tête se rendit à Lisbonne où M. Gulbenkian s'était retiré pendant la guerre. Le mois de mars fut employé en négociations qui ne réglèrent pas entièrement le problème. Ce pourquoi, en octobre, eut lieu un nouvel examen des points restés en suspens. Cette fois, avec un plein succès.
Dans la nuit du 2 au 3 novembre 1948, l'accord fut enfin signé...
— Il était temps, rendit compte à M. de Metz, Robert Cayrol ; quand notre délégué, envoyé à Londres par avion spécial, est arrivé, les juges en perruque étaient déjà installés dans leurs fauteuils!
Ce jour là, en vertu des nouveaux accords, la fameuse Red Line disparut de la carte ; l'Aramco allait pouvoir agir à sa guise en Arabie, mais aussi la part de la Compagnie Française des Pétroles dans la production de l'Irak ne pourrait être limitée par des décisions prises à la majorité de ses partenaires. Un nouveau pipe-line, de 30 pouces celui-là, allait être construit qui aboutirait au port syrien de Banias, ainsi qu'à Tripoli, au Liban ; son aménagement permettrait un trafic de 25 millions de tonnes par an. Ce projet deviendra réalité en 1952.
Ainsi, grâce à l'habileté, la fermeté, la persévérance de nos négociateurs, la C. F. P. put, dès 1953, disposer d'une production qui la mettait au rang des « Grands » du Pétrole.
Les nouvelles sources du pétrole français.
C'est à ce titre que fut offerte à la C. F. P. une participation de 6 0/0 dans le Consortium international constitué pour exploiter les anciennes concessions de l'Anglo-Iranian, à la suite de l'expérience malheureuse de Mossadegh.
Mais déjà l'attention du marin que resta toujours au fond de son cœur R. Cayrol, s'était reportée sur d'autres régions et françaises, celles-là. Des indices favorables à la présence de pétrole avaient été découverts par des prospecteurs au Sahara.
En 1949, la C. F. P. demande, la première, un vaste permis de recherche dans le Nord-Est du Sahara. Le 16 octobre 1952, le Gouvernement général de l'Algérie octroie conjointement à la C. F. P. et à la S. N. Repal, société d'Etat qui travaillait en Algérie, un permis global couvrant 250.000 km2. Après trois années seulement de recherches, voici le succès : en septembre et octobre 1956, le gaz jaillit à Hassi R'Mel et le pétrole à Hassi Messaoud.
Ces dates marquent, après celle de la découverte d'Edjelé, le début de l'histoire du pétrole français en provenance du Sahara.
Ainsi a réussi l'action des représentants de la France au sein de l'Irak Petroleum en accroissant considérablement la part dévolue à la France, des pétroles du Moyen-Orient.
Ainsi ont porté leurs fruits les efforts de la C. F. P. pour assurer à la France ses sources nationales.
A Robert Cayrol doit être attribué, pour une large part, le mérite de ces deux succès majeurs.
L'altruisme de Robert Cayrol
Parce qu'il se considérait comme un privilégié du destin et plus simplement parce que c'était un homme de très grand cœur, R. Cayrol s'est toujours soucié de la situation de ceux qui l'entouraient, qu'ils fussent ses collaborateurs ou des camarades de la marine ou les deux à la fois. Le Conseil d'Administration de l'Association des anciens élèves de l'Ecole Navale (A. E. N.) le compta parmi ses membres de 1924 à sa mort. Il n'eut tenu qu'à lui de présider l'Association des anciens officiers de vaisseau dans les carrières civiles (A.O.V.C), ce qu'il refusa faute d'y pouvoir consacrer un temps suffisant.
Depuis 1923, Président de la Section d'anciens combattants des Ets Desmarais Frères, et depuis 1955, Président d'honneur de l'Amicale des Fusiliers-Marins 1914-18 et 1939-45, nulle infortune de ses anciens camarades de combat ne le laissa insensible.
L'Industrie des Pétroles n'a, de toute évidence, qu'à gagner à l'utilisation d'anciens marins familiarisés avec l'emploi de ce combustible. E. Mercier nous a dit un jour, à propos des raffineries de la C. F. R, son souci constant que fussent recrutés pour elles les meilleurs des anciens sous-mariniers. De même, nombre d'officiers de marine doivent à R. Cayrol d'avoir fait carrière dans les Sociétés pétrolières.
L'une des plus grandes satisfactions de notre camarade, il la puisait dans la réunion annuelle d'anciens officiers de marine qu'il organisait à son domicile, ce cocktail était passé en tradition ; on savait qu'on y retrouverait non seulement maint camarade perdu de vue, mais parfois telle haute personnalité de la marine, que les pénibles drames de la guerre avaient momentanément éloignée. Alors l'intention secrète de Cayrol éclatait aux yeux de tous, et sa volonté d'union: n'avait-il pas fait sienne cette noble déclaration du commandant L'Herminier à l'issue de l'un des déjeuners de l'A. O. V. C : « La Marine doit être UNE, la Marine est un diamant». La solidarité maritime est chose notoire, certes, mais chez lui, elle prenait le caractère d'une religion.
Mort de Robert Cayrol
En pleine activité intellectuelle, R. Cayrol est mort, au cours de la nuit du 16 au 17 avril 1959, à l'âge de 76 ans, après cinq semaines de séjour dans une clinique parisienne où la nécessité d'une intervention chirurgicale urgente avait exigé qu'on le transportât.
La nouvelle du décès de notre grand camarade provoqua aussitôt, et chez les marins et chez les pétroliers, comme une lame de fond d'émotion.
C'est que, bien plus qu'à la laideur du monde, on s'habitue à la beauté morale d'un être d'exception, au réconfort, à l'appui qu'elle nous apporte. Il semble que sa grandeur compense en nous tant de faiblesses inavouées, qu'elle les rachète. Parce que si fier de lui, on l'est un peu plus de soi. Qu'il disparaisse, et brusquement nous chancelons.
«Cayrol n'est plus!» et M. Stéphane Desmarais, son «jeune patron», est atterré.
.Vingt-quatre heures plus tôt, il a été reçu au chevet du malade, il a admiré sa lucidité et s'est étonné de recevoir de lui une poignée de main tout à fait normale.
— Et le bilan ? lui a demandé tout de suite l'opéré.
— Ne vous souciez pas de cela : vous allez vous fatiguer... Soyez raisonnable, voyons!
— Je suis... très raisonnable.
Dernières paroles entendues par M. Stéphane Desmarais de la bouche de cet homme qui, à la limite extrême de sa vie, prenait encore souci des affaires de son entreprise.
Le 18 avril au soir, ceux qui, au moment de la mise en bière, furent admis à voir R. Cayrol une dernière fois, retrouvèrent la vision non plus de l'homme d'affaires, mais du marin : revêtu de son uniforme de capitaine de frégate, R. Cayrol était remonté à ses sources. Au pied du cercueil, flottait dans la pénombre le drapeau de l'Amicale des anciens Fusiliers Marins.
Le 20 avril, lors des obsèques au Temple de l'Oratoire, l'affluence exceptionnelle comptait : des personnalités du Gouvernement et de la haute administration, de grands chefs de l'Armée de l'Air, de la Marine et les dirigeants des Sociétés Pétrolières, particulièrement de la société Desmarais. Mais de chaque côté du cercueil, c'est à d'anciens Fusiliers Marins que les places avaient été réservées : deux anciens de la compagnie de mitrailleuses de la brigade Ronarc'h se tenaient au garde-à-vous. Dans le chœur, au-dessus d'un amoncellement de couronnes flottaient les drapeaux de 3 associations d'anciens combattants.
L'assistance, très recueillie, avait eu peine à trouver place dans la vaste nef : son émotion intégrait toutes celles nées des activités si diverses du disparu. Mais soudain l'unité se fit dans tous les esprits, sitôt les premières paroles prononcées par M. le pasteur Vidal qui présidait au service funèbre :
« L'autorité morale dont jouissait notre frère, Monsieur Robert Cayrol, auprès de ses amis et de ses relations, tenait de la noblesse de son caractère. Noblesse de nature qui ne devait rien à la recherche et à l'effort. Dans l'atmosphère salubre du milieu familial qui a formé son esprit, sa conscience et son cœur, il avait acquis cette robuste santé morale sur laquelle les miasmes d'un monde corrompu n'ont pas de prise. Aussi bien la bassesse et la médiocrité pour tant d'autres faciles et tentantes, étaient-elles pour lui non seulement impossibles mais impensables.
La grande ambition de M. Robert Cayrol, tout au long de sa vie, fut de servir...»
Comme pour prolonger ces paroles, une double haie de marins en armes rendait les honneurs militaires, à la sortie du Temple : Oui, tout au long de sa vie, le commandant Cayrol avait servi :
Servi la Marine à laquelle il s'était donné tout entier ;
Servi son pays face à l'ennemi ;
Servi la France dans les négociations internationales ;
Servi jusqu'à son dernier souffle son entreprise.
De la mer au pétrole, l'unité de la vie de R. Cayrol fut assurée par cette seule ambition : SERVIR!