Ancien élève de l'Ecole des mines de Paris (promotion 1928). Ingénieur civil des mines
Le texte qui suit a été publié en 1964 dans le numéro du Bulletin de l'association des anciens élèves de l'Ecole des mines de Paris, à l'occasion du centenaire de la création de l'Association :
par Jean Guyot (P 39)
Lettre à mes Amis,
« Si cette enveloppe est ouverte, c'est que je serai mort pour la France et pour la cause de la liberté. Je désire que mes amis sachent que je suis tombé en mission volontaire. C'est la pensée de mes amis qui a dicté mon choix, amis de toujours, prisonniers ou déportés en Allemagne, amis anciens et nouveaux déjà tombés en France sur le front intérieur ou y poursuivant un combat dangereux et inégal où je crois pouvoir les aider.
Je prie qu'on dise au Général de Gaulle toute l'admiration que j'ai acquise pour lui. Il a été l'âme, la conscience même de la France pendant ces deux années, je le supplie de conserver sa noblesse et sa pureté, et de ne pas oublier après la radieuse victoire, que si la France est une grande dame, les Français seront bien fatigués. Il faudra qu'il ait pour eux non seulement beaucoup d'ambition, mais aussi beaucoup d'indulgente tendresse. »
Lettre à ma mère,
« ...Je veux lutter dangereusement pour les idéaux de liberté qui, tu le sais, m'ont toujours inspiré. J'ai acquis dans l'épreuve un amour de la France plus fort, plus immédiat, plus tangible que tout ce que j'ai éprouvé autrefois quand la vie était douce et, somme toute, facile. Et voici que mon départ, par une chance inattendue, peut servir la France autant que beaucoup de soldats... Enfin accessoirement, j'ai la volonté de venger tant de juifs torturés et assassinés par une barbarie dont l'histoire n'offre pas de précédent. Il est bon qu'un juif de plus, il y en a tant déjà si tu savais ! prenne sa part entière dans la libération de notre patrie... » [Jacques Bingen était d'origine juive italienne].
Ces lignes émouvantes furent écrites à Londres en août 1943 par Jacques BINGEN le jour même de son départ en mission pour la France, mission où il devait laisser sa vie. Quelques heures plus tard, dans la nuit, un Lysander de la Royal Air Force le déposait dans un champ de l'Ile de France.
Ancien élève de l'Ecole des Mines et de l'Ecole des Sciences Politiques, il a déjà un passé brillant. Evoquant sa jeunesse un de ses meilleurs amis écrit :
« Par sa naissance, quoiqu'il n'ait pas de fortune, Jacques BINGEN est un bourgeois et même ce qu'il est convenu d'appeler un grand bourgeois. A la veille de la guerre, il est directeur d'une Société d'armement naval et de transport maritime. C'est un jeune patron. C'est un beau-frère d'André Citroën, il a passé son enfance et sa jeunesse dans l'intimité et dans l'admiration de celui que l'on a appelé le Henry Ford de l'Europe. C'est à cette école, sans doute, qu'il a acquis des dons d'organisation et de méthode qui font de lui un grand administrateur ; mais, dans le contact personnel, ce qui frappe le plus ses interlocuteurs, c'est l'extrême fertilité d'une intelligence étonnamment inventive et toujours en éveil, c'est sa rare agilité d esprit, sa promptitude à saisir, c'est un humour tendre dont il ne se départit jamais, c'est un charme qui ne laisse personne indifférent. Si Jacques BINGEN a une faiblesse, c'est de trop aimer ses semblables et il s'attend tout naturellement à être parfaitement aimé d'eux en retour. »
La guerre survient, il a une conduite brillante en 1940, est blessé et décoré de la Croix de guerre. Il rejoint à Londres le Général de Gaulle et est placé à la tête des services de la Marine Marchande de la France Libre où il s'emploie avec passion et compétence. Mais il trahirait l'idéal pour lequel il a quitté la France en 1940 s'il continuait à occuper un poste important certes, mais insuffisamment exposé. Il veut combattre et servir dangereusement. Volontaire pour une mission en France, il est nommé délégué du Comité de Libération Nationale pour la zone sud. Des tendances contraires menacent à l'époque l'unité de la Résistance : Jacques BINGEN se dépense sans compter pour unifier et organiser. Sa subtile intelligence, sa diplomatie, son humour lui permettent de réussir, en quelques mois, au prix d'un travail écrasant et de risques considérables, à mettre en place l'organisation des délégués militaires régionaux et à créer un Comité National des Mouvements de Résistance. Il assure l'intérim de délégué général.
Des pressentiments l'assaillent et c'est alors que le 14 avril 1944, il écrit une lettre qui sera la dernière reçue de lui à Londres :
« J'écris ces lignes parce que, pour la première fois, je me sens réellement menacé et qu'en tous cas, ces semaines à venir vont apporter sans doute au pays tout entier et certainement à nous, une grande, sanglante et, je l'espère, merveilleuse aventure. Que les miens, mes amis, sachent combien j'ai été prodigieusement heureux pendant ces huit derniers mois. Il n'y a pas un homme, sur mille, qui durant une heure de sa vie, ait connu le bonheur inouï, le sentiment de plénitude et d'accomplissement que j'ai éprouvé pendant ces mois. Aucune souffrance ne pourra jamais prévaloir contre la joie que je viens de connaître si longtemps. Qu'au regret qu'ils pourraient éprouver de ma disparition, mes amis opposent dans leur souvenir la certitude du bonheur que j'ai connu. »
Le 13 mai 1944, Jacques BINGEN est arrêté à Clermont-Ferrand, il s'évade après avoir assommé deux de ses gardiens. Capturé à nouveau après une poursuite mouvementée, il préfère se donner volontairement la mort plutôt que de s'exposer à livrer, sous la torture, les secrets les plus importants de la Résistance, dont il est le détenteur.
Il est fait Chevalier de la Légion d'Honneur à titre posthume et Compagnon de la Libération.
« ...Homme de caractère et doué d'une haute valeur morale, il met toutes les ressources de sa foi et de son intelligence au service de la cause qu'il défend... »
« A fait preuve pendant toute la durée de sa mission des plus belles qualités de courage, d'intelligence et de sang-froid... »