COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 28 novembre 1990)
L'historien des sciences éprouve souvent de l'embarras lorsqu'il est confronté à d'authentiques précurseurs. Il craint de verser dans deux pièges opposés : les magnifier au-delà de toute mesure, comme s'ils étaient des prophètes, des voyants bénéficiaires d'une inspiration quasi surnaturelle, en traduisant de façon modernocentrique leurs essais frustes; - ou bien, en réaction contre ce danger, les ligoter dans leur siècle en refusant de les créditer d'autres visions que celles, banales, de leur génération.
Pour moi, géologue professionnel, j'estime que mon devoir est de les lire avec une lucidité à la fois vigilante et pleine de sympathie, en confrontant attentivement ce qu'ils nous disent avoir observé avec ce que nous voyons aujourd'hui sur les lieux.
Un cas fort instructif nous est offert par le naturaliste et médecin suisse Johann Scheuchzer (1684-1738). Il ne doit pas être confondu avec son frère aine Johann Jakob, beaucoup trop connu (caricaturalement) par sa salamandre fossile décrite comme Homme témoin du Déluge, et pas assez par ses excellents travaux paléontologiques, notamment sur les Ammonites. Sa situation sociale privilégiée (il était entre autres médecin-chef officiel de la ville de Zurich) l'a mis à même de publier de nombreux beaux volumes, où à notre goût la théologie naturelle occupe un peu trop de place. - Johann n'a pas eu cette chance. Il n'a rien pu faire imprimer sur la Terre. Son seul livre notable traite de Botanique (Agrostographia helvetica, 1719).
Membre correspondant de l'Académie Royale des Sciences de Paris, il lui envoya des mémoires. L'un, en 1708, fait l'objet principal de la présente communication. Le second fut lu par lui-même en 1710; il portait sur le sujet général des "Pierres figurées" (les fossiles), il observe près de Noyon des "Numismales" (nos Nummulites), qu'il décrit correctement, chose neuve en France, mais qui posent des problèmes quant à leur nature et leur origine.
L'Académie de Paris, par l'intermédiaire de son secrétaire Fontenelle, s'est contentée de donner de brefs résumés de ces deux communications (la seconde, orale : Johann était membre correspondant, et semble avoir été accueilli avec honneur). Selon B. Studer, il a de plus envoyé en 1709 un troisième mémoire, accompagné de plusieurs dessins, relatif à ses voyages dans les Alpes Rhétigues (sauf erreur, les Grisons); ce document semble perdu. Déjà en 1705, Johann Scheuchzer avait adressé une lettre sur les contorsions des couches des montagnes, à l'Académie de Bologne; on n'en connaît gu'un résumé. Tout ceci pour dire gue cet auteur malheureux était réellement un tectonicien avant la lettre, observateur tenace et prespicace.
Par bonheur, le texte latin de son premier mémoire, envoyé par lui en Février 1708 à l'Académie de Paris, a été fortuitement retrouvé voici près de guarante ans. Ou plus exactement la copie gu'en a faite Johann Jakob, insérée dans le manuscrit de son propre ouvrage Helvetiae Stoicheiographia. Dans le tome I de l'édition imprimée (1716) de ce livre, son auteur a bien voulu donner un résumé (p.111-115) du mémoire inédit de son frère, accompagné (face à la p.168) d'une très belle planche gravée faite d'après ses dessins. En 1731, dans l'un des somptueux volumes de sa Physica sacra, Johann Jakob en donne, pl.XLVI, une version plus parlante, mais un peu moins exacte.
On est en droit d'être chogué de voir gue le XVIIIe siècle a méconnu ces documents (d'être écrits en allemand n'était guère une excuse). Les remarguables coupes tectonigues de Johann n'ont été connues gue par des croquis simplifiés jusgu'à la caricature, publiés en 1715 par Vallisnieri dans ses Lezione all'Origine delie Fontane (cf. F.Adams, The birth and development of the geological sciences, 1954, p.455; une partie des croquis a trait à d'autres structures alpines que celles du lac d'Uri) (pl.VI,a). Moro les reprend (pl.VI,b); l'abbé Pluche les mutile un peu plus. Plus tard, le grand et honnête De Saussure paraît les ignorer (cf. Voyages dans les Alpes, §§1932-1938 : il ne se réfère qu'à Vallisnieri).
Qui ne connaît le travail de Johann Scheuchzer que par le résumé donné par Fontenelle (Histoire de l'Académie Royale des Sciences pour 1708, p.30-33), ne peut soupçonner la grande valeur et la modernité (à nos yeux) de sa vision tectonique. Il aura tendance à surtout en retenir que l'auteur a faite sienne la théorie diluvianiste bien connue de Woodward : l'ensemble des couches du globe s'est déposé par ordre de gravité dans le fluide du Déluge, où toutes les terres antérieures s'étaient "dissoutes". Une fois durcies, le Tout-Puissant a provoqué la rupture des couches là où elles étaient rocheuses, cette dislocation engendrant les montagnes.
Il est exact que dans son mémoire, Johann Scheuchzer déclare s'être rallié aux idées de Woodward, mais en pesant ses mots. Il y voit une théorie à ses yeux plausible, plus satisfaisante qu'une autre, sans plus. Son texte n'a aucune vue apologétique, et évite toute référence biblique ou théologique. Cela, à la différence de bien des pages de son frère aîné. Notre agréable surprise est de découvrir que Johann a étudié avec une grande attention le Prodromus de Sténon et en a fort bien compris les leçons essentielles. Il en cite à trois reprises des passages cruciaux. (Ce qui, une fois de plus, réfute la légende de Sténon, génial précurseur presque aussitôt oublié).
Le texte intégral du mémoire de 1708 a été découvert par Margrit Koch, traduit par ses soins du latin en allemand, et publié par elle en 1952 dans la revue Vierteljahrsschrift der naturforschenden Gesellschaft in Zurich, accompagné d'une reproduction réduite de la planche gravée. Plus récemment, A.V.Carozzi a donné de celle-ci une autre reproduction dans Archives des Sciences, Genève, vol.40, p.112 (avec d'utiles références bibliographiques). Mais ces deux reproductions sont assez pauvres par rapport à la gravure originale. J'ai pu en avoir une excellente photographie grâce à la grande amabilité de l'Institut de Géologie et Paléontologie de l'Université de Lausanne (pl.I), accompagnée de multiples autres documents, dont une copie photographique du texte manuscrit; j'en donne ici ma propre traduction, littérale, avec des commentaires géologiques, absents dans le méritoire article de Margrit Koch.
"Le globe de la Terre habitée est dans maintes contrées formé de vastes plaines et campagnes planes; mais souvent aussi, saillent des collines et montagnes, qui rendent sa surface irrégulière et raboteuse. Ainsi l'on a ici des plaines horizontales, et là des monts et déclivités rocheuses d'aspect sauvage, mais les unes et les autres régions, tant planes que montueuses, sont constituées de strates, de feuillets, qui reposent parallèlement les uns sur les autres.
"Un tel ordre a été reconnu dans toute la profondeur du sous-sol jusqu'ici exploré par les travaux souterrains.
"Quant à l'origine de ces strates ou feuillets, il ne s'agit de rien d'autre que des sédiments du globe en état de fluidité, dont la substance est d'autant plus lourde que l'on va en profondeur. A la vérité, en l'occurence, je ne fais que mettre en oeuvre cet axiome de Sténon, qu'il donne dans son subtil ouvrage De solido intra solidum (sic), affirmant que nul corps disposé en strates ne saurait tirer son origine autrement que d'un fluide. La chose vaut de façon évidente pour absolument tous les solides, qui sont tous issus d'un liquide. L'observation le confirme pour tous les corps des règnes minéral, animal et végétal.
"Descartes, le premier à ma connaissance, a rendu compte ingénieusement de la genèse des strates lors de la création du monde, toutes formées par précipitation au dépens du fluide alors entourant le globe. Il a été suivi par le très pénétrant Sténon, mais ce dernier s'éloigne de Descartes, surtout par la distinction qu'il fait entre les strates formées au temps de la Création, et celles engendrées ultérieurement. Le troisième à devoir être cité est le célèbre anglais Woodward, qui, s'éloignant de Descartes et Sténon, pose que toutes les strates se sont à nouveau reformées dans le Déluge, et soutient que vraisemblablement, il s'est fait alors une dissolution de tout le globe terrestre. Cet auteur pénétrant reprend en les développant les idées majeures de Sténon dans son ouvrage, le Spécimen Geographiae Physicae, que mon frère a traduit de l'anglais en latin il y a quelques années. Cette hypothèse nouvelle de Woodward paraît fortement appuyée par la présence dans les strates rocheuses et marmoréennes de corps étrangers hétérogènes tels que des testacés, des ossements et dents d'animaux, de poissons, des rameaux et feuilles de plantes. Sténon aussi compte ces couches parmi celles qui sont nées après la Création. Mais, s'il est d'accord avec Woodward sur le principe, il ne rapporte pas tout, comme lui, en tous lieux, au seul moment du Déluge. Voyons la façon de voir de Sténon à ce sujet, pour que cela soit plus clair. Il dit, dans son de Solido intra solidum (sic), p. 43, Cons. 2." (= p.28, 1669): "Si dans une strate donnée on trouve des fragments d'une autre strate, ou des parties d'animaux et de plantes, il est certain qu'elle n'a pas à être rapprochée de celles qui se sont déposées du fluide primordial au temps de la Création".
"Mais quant au temps où ces couches se sont constituées, Woodward et Sténon ont des idées fort différentes. Woodward affirme seulement comme étant hautement probable que cela s'est produit au moment du Déluge. Sténon par contre ne délimite pas le temps, mais, en raisonnant sur les corps étrangers déjà cités, il considère que de telles strates se sont formées à un moment quelconque où la mer s'étendait là sur ces lieux; - soit qu'il ait recours à des déjections issues des montagnes, soit qu'il fasse appel aux débordements des rivières, aux déjections des monts ignivomes, et à des accidents semblables.
"Quoi qu'il en soit, j'aime mieux renvoyer au Déluge, avec Woodward, l'époque générale de la formation des strates, plutôt qu'avec Sténon l'attribuer aux accidents particuliers qu'il passe longuement en revue : en effet, de pareilles catastrophes du monde sublunaire, ou bien sont excessivement rares, ou bien, si elles se produisaient, elles ne seraient pas telles qu'elles puissent engendrer de multiples strates rocheuses, argileuses ou sableuses. En ce qui concerne la fluidité postulée ancienne des strates, ce ne peut être qu'une conclusion a posteriori, issue des observations. Je dis qu'on peut, ou plutôt que l'on doit la déduire des objets inclus, des parties d'animaux et plantes, tels que les os, les dents, les tiges et troncs d'arbres, brindilles d'arbustes, feuilles de plantes, exuvies de testacés : toutes choses assez souvent découvertes au coeur même des roches les plus dures. Quant à la véracité de l'une comme de l'autre vues, je rappelle les mots mêmes de Sténon. Il écrit, p.24 (= p.15, 1669) : "Lorsqu'un corps solide est complètement enveloppé par un autre corps solide, celui d'entre eux qui s'est consolidé le premier, est celui, dans leur contact mutuel, dont la surface a adopté les propriétés de surface de l'autre". C'est de la nature même des choses que découle cet axiome du grand homme. En effet, il est impossible qu'un corps hétérogène s'introduise au sein de la substance des strates déjà durcies, et puisse lui imprimer sa propre figure. On pourrait beaucoup s'étendre sur ce thème, si notre intention était de traiter de la genèse ou production des pierres figurées, mais mon sujet est avant tout aujourd'hui la structure de la Terre et des montagnes; il suffit que ces choses aient été dites comme en passant.
"Supposons donc avec Woodward que dans la dévastation diluvienne, il s'est produit une totale dissolution des strates, puis que la matière dissoute s'est à nouveau déposée selon les lois de la gravité. Sur ce point, Sténon ajoute quelque chose, p.41" (= p.27, 1669). "La précipitation des strates une fois achevée, comment n'en pas conclure que le globe terrestre était alors une étendue plane, constituée de strates horizontales, parallèles entre elles, non dérangées selon des positions variées particulières ? Telle est aujourd'hui, Hommes illustres, la physionomie des plaines horizontales; l'on y voit les strates à la fois parallèles entre elles et à la ligne d'horizon, même lorsqu'on les recoupe verticalement à toute profondeur. Quant à la substance dont sont composées ces vastes étendues de plaines, elle est relativement homogène, sableuse ou argileuse, non entremêlée de pierres ou roches. Sur ce point, Woodward est du même avis que moi. C'est ce que l'on observe dans les vastes étendues de plaines de Flandre, Allemagne, Pologne, Hongrie, etc., où, jusqu'à une profondeur étonnante, on ne met à nu absolument aucune strate de nature rocheuse.
"Lorsque par la suite les eaux diluviales entourant le globe terrestre de toutes parts cherchèrent à regagner leurs anciens réceptacles, par la main de Dieu omnipotent lui-même, (pour parler ainsi comme le souvent cité Woodward), les strates, essentiellement celles de nature rocheuse, furent rompues, dérangées de leur place, les unes poussées en haut, les autres enfoncées : telle est l'origine des montagnes. Toutes les régions sans exception où abondaient les strates de nature pierreuse l'ont éprouvé, et toutes sont montagneuses : et au premier chef sans doute notre Helvétie, émerveillement de tous les visiteurs.
"Déjà Sténon affirmait que les montagnes étaient issues du déplacement des strates. Par de toutes autres voies, Burnet (Theor. Tell. Sacr.) est parvenu à cette conception, qui est aussi la nôtre, et enfin Woodward, déjà plusieurs fois loué, l'a soigneusement mise en forme.
"Les montagnes, ces étonnantes protubérances de la Terre, sont donc elles aussi composées de strates reposant superposées parallèlement les unes aux autres, mais qui sont inclinées de façon variée sur l'horizontale; elles forment toujours un angle avec la ligne d'horizon, rarement absolument droit, mais s'en approchant souvent de très près. Ce que nous allons montrer dans ce qui suit.
"Les strates peuvent être orientées vers l'une des zones déterminées de l'horizon sur une grande étendue. Ainsi toutes les strates sont presque exactement dirigées au midi* dans le Vallis Mesaucinae (le Val Mesoccio) dans les Alpes Rhétiques."
"Les montagnes d'Uri, de Steig jusqu'au Gothard, ont toutes leurs strates dressées presque à la verticale, ou un peu inclinées au Sud" (donc à pendage nord fort). "De même, les strates du Vallis Lepontinae se maintiennent en direction du Nord."
(Description des montagnes d'Uri, cf.pl.I)
"Mais, en vérité, nulle part il ne m'a été donné de voir de plus étonnants changements dans le cours des strates que ce que présentent à la vue les parois rocheuses abruptes et à pic des montagnes qui enserrent le Lac d'Uri, une branche du lac des Quatre-Cantons, sur une longueur de trois lieues. Avec votre permission, O! Hommes illustres, je vais en détailler l'enchaînement ordonné, pour rendre plus claire l'histoire sur laquelle je disserte." - (Nos lettres A à G, cf. pl.II à IV).
(A). - "Lorsqu'en bateau on fait route depuis Brunnen, village du canton de Schwytz établi sur la rive du lac, en direction de Fluelen dans le canton d'Uri, la montagne nommée Geissberg, si l'on veut, le Mont des Chèvres, se présente tout d'abord à nous. Elle est formée par des strates dessinant un arc surbaissé, épaisses au plus de quatre pouces, et qui évoquent tout-à-fait un four en briques cuites bien construit. Sur elles reposent d'autres strates bien plus épaisses, elles aussi arquées, courbées en continuité avec les inférieures.
(B).- "Cette montagne est suivie d'une autre, le Schiberenberg, Elle présente elle aussi des strates peu épaisses inclinées au Nord; celles-ci serpentent en restant parallèles entre elles, de telle sorte que la matière même des strates est courbée. L'angle extrême de cette montagne est nommé Schiberenegg par la population locale, et ses strates sont également inclinées au Nord, mais en bas, elles s'infléchissent vers le Nord, en revenant en arrière. Elles forment ainsi un angle obtus, où certaines des strates extrêmes sont cassées et fendues, dans l'angle même de l'inflexion. Le reste, en-deçà, est intact et indemne.
(C). - "Un tel bon ordre des strates est celui qu'adopte la montagne nommée le Buggisgradt, dont les strates plus massives et grossières sont penchées vers le Sud.
(D). - "Presque à son opposé est située une paroi sauvage, qu'à cause de son aspect effrayant, je suppose, les habitants ont nommée Teufelsmünster, le monastère du Diable. Cette muraille, en haut, a ses strates tournées au Nord. Plus bas, elles s'infléchissent selon un angle aigu, et remontent, en se poursuivant plus loin de façon arquée.
(E). - "Sur la rive orientale, venant dans l'ordre immédiatement après le Buggisgradt, une autre montagne est dite le Gross Axenberg. Elle consiste en une âpre paroi rocheuse, sans aucun ordre déterminé des strates, et qui plonge dans le lac.
(F). - "Presque en face, donc sur le versant occidental du lac, sont situées deux montagnes. - L'une, nommée Auf der Werchi, est sise directement au bord du lac. Son sommet est formé par des strates qui penchent au Sud; en bas en avant, elles sont arquées en formant des arcs surbaissés. - L'autre montagne, qui est située en arrière de la précédente, a pour nom le Kolm; ses couches sommitaies vont au Nord. En dessous, elles se recourbent en arrière; on peut à bon droit dire qu'elles sont arquées verticalement.
(G). - "Mais les couches les plus remarquables de toutes sont celles que l'on voit dans la montagne dite Klein Axenberg, adjacente à celle déjà citée du Gross Axenberg; je l'ai souvent examinée, saisi de stupeur. Les couches, après s'être penchées au Sud sur une longueur de quelques "six-pieds", s'infléchissent selon un angle très aigu et se dirigent au Nord. Puis, revenant en arrière, se ployant par un (nouvel) angle aigu, elles vont au Sud, pour à nouveau s'incurver vers le Nord. Cet agencement est réitéré un certain nombre de fois, jusqu'à ce que les strates plongent dans le lac, ou soient masquées par les prés et les bois du pied de la montagne. Devant un arrangement si extraordinaire - c'est bien le mot - l'observateur est pris d'hésitations quant à la façon dont les strates débutent, se poursuivent et s'enchaînent.
"Tel est donc, Hommes "illustres", l'arrangement ordonné des strates au lac d'Uri : dans cette seule bande de terrain, on peut de ses yeux voir les strates inclinées de toutes les manières possibles. Et c'est pourquoi j'ai désiré en esquisser la figuration par un dessin, dans leur ordre de succession, pour qu'un fait si curieux devienne plus intelligible".
(Quelques autres coupes structurales)
"Je passe maintenant au lacus Rivarius" (le Walensee). "A nouveau, une curieuse disposition des strates s'offre à la vue. Au droit de l'extrémité aval du lac, est située une montagne nommée Mattstock; ses strates du sommet se courbent au-devant des plus basses, qui se poursuivent penchées vers le Nord. Par leur courbure, elles forment le vallon où est logé le village Auf Ammon" (= Amden); "de là, elles repartent vers le haut. Dès lors, sur toute la longueur du lac, soit quatre lieues, on a dans le bas une voûte. Pour finir, au-dessus du bourg de Wallenstadium" (Wallenstadt), "les couches dessinent un angle aigu, et là enfin à nouveau, dans le mont Wallenstatter Berg, elles s'inclinent par un angle aigu au Nord, gagnant le sommet de la montagne.
"Non moins dignes de mention, sont certaines strates, que l'an dernier j'ai observé lors d'un voyage alpin sur l'itinéraire qui par la Via Mala descend vers Thuscia" (Thusis) "dans les Grisons. Deux groupes de strates s'y affrontent. Les premières s'avancent en voûte arquée, et là où elles vont se joindre aux couches opposées, elles tournent vers le bas, proches de la verticale ; les autres aussi sont quasi-verticales au voisinage du contact et se courbent en s'éloignant.
"Hommes "illustres" ! S'il m'était accordé plus de place, je pourrais exposer bien d'autres exemples du même ordre, mais j'aurais peur que cette petite dissertation ne s'allonge trop, et que j'excède votre patience en poursuivant cet inventaire relatif aux strates. Que toutefois, pour terminer, j'en tire quelques conclusions.
"J'ai dit plus haut que l'origine des montagnes est à chercher dans la dislocation des strates, leur érection, leur enfoncement; cela me paraît évident, d'après les types ci-dessus passés en revue de strates inclinées de façons variées. Vu que les strates sont autant de sédiments de quelque fluide turbulent, il est patent qu'elles se sont formées aussi proches que possible de l'horizontale; et de là, on inférera logiquement qu'aussitôt après la genèse des strates dans le Déluge universel, le globe terraqué était uni, et fait de strates partout horizontales, comme j'en ai parlé plus haut. Si la chose est vraie, alors le fait que les strates sont inclinées de façon variée et sous des angles variés par rapport à l'horizon, incurvées, infléchies, n'a pas pu se produire autrement que par leur dérangement et rupture, par l'action d'une force quelconque, pour laquelle il faut, à vrai dire, solliciter le Tout-Puissant. Mais pour ne pas allonger, je laisse de côté ce sujet.
"Parmi tout ce qu'a dit Sténon de façon détaillée et excellente, il vaut la peine de rappeler ce raisonnement, p. 45-48" (= p.30sq. 1669, citations approximatives) ": à savoir que partout où l'on aperçoit les flancs à nu des strates" -c'est-à-dire, partout où les parois nues rocheuses apparaissent distinctement comme ordonnées en strates - "ou bien il a existé une autre matière qui maintenait la leur en place en l'empêchant de s'étaler, ou bien ces côtés nus sont de naissance ultérieure". En tenant cette hypothèse pour acquise, il s'en suit nécessairement que les strates indurées ont été brisées, ici enfoncées, là soulevées, et secouées. De là découlent les positions si variées des strates dans les parois rocheuses des montagnes, comme je l'ai montré. Assurément, cette disposition des strates pierreuses, qui varie selon un mode varié à l'infini, n'en offre pas tant des témoins manifestes, que la preuve infaillible.
"Si donc l'origine des montagnes est bien celle que je conçois; si vraiment les points culminants des strates rocheuses bousculées vers le haut sont des extrémités, il en résulte nécessairement que la figure principale des montagnes dépend de ce phénomène. Qu'il en soit ainsi. Hommes "illustres"! - je me permets de dire qu'à ma connaissance, nul ne l'avait remarqué. J'appelle figure principale des montagnes, non leurs faces abruptes et sauvages, où les bords latéraux des strates se dessinent par des lignes ou des interstices, mais celle qui dépend des limites extrêmes des strates inclinées et ployées, et de plus des surfaces planes des couches en pente.
"Il est aisé d'illustrer cela par des exemples. - J'ai fait plus haut mention des strates du lac Rivarius, et notamment du village de Auf Ammon, situé sur la courbure de strates infléchies; or, la figure et la concavité de ce vallon sont liées à l'incurvation des strates infléchies, tout comme les pentes des montagnes qui l'entourent. - De même, le Mons Regius, nommé localement die Rigi, fait face au lac Tugino" (= lac de Zug) "par un à-pic, où les strates paraissent être penchées vers le couchant, tout comme le tracé du plan supérieur, correspondant à la surface sommitale de la montagne. Mais si l'on regarde de près l'inclinaison de ce même plan, elle va du Sud au Nord, de sorte qu'on a une déclivité qui, du sommet de la montagne, tend vers le lac des Quatre-Cantons. - Egalement, le Mons Utliacus ou Albius" (l'Utliberg, prolongé au Sud par l'Albius), "limitrophe de notre ville, nous présente des strates horizontales; mais si nous examinons l'inclinaison de leurs surfaces, la pente en est vers le val de Stallikon, de sorte que l'inclinaison des surfaces proprement dites tend à être vers le Nord, un peu Nord-Est. - De même pour l'ordre du reste.
"Mais je crains, Hommes "illustres", versés dans l'étude de la Nature, que trop de prolixité ne vous indispose.
"Votre protégé dévoué,
"Joh. Scheuchzer.
Ma traduction rejoint largement celle de Margrit KOCH, mais la complète ou la corrige dans divers passages. Et surtout, elle m'a permis de mieux comprendre la portée de ce texte remarquable, et de le resituer pleinement dans le mouvement général des idées sur la Terre. Johann Scheuchzer écrit en véritable homme de science, épris de logique inductive et déductive. Son discours (car il semble avoir été écrit pour être lu à haute voix aux académiciens de Paris, ce qui n'a pas été le cas) est soigneusement rédigé et composé, dans un latin exact et économe, sous la forme d'une démonstration logique.
L'auteur s'en tient à un sujet précis : quelle est la vraie structure intime des montagnes, et comment a-t-elle été acquise ? En termes actuels, c'est un travail de pure tectonique. Alors que de toute évidence, Johann a longuement et attentivement étudié le terrain, il n'essaie pas de nous décrire la nature minéralogique des couches (ainsi, il ne tente nullement de distinguer les masses cristallines de l'Aar-Gothard des schistes et calcaires du lac d'Uri, ou des poudingues du Rigi). Il laisse apparemment à son frère aîné le soin de mentionner les fossiles qu'il aurait pu rencontrer en route. Il possède une rare vertu, qui est de savoir se taire.
Bien qu'il ait adopté prudemment le système géogonique de Woodward, en fait, son maître à penser est Sténon, dont il a manifestement le Prodromus sous les yeux, dans la seconde édition de la Haye (1679). On revient plus loin sur le fond; notons ici quelques coïncidences dans le vocabulaire : ainsi le situs des strates (= leur position absolue dans l'espace géométrique); les strates déposées en tant que sedimenta (terme médical pour la première fois introduit en géologie par Sténon); limbus (pour désigner les tranches nues des couches); figura (terme typique du langage du XVIIe siècle : c'est à peu près, la configuration propre d'un corps, indépendamment de sa materia, tant interne qu'externe).
Avant de revenir sur la thèse générale exposée par Johann Scheuchzer, il est bon de commenter en fonction de la géologie actuelle les exemples concrets qu'il nous décrit, principalement ceux appuyés par la superbe planche gravée, mais précédés de quelques autres. Commençons par ceux-ci.
Visiblement, Johann Scheuchzer, comme son frère Johann-Jakob, aimait conférer à ses nombreux et longs voyages au travers des Alpes la valeur d'une authentique exploration. - C'est ainsi qu'ayant apparemment traversé les Alpes par le col du San Bernardino, il a remarqué que tout au long du Val Mesoccio (ou Valle Mesolcina), les strates "sont presque exactement dirigées "vers la zone méridionale du ciel" (= au Sud). Regardons la carte géologique actuelle : sur les dix premiers kilomètres, l'itinéraire suit en effet une étroite bande subméridienne de roches sédimentaires, pincées presque à la verticale entre les massifs cristallins de l'Adula et de Tambo.
Il a dû suivre également bien des fois le chemin immémorial du col du Saint-Gothard. En aval, les voyageurs en route vers la lointaine Italie devaient d'abord confier leur sort aux bateliers du lac des Quatre-Cantons (en tout cas, obligatoirement, pour sa branche méridionale dite "lac d'Uri"). Plus au Sud, en pleine montagne, on traversait par des gorges héroïques et dangereuses toute la masse du granite hercynien du massif de l'Aar, folié verticalement par les actions alpines. En poursuivant au-delà toujours plus au Sud, on reste dans des ensembles à couches subverticales : d'abord la bande sédimentaire d'Urseren, puis le cristallin du massif du Gothard. - Soit quelque 25 kilomètres de roches à pendage apparent vertical ou très fort au NNW. Notre lointain jeune collègue Johann a parfaitement résumé en quelques mots cette disposition qui devait tant intriguer les géologues futurs à partir de De Saussure (cf. Voyages, §§1845-1882).
Johann, dans son présent mémoire, décrit d'autres sites dans des régions à couches (sédimentaires) tourmentées. - Commentons d'abord ce qu'il dit des montagnes du "lacus Rivarius". Très probablement, il a fait ses observations en naviguant tout au long de ce lac, le Wallensee actuel qui, on le sait, entaille profondément, de façon oblique, la grande nappe helvétique de Glaris. Ce qu'il décrit, c'est le versant nord, très élevé et raide au-dessus du lac; cela sauf tout à l'Ouest, où le vallon d'Amden correspond à un synclinal de nappe, frontal. Les couches dures urgoniennes y forment une vaste charnière (complexe) à coeur néocrétacé-éocène excavée plus ou moins en surface structurale. De là jusqu'à Wallenstadt, à l'extrémité est du lac, il est exact que les couches du Jurassique supérieur et Crétacé inférieur bordant immédiatement la rive nord du lac affleurent (indépendamment des parois supérieures) sous forme d'une longue et vaste voûte surbaissée. - A la fin de son profil étiré sur 25 km et évidemment fort simplifié, Johann signale de nouveaux replis.
Passons à la Via Mala. - Vallisnieri nous apprend que Johann Scheuchzer lui a communiqué les dessins de coupes tectoniques qui, dans son propre ouvrage de 1715, servent à illustrer ses idées (fort sensées) sur la localisation des sources. Or, celle numérotée IV sur sa planche (ici, pl.VI,a) correspond clairement à ce que Johann nous dit de la gorge de la Via Mala. Il a en somme observé, dans cette percée spectaculaire au sein des Bündnerschiefer (calcschistes mésozoïques penniques), deux plis anticlinaux affrontés, avec verticalisation des couches dans la zone de contact. Malheureusement, il ne nous donne ici, pas plus qu'ailleurs, la moindre indication sur l'échelle. - (Sa figure V parait représenter l'auge décrite par Johann au-dessus de la terminaison ouest du Walensee, si l'on admet du moins que sa montagne "Chattstoz" est en réalité le Mattstock).
J'ai pu obtenir, grâce notamment à l'obligeance de Mario Sartori (de Lausanne), tout un lot de documents qui permettent d'apprécier en connaissance de cause la valeur des dessins de Johann Scheuchzer. De plus, j'ai pu voir les lieux de mes yeux, par très beau temps.
Disons d'emblée que, pour l'époque, Johann Scheuchzer a accompli un véritable exploit. Il n'est pas possible qu'il ait pu ainsi figurer le tracé des couches plus ou moins visibles sur les parois et versants dénudés, sans avoir d'abord clairement compris qu'il s'agissait là de la tranche d'ensembles massifs de strates se poursuivant à l'intérieur des montagnes. Du reste, en cela, il était l'élève indirect fidèle et doué de Sténon, auquel il se réfère explicitement (mais il est tout-à-fait muet sur le sort de la partie disparue, comme sur l'agent de cette amputation, que Sténon expliquait chez lui par des effondrements). On peut, je crois, le créditer d'une vision à trois dimensions absolument hors pair, vision qui est encore aujourd'hui le don inné et l'apanage privilégié des vrais géologues de terrain.
L'autre donnée préliminaire cruciale est que, d'une façon certaine, chacune des deux coupes-panoramas des versants respectifs du lac est en fait composite. Johann a mis bout à bout des études monographiques distinctes, faites à des échelles différentes, en les plaçant sur une planigraphie très approximative. Mais il affirme d'autre part de façon explicite que son propos était de donner "l'enchaînement ordonné" (enumerabo...horum ordinem) des structures de ces montagnes (notons que ce mot de structure, omniprésent dans la pensée, n'apparaît que dans le titre du mémoire). Compte tenu de l'exagération des hauteurs habituelle en la matière, leur fidélité permet en général de retrouver les angles de vue et les points d'observation probables, apparemment tous ou presque tous à terre (notre pl.IV,a).
Cette fidélité apparaît clairement quand on confronte chaque section monographique de la gravure avec les remarquables panoramas géologiques des deux rives dressés en couleurs par Albert Heim en 1891 (Beiträge zur Geol. Karte der Schweiz, 55, Taf. III), - complétés par un examen personnel direct des paysages, et par l'examen de diverses coupes géologiques plus récentes. - Se reporter pour ce qui suit à nos pl. I, II, III et IV.
Il est parfaitement possible et légitime de traduire les observations si précises de Johann Scheuchzer en termes de géologie actuelle. (Se reporter aux lettres ajoutées plus haut par nous en tête des paragraphes du texte de Johann). Annonçons de suite que les sites A, B et D, en termes de géologie actuelle, font partie de la nappe helvétique, supérieure, du Wildhorn (ou Drusberg-Decke); -les sites C, E, F et G se rapportent à la nappe helvétique inférieure (Axen-Decke). On reprend les noms de lieux de Johann, en donnant s'il y a lieu leurs équivalents actuels.
(A) - La voûte du Geissberg dessinée par l'auteur est probablement vue très obliquement, depuis Brunnen ou ses environs, et donc figurée en perspective fort raccourcie. Sur le terrain, on retrouve en effet très bien une voûte surbaissée de Schrattenkalk (= Urgonien) en bancs massifs, qui correspond au dos du repli frontal de la nappe. Au niveau du lac, elle coiffe en concordance les lits plus minces de l'Hauterivien plus marneux, en plaquettes.
(B) - Vers le Sud, le dessin de Johann court-circuite une section à pendage sud très faible (plateau du "Schiberenberg" = plateau de Morschach).- A l'arrière-plan, il a esquissé la silhouette, vue à distance et dessinée fort rétrécie, du Frohnalp (= Frohnalpstock), avec ses couches faiblement inclinées : il s'agit là encore d'Urgonien et Néocomien appartenant au flanc normal du repli supérieur de la même nappe.
En continuant au Sud, Johann a très bien vu la belle charnière synclinale du "Schiberenegg" (= Schiferenegg), probablement du bateau et de près. Ce qui l'a amené à surélever la paroi aux dimensions d'une montagne; mais à cela près, elle est bien réellement formée comme le montre le dessin (sauf à sa base), de couches à fort pendage sud (Urgonien et Hauterivien renversés du flanc inverse du pli couché supérieur déjà mentionné). Mais l'auteur n'a pas vu, ou du moins n'a pas figuré que, par la charnière précitée, elles se raccordent de façon continue, au niveau du lac, aux couches subhorizontales à l'endroit de son "Schiberenberg".
(C) - Nous restons sur la rive est, en changeant à nouveau d'échelle et de point de vue. On entre ici dans la nappe helvétique inférieure, dont la structure est fort complexe (en gros, il s'agit d'un anticlinal en tête plongeante à flanc normal écaillé et flanc inverse comportant notamment un faux anticlinal très serré. Le coeur jurassique est façonné en multiples replis disposés en forme de M basculé (cf. plus loin, "Klein Axenberg"). - Ce que Johann nomme le Buggisgradt, avec ses couches "épaisses et grossières", correspond apparemment à tout le versant nord du massif du Rophaien, vu à distance, par exemple depuis le Geissberg déjà nommé, donc du Nord (le rivage est en effet vu en enfilade). Le fort pendage au Nord des couches notamment urgoniennes, en flanc normal, de la nappe, érodées en chevrons, est vigoureusement schématisé. On voit aussi sur le dessin, tout un système de joints, sans doute serrés et multipliés à l'excès; ils nous paraissent correspondre à la traduction, esquissée dans le modelé du relief, de cassures subméridiennes réelles, normales aux couches de ce versant passablement couvert de végétation.
(D)- Revenons en arrière en changeant de rive. - En face du Schiberenberg, la paroi verticale du Teufelsmünster est elle aussi formée par les calcaires clairs en gros bancs du Schrattenkalk (Urgonien). Johann Scheuchzer y a figuré avec une remarquable exactitude un spectaculaire repli en V pincé. Cette charnière synclinale déversée, bien visible à distance, n'est autre que la prolongation longitudinale du repli, du Schiferenegg (le plateau du Seelisberg est donc homologue de celui de Mohrschach, son "Schiberenberg"). Sous la voûte surbaissée du flanc normal, il laisse avec raison les choses en blanc : la végétation y masque en effet les couches inférieures (c'est là, au bord du lac, qu'est situé le site, cher aux Suisses, de la prairie du Rütli, vénérée comme étant le lieu de naissance, en 1291, de la future Confédération helvétique). Le dessin du Teufelsmünster a été, semble-t-il, pris depuis les pentes inférieures du Frohnalpstock; à l'arrière-plan, la silhouette lointaine caractéristique du Pilatus est aisément identifiable. - A quoi correspond le singulier bombement de couches litées annexé, comme un corps étranger, à l'extrémité droite de la coupe ? Peut-être est-ce un croquis en enfilade, pris depuis l'Ouest, de la rive du lac bordant le versant NE du plateau du Seelisberg (antiforme de Harggis-Schwibogen).
(E) - Johann repasse à nouveau sur la rive est. - Un problème se pose pour son "Gross Axenberg". Il nous semble que ce nom a été reporté par erreur sur sa planche au-dessus du massif du Rophaien. En effet, à proprement parler, le Gross Axenberg (du moins aujourd'hui) n'est qu'un replat à mi-pente sur le flanc ouest de cette montagne. En contre-bas, l'on tombe à pic dans le lac par une sauvage paroi à pic, aujourd'hui percée de tunnels, où la structure est en effet malaisément déchiffrable. C'est apparemment de cette paroi (nommée "Hak Messer" sur la gravure) que parle l'auteur (elle se termine au Sud sous le nom d'Axenflue, voir G).
(F) - Allons maintenant à nouveau avec Johann en face, sur la rive ouest. Le panorama géologique correspondant forme toute la gauche de la planche; on y voit figurées trois montagnes. Leur disposition relative paraît indiquer que le dessin a été fait depuis un point situé à terre quelque part au Nord de l'Axenflue. La montagne dessinée à droite, "Auf der Werchi", correspond assez bien par sa configuration au chaînon situé entre Isleten et Bauen (dit aujourd'hui Barchenen et Scheidegg), vu en enfilade longitudinale, selon son axe. - Albert Heim sur son propre panorama le dessine (tout comme Johann) comme se présentant sous l'aspect d'une vaste voûte structurale ; son flanc sud est tronqué par le versant topographique; le coeur bombé est complet mais, dans le paysage actuel, ses couches courbées n'apparaissent pas aussi nettement que sur la planche. (Cette belle voûte antiforme replisse en fait une tête anticlinale couchée d'Urgonien et Néocomien).
Cette première montagne se profile (sur le dessin de Johann) à droite et en avant d'une autre montagne; celle-ci, pour lui le "Kolm", nous offre selon lui, vers son sommet, au-dessus de pentes masquées, une superbe charnière sommitale à plan axial horizontal. Et le texte, dans sa grande concision, est explicite : tout en haut, les couches "vont au Nord", plus bas, "elles sont infléchies à rebours dans cette même direction", et sont "arquées en quelque sorte perpendiculairement" (à l'horizontale). - Voilà à coup sûr une fort méritoire anticipation sur ce que De Saussure nommera plus tard les couches en C (il utilise déjà ce terme en 1775, à propos de ette même montagne, dans le journal manuscrit de son voyage au Saint Gothard; la raison d'être de cette disposition le préoccupera toute sa vie).
Tout semble indiquer que cette montagne est le Chulm ou Kulm actuel, fond de synclinal couché et perché à coeur tertiaire. Toutefois, l'on se heurte à une sérieuse difficulté. Certes, l'aspect des deux montagnes de Johann correspond assez bien dans leur alignement à ce que l'on voit dans le paysage, par exemple depuis la Tellskapelle sur la rive est (à ceci près que le Chulm ne domine pas directement le lac).- Mais surtout le panorama-coupe de notre auteur pour la rive ouest comporte alors une inexplicable lacune (de plus de trois kilomètres) en son milieu. Il y manque tout le massif du Niederbauen-Oberbauen, qui domine de mille mètres et plus le lac en son milieu, et s'impose de toutes parts à la vue avec sa haute barre sommitale de Schrattenkalk ; elle est l'homologue du Frohnalpstock.
Au Sud, elle se reploie en une spectaculaire boucle synclinale ouverte au Nord, à coeur d'Albien à Tertiaire, amorçant un repli supplémentaire du flanc normal de la Drusberg-Decke. De Saussure dans ses notes manuscrites de 1775 l'a remarquée en la distinguant clairement de celle de forme analogue sise plus au Sud (cf. Voyages...,§1936). Alors pourquoi son absence chez Johann Scheuchzer ? Car son intention était bien de donner "l'ordre" de l'ensemble.
A-t-il égaré le document partiel correspondant ? La planche a été gravée après coup, dira-t-on. Mais elle est conforme aussi bien aux croquis reproduits par Vallisnieri qu'au texte conservé du mémoire écrit. Telle qu'elle est, elle reflète fidèlement la description des choses donnée dans le texte, et celui-ci non plus ne dit rien sur cette section médiane de la rive occidentale. L'omission est donc précoce. Je laisse ouvert ce problème.
(G) - Retraversons une dernière fois le lac. - Ici, aucune hésitation pour l'identification du "Klein Axenberg". Il ne s'agit nullement d'une montagne à part, mais de la suite de la paroi nord-sud du §(E) : à savoir l'Axenflue actuel. C'est une muraille rocheuse orientée cette fois presque d'Ouest en Est (donc non visible sur le dessin du massif Buggisgradt-"Gross Axenberg", §(C). Ce mur naturel vertical, haut de quelque 350m, interdisait jadis toute poursuite du cheminement terrestre au trafic descendant du Saint-Gothard.
Le dessin est sûrement pris à courte distance, face au Nord, d'un point à terre situé à peut-être deux kilomètres au Nord de Flüelen. Johann nous dit comment il s'est senti "saisi de stupeur" chaque fois qu'il l'a examinée; et aussi, qu'il est difficile d'y tracer le cours des couches et leur continuité, leur début, leur fin. (Notons à quel point il a fait sien, comme un impératif logique, le principe de la continuité des strates de Sténon).
Et en effet, la géométrie, telle qu'on peut la deviner, en est fort complexe, du fait entre autres du comportement dysharmonique des couches (Hauterivien soit massif, soit finement lité). Le bas et la partie droite de la muraille montrent en effet toute une suite de spectaculaires replis d'échelle métrique-décamétrique, en chevrons arrondis ou aigus, en zig-zags de flanc inverse, affectant des couches marno-calcaires en bancs minces bien différenciés montant en gros vers la droite (= l'Est) (cf.pl.IV,b). C'est bien ce que dit le texte (en se rappelant que les directions indiquées sont toujours celles de la pente ascendante des strates). Au total, la description du même site par De Saussure (Voyages..., §1935) n'est pas meilleure. - Notons que, sur sa planche, l'auteur a représenté la paroi du "Klein Axenberg" à une échelle considérablement grossie et sous forme d'une montagne autonome fictive. Le tracé des couches nous paraît y témoigner d'un réel effort pour interpréter au moins leur allure générale, avec les replis en cascade à droite, d'autres en U, les dysharmonies, etc.
Dans la fin du texte ci-dessus traduit, le dernier paragraphe est trop concis à notre goût. D'où une certaine difficulté d'en pénétrer tout le sens. Voici ce que je crois avoir compris.
Tout repose sur ce que l'auteur entend par la figura principalis des montagnes. Ce n'est certainement pas leur simple aspect extérieur. Ce terme latin doit être pris dans son sens premier, dérivé de fingo (façonner), et que l'on peut exprimer par "configuration", "structure". Johann Scheuchzer prend soin de préciser que cette "figura principalis" n'est pas ce que l'on voit se dessiner, comme une esquisse (adumbrari) sur la facies (le visage extérieur, l'apparence de la montagne dans ses parois abruptes). Elle doit tenir compte de la position géométrique des surfaces proprement dites des strates, et non du tracé apparent de leur tranches dans les coupes des parois. Le passage relatif au Rigi est tout-à-fait explicite à cet égard. On sait que la face abrupte septentrionale du Rigi (1800m), dominant l'extrémité sud du lac de Zug, est orientée ESE-WNW. Les bancs de conglomérats miocènes s'y présentent, montant de la gauche vers la droite, comme si les couches étaient en pente (ascendante) "versus occasus", c'est-à-dire vers le couchant. Mais, nous dit l'auteur, l'inclinaison réelle des couches définie par celle de leurs surfaces propres est différente. En réalité, leur pente (= pendage) descend vers le Sud, comme aussi celle (topographique) de la declivitas (déclivité) du versant méridional de la sommité principale. - (Tout cela est en gros exact).
Même chose pour le Mons Utliacus (l'Utliberg, aux portes de Zurich) : à l'affleurement, les strates (de la molasse) semblent horizontales, alors que "l'inclinaison des surfaces elles-mêmes" (donc le pendage) est en pente ascendante vers le Nord ou NNE.
Enfin, en ce qui concerne le vallon de "Auf Ammon" (Amden, déjà mentionné plus haut au bord du Wallensee), il doit, précise l'auteur, sa figura et sa concavitas à l'inflexion incurvée des strates : et ici elle détermine également la pente des versants. L'auge, en termes actuels, est aussi bien structurale (figura) que morphologique (concavitas).
Le propos est donc clair : il faut (nous dit en somme Johann) voir les choses en volume, dans les trois dimensions de l'espace géométrique, et ne pas se contenter de la simple lecture des sections naturelles. Certes, ce mot de section, de coupe, il ne l'emploie pas. Mais, dans sa pensée, il est implicite. - Chose curieuse, comme on l'a noté plus haut, l'auteur est absolument muet sur la signification et donc sur l'origine des vallées et des murailles naturelles qui en forment les versants.
On notera que lorsque le jeune DE SAUSSURE reprend à bras le corps l'étude géologique des Alpes, avec l'énergie et le courage que l'on sait, il retrouve et réaffirme de telles vérités de base. Ainsi (Voyages..., §480) : "Il ne suffit donc pas de voir une montagne en face pour prononcer (sic) sur la situation de ses couches" (fausse apparence d'horizontalité).
Pour en terminer avec le texte de Johann Scheuchzer, il nous faut essayer de comprendre une de ses pensées, exprimée un peu plus haut de façon excessivement concise. Pour lui la figure -c'est-à-dire la structure intrinsèque - des montagnes sera tenue pour résulter effectivement de la suite des événements qu'il imagine, à une condition précise, à savoir : "si petrarum vertices stratorum in altum excussorum termini sint" ("si les points culminants des strates rocheuses bousculées (ou : secouées) vers le haut (en?) sont (des? les?) extrémités").
Qu'entend-il exactement par ces mots ? Les vertices (les culminations? les sommets topographiques?) des strates, dit-il, doivent être aussi les termini, les bouts, les extrémités. Or, puisque nous savons que les couches étaient jadis continues, ce mot d'"extrémités" ne peut guère signifier que "les tranches libres" sommitaies visibles des strates rompues et soulevées. Celles des versants des vallées n'ont pas à être prises en compte, mais seulement celles formant les cimes. - Est-ce aller trop loin que d'imaginer que le jeune Johann, aussi enthousiaste que son frère pour l'exploration fervente de sa libre patrie suisse, a maintes fois contemplé d'un sommet le vaste panorama des montagnes, et médité sur la foule des cimes, chaotiques, et pourtant toutes comme alignées sous une surface tangente (le Gipfelflur des géographes) ? Nul ne pouvait concevoir alors l'immense masse de matière enlevée par l'érosion, au-dessus des sommets actuels. Tout naturellement (comme le feront encore De Luc ou De Saussure), on pensait avoir sous les yeux les résultats purs et simples de la mystérieuse catastrophe génératrice des montagnes : et les couches tendues vers le ciel et tronquées net en étaient l'attestation. (En somme, aux vallées près, le relief était tenu pour "primaire").
Dès avant le XVIIIe siècle, l'on voit des artistes s'appliquer à représenter d'après nature des paysages scrupuleusement observés. Je pense par exemple à un dessin du flamand Roelandt Savery (Louvre, Cab. des Dessins, Inv.20.721). Exécuté vers 1606, ce dessin très minutieux est, aux yeux d'un géologue moderne, saisissant de vérité et de compréhension des choses (strates d'une grande flexure mise en relief par l'érosion). Or, cet homme devait tout ignorer de la Géologie. Il a tout, parfaitement, vu. Il n'a sans doute rien saisi du pourquoi : tout comme Dürer lorsqu'il dessinait les bancs rocheux d'une carrière.
Notre Johann Scheuchzer est-il dans le même cas ? (Car on pourrait insinuer que, sans être aussi évidentes au regard du profane que les assises superposées des gorges du Tarn ou du Grand Canyon du Colorado, les strates d'une partie des montagnes enserrant le lac d'Uri sont de celles qui peuvent frapper le regard de tout voyageur un peu artiste et tant soit peu intéressé par ce qu'il voit). - Je répondrai fermement : Non! - Tout d'abord, parce que Johann ne nous donne pas un tableau fait pour l'amour de l'art. Nulle intention esthétique ou mystique nette dans ce qu'il dessine. Du reste, pour qui a examiné lui-même les paysages géologiques qu'il figure, il est clair que son crayon est guidé non seulement par ses yeux, mais aussi par l'idée qui guide sa vision. Là où la végétation couvrait tout, il n'a pas inventé des tracés fictifs de strates. Dans les parois et versants rocheux, il interpole par contre résolument, parce qu'il sait que même là où elles sont localement masquées, le cours des strates se poursuit nécessairement, en vertu de l'axiome sténonien de la continuité initiale des couches. Il descend en somme d'une vision conceptuelle globale, vers le hasard de ses manifestations locales et contingentes, mais dans une scrupuleuse fidélité aux faits.
Il a vu en esprit la Terre, toute entière entourée d'un Océan boueux. Il a vu s'y déposer couche après couche (conformément aux axiomes de Sténon, mais un seul acte) une immense pile de strates horizontales. Il a vu, toujours dans son regard intérieur, ces couches se durcir. Il les a vu changer de "site" (de position géométrique) et donc faire naître, par cela même, les montagnes (comme Sténon l'avait si bien exposé : "mutatus stratorum situs praecipua montium origo sit": Prodromus, p. 32 "le site changé des strates est la principale origine des montagnes"). Il les a vues dans ce déplacement se fracasser, basculer vers le haut ou vers le bas (en termes modernes, ici s'affaisser, là se soulever). Toujours guidé par les principes de Sténon, il a vu les couches que l'on observe aujourd'hui tronquées sur les sommets, se prolonger dans le vide, se raccorder à d'autres tronçons, dans leur nécessaire continuité ancienne. Il a aussi vu, partout, les ensembles cohérents de strates se poursuivre au sein du volume intérieur des montagnes, à partir de leurs tracés sur les versants. Et toute cette grandiose vision mentale est pour lui justifiée à l'évidence par ce que son regard physique voit dans le paysage.
Or, par rapport à Sténon, Johann Scheuchzer introduit une nouveauté essentielle, grosse de développements à terme : à savoir le plissement. Son texte, aussi bien que ses dessins, sont à cet égard pleinement probants. C'est là une innovation majeure. En effet, le génial Danois n'avait décrit, et certes remarquablement observé, que la tectonique d'effondrement des fossés néogènes de Toscane méridionale, n'impliquant aucun resserrement quelconque. Johann, lui, figure des structures plissées qui, implicitement, exigent des déplacements horizontaux de matière.
Dès 1708, Fontenelle répercute en quelques lignes cette notion de plissement, pour nous capitale (sans que ce mot soit prononcé) : dans son compte rendu du mémoire de Johann, il écrit (Histoire de l'Acad. Roy. Sc..., p.32) : (Les lits) "sont en arc ou en voûte, d'autres sont ondoyans, d'autres sont en quelque sorte triangulaires, ont quelques angles fort aigus, mais les contours d'un lit, quels qu'ils soient, sont toujours exactement parallèles à ceux de plusieurs autres lits voisins" ; Fontenelle avait évidemment sous les yeux la "Carte fort curieuse" envoyée par Johann, quand il note le fait singulier que présentent "deux suites différentes de lits, qui se rencontrent par leurs convexitez, & font la figure de deux ramaux d'une Courbe qui se rebrousse" (il s'agit fort probablement du pincement synclinal du Teufelsmünster).
Emprunté ici au langage de la géométrie plane, le mot de rebroussement, une fois transposé en mouvement, qualifie fort bien les renversements des couches des montagnes d'Uri et d'ailleurs. Nous avons dit combien De Saussure attachera d'importance à ce qu'il nomme le "refoulement" des "couches en C" "retroussées" (§§1184, 1677,etc); il ne cessera de s'interroger sur la cause de ce phénomène. Or, il connaît et mentionne (Voyages..., §1934) les dessins de "Scheuchzer" publiés par Vallisnieri. Son propre vocabulaire retrouve certains des termes utilisés jadis par Johann (ex. "couches arquées", §472). - La tectonique alpine, lors de son vrai démarrage à partir de 1775, renoue donc avec ses premiers pas du début du siècle.
De Luc (Obs. sur la Physique..., t.XL, 1792, p.193) s'est lui aussi ingénié à expliquer ces couches tordues et refoulées jusqu'à se renverser; à cette fin, il recourt à de massifs glissements par gravité, liés pour lui à une tectonique d'effondrements. - Scrope en 1825 (Considerations on Volcanos, fig.29 et p.201) les liera à une extrusion centrale du soubassement cristallin devenu plastique, lequel de plus refoule en compression les couches profondes. -Naumann répercute le schéma de SCROPE au milieu du siècle. -Studer émet des idées comparables. - Enfin Marcel Bertrand se référera à son tour aux couches en C de De Saussure.
On voit que c'est une longue histoire (et je ne suis pas tout-à-fait sûr que les tectoniciens alpins actuels se soient entièrement mis d'accord sur les mécanismes intervenant dans la genèse des charnières frontales couchées des nappes alpines). -Mais revenons en arrière, aux contemporains de Johann Scheuchzer.
Il est fort probable que l'ingénieur Henri Gautier en a indirectement tiré inspiration ou confirmation lorsque, dans ses Nouvelles conjectures... (1721, p.II-IV, et 5), il use de termes très voisins pour décrire l'état de bouleversement des couches des montagnes. Et du reste, dans sa Bibliothèque....(1723, t.I, p.37), il cite in extenso le texte de Fontenelle. - En 1729, Bourguet dans ses Lettres Philosophiques, p.202, dit presque les mêmes choses (mais lui était l'ami personnel de Johann-Jakob Scheuchzer). Ainsi donc, l'idée du plissement des couches, jusque-là méconnue, a été largement répercutée par la génération de Johann.
Bien d'autres remarques pourraient être faites sur ce texte passionnant de Johann Scheuchzer. Bien entendu, on ne peut que déplorer que sous sa version intégrale, il soit resté enterré à l'état de manuscrit. Toutefois, Johann-Jakob en a sauvé et valorisé la remarquable planche de dessins, et a publié, on l'a dit, dans son propre livre déjà cité (Helvetiae Stoicheiographia, 1716) un abrégé assez correct de la description des paysages tectoniques, correspondants.
Mais son propre diluvianisme inconditionnel, partagé par Woodward et Bourguet, avec leurs prêches apologétiques, ne pouvait que bientôt contribuer à discréditer la notion même de la formation des montagnes par le bouleversement de couches nées horizontales (Buffon attaque avec vigueur Burnet, Woodward et autres, et ignorera royalement la Tectonique). Cela au point qu'il faudra la découverte du fameux poudingue verticalisé de Vallorcine (en 1776) pour convaincre De Saussure, et avec lui le monde savant, du bien-fondé de cette idée, pour nous si évidente, et dont Sténon avait fourni une démonstration logique rigoureuse.
N'oublions pas qu'entre temps le Telliamed, fort lu notamment pour ses audaces anti-bibliques, affirmait avec aplomb et une belle éloquence que toutes les couches, aussi contournées et redressées soient-elles, s'étaient sédimentées dans cette situation. Son auteur, De Maillet, tout à sa haine de la moindre évocation du Déluge, s'était assez méchamment moqué de l'essai, par certains côtés révolutionnaire et prophétique, de 1!ingénieur Henri GAUTIER (1721, 1723) qui, lui aussi, formait les montagnes en bouleversant d'anciens lits horizontaux de sédiments. Pourtant, Gautier, esprit fort libre et hétérodoxe, n'invoquait que marginalement le Déluge, et postulait des temps aussi longs qu'on voudra pour l'érosion des montagnes et la sédimentation corrélative, à la différence des grands diluvianistes protestants, prisonniers de la chronologie courte biblique. C'était, pour une part, cette brièveté qui leur avait imposé, y compris à Johann Scheuchzer, la solution diluvianiste radicale, méga-catastrophiste. Rappelons-nous que ce temps bref semblait aller de soi à la grande majorité des esprits en cette première moitié du XVIIIe siècle.
Quant à la force qui a ainsi tout remué, brisé, mis sens dessus dessous, Johann n'a recours, avec Woodward, qu'à quelque décision divine. Voilà qui peut nous décevoir. Mais à y réfléchir, n'était-ce pas là, au fond, chez lui, faire un louable aveu d'ignorance ? Notons au surplus que dans ses rares propos tant soit peu théologiques, il paraît s'abriter derrière l'autorité de Woodward. - Rappelons à ce sujet que l'Académie Royale des Sciences de Paris s'interdisait absolument tout empiétement sur le terrain de la religion, en échange de sa liberté d'imprimer. D'où, peut-être, la tonalité très "laïque", du mémoire adressé à cette illustre compagnie. En 1708, toute hypothèse sur la nature des forces orogéniques était d'avance fausse et vaine. Et de même en 1808. Voire en 1908. Nous en débattons encore.
Bien que nos regrets soient vains, il est pour nous triste que le mémoire de Johann n'ait pas été diffusé intégralement. Tout d'abord, sur un plan général, parce que nous y trouvons une très lucide et perspicace mise en application, unique pour l'époque dans sa cohérence et sa limpidité exemplaire, des trois grands principes légués par Sténon : - dépôt successif des couches en tant que sédiments; - leur nécessaire horizontalité primitive; - et leur continuité originelle. Or, toute la Géologie s'est construite sur ces trois axiomes de base. - Mais aussi, parce que ce bref chef-d'oeuvre créait en puissance, sur d'irréfutables bases descriptives, la Tectonique, notamment alpine : publié convenablement, il aurait pu beaucoup en hâter l'essor.
Studer, l'un des plus éminents géologues suisses du XIXe siècle, pionnier de l'investigation structurale des Alpes centrales, a écrit ceci en 1863 (Geschichte der physische Geographie der Schweiz, p.204) : "Johann Scheuchzer doit être cité étant le premier géologue qui ait cherché à fonder son opinion sur ses propres observations, le premier qui ait prêté attention à la disposition en éventail des couches du Gothard, et aux étonnantes couches contournées du lac d'Uri et du Wallensee" (cité par M.Koch, loc.cit.). - Haller, déjà, jugeait que le travail de Johann sur les Grisons surpassait les travaux homologues de son frère.
Sans doute aurait-il fallu donner un aperçu de la personne et de la biographie de notre auteur. Mais je suis de ceux qui jugent d'intérêt secondaire ces développements, quand ils n'éclairent pas l'oeuvre. Or, sur cet aspect propre de la vie de Johann Scheuchzer, faute de données fiables suffisantes, mieux vaut ne rien dire. J'aime mieux m'imprégner longuement, attentivement, de la substance de ses paroles, de la richesse rigoureuse de ses dessins, dans leur immense effort pour atteindre la vérité. C'est cette authenticité, cette honnêteté intellectuelle totale, qui justifient plus que tout ma grande estime pour ce lointain collègue alpin. Il aimait tant nos montagnes !
- "Quelques six-pieds" (à propos du Klein Axenberg) : en latin, aliquot hexapedas : quelque chose comme des toises si l'on veut.
- "Thusis dans les Grisons" (Via Mala) : en latin, Rhetorum Thuscia.
- "Lac des Quatre-Cantons" (Rigi) : en latin, lacum pagonum sylvestris (Waldstättersee : les cantons forestiers).
- Johann s'adresse aux viri illustres de l'Académie Royale des Sciences de Paris. On a laissé ce terme tel quel; en latin classique, il signifie : éclairés, brillants, en vue, illustres.
- Voici quelques détails complémentaires sur la vie de Johann SCHEUCHZER (son prénom est orthographié Johannes par certains biographes). Ils n'apportent malheureusement pas de lumière sur l'activité alpine de l'auteur - Il naît à Zürich en 1684. Après avoir étudié la médecine (il est fait Docteur à Bâle en 1706), il suit quelque temps une carrière militaire en Hollande; puis il accompagne en Italie le comte Marsigli comme secrétaire. En 1712, il est ingénieur du canton de Zürich, et joue un rôle actif lors du siège de la ville. En 1718, il enseigne à Padoue la botanique. Puis il voyage en Hollande, France, Allemagne, et en 1732, il est nommé secrétaire du comté de BADE. L'année suivante, son frère Johann-Jakob étant décédé, il le remplace dans ses fonctions à Zürich, de professeur de "physique" (Sciences naturelles) et de médecin de la ville. Il bénéficie d'une des prébendes de la collégiale en tant que chef des choeurs. Johann à ce moment est âgé de cinquante ans, et ne profitera que peu d'années de ces avantages et de cette sécurité (il meurt en mars 1738). - Ajoutons que les spécialistes considèrent très favorablement son grand ouvrage Agrostographia (1719, 550 pages in-4° + 19 planches), qui a fait de lui un pionnier important dans l'étude des Graminées.
Il convient de signaler un auteur contemporain de De Saussure, qui a, lui, attaché de l'importance à la planche et au court texte descriptif, relatifs au lac d'Uri, publiés en 1716 dans l'ouvrage précité de Johann Jakob (Helvetiae Stoicheiographia...). - Il s'agit du comte G. de Razoumowski, lequel, à la fin de son livre Voyages minéralogiques dans le gouvernement d'Aigle..., Lausanne, 1784, y ajoute le récit d'une Excursion sur le lac de Lucerne (p. 143-176). Le but principal de ce voyage, nous dit Razoumowski, était "d'examiner de près, les singuliers rochers décrits pas Scheutzer (sic)". Bien entendu, par rapport à ce dernier, il apporte beaucoup de données nouvelles, notamment sur la nature des masses minérales. Conformément à la vision courte du temps alors commune, il imagine de terribles catastrophes responsables du désordre général visible dans les couches, mais aussi responsables des masses de poudingues, du creusement d'une partie des vallées, et enfin des amas de déblais et de blocs éboulés. Mais en ce qui concerne les structures jadis si bien figurées et décrites par Johann, il en parle à peine et reste très en deçà de son lointain prédécesseur (sans doute confondu par lui avec son aîné). Pour lui, les replis de l'Axenberg sont dus au poids des couches. Nous l'avons dit : la Tectonique n'a fait que peu de progrès durant le XVIIIe siècle.
Arbenz P., Buxtorf A. et Staub W. (1956). Neue tektonische Untersuchungen am Ostufer des Urnersee (Zentralschweiz). Neues Jahrbuch fur Geologie und Paleontologie. Abhandlungen, Bd. 102, n°3, 381-401 (Beilage 1).
Burnet Th. (1684). Telluris...Theoria Sacra .... Libri duo priores..., Londini. - 1689 (id.) ...Libri duo posteriores..., Londini.
Carozzi M. et Carozzi A.V. (1987). Sulzer's antidiluvianist and catastrophist theories on the origin of mountains. Archives des sciences ... Genève, 40, 2, 107-143 (cf. p.112-113).
Hantke R. (1961). Tektonik der helvetischen Kalkalpen zwischen Obwalden und dem St. Galler Rheintal. Mitteilungen aus dem Geologischen Institut der Eidg. Techn. Hochschule und der Universität Zurich, B, Nr 16.
Heim A. (1891). Geologie der Hochalpen zwischen Reuss und Rhein. Beiträge zur geologische Karte der Schweiz, 25 (cf. Taf. III).
Histoire de l'Académie Royale des Sciences (Paris), pour 1708, 30-33 (compte-rendu par Fontenelle du mémoire de Johann Scheuchzer sur la structure des montagnes). Ibid., pour 1710, 19-21 (id. sur les "Numismales").
Koch M. (1952). Johann Scheuchzer als Erforscher der Geologie der Alpen. Vierteljahrschrift der Naturforschenden Gesellschaft in Zurich, Bd 97, 191-202.
Moesch C. (1894). Geologische Beschreibung der Kalk- und Schiefergebirge zwischen dem Reuss- und Kienthal. Beiträge zur geologische Karte der Schweiz, 42.
De Saussure H.-B. (1779-1796). Voyages dans les Alpes ...
Scheuchzer J. (1708). De montium structura, lettre envoyée à l'Académie des Sciences de Paris, recopiée dans le manuscrit H92 de la Zentral Bibliothek de Zurich ; celui-ci contient (p.30-39) le texte en latin de Orographia, partie de Helvetiae Stoicheiographia de Johann Jakob Scheuchzer.
Scheuchzer J.J. (1716-1718). Helvetiae Stoicheiographia. Orographia et Oreographia. Oder Beschreibung der Elementen, Grenzen und Bergen des Schweizerlands..., 3 vol. (cf.T.I, 111-114 et pl.I).
Scheuchzer J.J. (1731-1735). Physica sacra Johannis Jacobi Scheuchzeri ..., 4 vol., Augustae Vindelicorum & Ulmae (pour la pl.XLVI).
Echelle approximative 1:60.000. Le Sud est à droite. (Urner See = lac d'Uri, branche terminale sud-est du lac des Quatre-Cantons).
___________________
II - Versant est du lac d'Uri. - En haut, extrait un peu modifié du panorama de Albert HEIM, 1891, Taf. III. - A,B,C,D,E,F,G = renvois aux paragraphes descriptifs du texte de Johann Scheuchzer. - Ge = Geissberg; - Sch = Schiberenberg ; - Sgg = Schiberenegg; - Bg = Buggisgradt; - GA = Gross Axenberg; - KA = Klein Axenberg. - u Urgonien (Schrattenkalk); - h Hauterivien (s.lat.).
En bas, décomposition du panorama correspondant de Johann Scheuchzer, en fait composite, en ses éléments monographiques (cf. pl.IV pour les angles probables de vue).
___________________
Agrandir ou imprimer
III - Versant ouest du lac d'Uri. - Même système de présentation.. - W = Auf der Werchi; - K Kolm; - P = Pilatus.
___________________
Agrandir ou imprimer
IV - fig. a : Angles de vue probables des dessins de Johann Scheuchzer, reportés sur une esquisse géologique tirée de HANTKE. -
T = Teufelsmunster; - EJ = Barchenen ("Auf der Werchi") ; - K = Kolm (= Chulm = Kulm).
fig. b : Les replis de l'Axenflue (croquis de l'auteur d'après une photo); hauteur de la paroi : environ 300m.
fig. c : L'antiforme de Harggis-Schwibogen à l'Ouest de Seelisberg (extrait de MOESCH 1894, pl. VI). - C'est à cette voûte que pourrait correspondre celle dessinée par Johann Scheuchzer tout à droite du Teufelsmunster (D).
___________________
Agrandir ou imprimer
V - Carte sommaire de la Suisse, avec localisation des lieux mentionnés dans le texte de Johann Scheuchzer. - 1 Utliberg; - 2 Wallensee ("lacus Rivarius"); - 3 Rigi; - 4 Pilatus; - 5 lac d'Uri; - 6 Via Mala; - 7 Saint-Gothard; - 8 Val Mesoccio.
___________________
Agrandir ou imprimer
VI - fig. a : Croquis tectoniques reproduits par VALLISNIERI d'après Johann Scheuchzer. (Leur objet est de montrer comment se situent les sources en fonction de la disposition des couches). -Le mont "Chattstock" est sans doute le Mattstock. Les sites III et VI n'ont pas pu être localisés. - Noter la grossière simplification des profils des deux versants du lac d'Uri (I et II).
Localisations indiquées : I Rive du "lac de Lucerne", face au Nord. A "Geosberg"; B "Fronalp" ; C "Schibetemberg" ; D "Buggis-Grade" ; E "Gross-Axemberg" ; F "Klein-Axzmberg". - II L'autre rive du lac. A "Geelis-Berg ; B "Teufees-Munster" ; C " Auf der Woerche" ; D "Kolm". - III Vallée au Mont "Schild" (Glaris) ; ruisseau du "Muehlebach". - IV Via Mala. - V Mont "Chattstoz", sur le lac "Rivario", au-dessus de Wallenstadt. - VI "Deux montagnes en Allemagne".
fig. b : Croquis tectoniques répercutés par MORO 1740, 1751. in Hölder, 1960.
___________________
Agrandir ou imprimer
VII - Coupe tectonique du versant est du lac d'Uri par ARBENZ, BUXTORF et STAUB.