TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIX (2000)
Gabriel GOHAU
Thomas Burnet, la première Théorie de la Terre : entre science et religion

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 17 mai 2000)

Le présent travail est le prolongement d'un exposé fait à Genève, lors d'un colloque sur la montagne et les savants, tenu en octobre 1998[1]. L'ambition était alors de caractériser le changement de mentalité qui survient autour de 1700, et qui modifie radicalement le regard sur la haute montagne. Si nous revenons aujourd'hui à une vue plus modeste, en nous limitant à l'œuvre de Burnet, c'est que l'entreprise initiale s'est révélée quelque peu démesurée.

I. Les théories de la Terre

Thomas Burnet (1635-1715) publie en 1681 une Telluris theoria sacra, qu'il présente trois ans plus tard en version anglaise modifiée[2]. Le titre, apparemment inédit, est repris par divers auteurs au long du siècle suivant. En 1696 William Whiston publie A new theory ot the Earth[3]. En 1729, c'est le protestant nîmois Louis Bourguet, réfugié à Neuchâtel, qui accompagne ses Lettres philosophiques d'un Mémoire sur la théorie de la Terre[4].


Citons ensuite le célèbre texte de Buffon, intitulé Histoire et théorie de la Terre, en forme de « second discours » de l'Histoire naturelle, suivi des Preuves de la théorie de la Terre[5].

Et bien sûr, c'est le même titre que choisit James Hutton quarante ans plus tard, d'abord sous forme d'un exposé, en 1785, devant la Société géologique d'Edinburgh, publié en 1788, sous le titre Theory of the Earth ; or an investigation of the laws observable in the composition, dissolution and restoration of land upon the Globe. Puis développé dans les deux volumes de la Theory of the Earth with proofs and illustrations[6].

Quoique le titre, déjà, fût archaïque (le terme géologie apparaît en langues anglaise et française, successivement en 1735 et 1751, et devient courant avant la fin du siècle), il sera repris en 1813 quand Jameson traduira en anglais le Discours préliminaire des Recherches sur les ossemens fossiles, de Cuvier, publié l'année précédente : curieusement, on choisira de le nommer Essay on the Theory of the Earth. Et Cuvier lui-même intitulera la réédition du Discours préliminaire en 1821 : Discours sur la théorie de la Terre...

Au long de ce grand siècle d'usage, l'expression recouvre au moins deux sens. Une théorie de la Terre est un essai hypothétique et personnel sur la formation du globe. C'est le cas des ouvrages de Burnet ou de Whiston (aussi celui de Woodward, quoiqu'il ne porte pas ce titre[7]), comme de Louis Bourguet. Mais le terme peut aussi désigner un discours sur les lois qui maintiennent le globe dans son état actuel. C'est ce à quoi s'emploie Buffon, aussi bien que Hutton qui publie, en 1785, le résumé de sa théorie de la Terre sous le titre de Dissertation [...] concerning the System of the Earth ; its Duration and Stability. Formation opposée à conservation, hypothèse sur l'origine se substituant à la recherche de lois constantes, on voit là deux pôles des études sur la Terre au XVIIIe siècle.

Mais laissons ce qui déboucherait sur des développements traités ailleurs et revenons à Burnet[8].


II. Burnet : les montagnes nées du Déluge

Thomas Burnet, né en 1635, est bachelier en 1655. L'année suivante il arrive au Christ's College de Cambridge. Il y reste jusqu'en 1670, date à laquelle il est démis de ses fonctions pour absentéisme. Plus tard, il sera chapelain et secrétaire de Guillaume III d'Orange, gendre et successeur (1689-1702) de Jacques II, le dernier des Stuarts. Sa théorie de la Terre présente quatre caractéristiques :

 

- la composition de la Terre est successive, l'une des phases étant le Déluge de Noé ;

 

- sa durée est faible (chronologie courte), correspondant aux temps de la Genèse ;

 

- l’état actuel correspond à une phase de stabilité, cependant compatible avec une conflagration finale, explicitement prévue ;

 

- la reconstitution des étapes de cette formation se fait par le seul effort de la pensée, appuyée sur la connaissance des lois de la nature : aucune « archive de la Terre » n'est utilisée. En ce sens, la théorie n'est pas une histoire de la Terre mais une « embryologie », pour reprendre un vocabulaire présenté naguère devant le COFRHIGEO, et sur lequel il n'est ni possible, faute de temps, ni opportun de revenir, pour ménager les lecteurs qui ont déjà lu ce qui concerne le sujet, et... plus encore ceux qui ont eu la chance d'y échapper[9].

Le modèle en est la quatrième partie des Principes de la Philosophie de Descartes (1644, éd. latine, et 1647, éd. fr.)[10]. Descartes imagine que la formation de la Terre résulte d'une différenciation (le terme n'est pas employé) d'une matière chaotique (le chaos des poètes) ou sommairement organisée en tourbillons. Au centre, la matière lumineuse du premier genre, subtile et agitée, sorte de feu, forme un astre analogue au soleil, autour duquel la matière obscure du troisième genre se dépose à la façon des taches solaires. Et s'épaissit en une enveloppe, qui se différencie en écorce solide, océan et atmosphère.

Le schéma de Burnet s'en différencie par l'absence de feu central. Au premier stade, on observe un chaos de métaux, fluide (fig. 1 [1]). Puis la matière la plus lourde et la plus grossière se rassemble au centre, et durcit (état solide). Autour, on rencontre une enveloppe liquide et une autre volatile (fig. 1 [2]). La masse liquide se divise en deux couches : huileuse plus légère en surface, aqueuse plus dense au-dessous (fig.1 [3]). Mais l'air contient des matériaux lourds en suspension. Ceux-ci se déposent dans la couche huileuse et forment une sorte de boue (fig. 1 [4]). L'écorce ainsi formée se dessèche et se fendille. Ainsi naissent les continents lors d'une phase de bouleversement  qui  correspond  au  Déluge biblique. Cette catastrophe se situe seize


Figure 1 - Etapes de la formation des enveloppes de la Terre. D'après Th. Burnet (1681). Les numéros 1 à 3 désignent respectivement : (1) la couche huileuse chargée de boue, (2) la couche aqueuse, (3) le noyau solide.


siècles après la première consolidation du Globe. Pareillement, Burnet compte un demi-millénaire entre l'époque actuelle et la conflagration finale (Livre 3), laquelle précédera l'apparition d'une nouvelle Terre (Livre 4).

Les références au récit de la Genèse ne doivent pas tromper le lecteur moderne dégagé de cette interprétation littérale de la Bible. En 1681, elle suppose une certaine audace de l'auteur. Jacques Roger note qu'il est normal que ce soit un Anglais qui ait entrepris ce travail « parce que l'Angleterre du XVIIe siècle offrait une liberté à peu près inconnue sur le continent à ceux qui se mêlaient d'interpréter la bible de façon trop personnelle »[11].

Et c'est là que nous arrivons à un point crucial et à la coupure qui fera le thème de ce travail. Dans le schéma de Burnet, la Terre, avant le Déluge, est lisse, sans aspérités. C'est la chute des pans de croûte dans l'océan intérieur qui produit les reliefs : montagnes et océans (fig. 2). Or, nous dit Gordon Herries Davies, dans un bel ouvrage sur The Earth in Decay, si les montagnes sont attribuées au Déluge c'est qu'on les tient pour des excroissances analogues aux rides, furoncles, boutons et goîtres du microcosme, imposées par Dieu en vue de punir l'homme de sa désobéissance[12].

Cependant, explique le même auteur, la Glorieuse révolution de 1788, celle qui chasse les Stuarts, produit un brutal changement de mentalité. « Les calvinistes voyaient Dieu comme un être terrifiant et furieux, infligeant de terribles punitions à un homme chargé de péchés. Le nouveau croyant, au contraire, Le voit doux et clément, comme on peut le retrouver dans l'enseignement des platoniciens de Cambridge et des Latitudinaires »[13]. Du coup, les montagnes changent de statut : elles ont été créées, comme toute la nature, en vue du séjour de l'homme. Elles doivent donc être utiles. Fleurissent alors une série d'ouvrages sur leur utilité. En 1692, le naturaliste John Ray publie Three physico-theological discourses, « où sont largement discutés la Production et l'Usage des montagnes »[14]. En 1709 Tancred Robinson suit la même voie dans son Essay towards  a Natural History[15]. En 1713, c'est la Physico-theology de William Derham qui présente la thèse providentialiste. Et nous pouvons retrouver la même préoccupation jusqu'au milieu du siècle, avec le pasteur Elie Bertrand, auteur, en 1754, d'un ouvrage au titre explicite : L'Usage des montagnes[16].

Figure 2 - Formation des continents par effondrement de l'enveloppe externe dans la couche aqueuse. D'après Th. Burnet (1684).

 

Bien entendu, pour tous ces auteurs, les montagnes sont si nécessaires que l'homme n'a pu s'en passer : elles accroissent la surface du Globe, introduisent une grande variété climatique permettant de multiplier les espèces animales et végétales, elles forment des frontières, assurent l'ossature de la Terre, produisent des minerais, et ont même offert aux chrétiens persécutés le refuge de leurs cavernes. Partant, elles doivent exister depuis la Création du monde. Elles ne datent donc pas du Déluge.

A suivre ce raisonnement, Burnet est en amont de cette révolution des mentalités. Il est donc du côté des Calvinistes, si l'on s'en tient à la citation de Davies. La date de son ouvrage, comme le rôle qu'il fait jouer au Déluge, concordent pour le placer dans le camp des Puritains. Et pourtant les choses sont loin d'être aussi claires, puisqu'on a pu le tenir pour le père du Déisme, courant optimiste, opposé à la rigueur puritaine. Aussi convient-il se s'enfoncer un peu plus dans le sujet.

 

III. Obscurité ou éclat des montagnes

Pour ma part, c'est en préparant ma thèse que j'ai découvert le changement de mentalité vis-à-vis de la montagne. Je l'ai fait en lisant d'une part Davies et de l'autre Claire-Eliane Engel, auteur, dans les années 1930, d'une belle étude sur La Littérature alpestre en France et en Angleterre aux XVIIIe et XIXe siècle[17]. Sans distinguer une rupture aussi brutale que l'historien britannique, elle voyait s'amorcer au premier tiers du XVIIIe siècle un attrait pour la haute montagne, illustré par un poème de Albert de Haller, le physiologiste de Berne, Die Alpen, puis par les voyages d'amateurs anglais, tels Thomas Gray et Horace Walpole en 1739[18]. Le mouvement, selon elle, culmine avec la lettre de Saint-Preux sur le Valais dans la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau en 1761.

Un ouvrage, cependant, dont la référence se trouvait chez Herries Davies, semblait introuvable en France. Il s'agissait du livre de Marjorie Nicolson, Mountain gloom and Mountain Glory, paru en 1959. Par chance, au moment où je commençais à préparer ma communication sur l'usage des montagnes pour le colloque de Genève, j'appris, grâce à l'obligeance de notre ami Hugh Torrens, qui s'offrit à me le procurer avec l'aide de Ken Taylor, que l'ouvrage venait d'être réédité aux Etats-Unis[19] (Merci infiniment à l’un et l’autre). Précisément, Burnet formait le pivot de son travail, travail de longue haleine, car l'auteur avait noté dès 1939 l'aspect paradoxal de l'attitude de Burnet envers les montagnes. Elle le traite quelque part de personnage « amphibien ». La lecture de cet ouvrage me procura les éléments qui me manquaient pour entreprendre l'analyse du changement de mentalité. Pour entreprendre, mais... sans doute pas pour réussir. Car la question est infiniment plus compliquée que ce que j'imaginais. Mais tentons tout de même d'esquisser une réponse.

Si la religion a une influence, ce n'est pas, par exemple, dans une opposition simpliste entre catholiques et protestants qu'il faut la chercher, malgré l'autorité de certains historiens : ainsi P. Joutard fait sans doute trop hâtivement de la montagne une « invention protestante »[20]. Et si l'attitude des religions orientales est plus favorable à l'attrait des montagnes que celle des obédiences de nos climats, on ne voit pas quelle influence elle aurait pu avoir, en Europe occidentale, au tournant des XVII-XVIIIe siècles.

Une piste plus intéressante est fournie par les propos de Gordon Davies rappelés ci-dessus, quoiqu'ils demandent eux-mêmes à être développés. Ce qui va s'épanouir au début du siècle des Lumières, c'est un ensemble de courants optimistes. L'attitude pessimiste du calviniste peut être représentée par ce propos de Pierre Jurieu, installé à Rotterdam : « Dieu a créé la plupart des hommes pour les damner, non pas parce qu'ils l'aient mérité par leurs crimes, mais parce qu'il lui plaît ainsi, et qu'il n'a prévu leur damnation que parce qu'il l'a ordonnée avant que de prévoir leurs crimes ». Or c'est contre ce courant que vont s'insurger les auteurs que nous allons rencontrer, à la fois en lisant le livre de Marjorie Nicolson et la thèse de mon ami Laurent Loty qui s'est donné pour sujet l'historique de l'optimisme, et que j'ai très opportunément découverte au moment où le projet de ce travail se formait dans mon esprit[21].

Les premiers auteurs qui vont s'opposer aux Puritains sont, comme le note Davies, les Platoniciens de Cambridge. Pourtant, la Glorieuse Révolution ne joue aucun rôle dans leur essor puisque leur leader est Henry More, né en 1614 et mort en 1687... un an avant ladite révolution. Leur préoccupation est bien, notamment, d'établir l'usage des montagnes. Pourtant leur ennemi principal n'est pas le puritanisme mais l'athéisme : Hobbes, Lucrèce et Gassendi sont les cibles de An Antidote against Atheism, l'ouvrage-phare de More (1652).

On sait mieux encore, sans doute, que l'optimisme prend une forme philosophique avec le meilleur des mondes de Leibniz. Face au danger du manichéisme, qu'engendre irrésistiblement la prise en compte de l'existence du mal dans le monde (si Dieu n'a pas voulu le mal, il faut qu'une divinité opposée en soit responsable), et qui se déduit des critiques de Pierre Bayle, le philosophe allemand répond que le mal n'existe que du fait de l'imperfection de l'homme. Mais Dieu fait que ce mal soit minimal, et que, donc, la perfection qui ne peut être maximale soit « optimale ». C'est à cette thèse qu'on donne le nom d'optimisme philosophique.


Vient ensuite un optimisme plus radical, celui des déistes. En Angleterre, ce courant est représenté par le poète Pope, auteur de l'Essay on Man (1733), selon qui « whatever is, is right ». En Allemagne, citons Haller, l'auteur du Die Alpen déjà nommé. Et bien sûr Voltaire pour la France. Proche des idées de Pope, il cherche cependant à préserver la liberté de Dieu, et celle de l'homme, du fatalisme qu'implique l'optimisme. Avant de tomber dans le pessimisme à la suite du séisme de Lisbonne (1755) : « Si Pope avait été à Lisbonne aurait-il osé dire tout est bien » (Lettre à Elie Bertrand)[22].

 

Il n'est pas possible de s'étendre beaucoup plus sur le déisme, ni sur ses rapports avec le christianisme, d'une part, et l'athéisme, de l'autre. Selon ses dispositions d'esprit, on peut, avec le penseur contre-révolutionnaire Louis de Bonald (1754-1840), prétendre que le déiste n'a pas eu le temps de devenir athée, ou derrière Paul Hazard estimer qu'il ne l'a pas voulu. Mais le déisme est aussi critique à l'égard de la religion positive, contre laquelle il représente une religion naturelle. Dans une perspective qui nous ramène à la géologie, Hooykaas illustrait les thèses déistes par les systèmes d'Averroès ou de Newton. Et les opposait au « semi-déisme » de Thomas d'Aquin, comme de Lyell, Buckland, Sedgwick, Conybeare ou Murchison c'est-à-dire à des doctrines dans lesquelles Dieu intervient dans le monde par des actes qui rompent les lois, des sortes de miracles[23].

IV. « Horreur délicieuse »

Quelle place tient Burnet dans cet ensemble complexe ? Jusqu'en 1671, il n'a pas voyagé, de sorte que sa vision du monde est celle des leçons d'Henry More qui tient le globe pour lisse comme l'œuf. A cette date il entreprend un voyage avec le comte de Wiltshire (futur duc de Bolton) à qui sera dédiée l'édition latine de son livre. Il va découvrir les reliefs, et le champ de ruines que dessinent les rochers et les vallées qu'il parcourt. La « confusion » le frappe. « ... there are some Regions of it [the Earth] strangely rude and ruin-like, and very different from what he [the man] had ever thought of before [Il y a quelques régions étrangement grossières et semblables à des ruines, très différentes de ce que l'homme avait toujours pensé avant] »[24].

Ce point de vue conforte celui que John Evelyn avait rapporté, dans son Journal, de son voyage de 1646, à travers les Alpes. Il y avait vu « des cimes étranges, horribles et effroyables dont les seuls habitants sont les ours, les loups et les chèvres sauvages [chamois] »[25]. Celui-ci félicite Burnet, et trouve son ouvrage « infinitely pleased ».

Mais Burnet s'éloigne alors du providentialisme de ses maîtres de Cambridge. Le globe est certes lisse au départ, mais il a pris sa forme actuelle à la suite d'une catastrophe qui lui a fait perdre sa belle régularité. Et pourtant ne dit-on pas qu'il est le père du déisme anglais ? Si tel est le cas, dit Marjorie Nicolson, il n'en a pas l'intention quand il écrit sa Théorie sacrée[26].

Faute de disposer des connaissances nécessaires pour suivre l'évolution de la pensée de Thomas Burnet, nous nous contenterons de noter que le terme de déisme se trouve dans sa Théorie de la Terre. Mais lorsqu'il l'évoque, l'auteur l'oppose à l'athéisme, dans un sens qui semble se réduire à la croyance en Dieu, et non annoncer le déisme de Pope et de Voltaire[27]. Considérant « Deist and Atheist only as two Sects in Philosophy, on their doctrine as two different Hypotheses propos'd for the explication of Nature, and in competition with one another, whether should give the more rational account of the universe, of its Origin and Phænomena... ». Et, bien sûr, c'est pour conclure à la supériorité du déisme.

Peut-être trouvera-t-on l'explication de cette contradiction dans un autre passage de l'excellent ouvrage de M. Nicolson. Si Burnet condamne théologiquement les montagnes, il n'en est pas moins obsédé par elles, note-t-elle[28]. « Wherever we look among his passages on wild nature, we find conflict between intellectual condemnation of asymmetry and emotional response to the attraction of the vast ». On ne peut parler à l'égard des montagnes de beauté, car elle ne sont que grandes ruines, « but such as shew a certain Magnificience in Nature »[29].

Or il semble qu'à la même époque l'esthétique change. Devant les mêmes paysages, un contemporain de Burnet, John Dennis, en 1688, déclare ressentir « a delightful horror », « a terrible joy »[30]. Le premier, il fait une distinction entre le beau et le sublime, amorçant ce qu'on lira un siècle plus tard dans la Critique de la faculté de juger, de Kant[31]. Il faudrait, pour avancer davantage dans le sujet, voir de près le vocabulaire des voyageurs du début du XVIIIe siècle. On peut déjà noter qu'autour de 1740, les auteurs comparent volontiers les aiguilles à « des Batiments d'Architecture Gottique »[32]. Mais ce serait un autre exposé, qui nécessiterait des recherches approfondies pour établir l'histoire de cette révolution esthétique éventuelle.


Donnons seulement, pour montrer que le problème reste entier cette citation d'un auteur du début du XVIIe siècle, qui, déjà, se réfère à une horreur plaisante. « Si vous appréciez les dons de la nature, même les étendues glacées des vallées, la sauvagerie des cols des montagnes ont leur charme ; dans l'horreur elle-même vous trouverez quelque chose de plaisant »[33].



1)     G. Gohau, 2000. Les scientifiques et l'"usage des montagnes" au XVIIIe siècle. In J.-C. Pont et J. Lacki (éd.). Une cordée originale. Histoire des relations entre science et montagne, Georg, Chêne-Bourg/Genève, p. 80-95.

2)     Th. Burnet, 1684. The Theory of the Earth : Containing an Account of the Original of the Earth and of all the general changes which it hath already undergone, or is to undergone till the Consummation of all Things, London, Kettilby, repr. 1965 in Sacred theory of the Earth, by Thomas Burnet with an introduction by Basil Willey, Southern Illinois Univ. Press, Carbondale.

3)     W. Whiston, 1696. A new theory of the Earth from its original, to the Consummation of all Things. London.

4)     L. Bourguet, 1729. Lettres philosophiques sur la formation des sels et des cristaux et sur la Génération et le Mécanisme organique des plantes et des animaux à l'occasion de la Pierre Belemnite et de la Pierre lenticulaire. Avec un mémoire sur la Théorie de la Terre. F. L'Honoré, Amsterdam.

5)     Buffon, 1749-1804. Histoire naturelle générale et particulière..., 45 vol., Impr. royale, puis hôtel de Thou, puis chez Plassan, Paris, vol. 1, 1749, p. 65-612.

6)    J. Hutton, 1788. Theory of the Earth ; or an investigation... Trans. Roy. Soc. Edinburgh, I, p. 209-304. Id. 1795. Theory of the Earth with proofs and illustrations, W. Creech, Edinburgh.

7)    J. Woodward, 1695. An essay towards a natural history of the Earth ; and terrestrial bodies, especially minerals, etc., R. Wilken, London.

8)    On lira ce qu'en dit F. Ellenberger, 1994, dans son Histoire de la géologie, Technique et Documentation - Lavoisier, Paris, tome II.

9)    G. Gohau, 1979. Du système du monde à l'histoire de la Terre. Trav. Comité fr. Hist. Géol., (1), 19, 8 p.

10)   R. Descartes. Œuvres complètes, C. Adam-P. Tannery (Éd.), 12 vol., Paris 1897-1913, rééd. CNRS-Vrin, 1971-1976, t. IX.

11)   J. Roger, 1973. La théorie de la Terre au XVIIe siècle. Rev. Hist. Sci., 26, p. 23-48.

12)   G. L. Davies, 1969. The Earth in Decay,  A history of British Geomorphology, 1578 to 1878, MacDonald, London, p. 1-26.

13)   Ibid., p. 110.

14)   J. Ray, 1698. Three physico-theological discourses. Concerning I. The primitive chaos and creation of the world ; II The general deluge, its causes and effects ; III. The dissolution of the world, and future conflagration. Wherein are largely discussed the production and use of mountains ; etc. Sam Smith and the Princes Arms, 2nd ed., London, 1693.

15)   T. Robinson, 1709. Essay towards a Natural History of Westmoreland and Cumberland, London.

16)   E. Bertrand, 1754. L’usage des montagnes. Heidegguer, Zuric.

17)   C. E. Engel, 1930. La littérature alpestre en France et en Angleterre aux XVIII et XIXe siècles, Chambéry, Dardel. Egalement, C.-E. Engel et C. Vallot, 1934. Les écrivains à la montagne. « Ces monts affreux... » (1650-1810), Delagrave, Paris.

18)   La traduction française du poème de A. de Haller, Les Alpes, a été rééditée récemment, éd. Zoé, Carouge-Genève, 1995.

19)   M. H. Nicolson, 1959. Mountain Gloom and Mountain Glory, Cornell Univ. Press, repr. with a foreword by W. Cronon, Univ. Washington Press, Seattle & London, 1997.

20)   P. Joutard, 1998. La montagne, une invention protestante, in Joutard, P. (éd.), La haute montagne. Vision et représentations, Le Monde alpin et rhodanien, 1-2, p. 123-132.

21)   L. Loty, 1995. La genèse de l'optimisme et du pessimisme (de Pierre Bayle à la Révolution française), Thèse de doctorat, Université François Rabelais, Tours. (J'y ai pris la citation de Jurieu, que lui-même emprunte à Pierre Bayle).

22)   Ibid., p. 535.

23)   R. Hooykaas, 1970. Continuité et discontinuité en géologie et biologie, trad. fr. de R. Pavans, Le Seuil, Paris.

24)   M. H. Nicolson. Loc. cit., p. 209.

25)   J. Evelyn Diary, in Engel C.-E. et Vallot C., loc. cit., p. 14.

26)   M. H. Nicolson Loc. cit., p. 239.

27)   Th. Burnet. Loc. cit., 1965, p. 217.

28)   M. H. Nicolson. Loc. cit., p. 213.

29)   Ibid., p. 215.

30)   Ibid., p. 279.

31)   E. Kant. Le jugement esthétique. Textes choisis par F. Khodoss, PUF, Paris, 1955.

32)   Lettre de William Whindam, 1741, d'après A. V. Carozzi et J. K. Newman, Horace-Bénédict de Saussure : forerunner in glaciology, Mém. Soc. Phys. Hist. nat. Genève, vol. 48, 1995, p. 19-20. Même vocabulaire chez Pierre Martel qui, au même moment, compare l'aiguille du Dru à un obélisque et à une tour gothique. D'après N. Broc, 1969. Les montagnes vues par les géographes et les naturalistes de langue française au XVIIIe siècle, Bibliothèque nationale, Paris, p. 38. Egalement G. Gohau, 2000, loc. cit.

33)   J.-J. Grasser, 1624. Itinerarium historico-politicum per celebriores Helvetiae urbes, Bâle. D'après P. Joutard, Redécouverte de la montagne au XVIIIe siècle. Création d'une "mode". In S. Lemoine et al., 1998. Le sentiment de la montagne, Glénat, Grenoble. Catalogue d'une exposition, musée de Grenoble, 1er mars-1er juin 1998, pp. 11-17. Philippe Joutard cite lui-même à travers G. R. De Beer, 1949. Travellers in Switzerland, Oxford-London. Pour un commentaire plus détaillé de cette exposition, renvoyons à G. Gohau, note n° 1.