COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO)
Monsieur le Président, chers collègues,
C'est un très grand honneur pour moi de recevoir le prix Eugène Wegmann.
Comme celle d'Eugène Wegmann, ma carrière a outrepassé les frontières entre les sciences de la Terre et leur histoire. J'ai rencontré Eugène Wegmann en 1967, alors que nous participions tous les deux à une conférence internationale sur l'histoire de la géologie qui avait lieu dans un endroit magnifique, sur la côte du New Hampshire. Le livre qui fut publié à la suite de cette conférence - Toward a History of Geology (édité par Cecil Schneer) - a contribué à établir l'histoire de la géologie comme un sujet de recherche à part entière. La conférence de Wegmann sur L'évolution des idées sur le déplacement des lignes de rivage était un bon exemple, et je me suis senti privilégié d'avoir eu la chance de rencontrer Wegmann en personne. Il était déjà célèbre à l'époque, bien sûr, pour ses recherches sur la géologie du Groenland, l'interprétation des migmatites et bien d'autres sujets importants ; mais il nous a montré à tous, à ce moment-là, qu'un éminent géologue pouvait aussi être un bon historien.
Je suis arrivé à cette conférence directement de Washington, où j'avais étudié des fossiles à la Smithsonian Institution. Je travaillais sur l'évolution des brachiopodes (plus tard le sujet de mon premier livre scientifique) et, plus particulièrement, sur les preuves d'une extinction massive à la fin de la période permienne - une idée très peu en vogue dans les années 1960. Mais cette recherche dans le domaine de la paléontologie m'avait conduit à m'intéresser de plus en plus aux problèmes d'uniformité et de catastrophisme qui avaient préoccupé Charles Lyell : ou, pour reprendre les termes mêmes de Wegmann dans un article célèbre de 1950, les problèmes de Diskontinuität und Kontinuität in der Erdgeschichte. C'est pourquoi ma propre contribution à la conférence du New Hampshire portait sur le travail de terrain conduit par Charles Lyell en Sicile en 1828-1829 et l'impact que ce travail de terrain avait eu sur la question de l'âge de la Terre. En tant que géologue, j'avais compris combien il était important de suivre les pas de Lyell sur le terrain-même et d'essayer de voir la Sicile et l'Etna autant que possible à travers ses yeux. Et depuis cette époque, je considère le retour sur les sites comme une partie essentielle de l'histoire de la géologie.
Au moment où j'ai rencontré Wegmann à la conférence du New Hampshire, je venais de faire un changement de carrière assez radical : j'avais commencé à me convertir en un historien des sciences à plein temps. Certains de mes anciens collègues géologues désapprouvèrent totalement ce choix. Ils me dirent que je gaspillais mon talent en abandonnant ainsi la recherche scientifique pour l'histoire. Mais je n'ai jamais regretté ma décision, parce que je crois avoir été en mesure de mieux servir les sciences géologiques, et de façon plus profonde, en tant qu'historien. Inversement, je sais que ma carrière initiale de paléontologue a eu un effet profond et positif sur ma seconde carrière d'historien. Mon expérience pratique du travail scientifique - pas seulement comme étudiant, mais aussi jusqu'au stade où j'ai enseigné aux autres comment faire de la recherche - est un privilège partagé par peu d'autres historiens des sciences de nos jours, tout au moins dans le monde anglo-saxon. Je ne dis pas cela dans un esprit de vantardise, car je regrette aujourd'hui que l'évolution de ma carrière ait suivi un chemin aussi inhabituel. Mais je crois que l'étude de l'histoire des sciences aurait plus d'intérêt, à la fois pour les scientifiques et pour les historiens en général, si elle était menée par davantage de chercheurs qui ont, comme moi, cette expérience directe de la recherche scientifique. J'ai, pour ma part, essayé de rendre toutes mes publications aussi accessibles et intéressantes pour les géologues qu'elles le sont, je l'espère, pour les historiens.
J'apprécie en outre votre récompense du prix Wegmann parce que la Société géologique de France (la plus ancienne du monde, après celle de Londres) a son siège ici, à Paris. Pour la plus grande part de ma vie d'adulte, j'ai eu l'impression que Paris, et le cinquième arrondissement en particulier, étaient un peu comme ma seconde maison. Le tout premier sujet qui m'a attiré dans l'histoire des sciences - avant même mon intérêt pour les controverses autour de Charles Lyell - portait sur le travail paléontologique du grand savant parisien Georges Cuvier, qui demeura tout près d'ici, au Jardin des Plantes. Comme beaucoup d'Anglais de ma génération, j'ai appris à lire le français couramment à l'école, mais non pas hélas à parler facilement dans votre belle langue. Mais j'étais ravi de pouvoir lire dans le texte les Recherches sur les Ossemens fossiles de Cuvier. Plus tard, presque chaque été en fait, j'ai passé des semaines heureuses à travailler dans les archives du Muséum d'Histoire naturelle et de l'Institut de France ; et il y a dix ans, j'ai eu l'honneur de publier certains travaux de Cuvier en traduction anglaise pour le bénéfice des historiens et des paléontologues qui ne peuvent pas lire le français. Les recherches de Cuvier, sur les os fossiles de mammifères disparus, ont inspiré mes propres travaux sur l'interprétation fonctionnelle des brachiopodes disparus et d'autres organismes. En même temps, la lecture des travaux de Cuvier a suscité en moi un intérêt grandissant pour les sciences de son époque.
Dès le moment où j'ai étudié Cuvier pour la première fois, j'ai essayé d'être un bon Européen dans toutes mes recherches historiques, et d'être aussi international et multilingue que les sources l'exigeaient. Dans mes travaux récents en particulier, j'ai trouvé qu'il était essentiel de prêter une attention égale aux recherches géologiques qui sont menées dans tous les pays de l'Europe. Dans mes deux livres, Bursting the Limits of Time et Worlds before Adam, j'ai essayé de retracer l'évolution du concept de l'historicité de la Terre - le sens que la Terre a de sa propre histoire - dans les décennies autour de 1800. En géologie, contrairement à d'autres sciences, comme la physique par exemple, chaque explication doit désormais prendre en compte le passé (et le futur possible) des particularités expliquées, ce qui nous semble aujourd'hui évident, à nous géologues. Mais je pense qu'il est important de montrer que cela a constitué un progrès humain décisif, comparable à ceux que l'on associe à Copernic, à Darwin ou à Freud. Ce qui était décisif fut non seulement la découverte du très grand âge de la Terre, mais aussi la découverte de la façon dont on peut obtenir une connaissance détaillée d'un passé pré-humain très éloigné, qui ne peut être observé directement : à savoir, comme Cuvier l'a exprimé lui-même, de " franchir les limites du temps ".
Au fil des années et de mes recherches historiques, j'ai été largement aidé par les publications des historiens francophones de la géologie qui font partie du Comité français d'Histoire de la Géologie, et c'est un privilège pour moi d'en être l'un des membres étrangers. J'ai été particulièrement influencé par l'exemple du premier président du COFRHIGEO, le regretté François Ellenberger. Son approche internationale, ses talents de linguiste, son enthousiasme contagieux pour l'histoire de la géologie m'ont encouragé à poursuivre, autant que possible, un parcours semblable dans mes propres recherches historiques.
En conclusion, j'espère avoir pu vous montrer les raisons multiples qui font que je suis très honoré aujourd'hui d'être le nouveau récipiendaire du prix Eugène Wegmann.