COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 23 mai 1990)
Jacques Roger est né à Paris le 24 octobre 1920. Le grand spécialiste de renommée mondiale de l'Histoire des Sciences qu'il allait devenir avait commencé par faire des études de Lettres classiques au Lycée Louis-le Grand et à la Sorbonne, et c'est dans cette discipline qu'il avait passé son agrégation en 1943. C'est aussi comme Enseignant de Littérature française qu'il a exercé ses talents d'Universitaire pendant une quinzaine d'années. Après avoir été en effet Professeur de français aux lycées de Douai, de Lille, de Suresnes et au Collège Stanislas, il est devenu Assistant de Littérature française à la Faculté des Lettres de Poitiers en 1954. Après avoir enseigné à la Faculté des Lettres de Tours, dont il devint le doyen en 1965, il a terminé cette partie de sa carrière en octobre 1970 comme Professeur de Littérature française en Sorbonne.
Mais comme un de ses maîtres lui avait suggéré, au moment où il envisageait de préparer une thèse, de se consacrer à l'étude de Buffon, Jacques Roger prit une orientation intellectuelle qu'il n'avait pas prévue dans sa jeunesse. Au contact de l'illustre naturaliste du XVIIIème siècle, Jacques Roger commença à s'intéresser à l'Histoire de la Vie, et il s'y passionna au point de lui consacrer le reste de ses recherches. Sa thèse sur les Sciences de la Vie dans la pensée française du XVIIIème siècle, soutenue avec éclat en 1963, et publiée la même année, sous la forme d'un gros livre de plus de 800 pages, reste, trente ans après, un ouvrage de référence, dont on s'apprête à donner une troisième édition française (après une seconde en 1971), et une édition anglaise. L'importance de ce travail plaçait immédiatement Jacques Roger au premier rang des spécialistes de l'Histoire des Sciences, assez peu nombreux à l'époque, si l'on tient en compte le fait que l'étude de cette discipline était surtout, jusque là, entre les mains des philosophes. On peut considérer par conséquent que Jacques Roger a été en France le premier à ouvrir cette voie d'étude originale et féconde, qui apportait à l'étude des textes scientifiques anciens la rigueur et l'exactitude épistémologiques de l'historien. Il va sans dire que ces qualités lui valurent quelques inimitiés et critiques auxquelles, en grand seigneur de l'esprit qu'il était, Jacques Roger négligea d'accorder quelque importance.
Ses travaux personnels s'orientant de plus en plus dans cette direction, il était normal qu'il pût aussi désirer mettre au service des étudiants ses talents éminents et confirmés d'Enseignant, et c'est ainsi qu'il obtint la création d'une Chaire d'Histoire des Sciences à l'Université de Paris I Sorbonne, dont il devint le premier Professeur titulaire en 1970.
De cette date à sa mort, Jacques Roger s'affirma, dans la discipline qui était désormais la sienne, comme étant l'un des maîtres les plus prestigieux, tant au plan national qu'au plan international. En fait, c'est lui qui, en France, a donné à l'Histoire des Sciences de la Vie, ses lettres de noblesse. En plus des cours qu'il donnait en Sorbonne, Jacques Roger assurait la direction d'un séminaire de recherches consacré à ces matières. Le noyau restreint du début (auquel j'eus l'honneur et la chance d'appartenir) s'est étoffé progressivement, et la qualité de l'animation de Jacques Roger a attiré un nombre important d'étudiants et de chercheurs, qu'il a su réunir en une sorte de famille, au sens élargi du terme, dont la caractéristique était (et reste) la largeur d'esprit et le respect des points de vue différents sur tous les grands sujets, en particulier ceux de l'Evolution, qui vont du Lamarckisme au Darwinisme.
L'intérêt qu'il portait à ces problèmes de l'Histoire de la Vie a attiré Jacques Roger vers le Comité français d'Histoire de la Géologie dès l'annonce de sa création, à laquelle il a ainsi participé : l'Histoire de la Vie est en effet inséparable de l'Histoire de la Terre. Les participants aux séances de ce Comité ont pu apprécier à diverses reprises la qualité des interventions de celui qui était l'un de leurs vice-présidents : en quelques mots éclairants, Jacques Roger les amenait à mieux situer les problèmes de la Géologie dans la trame plus générale de l'histoire de la pensée scientifique.
Le Professeur Jacques Roger se distinguait par sa vaste culture, et une grande clarté d'esprit et d'exposition. Ses étudiants admiraient aussi chez lui un grand équilibre de jugement et une remarquable indépendance d'esprit, qui leur permettaient de replacer les hypothèses et les théories dans leur contexte historique, et par conséquent dans leur relativité, et d'échapper ainsi à toute école et à toute mode intellectuelle. En fait, et pour tout dire, il considérait non seulement le passé, mais aussi le présent, avec l'expérience et le regard de l'historien des sciences qu'il était devenu.
Jacques Roger jouissait d'un grand prestige à l'étranger : en Angleterre, il avait été "fellow" à Oxford ; aux Etats-Unis, il assurait régulièrement un enseignement, et il y était devenu l'ami des plus grands historiens des sciences, et des plus grands naturalistes, en particulier d'Ernst Mayr ; il avait donné aussi des conférences en Italie, en Allemagne, en Suisse, etc.
Le dernier Séminaire d'Histoire des Sciences dirigé par Jacques Roger a eu lieu le jeudi 15 février 1990 ; tombé malade quelques jours après, il s'est éteint dans la nuit du dimanche 26 mars, à son domicile parisien, entouré de l'affection de sa femme et de ses enfants, qui ont tenu à ce qu'il conservât, jusque dans ses derniers moments et dans son agonie, le cadre familier où il avait vécu heureux et travaillé. Ses obsèques ont eu lieu le mercredi 28 mars, à Sury-en-Vaux (dans le Cher), où il passait ses vacances dans sa résidence secondaire, et où il repose en attendant la résurrection des morts à laquelle il croyait.
Jacques Roger était un homme dont la valeur était si grande dans de multiples domaines, qu'il était sollicité de partout. Sa soudaine disparition laisse un vide impossible à combler, et nous fait un peu plus sentir à quel point il était proprement irremplaçable.
Sa formation universitaire par les Lettres classiques (filière si fâcheusement en voie d'extinction) lui avait donné un esprit à la fois ouvert et rigoureux : on ne plaisante pas avec la syntaxe et le vocabulaire des textes anciens, latins et grecs. A nous de rechercher avec ferveur et humilité leur signification. Et cela, pour aller à l'écoute de pensées qui ne sont pas forcément les nôtres. Irremplaçable école de tolérance et de respect, bannissant toute condescendance, mais mettant en oeuvre toutes les exigences de l'intellect : en quelque sorte, une rencontre au sommet.
Tel est sans doute là le secret de l'incomparable stature atteinte par Jacques Roger en Histoire des Sciences. Ennemi de la dispersion, il aimait creuser sans relâche un sujet d'étude, poussant à fond la recherche des faits, toujours minutieusement vérifiés de première main : mais cela en vue de pouvoir, le moment venu, se prononcer de façon absolument autorisée au niveau des vastes vues de la synthèse. Et du coup, l'oeuvre qu'il nous laisse est de celles qui sont assurées de durer, et de faire pour longtemps référence.
Jacques Roger aurait certainement pu devenir un maître dans les Sciences proprement dites, y compris "exactes", si seulement il l'avait voulu. Nous conservons le souvenir de la remarquable conférence qu'il nous fit en août 1980 dans l'amphithéâtre de sa chère rue Malher (durant la session conjointe INHIGEO-COFRHIGEO-Congrès géologique international). Elle portait, en gros, sur le problème de l'énergie terrestre chez Buffon, dramatiquement condamnée à s'épuiser. Toujours fort attentif à ne pas dévier de son sujet en digressions moins strictement contrôlées, on sentait, sous-jacent à son exposé, une profonde réflexion sur les problèmes modernes de l'entropie et du deuxième principe de la Thermodynamique. Mais les projections anachroniques n'étaient pas son genre (l'une des perfides tentations qui guettent les historiens).
Nous savons que l'histoire de la Géologie n'était pas le domaine principal de recherche de Jacques Roger. Pourtant, dès qu'il s'y mettait, il y excellait. Notre Comité aurait vivement désiré qu'il vînt plus souvent nous parler. Nos Travaux - ce trésor accumulé année après année,encore un peu caché -ne comprennent, hélas ! que peu de pages de lui, mais de quelle qualité !
Lors de la toute première séance de travail de notre Comité, le 23 novembre 1976, Jacques Roger était là, pour soutenir notre belle aventure à son départ. Il nous entretint de : "Humanisme et techniques minières chez Agricola". Trois pages à peine, et pourtant quelle richesse dans ce court texte, admirablement pensé et écrit ! Dans ces quelques lignes, l'essentiel est dit. Agricola, l'humaniste, est familier des auteurs anciens ; il les connaît à fond ; il en retient tout ce qui se révèle confirmé par une nouvelle étude des données concrètes. Réciproquement, il confère une toute nouvelle dignité au savoir pratique minier en l'ennoblissant au rang d'une science véritable, empreinte de culture. A mes yeux, en prenant ce terme dans son sens le plus élevé, Jacques Roger, ce grand humaniste contemporain, se sent en communion avec Agricola, l'humaniste et savant de la Renaissance.
Il nous faut attendre le 12 mars 1980 pour trouver dans nos Travaux une autre intervention de Jacques Roger. Nous discutons en commun ce jour-là, en table ronde, du vaste thème : "Temps court, temps long". Notre merveilleux ami se limite encore à un exposé de trois pages : "La préhistoire du débat". Il nous ouvre, avec son habituelle économie de mots, une vaste rétrospective ; il nous montre que le problème de la durée géologique tel qu'il sera discuté à la fin du XVIIIème siècle, doit être replacé dans la longue histoire des idées. Contre l'Univers éternel et sans histoire d'Aristote, le Platonisme christianisé va faire triompher pour plus d'un siècle le schéma historique biblique et son temps tellement court, que les "causes actuelles" y perdent tout intérêt. Buffon, l'un des premiers, les prend au contraire pour base de sa vision de la Terre, et arrive ainsi au Temps long, dûment corroboré par le calcul ; durée longue, pourtant évolutive et non plus cyclique. L'Histoire de la Terre est désormais à étaler sur d'immenses durées.
Le 26 novembre 1986, Jacques Roger est à nos côtés pour nous souhaiter "Bon anniversaire !" à l'occasion des dix ans de notre Comité. Sa courte mais chaleureuse allocution nous félicite du travail accompli en commun. Labeur méritoire, car, dit-il, si "l'histoire des sciences en général n'est pas une discipline facile, l'histoire de la géologie est peut-être plus difficile que celle des autres sciences". Il évoque le renouveau récent survenu ailleurs et aussi en France, où a été réhabilité le rôle des grandes théories du passé, dont on s'est trop longtemps moqué, faute de comprendre le rôle essentiel qu'elles ont joué dans le progrès des sciences. - Ce sont là de précieux conseils que nous laisse Jacques Roger ; à nous de les relire et méditer.
La dernière communication de Jacques Roger au COFRHIGEO est du 25 mai 1988. Elle porte sur : "La place de Buffon dans l'histoire des Sciences de la Terre". C'est pour nous une chance d'avoir dans le recueil de nos Travaux ce lumineux résumé de la vision qu'au prix d'un immense et persévérant labeur, notre éminent confrère a pu acquérir de la géologie de Buffon. Nous avons là une très précieuse introduction à la lecture de son si riche et beau livre paru si peu de temps avant sa mort, portant sur la vie et l'ensemble de l'oeuvre du grand naturaliste français. Que personne ne regrette que Jacques Roger ait tellement centré son activité sur un seul homme. Il vaut tellement mieux offrir à la communauté un prototype monographique de ce que doit (ou devrait) être la véritable histoire de la science, à la fois humble intellectuellement et d'autant plus clairvoyante, - que tant d'études bâclées où l'auteur projette par trop ses propres idées sur les acteurs passés (cf. Lyell, nous dit notre ami, mais ce mal ne nous menace-t-il en fait pas tous ?).
Beaucoup serait encore à dire. Je me contenterai (pour avoir eu la chance d'y être un petit peu associé), de rappeler cette autre grande entreprise de Jacques Roger : le Groupe d'étude de l'Histoire du vocabulaire scientifique. Il est évidemment exagéré de dire qu'une science, c'est d'abord une terminologie précise. Du moins, ne peut-elle s'en passer. Il est donc extrêmement important pour l'historien des sciences de scruter le vocabulaire utilisé par les auteurs de jadis, en cernant exactement la signification des vocables. Faute de quoi, on peut aboutir à des contresens graves. En géologie, les exemples ne manquent pas (ainsi le terme "Révolution", de signification si fluctuante). Mais le groupe a pris pour objectif toutes les disciplines, les plus diverses. Fondé par un authentique humaniste, il était normal que ce comité embrasse d'un même regard l'ensemble des activités humaines de tous les temps et tous les pays ayant mérité le qualificatif de scientifiques.
Cher, précieux Jacques Roger, pourquoi nous as-tu quitté si tôt ? Tu nous laisses si seuls ! Merci du moins de nous avoir tant donné.
Si l'on se réfère à ses deux gros ouvrages, celui de ses débuts (sa thèse) et celui qui est paru peu avant sa mort, Jacques Roger doit être considéré comme un historien de la biologie. Les Sciences de la Vie dans la pensée française du XVIIIème siècle, ouvrage paru en 1963 (réédité en 1970), retracent, en effet, la naissance de la biologie. Le titre, d'ailleurs, trompe sur la période couverte, puisque l'auteur part de 1600, "la fin de la Renaissance" pour s'arrêter à 1771, en étudiant la "science des philosophes", Buffon, Diderot, etc.
Toutefois, la lecture de ce gros ouvrage (plus de 800 pages) n'est pas sans intérêt pour l'historien de la géologie. Les idées sur la formation de l'être vivant présentent souvent quelques analogies avec celles sur la formation de la terre. En tout cas, les gens de l'époque mêlent souvent les deux, de manière telle que l'historien doit être attentif à cette unité.
C'est sans doute pourquoi Jacques Roger publiait, en parallèle avec sa thèse, son "Edition critique, avec le manuscrit des Epoques de la nature", de Buffon (Mémoires du Muséum, 1962) qui a été heureusement rééditée en 1988. L'introduction et les notes bénéficient autant de l'érudition de l'auteur que de sa formation initiale : Jacques Roger était agrégé des Lettres. Cela se répercutait dans l'élégance et la clarté de son style, mais aussi dans la rigueur de l'analyse du latiniste.
Jacques Roger était parti de Buffon. Il allait y revenir en consacrant à l'occasion du bicentenaire de sa mort une superbe biographie à l'auteur de l'Histoire Naturelle. La terre et ses productions minérales y tenaient une place proportionnée à celle que Buffon leur avait consacrée. Mais J. Roger y montrait combien il dominait la question. Ceux qui ont entendu la communication qu'il nous fit, pour présenter le colloque Buffon de 1988, me comprendront sans peine.
D'ailleurs, quelques articles, rédigés à des occasions diverses, jalonnent la carrière de Jacques Roger et les deux siècles sur lesquels s'étalait son intérêt. Dès 1953, il publiait un court article sur "Un manuscrit inédit perdu et retrouvé : les Anecdotes de la Nature" (de Boulanger) dans la revue de la Faculté des Lettres de Lille. En 1966, il faisait une communication sur "Leibniz et la théorie de la terre" dans un colloque du Centre de Synthèse. En 1973, il rédigeait un très bel article sur "la théorie de la terre au XVIIème siècle", fruit d'un séjour en Angleterre où il avait examiné de près l'oeuvre de Burnet. Et l'année suivante c'était dans un ouvrage collectif d'hommage à Jean Fabre, une étude intitulée : "Le feu et l'histoire : James Hutton et la naissance de la géologie".
Sans doute ces divers articles ne forment-ils pas (même si on ajoute d'autres contributions, plus courtes, notamment au COFHRIGEO) une vue d'ensemble sur les décennies qui ont précédé la naissance de la géologie. Cependant, dans la mesure où ils sont dispersés, parfois dans des publications peu accessibles, ils auraient sûrement avantage à être regroupés.
D'autant que la pensée de Jacques Roger était particulièrement lumineuse dans les courtes communications. Je me rappelle ainsi un exposé fait à Erice, en Sicile, où nous avions été invités ensemble à un symposium sur la découverte scientifique. Jacques Roger avait isolé un élément de sa thèse, sur les découvertes du spermatozoïde et de l'ovule, qu'il présentait avec une clarté parfaite.
Ce n'est pas que sa thèse fût en rien obscure sur ce point. Seulement, en chercheur scrupuleux, il y avait développé et nuancé les arguments, qu'il appuyait de citations abondantes. Tandis que là, en quelques dizaines de minutes, il avait fait saisir, à un public mêlé, l'essentiel.
C'est aussi ce qu'il a fait au COFHRIGEO pour Buffon. Moi-même qui travaillais à la Théorie de la Terre, en vue du Colloque Buffon, j'avais appris des choses de cet exposé qui mettait au jour des articulations que je percevais confusément à ce stade de ma préparation. (Il est vrai qu'il méditait depuis longtemps sur l'oeuvre de Buffon, et qu'il achevait sa biographie).
Le regroupement de ces textes disséminés serait une façon de rendre hommage à Jacques Roger et peut-être d'atténuer un peu le regret que nous éprouvons en imaginant tout ce qu'il pouvait encore nous apporter.