TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XV (2001)
Jacques L. R. TOURET
Eloge d'Eugène Raguin (1900-2001)

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 décembre 2001)

Le 10 novembre 2001, Eugène Raguin qui, pendant des années, fut le symbole de la géologie à l'Ecole des mines de Paris, s'éteignait à l'âge de 101 ans, après plus de trente années de retraite discrète dans son domicile parisien. Il est peu probable que les étudiants actuels en sciences de la Terre, tout au moins ceux, de plus en plus rares, qui s'intéressent à la géologie du granite et aux gîtes minéraux, savaient que, parmi tous ceux qui animèrent dans les années soixante la mémorable controverse entre solidistes et magmatistes, entre " soaks " et " pontiffs " comme disait Bowen, un seul défiait le temps, informé des révolutions successives de sa chère discipline par les visites régulières que lui prodiguaient ses amis parisiens, en particulier son ancien élève K.D. Phan, dernier professeur de minéralogie à l'Ecole des mines.

La carrière d'Eugène Raguin est un véritable trait d'union de l'histoire. Elève de l'Ecole des mines au sortir de Polytechnique, il rencontre en 1921 Pierre Termier, qui le convainc de préférer au chemin tranquille de l'administration, dans le Corps des mines, la carrière aventureuse du chercheur. Les relations avec Pierre Termier prennent vite un caractère quasi familial. Eugène Raguin commence à travailler dans les Alpes, où il découvre des traces de fossiles dans les roches métamorphiques de la Vanoise, et devient une sorte de fils spirituel d'un maître dont l'enthousiasme communicatif - " la joie de connaître " - a marqué des générations de géologues. Il épouse la fille cadette de Marcel Bertrand, filleule de Pierre Termier. Toutefois, à la mort de celui-ci, en 1930, il ne devient pas, contre toute attente, son successeur, car la majorité des professeurs lui préfère un candidat plus âgé, André Demay, déjà professeur à l'Ecole des mines de Saint-Etienne. Une rumeur tenace veut que Louis de Launay, le grand maître de la géologie appliquée à l'Ecole des mines, lui ait dit qu'il préférait attendre sa propre succession, pour ne pas voir un candidat aussi brillant s'orienter définitivement vers la géologie fondamentale. Toujours est-il qu'Eugène Raguin doit passer cinq années assez difficiles au Service de la carte géologique, " emportant précipitamment ses notes et lames minces, et ne pouvant obtenir un microscope décent que grâce à sa famille " (Jean Goguel). Louis de Launay est devenu le directeur du Service géologique à la mort de Pierre Termier, et Eugène Raguin devient effectivement un géologue appliqué, enseignant notamment la géologie appliquée au Génie civil à l'Ecole des ponts et chaussées. Il deviendra enfin professeur titulaire à l'Ecole des mines et succédera à Louis de Launay à la retraite de celui-ci, en 1935. Il prendra du reste ces fonctions, auxquelles il avait sans nul doute aspiré depuis bien longtemps, avec une discrétion et modestie caractéristiques, s'installant dans un minuscule bureau de quelques mètres carrés - où il restera trente ans -, et laissant à Henri Vincienne, assistant du titulaire de chaire, la libre disposition du grand bureau professoral. A vrai dire, Louis de Launay ne l'avait guère utilisé, écrivant ses nombreux ouvrages chez lui et ne mettant que rarement les pieds à l'Ecole.

Les deux parrainages prestigieux de Pierre Termier et Louis de Launay détermineront toutefois toute l'activité ultérieure du brillant chercheur, puisque c'est précisément la combinaison d'une recherche fondamentale (surtout sur la géologie du granite) et appliquée (surtout sur la prospection des gîtes minéraux) qui va caractériser le reste de sa carrière. A l'Ecole des mines, Eugène Raguin fut avant tout un grand organisateur, réorganisant entièrement le laboratoire de géologie appliquée (où, dixit Jean Goguel " personne n'avait travaillé depuis un temps immémorial ") et créant un enseignement spécialisé, la " quatrième année Raguin " qui, pendant plus de trente ans, formera plusieurs centaines de spécialistes de la géologie minière et appliquée, venus de tous les horizons de France et du monde. Tous ceux qui ont eu le privilège de suivre cet enseignement savent combien Eugène Raguin s'y consacrait corps et âme, toujours présent au milieu des élèves, les guidant sur le terrain, les initiant avec Henri Vincienne aux subtilités de l'étude microscopique des lames minces et des sections polies. Il fut un grand enseignant, et ses qualités pédagogiques, clarté et simplicité de l'expression, sens de la synthèse, se retrouvent à l'évidence dans ses deux ouvrages majeurs : Géologie appliquée (1934) et Géologie du granite (1946), qui resteront pendant des années des références essentielles pour les pétrographes et métallogénistes de langue française.

Ces tâches d'enseignement vont de pair avec une grande activité de recherche minière proprement dite, avec de multiples missions sur le territoire métropolitain ou, surtout, dans tous les pays qui constituaient alors le vaste territoire de la " France d'outre-mer " : le Maroc, où il retourne régulièrement chaque année pendant des lustres, l'Afrique, Madagascar, la Nouvelle-Calédonie, etc. Il sera l'expert privilégié du Bureau minier de la France d'outre-mer et, à sa suite, tout en laissant l'essentiel des initiatives officielles à son collègue et ami Jean Goguel, il jouera un rôle significatif dans la mise en place du Bureau de recherches géologiques et minières (B.R.G.M.).

Si Eugène Raguin fut avant tout un géologue appliqué, il ne négligea pourtant pas la recherche fondamentale, ce qui l'amena à tenir une place honorable dans la grande controverse de l'après-guerre sur l'origine du granite. Comme tous les pétrographes de langue française, il rejoint le camp des solidistes, mais évite de tomber dans les excès des ultra-transformistes, notamment Marcel Roubault, le leader charismatique du centre rival de Nancy. Formé à la pétrographie par Pierre Termier et ses " colonnes filtrantes ", héritier direct d'une longue tradition française remontant à Ferdinand Fouqué et Auguste Michel-Lévy, poursuivie par Alfred Lacroix, puis Albert Michel-Lévy et Jean Wyart, il croit profondément au rôle des " minéralisateurs ", fluides supercritiques favorisant les échanges de matières. Il s'oppose ainsi nettement aux concepts des " réactions à l'état solide ", et ce n'est certes pas un hasard si, dans son livre sur la Géologie du granite, ses références essentielles sont moins les ténors de l'école transformiste, H. H. Read, D. Reynolds, R. Perrin et M. Roubault, que l'homme de terrain, le grand spécialiste de l'étude structurale des vieux socles, C. E. Wegmann, auquel le liera une amitié personnelle indéfectible . C'est ainsi, par exemple, que C. E. Wegmann hébergera une partie de sa famille en Suisse pendant la guerre. Eugène Raguin avait été trop jeune pour faire la première guerre mondiale : élève à l'Ecole polytechnique, il voulut s'engager à l'âge de 17 ans, mais on lui imposa de terminer ses études, au terme desquelles la guerre était finie. En 1940, avec le grade de commandant, il fut fait prisonnier, mais libéré peu après en tant que père de famille nombreuse.

Sans doute peiné par les événements de 1968 - fils d'officier, profondément croyant, il était avant tout un homme d'ordre, fût-il républicain - Eugène Raguin prendra toutefois une part active à toutes les discussions et remises en cause de la fonction professorale qui eurent lieu alors. Il prend sa retraite à l'âge limite, pour un professeur titulaire, de 71 ans (70 ans, + une année de bonification pour charges familiales), à l'occasion d'un symposium mémorable qui dresse un bilan précis et réaliste de l'état des connaissances en France à cette époque. La " quatrième année Raguin ", qui restera toujours pour lui la grande affaire de sa vie, évoluera en deux centres importants animés par ses anciens élèves : l'un, consacré à la métallogénie sous la direction de Hubert Pélissonnier, l'autre dédié à la géologie de l'ingénieur, qui grâce à Marcel Arnould prendra au fil des ans une grande importance nationale et internationale. Il est devenu aujourd'hui le Centre de géologie de l'ingénieur (CGI), qui est un centre commun entre l'Ecole des mines, l'Ecole des ponts et chaussées et l'université de Marne-la-Vallée. Tout en restant très attentif au devenir de l'Ecole des mines, assurant encore un enseignement pendant quelques années, Eugène Raguin saura laisser le champ libre à ses successeurs, recevant régulièrement à son domicile la visite de ses anciens élèves, laissant intact le souvenir d'élégance et de discrétion qui auront marqué sa longue existence. Souffrant à la fin de sa vie de certains problèmes physiques - bien relatifs eu égard à son grand âge et à une constitution qualifiée de " fragile " dans sa jeunesse ! -, il gardera jusqu'au bout une mémoire et une vivacité d'esprit exceptionnelles, rajeunissant de quelques décennies lorsqu'il recevait la visite de ses anciens collègues ou, surtout, des anciens élèves de sa chère " quatrième année ".

L'auteur adresse ses remerciements à K. D. Phan pour les nombreux renseignements et anecdotes authentiques qu'il lui a communiqués.

En 1983, Eugène Raguin avait confié ses souvenirs aux Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie, (2), t. 1, n° 7, p. 49-70. Ils ont été réimprimés en 1995 in F. ELLENBERGER (Ed.), Essais sur l'histoire de la géologie en hommage à Eugène Wegmann. Mém. Soc. géol. France, N.S., n° 168, p. 113-122.