COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 30 novembre 1983)
Nous considérerons d'abord ce qu'on peut appeler la géologie de base, c'est-à-dire l'ensemble "géologie structurale et stratigraphique" ; nous envisagerons ensuite : schistes cristallins, granites, métallogénie. Cette séparation est dans un but de clarté d'exposition ; elle n'est pas dans la Nature, car les profondeurs terrestres sont inséparables dans leur évolution de celle de l'écorce superficielle.
La publication de la Tectonique de l'Asie d'Emile Argand marque une étape majeure. C'était au Congrès géologique international de 1922 à Bruxelles, où Argand fit un exposé magistral devenu classique. L'idée fondamentale, argumentée par l'examen des chaînes eurasiatiques, est l'encadrement des plissements, c'est-à-dire la vision totale de la déformation tectonique, qui concerne non seulement les fuseaux d'extrême déformation mais tout l'espace environnant, à toutes échelles jusqu'à celle des continents. En ce qui concerne les chaînes "liminaires" de la périphérie du Pacifique, Argand constate que la théorie du mobilisme de Wegener (Dérive des continents), vieille déjà d'une dizaine d'années, peut parfaitement s'adapter à ses vues nouvelles, et qu'elle est très vraisemblable, bien qu'il ne la considère pas encore comme entièrement, démontrée. Il parle de l'Atlantique comme d'une zone de Sima résultant de la dérive de l'Amérique vers l'Ouest. Mais pour lui les imposantes chaînes eurasiatiques constituent de beaucoup le plus puissant témoignage de l'évolution de la planète.
Une circonstance minime me le fit bien sentir. En l'été 1929, il m'invite à une semaine d'excursion dans le Valais avec un petit groupe de jeunes. E. Wegmann y montre son terrain de thèse sur le Val d'Hérens. Au repos dans un petit village, Evolène, je crois, attablés au café nous contemplons les replis extraordinaires du "faisceau vermiculaire de Zermatt" dont les volutes peuvent être prolongées par la pensée dans le ciel bleu, une structure assez fantastique du déferlement des nappes alpines. De sa façon parfois quelque peu emphatique, Argand s'écrie : "Retracer le jeu des mouvements qui réalisent le remplissage de l'espace est une des plus hautes spéculations de l'esprit humain". Et tous d'acquiescer vivement de la voix et du geste.
Cependant lancée à l'improviste sur ce ton solennel, j'avoue que cette formule me fait hésiter une seconde. Je ne perçois pas instantanément que ce remplissage de l'espace est la pièce majeure de la pensée tectonique du maître et que la formule extrêmement ramassée contient tout. Voit-il mon hésitation et se dit-il qu'après tout, ces jeunes se fichent de lui in petto ? Je saisis un éclair de doute au coin de son regard et je me demande si c'est la fêlure, l'amorce d'une brouille irréparable. Mais non, l'adhésion est bien sincère ; et son oeil, si excellent pour scruter les tracés de la face de la Terre, sait aussi saisir la franchise du regard d'un disciple. Il dessinera lui-même sur mon carnet quelques unes de ces coupes géologiques dont il a le talent. Je garde de lui un dessin du Cervin d'après nature avec indication de la célèbre structure. Il est presque effacé après tant d'années, car esquissé d'un crayon léger. Mais sa valeur évocatrice de l'idée et du moment n'en est point altérée pour moi.
Argand invoque qualitativement la hiérarchie des énergies mises en jeu aux diverses phases et aux diverses échelles de la déformation de l'écorce terrestre. J. Goguel entreprend quelques années plus tard de calculer ces énergies, compte-tenu des propriétés mécaniques des roches, sur lesquelles il pratique lui-même une série d'expériences de mesures pour compléter sur certaines ce qu'on sait de leurs propriétés. Son ouvrage, "Introduction à l'étude mécanique des déformations de l'écorce terrestre. 1943" obtient un vif succès ; et une seconde édition en est publiée 5 ans plus tard. Il est de fait que c'est un domaine complexe et malaisé quand il s'agit de sortir du cercle des approximations plus ou moins vagues. Mais dorénavant on verra de plus en plus souvent des arguments géophysiques et mécaniques apparaître dans les études tectoniques : la géologie quantitative a acquis droit de cité. Lui-même continuera inlassablement dans cet ordre d'idées, en élargissant les points de vue dans une série de publications où il traitera notamment du rôle des fluides imprégnant les assises profondes du sous-sol, de la géothermie, de la gravimétrie. Son plus récent ouvrage sur la déformation des roches est de 1983.
Dès 1925 E. Wegmann trouva en Scandinavie son champ d'activité de prédilection auprès de J.J. Sederholm. Il y puisa une idée révolutionnaire à l'époque : la possibilité de déceler une tectonique alpine avec plis couchés et nappes de charriage au sein des vastes espaces cristallophylliens, même hautement métamorphiques et patrie des magmas profonds.
Certes on connaissait déjà des charriages intéressant du cristallophyll l'en (Ecosse, Scandinavie, Europe centrale, etc.) ; mais ils concernaient des terrains généralement peu métamorphiques, ou des blocs ou des socles très cristallins, considérés comme rigides et traduisibles en modèles structuraux simples d'un aspect plutôt schématique. La difficulté du problème ressort bien d'un ouvrage de F.E. Suess (le fils du prestigieux Eduard Suess) intitulé "Intrusionstektonik und Wandertektonik im variszischen Grundgebirge" (Tectonique par intrusions et tectonique par déplacements tangentiels), ouvrage paru peu auparavant et dont j'ai donné une analyse détaillée à la Revue Générale des Sciences de 1927. F.E. Suess avait découvert le charriage du bloc dit Moldanubikum de Bohême vers l'Est sur le pays de Moravie. Mais il opposait de façon irréductible les caractères des deux pays et voyait dans les granites de Bohême les agents déterminants de la structure du Moldanubikum (Intrusionstektonik).
Le mérite de Wegmann a été de pénétrer hardiment dans le cristallophyllien, d'en poursuivre avec talent une analyse minutieuse, de voir les volumes et de les dessiner par des stéréogrammes au moyen des axes tectoniques retrouvés sur la coupe plate d'une pénéplaine. Il n'est pas exagéré de dire que cette façon de voir fit scandale chez les pétrographes spécialistes polarisés sur la différenciation des magmas. On ne saurait trop admirer la largeur d'esprit de J.J. Sederholm qui, au sommet de la notoriété, n'hésita pas à modifier de fond en comble ses vues pour adopter celles de son jeune collaborateur.
En l'été 1931, J.J. Sederholm organisa à Helsinki avec E. Wegmann un congrès consacré à la géologie du Précambrien. J'y fus invité. On y entendit des personnalités telles que Argand, Backlund, Eskola, Holmes, Kettner, J. de Lapparent discuter sur pièces de questions telles que l'actualisme au Précambrien, le polymétamorphisme, la genèse des magmas. L'intervention du Sima était encore douteuse ; on ne parlait pas du manteau terrestre. Cette réunion mémorable fut l'ébauche de ce que sera plus tard l'A.Z.O.P.R.O. (Association pour l'Etude des Zones profondes de l'Ecorce terrestre, fondée par P. Michot, E. Wegmann, M. Roques et moi-même au Congrès International de Londres 1948).
D'Helsinki on alla voir l'intérieur du pays au mille lacs, modelé par la topographie glaciaire du Quaternaire ancien. C'est là que Sederholm avait établi ses remarquables descriptions pétrographiques, en photographiant les surfaces rocheuses parfaitement fraîches polies jadis par le glacier du pôle. Il les mettait à nu en repliant comme un tapis d'appartement la couche de mousses et lichens formée sur elles et en nettoyant soigneusement ces surfaces. On vit la série bothnienne de Tampere, très manifestement détritique et d'un faciès étonnamment jeune malgré son âge précambrien, l'énigmatique fossile Corycium, les localités classiques de granite rapakiwi et de granite orbiculaire, certaines brèches aussi que Sederholm attribua à l'altération continentale d'âge bothnien par comparaison avec les brèches d'altération granitique actuelle que je lui avais montrées l'année précédente en Auvergne à mon excursion du centenaire de la Société géologique de France.
Sur le littoral et les multiples ilôts riches en excellents affleurements d'Helsinki à Onas, on se consacra à déchiffrer la succession des événements précambriens mise en évidence par E. Wegmann et H. Kranck : métamorphisme général de puissantes séries ; intrusions de grands corps de gabbro ; venue de granites syncinématiques et nouvelle déformation de l'ensemble : phase de fracturation du matériel ramené en surface et remplissage des fractures par des filons basiques ; nouveaux plissements particulièrement intenses avec translations importantes et migmatisation contemporaine.
Dans les analyses de Wegmann sont déjà contenues implicitement les notions de tectoniques superposées et des phénomènes propres aux infrastructures orogéniques, des mobilisations de matière et granitisations, qui trouvèrent leur expression dans ses mémorables publications de 1935 (Zur Deutung der Migmatite. Ueber einige Fragen der Tiefentektonik).. Ces vues nouvelles sont des découvertes scientifiques majeures qui agrandissent considérablement le champ des investigations géologiques. Le concept des "Etages tectoniques" s'y rattache directement. Le terme a déjà été employé par N. Oulianoff dès 1924, mais Wegmann le développe, en particulier dans le Livre en l'honneur de H. Stille (1956), au point d'en faire la base de nos idées toujours valable sur l'écorce continentale du globe.
C'est naturellement l'étage tectonique supérieur (plis et nappes non métamorphiques) qui est la porte d'entrée dans la connaissance des structures. La qualité et la précision de l'analyse stratigraphique et structurale restent essentielles, et celle-ci s'établit sur la cartographie géologique, oeuvre patiente nécessitant beaucoup de science et de travail, de désintéressement aussi. Je m'en suis bien rendu compte pendant les 28 années où je suis resté au Service de la Carte géologique de la France, côtoyant les géologues "collaborateurs de la Carte". A l'époque c'est un travail bénévole, non rétribué sauf frais journaliers et transports. Une fois la carte publiée, bien que signée, les résultats tombent pour ainsi dire dans le domaine public ; et les mérites de l'auteur sont vite oubliés, éventuellement la paternité de certains résultats. Pourtant beaucoup de cartes sont une synthèse de nombreuses observations scientifiques importantes. La stratigraphie, "succession de paléogéographies cohérentes" comme disait M. Gignoux, nécessite beaucoup d'efforts et beaucoup de talent. La tectonique locale soulève souvent des problèmes, même pour des géologues confirmés.
Il n'est pas possible d'évoquer ici les travaux principaux qui ont jalonné comme des phares la marche de la géologie dans la période que j'ai vécue. Ils portent d'ailleurs sur tous les continents. Cependant je ne résiste pas au désir de nommer quelques études des Alpes françaises qui m'ont fort impressionné en leur temps. A cette époque il me semble qu'il y avait sous-jacent l'objectif non avoué d'atteindre le degré achevé et l'excellente cartographie des travaux régionaux des géologues suisses de l'Ecole de M. Lugeon particulièrement. En fait aligner la connaissance des Alpes françaises sur celle des Alpes suisses.
Prolongeant la thèse de Y. Gubler-Wahl sur la Nappe de l'Ubaye (1928), la thèse de D. Schneegans (Géologie des Nappes de l'Ubaye-Embrunais, 1938) est un monument. Que n'aurait donné ce merveilleux géologue si sa trop brève existence n'avait été brutalement interrompue peu après la guerre. La thèse de J. Goguel (1936) sur La bordure des Alpes de la Bléone au Var est, entre autres choses, frappante par sa vision des objets tectoniques dans l'espace, illustrée par un exceptionnel talent de dessin. La thèse de F. Ellenberger "Etude géologique du Pays de la Vanoise" (1958) m'a rempli d'admiration. Ayant travaillé dans ce beau massif trente ans plus tôt, je m'étais heurté au mur imposant des "Calcaires massifs", attribués alors uniformément au Trias supérieur malgré une évidente variété de faciès. Dans les paysages de la Vanoise ils ressemblaient à des citadelles redoutables. Ellenberger réussit par une étude minutieuse à en extraire toute une série jurassique différenciée suivant les unités tectoniques. De plus il enleva du Trias les décevants "Marbres phylliteux" qui sont en réalité des calcschistes crétacés. Quand on a vécu comme moi, longuement et vainement, ce genre de problèmes, sa solution après des décennies semble un événement extraordinaire. La mise en évidence locale du Crétacé que j'avais faite au bord de la Vanoise, ne m'avait pas permis, à beaucoup près, d'aller aussi loin.
Le perfectionnement de la stratigraphie avec des exigences de précision croissantes est allé de pair avec de grands progrès de la géologie pétrolifère. Le carottage minutieux de forages pétroliers a entraîné un développement de la micropaléontologie. A l'échelle supérieure dans les domaines sédimentologiques et tectoniques, les recherches appuyées sur la multiplication des forages ont apporté des vues synthétiques sur l'histoire géologique des bassins et élargi les concepts de pièges structuraux et de migration du pétrole. Ces innovations ont été facilitées par les progrès de l'outillage des forages et des diagraphies, et par ceux de la géophysique de prospection. C'est ainsi que les équipes de géologues de la CREPS et de la SNREPA ont découvert les gisements du Sahara dans les années 50.
En dehors des vastes bassins épicontinentaux, les pétroliers se sont tournés en même temps vers les océans pour une exploration intensive des larges zones côtières océaniques dites "Plateaux continentaux". De son côté J. Bourcart s'est voué à l'étude de ceux-ci avec beaucoup d'énergie et de succès, mais dans un but purement scientifique. Il s'est attaché notamment à l'interprétation des canyons sous-marins accidentant leur surface. Il a montré que ces plateaux sont des portions immergées du continent voisin, et que transgressions et régressions récentes s'y sont succédées. De plus cette zone littorale a subi en certains secteurs ce que J. Bourcart a nommé la "flexure continentale" (côtes de l'Atlantique d'Afrique et d'Europe, Golfe du Lion en Méditerranée). Il s'avérait un précurseur en mettant en évidence le caractère tectonique du bord des océans.
Le prestige des richesses océaniques prenait la valeur d'un mythe, ce qui a certainement facilité la recherche scientifique générale orientée vers le grand large. La même période des années 50-60 correspond en effet aux résultats sensationnels de l'exploration profonde des océans, entreprise systématiquement par sonars et par sismique, puis bientôt par dragage et forage et même bathyscaphe. "La première reconnaissance de la dorsale médio-atlantique, en sismique-réflexion continue, fut publiée en 1964 par les chercheurs du Lamont Geological Observatory aux USA" (d'après Le Pichon, Géologie 2, La Pléiade). La découverte de la structure en rift de cette dorsale, son extraordinaire continuité, l'existence d'une dorsale analogue dans l'Océan Indien rejoignant le Pacifique et s'y poursuivant sur une vaste extension de sa périphérie, sont maintenant classiques.
Pour saisir le progrès fantastique de nos connaissances en ces matières, il ne faut pas oublier qu'en 1922 E. Argand n'avait pas idée du caractère de rift volcanique de la dorsale atlantique, puisqu'il écrivait : "La crête médiane de l'Atlantique semblable à une épave de Sal, ballotée et déformée dans le Sima, paraît être l'héritage des temps pendant lesquels le Nouveau monde commençait à se séparer de l'Ancien ... Avec le temps, les deux Amériques dérivant vers l'Ouest ont lâché à l'arrière la bande étirée devenue la crête médiane, d'ailleurs très largement disjointe de l'Ancien monde et flottant de nos jours au centre du Sima atlantique".
Dans le même ordre d'idées, on peut évoquer aussi une vue de Pierre Termier qui nous paraît bien étrange aujourd'hui et erronée (L'Atlantide, in A la gloire de la Terre. 1922). Il faisait allusion à des laves draguées en 1898 à 900 km du Nord des Açores par 3000 m de fond, au cours de travaux de réparation d'un câble sous-marin. C'était des esquilles de lave basaltique vitreuse qu'il croyait à tort n'avoir pu se consolider que sous la pression atmosphérique. Il y voyait un argument indiquant l'effondrement récent d'un supposé "Continent des Açores" et évoquait à ce sujet la légende de l'Atlantide de Platon.
On n'a pas encore de carte géologique de la surface des grands fonds océaniques qui soit à beaucoup près d'une précision comparable aux cartes géologiques des continents. Mais la multiplication des déterminations ponctuelles fait déjà apparaître d'importants ensembleset donne la mesure des progrès récents. La première carte géologique d'un fond marin est celle de la Manche par Louis Dangeard (Observations de géologie sous-marine et d'océanographie relatives à la Manche. 1928). Très peu de choses avaient été faites auparavant dans cet ordre d'idées et Dangeard peut être considéré comme le père de la géologie sous-marine. Certes l'étude des sédiments marins actuels avait été entreprise par la mémorable croisière du Challenger qui remonte à 1873-75 ; mais celle du substratum océanique devait attendre encore longtemps.
On est plein d'admiration quand on constate les résultats obtenus aujourd'hui dans les océans, en particulier le fait du magnétisme des roches à inversions de polarité successives, distribuées en zones parallèles symétriquement de part et d'autre d'un rift océanique. Ceci a pu être considéré comme une preuve tangible de l'ouverture progressive de l'océan, et par voie de conséquence une preuve de la dérive des continents. La largeur des zones à magnétisme déterminé et daté donne alors une évaluation de l'ordre de grandeur de la vitesse moyenne d'ouverture.
Avec les terrains métamorphiques, nous revenons aux étages tectoniques profonds. Depuis E. Wegmann il est difficile de parler de métamorphisme sans parler de tectonique.
Quand j'ai commencé à y travailler en 1925, on ne savait grand chose sur la structure du Massif-Central français. Quelques années auparavant, dès 1908, Pierre Termier, d'abord seul puis avec Georges Friedel avait signalé des nappes de charriage anté-stéphaniennes dans le cristallin des environs de Saint-Etienne. Termier et Friedel s'appuyaient sur le développement important des zones mylonitiques dans ce cristallin. Elles jalonnaient à leur avis des contacts anormaux de valeur régionale. Dans le Limousin G. Mouret décrivait des mylonites analogues, notamment tout le long de la Zone broyée d'Argentat sur plus de 100 km.
P. Termier, directeur de la Carte géologique de France, me confia le Limousin, et G. Mouret qui était presque à fond de course du fait de son âge avancé, m'initia volontiers sur le terrain à ses travaux. En même temps, la poursuite des recherches dans la région de Saint-Etienne fut confiée à André Demay et Fernand Blondel. Je pus compléter en plusieurs points la cartographie de Mouret et fus frappé par l'existence de contacts anormaux mylonitiques subhorizontaux soit le long de la Zone broyée d'Argentat près Bourganeuf, soit plus à l'Ouest près de Magnac-Laval. J'ai pensé alors avoir démontré que la Zone broyée d'Argentat est l'affleurement d'une surface de charriage amenant le Limousin, poussé d'Ouest en Est, en superposition sur la Région médiane du Massif-Central.
Chargé de diriger en 1930 dans ce pays l'une des excursions du Centenaire de la Société géologique de France, j'ai eu le plaisir d'y conduire des participants aussi éminents que J.J. Sederholm, M. Lugeon, E. Jérémine, V. Janovici. Indépendamment des problèmes tectoniques, je leur ai montré dans la région de Saint-Flour des migmatites, roches pour la première fois signalées dans le Massif-Central. Sederholm s'exclama : "J'ai retrouvé mon pays".
Pour les environs de Saint-Etienne, A. Demay crut mettre en évidence de grandes nappes de charriage de style alpin et publia un gros mémoire sur "Les nappes cévenoles. 1931". Nos vues de tectonique tangentielle ne furent pas admises par nos successeurs ; mais je suis persuadé qu'elles seront reprises et développées un jour ou l'autre.
Ma collaboration avec l'Université de Clermont-Ferrand, plus précisément avec mon ami J. Jung, nous amena à ce que nous avons appelé "la convention de Saint-Céré". Réunis dans cette localité du Sud du Limousin en août 1936, J. Jung, H. Longchambon et moi établissons un règlement pour la notation du cristallophyllien sur les cartes géologiques, couleurs et symboles. Cette mise en ordre était nécessaire ; au Service de la Carte géologique de la France, les cartes d'auteurs différents n'avaient plus de cohérence, vu la complication atteinte par le cristallophyllien. Nous nous sommes appuyés sur les "zones d'isométamorphisme" définies par J. Jung et M. Roques en 1934 (Revue Sciences naturelles d'Auvergne). Dorénavant, les cartes géologiques de la France ont toujours distingué ectinites et migmatites, avec les catégories de faciès nécessaires dans chacun des deux groupes.
Pendant plusieurs décennies, surtout après la fin de la guerre, les études de cristallophyllien furent développées en France sur la base de la zonéographie de Jung et Roques. Je note comme un point fort la découverte du Penthévrien vieux de plus de 2 milliards d'années en Bretagne septentrionale, ainsi que la clarification du Briovérien et de la structure de l'Armorique dont J. Cogné établit de remarquables synthèses. Mais pour le Massif-Central, en dehors d'excellents travaux descriptifs, tous les problèmes restèrent obscurs : possibilité d'une rétromorphose généralisée de séries granulitiques hypothétiques très anciennes ; séries cristallophylliennes renversées soit par tectonique tangentielle, soit autrement (J. Grolier 1971) ; polymétamorphisme et âge des périodes orogéniques majeures, contestable à cause d'éventuels rajeunissements hercyniens de certaines datations isotopiques ?
Les progrès importants sont venus du Sud, c'est-à-dire du bâti hercynien des Pyrénées et de la Montagne-Noire. Le mémoire de G. Guitard (Le métamorphisme hercynien mésozonal et les gneiss oeillés du Massif du Canigou, Pyrénées Orientales. 1970) a été un tournant décisif. Il a mis en valeur pour la première fois en France l'application des faciès de métamorphisme d'Eskola basés sur l'équilibre thermodynamique de minéraux indices. Ceux-ci sont des repères extrêmement précis concernant la nature et le degré de métamorphisme dans une série d'assises de différentes compositions chimiques. Il a démontré aussi de façon tangible l'existence d'une grande nappe de charriage de style alpin dans le Canigou.
Bien que dès 1966 F. Arthaud, M. Mattauer et F. Proust (Livre jubilaire Wegmann sur les Etages tectoniques) et dès 1967 F. Ellenberger (C.R. Soc. géol.de France) aient évoqué la probabilité de plis profonds de style pennique dans l'axe gneissique de la Montagne-Noire, c'est à M. Demange que l'on doit la mise en évidence précise de cette structure (1975).
M. Fonteilles perfectionne l'étude des faciès de métamorphisme par la prise en compte d'invariants qui sont des groupes d'éléments chimiques non mobilisés par métasomatose dans le cas particulier de telles ou telles régions étudiées. Appliquant avec succès ces considérations dans le massif pyrénéen de l'Agly (1976), il est en mesure de chiffrer les migrations des éléments chimiques et de reconstituer l'histoire géologique de l'Agly dès la période de sédimentation initiale jusqu'aux derniers magmas granitiques élaborés en fin de cycle.
Au temps de mes débuts, il paraissait évident que la recristallisation métamorphique avait effacé irrévocablement les caractères spécifiques de la plupart des formations concernées, pratiquement toutes les formations les plus anciennes. Elles semblaient rentrées sans recours dans le domaine de l'inconnaissable. Mais les résultats ci-dessus, particulièrement ceux de Fonteilles, démentent cette vue pessimiste et on ne saurait trop insister sur les perspectives maintenant ouvertes. Au moins dans des cas favorables, il est possible de retrouver la réalité d'univers de plus en plus anciens dans leur géographie, leur ambiance physico-chimique, de remonter même jusqu'à la "période lunaire" de E.V. Paviovskii qui peut correspondre à la première écorce de notre globe, datant de plus de 4 milliards d'années (Glukovskii M.Z. et Paviovskii E.V., 1973. Geotektonika. Acad. Sci. URSS n°2).
Ces univers successifs ont été marqués par leur structure tectonique dont les traces apparaissent aux petites échelles dans les schistosités, microplis, microfractures et autres marques qui sont l'objet de la science dite Structurologie. Fondée par B. Sander avant 1930, elle est passée dans la pratique de beaucoup de tectoniciens, particulièrement après la seconde guerre mondiale. La structurologie d'observation décèle les superpositions d'orogénies d'époque différentes dans une même série de terrains ou dans plusieurs séries superposées. Son rôle est devenu essentiel. On recoupe éventuellement les résultats par radiochronologie, méthode pleine d'avenir qui s'est développée en même temps. Ses inconvénients et les embûches qu'elle rencontre sont bien connus. On sait passablement y obvier et on peut vérifier de bonnes concordances régionales qui permettent par exemple de caractériser les grandes périodes orogéniques depuis des milliards d'années.
Dans un autre ordre d'idées, je veux mentionner la découverte pour la première fois en France de roches métamorphiques d'un caractère tout différent : les roches du métamorphisme de choc, ou impactites. Décrites par F. Kraut (1969) elles ont permis à ce géologue de mettre en évidence le cratère de météorite (astroblème) de Rochechouart. Le cheminement des idées à ce sujet est curieux. Quand je commençais ma carrière en 1925 dans le Massif-Central français en vue de coordonner les tracés de la carte géologique Clermont au 320.000e qui couvre tout l'Ouest du Massif, G. Mouret attira mon attention sur des lambeaux de terrains énigmatiques autour de Rochechouart. C'étaient des dépôts bréchoïdes reposant à plat sur les gneiss redressés du socle et paraissant accompagnés d'éléments de soi-disant "porphyres acides". En l'absence d'autres indices que ces "porphyres", U. Le Verrier, chargé de lever la carte au 80.000e, en avait fait des dépôts volcano-sédimentaires permiens. Mouret était sceptique et mentionnait malicieusement que Le Verrier était déjà partiellement aveugle quand il dessinait ses tracés. J'y allai, mais sans avoir le loisir d'en faire une étude approfondie, puisque je devais reconnaître dans un délai raisonnable toute la superficie de la carte au 320.000e. Je remarquai cependant l'importance de la fracturation intime de ce matériau et l'attribuai à une mylonitisation banale. Ne trouvant pourtant rien de nouveau au sens tectonique ou lithologique, je gardai faute de mieux l'interprétation de Le Verrier, et la Feuille Clermont au 320.000e publiée en 1935 conserva les petites tâches de Permien dispersées autour de Rochechouart. Plus tard, F. Kraut et S. Caillère révisèrent la 2e édition de la Feuille Rochechouart au 80.000e et se heurtèrent au même problème. Leur carte, publiée seulement en 1967 rapporte ces lambeaux à deux catégories "brèches volcaniques" et "brèches tectoniques" sans indication d'âge.
C'est peu après que F. Kraut, s'appuyant sur sa connaissance du Ries près Nördlinqen en Allemagne, put montrer par 4 publications de 1969, d'abord seul puis avec collaboration de N.M. Short et de B.M. French, que ces roches étaient en fait des impactites, formées d'éléments du socle ancien brisés et plus ou moins fondus par métamorphisme de choc. Il mit ainsi en évidence pour la première fois en France l'existence d'un astroblème dû à une météorite géante, structure en grande partie démantelée par l'érosion. Son âge serait jurassique inférieur (218 millions d'années) d'après des mesures radiochronologiques américaines.
D'accord avec F. Kraut, j'ai effectué en octobre 1970 avec un groupe de mes élèves un lever détaillé des diverses catégories d'impactites de Rochechouart reportées sur les photos aériennes et en ai tiré une carte au 50.000e (Bull. B.R.G.M. 1972). Le cratère météorique devait avoir initialement plus de 10 km de diamètre. Bien entendu nous ne voyons pas d'explication pour la coïncidence du nom de Rochechouart (choir = tomber) et le phénomène de la chute d'une météorite géante, apparemment unique en France.
Les granites ont pu être considérés au début du siècle comme un terme extrême du métamorphisme général et je crois que c'est vrai pour une partie d'entre eux. La dualité qui existait à cette époque entre les écoles de Pierre Termier (métasomatistes) et de A. Lacroix (magmatistes) sur la genèse du granite demeure d'actualité.
Ayant admis que cette dualité est dans les faits, j'ai tenté d'expliquer les aspects contradictoires observés. Leur causalité intervient conjointement dans chaque granite, mais à des degrés très différents dans l'un ou l'autre massif de ces roches. D'où l'extrême diversité et le caractère contrasté de l'un à l'autre. J'adopte entièrement la formule de H.H. Read (1948) : "il y a granites et granites". L'histoire de la formation de chaque massif est longue et compliquée avec des épisodes de caractère différent. Chacun de ces massifs doit être étudié comme un cas particulier qui a une originalité accusée.
Il existe des granites d'anatexie (fusion sur place) avec ou sans apport chimique ; des granites syntectoniques (Ch. Barrois 1930) ; des granites diapiriques (E. Wegmann) ; des granites annulaires (ring-complexes subvolcaniques). Il y a même des granites réjuvenés (P. Pruvost) auxquels on peut attribuer plusieurs âges géologiques. Un bon exemple de cette diversité est l'essaim de massifs granitiques du Donegal (Irlande du Nord) étudiés avec grande précision par H. Read, W.S. Pitcher et leurs élèves pendant plus de 20 ans et publiés dans un mémoire de 1972 qui est un modèle du genre. Ils y décrivent une demi-douzaine de grands massifs de catégories très différentes, certes échelonnés dans le temps mais cependant tous rattachés à la fin de l'orogénie calédonienne. Dans ce contexte, la variété de ces massifs est chose surprenante.
Au début de mes recherches, Ch. Jacob m'avait confié, sur l'instigation de A. Lacroix, la révision des contours du massif granitique de Quérigut dans les Pyrénées en vue de la seconde édition de la Feuille de Quillan au 80.000e. J'abordai avec une sorte de dévotion quasi-religieuse ce prestigieux massif rendu célèbre chez les pétrographes par les travaux classiques de A. Lacroix. Mes premières prises de contact dans le district des lacs de la partie occidentale m'ont laissé un souvenir inoubliable par la beauté des paysages si bien photographiés par Lacroix dans son mémoire de 1899-1900 et par la précision de ses observations que je retrouvais pas à pas.
J'exposai à la Société géologique en 1933 mes résultats d'ordre surtout tectonique et indiquai un affaissement progressif du Sud au Nord par de grandes failles parallèles à la chaîne pyrénéenne. Lacroix qui ne venait que très rarement à la Société géologique me fit l'honneur d'assister à ma communication. Il ajouta quelques mots : "J'avais obtenu d'intéressants résultats sur la pétrographie, dit-il, mais je ne m'étais pas occupé de la tectonique. M. Raguin s'en est chargé ; c'est maintenant chose faite". Il me semble qu'il considérait les problèmes du Quérigut comme liquidés.
Certes la grosse affaire de la structure annulaire à périphérie de diorite de l'Ouest du massif était bien connue ; elle avait été vue et dessinée par Léon Bertrand sur la première édition de la Feuille Quillan et je n'y ai pas changé grand chose. J'ai créé le terme de "batholite composite" pour ce genre de structure très fréquent dans le monde. Mais il restait le problème des petits corps ultrabasiques liés à ces diorites, et l'opinion singulière de A. Lacroix y voyant des lambeaux de calcaire dolomitique du cadre assimilés par le magma granitique. Là-dessus certains pétrographes étaient fort sceptiques (par ex. J. de Lapparent). J'hésitai longtemps ; mais finalement l'indépendance des lambeaux ultrabasiques et des enclaves calcaires dans le granite m'apparut certaine sur le terrain et je me décidai à la publier en 1949. Lacroix, décédé l'année précédente, n'avait pu suivre cette affaire ; mais un consensus général s'établit pratiquement sur cette indépendance.
En 1951 C.E. Tilley me demanda de le guider quelques jours dans le Quérigut. Il y vint accompagné d'autres autorités dont O. Tuttle et S. Nockolds. Avec la collaboration de P. Hupé qui s'occupait de granites à l'époque, je fis de mon mieux pour montrer l'essentiel et j'y réussis, je crois, malgré des conditions difficiles. Je me souviens d'une nuit bien froide dans nos sacs de couchage sur le ciment du préau d'une école de village. Cependant contrairement à ce que je souhaitais, ils ne publièrent rien au terme de cette excursion, gênés probablement par le prestige de Lacroix. On sait bien maintenant par l'expérience d'innombrables occurences dans le monde entier que les deux genres d'enclaves, ultrabasiques et calcaires, n'ont pas de relation génétique. J'avais beaucoup acquis dans le travail au Quérigut ; mais il restait, et je crois qu'il reste encore, beaucoup de choses à y apprendre, ainsi que des travaux plus récents l'ont d'ailleurs montré.
Dans les années 20, on pouvait supposer un substratum granitique quasi-général au tréfonds de l'écorce terrestre. On sait maintenant que le substratum continental est probablement de gneiss basique à faciès granulite, ce qui est conforme aux équilibres thermodynamiques tels que P. Eskola les envisagea dans la théorie des faciès de métamorphisme (Norsk Geol. Tidskr. 1921). Ces gneiss basiques peuvent être de diverses origines, compte tenu des modifications chimiques par métasomatose. Ce peuvent être des gabbros métamorphiques, des formations sédimentaires, ou même d'anciens granites ayant subi un changement d'état chimique pour lequel E. Wegmann suggérait le terme de "Dégranitisation".
Le meilleur exemple d'étude détaillée du tréfonds de l'écorce terrestre est celle que P. Michot a consacrée aux complexes d'anorthosites du Rogaland en Norvège (publications échelonnées de 1955 à 1964). Il met en évidence la différenciation d'un magma noritique en anorthosite, aboutissant à la constitution de plusieurs vastes lopolithes à structure rubanée et récurrente. Ces grands corps magmatiques apparaissent affecté d'un plissement puissant, et empilés de façon discordante au cours d'une orogénie majeure précambrienne intéressant toute l'épaisseur de l'écorce continentale ("orogène fondamental" de P. Michot). A ce niveau profond les échanges chimiques jouent un rôle important, puisque la formation d'une partie des anorthosites du Rogaland serait métasomatique. Toutes ces roches relèvent du faciès granulite d'Eskola. La complexité de cette évolution orogénique à la base de l'écorce terrestre est étonnante. Elle ne cadre pas bien avec le modèle de la tectonique des plaques, si l'on envisage d'appliquer celui-ci à une orogénie précambrienne.
Contrairement avec les mobilisations chimiques et tectoniques aux échelles les plus grandioses que nous venons d'évoquer (orogènes fondamentaux de P. Michot ; subduction des plaques océaniques de X. Le Pichon), il convient de noter les résultats de la micro-pétrographie à l'échelle du microscope optique ou électronique par l'Ecole de G. Deicha et quelques autres laboratoires. On aurait pensé rêver si, dans le traité de Deicha (1955) avait été envisagé le dosage précis aujourd'hui réalisable des compositions chimiques compliquées du contenu des bulles emprisonnées dans les cristaux naissants des magmas ou des solutions (micro-cristaux, résidus magmatiques, liquides, gaz).
Il me semble que l'apogée des théories du grand métallogéniste W. Lindgren coïncide avec le congrès géologique international de Washington en 1933. J'ai suivi l'excursion transcontinentale qu'il dirigea et où il nous fit connaître maints exemples des célèbres gisements métallifères américains décrits dans son traité classique. L'importance de la métasomatose en métallogénie, avec la "loi de Lindgren" sur la conservation des volumes, son classement des filons hydrothermaux par étages de température n'étaient pas contestés. On avait l'impression, ou plutôt l'illusion, d'être arrivé à un sommet de la connaissance au-delà duquel il serait difficile de progresser. Dans le même esprit j'ai eu la chance de travailler ensuite pendant plusieurs années à côté de l'admirable équipe de la Section d'Etudes des Gîtes minéraux du Service géologique du Maroc, équipe dirigée par J. Agard. Plus précisément c'était sous le patronage et avec l'aide de la S.E.G.M. qu'étaient organisés les stages de terrain de mes élèves. On découvrait, ou confirmait, ou précisait, dans une atmosphère d'enthousiasme, les éléments de la belle métallogénie de ce pays. Le volume "Géologie des Gîtes minéraux marocains", publié en 1952 par le Service géologique du Maroc pour le Congrès géologique d'Afrique du Nord, est un témoignage de la féconde activité de cette période.
Cependant le problème de "la métallogénie régénérée" était soulevé dès ce moment par H. Schneiderhöhn. Il s'agissait de la remise en mouvement chimique des gisements d'un socle ancien à une époque postérieure au dépôt de sa couverture, phénomène conduisant à la formation de nouveaux gisements dans celle-ci. C'était une grande affaire, car cela pouvait concerner la vaste famille des amas plombo-zincifères dans les calcaires (Tri-State et Missouri aux USA, ou Zellidja au Maroc). Après 30 années la polémique sur ce thème n'est pas éteinte.
D'autres secteurs de recherche ont eu une évolution plus heureuse. Les amas pyriteux des terrains métamorphiques, qui formaient la famille des "amas d'imprégnation diffuse" de L. de Launay, ont été reconnus pour la plupart comme vulcano-sédimentaires et métamorphisés ultérieurement. Dans un autre registre les "cuivres porphyriques" ont été l'objet d'études suivies et sont dorénavant bien mieux systématisés que jadis.
Je voudrais revenir sur le problème de Schneiderhöhn en l'envisageant dans le cadre le plus large : l'alternative pour les gisements stratoïdes en général entre formation épigénétique ou syngénétique (formation par venue hydrothermale postérieure à l'existence de la roche encaissante, ou bien formation en même temps que celle-ci). Le cas le plus débattu concerne les sulfures.
Il faut remonter au début des années 20 où H. Schneiderhöhn reprend une controverse déjà ancienne concernant le district cuprifère du Mansfeld au bord du Harz en Allemagne. La minéralisation riche en sulfures de cuivre de cette couche, qui est mince et régulière, est-elle d'origine sédimentaire ? Il décrit le cycle bactérien du soufre en milieu marin euxinique et souligne l'importance du processus probablement applicable au Mansfeld et à d'autres gisements. Cependant on objecte que beaucoup de ceux-ci sont des grès cuprifères, de nature sédimentologique fort différente de la couche porteuse du Mansfeld, marneuse et bitumeuse.
En 1958, la thèse de A. Bernard "Contribution à l'étude de la Province métallifère sous-cévenole" est un événement. L'auteur soutient le caractère sédimentaire syngénétique des gisements de sulfures de la région, unanimement considérés jusqu'alors comme épigénétiques. L'accueil à cette vue hardie est mitigé, souvent peu favorable, d'autant plus que simultanément l'Ecole sédimentariste de Munich (prof. A. Maucher) pousse apparemment trop loin ses interprétations syngénétiques pour les métaux les plus divers.
Quelques années plus tard (1964) la note à l'Académie des Sciences de A. Bernard et F. Foglierini sur le gisement métallifère de Pierrefitte dans les Pyrénées, fait sensation chez les métallogénistes. Ils affirment que le gisement est volcano-sédimentaire et les sulfures métalliques contenus syngénétiques. J'avais découvert l'existence du volcanisme de l'Ordovicien supérieur rhyodacitique quelques années avant dans les Pyrénées centrales (CR. Acad. Sci. 1946), mais j'ignorais sa présence à Pierrefitte. L'association de tufs volcaniques aux couches minéralisées de Pierrefitte est indéniablement très favorable à l'hypothèse syngénétique. On saura plus tard que des filons épigénétiques sont cependant associés aux couches sédimentaires métallifères (J.P. Blois, G. Pouit et all, 1976).
Mais voici qu'une démonstration inattendue de la réalité du syngénétisme de minerais sulfurés est apportée par la découverte des boues métallifères des ombilics profonds de la Mer Rouge dans les années 70. Ce qui faisait hésiter à admettre le caractère syngénétique de la minéralisation des couches métallifères, était l'absence de sédimentation de ce genre dans la nature actuelle. Sa découverte dans la Mer Rouge lève l'objection. Comme si cette démonstration n'était pas suffisante, il y eut ensuite la mise en évidence par observation directe de venues métallifères actives au fond de l'océan, en certains points du rift océanique du Pacifique oriental au large des îles Galapagos (Francheteau et all, 1978). Les minerais métalliques y constituent des dépôts rappelant les cheminées des geysers ; l'eau thermale minéralisée réchauffe l'eau de mer du voisinage et modifie l'écologie de la faune et de la végétation sous-marine. On serait tenté de dire que la réalité dépasse la fiction.
Sans nier qu'il existe aussi dans le monde beaucoup de gisements réellement épigénétiques et que ceux-ci peuvent être éventuellement stratoïdes (métasomatose de couches, filons plats injectés), on peut dire, je crois, que tous les gîtes syngénétiques sédimentaires sont accompagnés d'épigénétiques contemporains ou postérieurs de peu (la réciprocité n'étant pas vraie). Cette coexistence a été vérifiée dans beaucoup de groupes de gisements (Cf. Pélissonnier 1983). C'est un fait analogue à ce que nous avons vu dans l'étude des granites : il ne faut pas exclure radicalement l'un des deux modèles en présence, sauf cas particuliers. Très souvent, il y a participation de l'un avec l'autre dans un même gisement ou groupe de gisements, mais à des degrés différents selon les cas.
Le mouvement des idées en métallogénie va vers plus de flexibilité, de liberté. Dans les gisements on constate des remises hors d'équilibre physico-chimique, souvent partielles ou répétées, délicates ou éphémères, même dans des cas relativement simples. Quoi de plus simple qu'une sédimentation ? Mais éventuellement, elle est accompagnée de diagénèses, migrations métasomatiques, réactivation par tel ou tel agent, emersion et altération continentale, karstification, ré-immersion. Cette variété, cet individualisme s'opposent à l'établissement de classifications rigoureuses de gisements métallifères malgré beaucoup d'efforts dans ce sens : les cas d'espèces ne s'ajustent que grossièrement aux modèles.
Se plaçant dans une perspective mondiale, H. Pélissonnier a procédé avec son équipe à une enquête sur l'importance du tonnage des minerais de tous les gisements connus de tel ou tel métal déterminé, là où cette donnée est accessible. Il sépare naturellement les résultats selon les catégories de gisements correspondant aux types de classification. Dans cette manière de voir la quantité de métal concentré est perçue comme une propriété pétrogénétique : point d'équilibre entre les processus d'apport et de départ de la matière envisagée, au cours du phénomène géologique responsable de la concentration métallique. Son mémoire de 1972 au B.R.G.M. concerne le cuivre. Il a étudié de même plomb et zinc, or, wolfram. Je pense que nous assistons à la naissance de la métallogénie quantitative, et qu'il y a là un tournant important.
La métallogénie s'appuie sur la pétrologie et sur la géochimie. Initialement j'étais sensible au côté pétrologique, car j'étais attiré par la recherche du fait brut plutôt que par l'interprétation ou la théorie. C'est assez tardivement, à partir des travaux de mon jeune collègue Pélissonnier que j'ai pris vraiment conscience de la filiation géochimique des phénomènes métallogéniques.
Pourtant dès sa fondation, la géochimie a eu pour objectif l'étude des cycles parcourus par les atomes chimiques dans les sphères terrestres ou de l'une à l'autre. Le mot cycle est un maître-mot de W. Vernadsky dans son ouvrage classique (La Géochimie 1924). Il s'agit donc de migrations de flux de matière. L'idée féconde de Pélissonnier est la suivante (C.R.A.S. 1959 ; Ann. des Mines 1965). Tout étranglement d'un flux de matière produit la concentration locale de ses éléments chimiques dispersés, et peut donner lieu à gisement métallifère si des conditions de dépôt pouvant fixer certains de ces éléments se produisent. Un gisement métallifère est une culmination géochimique locale dans le fonctionnement d'un cycle géochimique.
Les agents qui gouvernent ces cycles sont le plus souvent des phénomènes géologiques et c'est le rôle du métallogéniste de les mettre en évidence dans le cas de gisements métallifères quelconques. Par exemple Pélissonnier a défini les "palé-insules" qui sont des zones positives dans les bassins sédimentaires, zones localisées et rendues favorables à la mise en place d'exutoires hydrothermaux par l'absence d'écrans sédimentaires superposés, favorables donc à des filons métallifères. L'étranglement est ici constitué par ce groupe d'exutoires localisés. Mais la notion est beaucoup plus générale et les modèles possibiles sont variés, comme il l'a bien montré.
C'est à juste titre que P. Routhier a toujours insisté dans son enseignement sur le fait que l'environnement géologique conditionne les gisements de minerais. On raconte qu'autrefois Marcel Bertrand disait : "Quand je veux étudier un gîte métallifère, je commence par lui tourner le dos". On ne saurait mieux exprimer la méthode préconisée. Mais il ne faut pas perdre de vue que l'histoire géologique locale n'est jamais saisissable dans son intégralité, à cause de maints camouflages réalisés par la Nature et de maintes lacunes liées à des phénomènes aléatoires généralement effacés. Ces incertitudes et ces problèmes se retrouvent naturellement en métallogénie.
Dans une vision synthétique W. Lindgren écrivait en 1928, en conclusion de la 2e édition de son traité, ce que je pense traduire ainsi : "Si nous jetons un regard en arrière sur le vaste domaine des gisements métallifères, nous y voyons une puissante tendance à la concentration des éléments rares ou communs par différenciation magmatique, solution ou transport mécanique ; nous y décelons aussi des cycles de transformation basés sur les lois de stabilité des composés chimiques. Même profondément ensevelis, les gisements peuvent éprouver beaucoup de changements... Les sédiments peuvent être soulevés et plissés, de nouveau détruits par l'érosion et de nouvelles périodes de concentration commencent ... La science des gisements minéraux s'adapte aux processus par lesquels les gaz et les magmas primordiaux se différencient dans la complexité multiforme de la croûte terrestre". Je dirais volontiers que chaque gisement est un microcosme où beaucoup des facteurs d'évolution de notre planète se trouvent impliqués. Mais certains épisodes risquent d'être méconnus dans la plupart des cas. La meilleure acquisition de la métallogénie, dans ce demi-siècle, est probablement la démonstration de ces complexités à caractère varié, avec toutes les conséquences qui en découlent dans le temps et dans l'espace pour chaque gisement particulier.
On pourrait être tenté de faire un bilan des progrès de la géologie dans cette période. Ce n'est guère réalisable ici ; car dans une vision personnelle, j'ai privilégié des souvenirs et passé rapidement sur les domaines que j'ai peu vécus. Ainsi je n'ai pas parlé sur les relations de la géologie et de l'écologie, ni sur la "géologie de l'ingénieur" très développée dans les dernières années. Pour faire travail d'historien, il eut fallu prendre méthodiquement tous les grands axes de recherche et suivre leur développement.
Cependant j'en ai choisi trois pour donner l'idée du chemin parcouru les profondeurs terrestres, les états successifs de la matière de la croûte terrestre au cours des temps géologiques, la structure en plaques de l'écorce océanique et continentale (Tectonique des plaques). Ces recherches sont d'échelle planétaire. Mais naturellement d'autres recherches d'échelle beaucoup plus petite, voire microscopique ou ultra-microscopique, peuvent être d'une portée tout aussi prestigieuse (éléments-traces, micro-organismes, etc.) Les trois lignes de recherche énoncées ci-dessus parlent fortement à l'imagination, tout en restant suffisamment objectives pour ne pas déraper dans la science-fiction.
Pierre Termier disait, dans son discours au Centenaire de la Société géologique de France en 1930, qu'il prévoyait pour le second centenaire une telle avance des sciences géologiques que l'écorce terrestre serait devenue pour ainsi dire transparente au regard du savant. Or aujourd'hui déjà, grâce à maintes conquêtes des disciplines géophysiques, on est en mesure de discuter valablement de l'écorce profonde et du "manteau supérieur" de notre planète.
En ce qui concerne le second de nos axes, les arcanes du métamorphisme peuvent être en grande partie dévoilées ici ou là, et j'ai dit qu'il sera probablement possible de remonter dans le temps aux états successifs de la croûte terrestre depuis son origine.
Enfin, si l'idée de Wegener de la dérive des continents date de 1912, la tectonique des plaques en est une forme très élaborée, issue d'une série de découvertes remarquables en océanographie, sismologie, géomagnétisme, etc.
Il est intéressant de noter que les méthodes récentes les plus fines et des techniques de pointe fort diverses ont pu être adaptées aux recherches géologiques traditionnelles et ont contribué à leur succès. Cela fait bien augurer de l'avenir.
E.R.