TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.4 (1986)

Bernard GEZE

La géologie dans les romans de Jules Verne

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 26 novembre 1986)

La diffusion vraiment mondiale des "Voyages extraordinaires", écrits par Jules Verne pour la maison Hetzel entre 1863 et 1904, puis réédités récemment en livres de poche après leur tombée dans le domaine public, a certainement contribué à "l'éducation et la récréation" d'un très grand nombre de lecteurs, ainsi que le souhaitait l'éditeur.

Bien que venu après Edgar Poe, dont il s'est inspiré pour ses descriptions du Maelstrom dans plusieurs ouvrages et dont il a repris les aventures d'Arthur Gordon Pym dans Le Sphinx des glaces, Jules Verne doit être considéré comme le véritable créateur du genre littéraire aujourd'hui appelé "Science-Fiction". Même les célèbres H.G. Wells et Conan Doyle n'ont écrit qu'après lui et l'ont en plusieurs cas nettement imité. Personne n'a d'ailleurs cherché à restreindre le rayonnement de son oeuvre et d'innombrables hommages lui ont été rendus : bornons- nous à citer le nom du premier sous-marin atomique construit par les Etats-Unis pour aller en 1958 sous la banquise du pôle Nord, appelé "Nautilus" comme celui du capitaine Nemo de Vingt-mille lieues sous les mers (1869) et à mentionner le "cratère Jules Verne", baptisé par les astronomes soviétiques parmi ceux qui furent photographiés en 1959 sur la face cachée de la Lune, en souvenir de De la Terre à la Lune (1865) et de Autour de la Lune (1870). On peut ajouter que son influence sur les jeunes générations ne s'est pas estompée, puisqu'une "Salle Jules Verne", longue d'une cinquantaine de mètres, vient d'être décrite en 1984 à l'intérieur du dôme volcanique de la Soufrière de la Guadeloupe.

Au moins dans la moitié de sa quarantaine de volumes, Jules Verne a donné de bonnes cartes permettant de suivre les itinéraires de ses explorateurs jusqu'aux coeurs des déserts et des océans, au sommet des montagnes ou dans les glaces polaires. Avec la collaboration des illustrateurs de son texte, il a aussi fourni une abondante documentation sur les faunes et les flores, et même sur les populations du globe entier. Mais que faut-il retenir de ses exposés à caractère géologique ?

En premier lieu, on doit reconnaître que la géographie de Jules Verne envisage presque exclusivement la topographie, si bien que les points de vues géologiques ne sont réellement développés que dans deux romans sur lesquels nous reviendrons plus loin avec quelques détails. Dans la plupart des autres, on ne trouve que quelques lignes se rapportant occasionnellement aux sciences de la Terre.

1— Les sources des connaissances géologiques de Jules Verne.

Jules Verne, qui avait certainement beaucoup lu dans sa jeunesse, reste assez discret sur les sources de ses connaissances. D'ailleurs, il ne les mentionne guère que dans ses premiers "Voyages extraordinaires", au point qu'il semble n'avoir rien appris de neuf pendant les trente dernières années de sa production littéraire, où il répète sensiblement les mêmes données scientifiques, déjà largement dépassées à cette époque.

Parmi les citations intéressantes, on trouve Charles Lyell, mais seulement à propos du recul de un pied par an pour la chute du Niagara (Une ville flottante), ainsi que Roderick Murchison, uniquement comme géologue dont les idées auraient provoqué les découvertes d'or en Australie orientale (Les enfants du capitaine Grant). Les expériences de Bischof sont rappelées pour dire que le refroidissement du basalte nécessiterait 350 millions d'années (L'île mystérieuse et Le rayon vert). Les synthèses de Frémy expliquent l'origine des pierres précieuses (L'étoile du Sud). Von Humboldt apparaît plusieurs fois, notamment pour les îles Canaries (Les enfants du capitaine Grant) et pour la grotte du Guacharo en Colombie, aujourd'hui en Venezuela (Voyage au centre de la Terre) ; dans le premier de ces volumes on trouve aussi Charles Sainte-Claire Deville en tant que volcanologue à propos des îles du Cap-Vert et il reparaît dans le second en tant que chimiste. Humphrey Davy figure également dans ce dernier ouvrage comme théoricien du volcanisme, puis dans Les Indes noires pour son invention de la lampe de sûreté des mineurs. Alcide d'Orbigny est brièvement cité dans Les enfants du capitaine Grant à propos de son voyage en Amérique du Sud, tandis qu'un peu en vrac, en tant que naturalistes, se trouvent dans Vingt-mille lieues sous les mers les noms de Charles Darwin, Lacépède, Cuvier, Duméril, de Quatrefages et Henri Milne-Edwards, ces deux derniers étant encore présentés comme défenseurs de Boucher de Perthes et de son "homme quaternaire" malgré l'opposition de Cuvier et d'Elie de Beaumont (Voyage au centre de la Terre).

On voit ainsi que les références demeurent extrêmement sommaires et qu'il n'est question d'aucun ouvrage synthétique qui aurait pu permettre au lecteur de mieux se documenter ; une seule exception : les "Récits de l'infini" de Flammarion, qui sont cités dans Hector Servadac à propos de l'âge des planètes, avec notamment l'indication que la Terre serait sortie de la "nébuleuse solaire" il y a une centaine de millions d'années (Neptune il y a des milliards de siècles, Mercure dix millions d'années seulement), ce qui paraît d'ailleurs plutôt incompatible avec la durée de refroidissement du basalte citée précédemment.

2- Les minéraux, les roches et les gisements miniers vus par Jules Verne.

On doit d'abord remarquer que Jules Verne n'a que fort peu distingué la différence entre l'individu minéral et le composé roche. En outre, il a probablement ignoré la définition des termes employés et a fait bien souvent un complet mélange entre minéraux, roches éruptives, métamorphiques et sédimentaires. Quelques exemples suffisent pour en être convaincu : "Trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et de quartz" (Vingt-mille lieues sous les mers) ; "Quant au silex, il ne devait pas manquer dans ces terrains d'origine plutonienne" ; "Pyrites schisteuses composées principalement de charbon, de silice, d'alumine et de sulfure de fer" (L'île mystérieuse) ; "Ces roches de feldspath dont est formée la chaîne des Alleghanys" (Maître du monde) ; "Fragments de quartz ou de gneiss" ; "Terrain de transport, composé en grande partie de quartz, de schiste argileux et de sable" (Les enfants du capitaine Grant) ; "Le sol était parsemé de quartz et de roches porphyriteuses" (Cinq semaines en ballon) ; "Ce n'étaient pas, comme dans la plupart des grottes, de simples arrangements de quartz en larmes" (L'étoile du Sud).

On voit que les minéraux jugés les plus dignes d'être cités à tous propos et hors de propos sont d'abord le quartz, puis "ces silicates alumineux, compris sous le nom collectif de feldspath" (Le pays des fourrures). Quant aux roches, ce sont essentiellement le granit dès qu'il s'agit d'une falaise ou d'une paroi verticale, puis le basalte pour les volcans que l'on peut qualifier de personnages principaux dans la majorité des romans. Toutes les autres ne sont mentionnées qu'incidemment et plutôt au hasard.

Jules Verne expose cependant d'une façon plus précise, en même temps que relativement plus exacte, ce que sont les exploitations minières. Indépendamment de celles de charbon, dont il sera question plus loin, une place de faveur est accordée aux mines d'or d'Australie (Les enfants du capitaine Grant) ; on y distingue l'"or roulé" des alluvions et l'"or désagrégé" provenant d'une gangue décomposée par l'air, dans laquelle on trouve aussi topaze, grenat, épidote, rubis, saphir, corindon, rutile et diamant. Ce dernier est plus longuement décrit à propos des placers d'Afrique du Sud, où sa genèse pourrait être due à la "cristallisation de substances carbonées apportées par les eaux" (L'étoile du Sud). D'autres centres miniers sont plus brièvement évoqués, par exemple les "carrières de marbre, salines, gisement de platine et d'or, mines de charbon" de l'Oural, fer, cuivre, platine et or de Sibérie occidentale, "carbures d'hydrogène liquides" de Bakou (Michel Strogoff) ; diamants du Brésil (La jangada) ; sel gemme, plomb et galène (sic), mercure, fer, houille de Transylvanie (Le château des Carpathes). Le sphinx des glaces mérite une mention particulière car il y est question d'une masse rocheuse géante, sur laquelle vient se coller tout objet en fer ; il est permis de supposer qu'un tel phénomène a été suggéré par la façon dont emploient un aimant les prospecteurs du minerai magnétique de Norvège, où Jules Verne a fait un voyage en 1861.

3- La stratigraphie et la tectonique vues par Jules Verne.

L'histoire de la Terre, telle qu'il la conçoit, est bien expliquée par Jules Verne dans plusieurs romans. Ainsi, dans Vingt-mille lieues sous les mers, on trouve que "durant les époques géologiques, à la période du feu succéda la période de l'eau. L'océan fut d'abord universel. Puis, peu à peu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnes apparurent, des îles émergèrent, disparurent sous des déluges partiels, se montrèrent à nouveau, se soudèrent, formèrent des continents, et enfin les terres se fixèrent géographiquement telles que nous les voyons".

Cette explication plutôt simpliste, mais où se rejoignent fixisme et catastrophisme, revient dans Autour de la Lune, car la surface de notre satellite "quoique plus ancienne que la surface de la Terre, est demeurée plus neuve. Là, pas d'eaux qui détériorent le relief primitif et dont l'action croissante produit une sorte de nivellement général, pas d'air dont l'influence décomposante modifie les profils orographiques. Là, le travail plutonique, non altéré par les forces neptuniennes, est dans toute sa pureté native. C'est la Terre, telle qu'elle fut avant que les marais et les courants l'eussent empâtée de couches sédimentaires".

Quoiqu'employant souvent l'expression "à l'époque géologique" pour parler de tout ce qui est antérieur aux temps actuels, dont les formes sont considérées comme à peu près immuables, Jules Verne, en plusieurs occasions, a cherché à évaluer les durées, mais en évitant d'effaroucher les âmes bien pensantes. Nous avons déjà relevé certaines de ces valeurs ; il y a mieux encore dans Vingt-mille lieues sous les mers, à propos des "îles coralligènes" du Pacifique, où "pour élever les murailles récifales il a fallu 192 000 ans, ce qui allonge singulièrement les jours bibliques. D'ailleurs la formation de la houille, c'est-à-dire la minéralisation des forêts enlisées par les déluges, a exigé un temps beaucoup plus considérable. Mais j'ajouterai que les jours de la Bible ne sont que des époques et non l'intervalle qui s'écoule entre deux levers du soleil, car, d'après la Bible elle-même, le soleil ne date pas du premier jour de la création".

Dans ces considérations, la stratigraphie proprement dite reste le plus souvent vague. Il est bien question de terrain primitif, comprenant granit, gneiss, micaschiste et schiste, dans un ordre parfois différent, puis du terrain de transition où le Silurien jouit d'une faveur particulière, mais où on ne sait pas très bien où se situe le Carbonifère, puisque dans les Appalaches "les terrains jurassiques sont particulièrement riches en houille" (Maître du monde). Quant aux termes de terrain de sédiment et de transport, ils alternent de façon plutôt confuse avec ceux, pourtant déjà définis avant le début des écrits de Jules Verne, de Secondaire, Tertiaire et Quaternaire.

Il ne semble pas non plus que la notion de variation de faciès pour des formations de même âge soit soupçonnée. Ainsi, probablement parce que Jules Verne connaissait le Lutétien de Paris, il a écrit "ces coquilles calcaires qui forment en partie les pierres à chaux dont se compose l'étage inférieur des terrains tertiaires", à propos d'un rivage dans le nord canadien (Le pays des fourrures). Cependant, il n'ignore pas l'intérêt des fossiles découverts dans les pampas d'Argentine : "Le géologue trouverait des richesses abondantes s'il interrogeait ces terrains de l'époque tertiaire. Là gisent en quantités infinies des ossements antédiluviens que les Indiens attribuent à des grandes races de tatous disparues" (Les enfants du capitaine Grant).

Quant aux idées tectoniques, elles sont toujours du type catastrophique et associées au volcanisme : "Le pays, effroyablement convulsionné, indiquait clairement qu'il devait son origine à un soulèvement éruptif" (Le pays des fourrures) ; "la Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des Carpathes" (Le château des Carpathes) ; "La Grèce dut sa naissance à un cataclysme qui repoussa ce bout de terre au-dessus du niveau des eaux... La Grèce est, en effet, sur la ligne volcanique qui va de Chypre à la Toscane" (L'archipel en feu) ; "La mer Caspienne est une dépression volcanique du sol" (Robur le conquérant).

4- Les volcans et les tremblements de terre vus par Jules Verne.

Il est fort peu d'ouvrage de Jules Verne où n'apparaisse quelque volcan dont les péripéties éruptives donnent évidemment beaucoup d'animation à l'intrigue romanesque. Pour leur description, il s'est en général bien documenté, mais ses explications sur leur fonctionnement nous apparaissent assez curieuses : "Les volcans ne sont que les cheminées de cette vaste usine centrale où s'élaborent les produits chimiques du globe" (Le pays des fourrures). Une éruption est due au fait que "les substances minérales se combinent chimiquement avec l'oxygène", ce qui suppose obligatoirement une atmosphère (Hector Servadac) ; "Quelque réaction chimique s'élaborait dans les entrailles du sol ... les matières volcaniques ne sont pas seulement à l'état d'ébullition, elles ont pris feu, et, très certainement, nous sommes menacés d'une éruption prochaine" (L'île mystérieuse).

Manifestement, Jules Verne pense qu'une éruption se produit dans une sorte de conduit de fumée qui reste toujours ouvert. Ce sont "de sombres tunnels qui dataient de l'époque plutonienne, encore noircis par le passage des feux d'autrefois " (L'île mystérieuse) ; la cheminée est "tapissée de cendre" (Hector Servadac) ; "on pouvait observer, au-dessus de la bouche ignivome, où se faisait une poussée haletante de flammes, d'autres cratères secondaires, étroites solfatares ou sombres puits, au fond desquels ronflaient les flammes souterraines" (Mathias Sandorf).

Mais il n'ignore pas "les violences du Krakatoa ou les fureurs de la Montagne Pelée" (Maître du Monde), fait des allusions à l'Etna, à l'île Julia et à Santorin (Mathias Sandorf, Le Chancellor, Vingt-mille lieues sous les mers) en précisant dans ce dernier ouvrage que la Méditerranée "incessamment travaillée par les feux de la terre, est un véritable champ de bataille où Neptune et Pluton se disputent encore l'empire du monde", bien que "la violence des forces souterraines aille toujours en diminuant. Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s'éteignent peu à peu ; la chaleur s'affaiblit, la température des couches inférieures du globe baisse d'une quantité appréciable par siècle, et au détriment de notre globe, car cette chaleur, c'est la vie". Cependant, dans L'île mystérieuse où il parle encore de "l'extinction graduelle des feux intérieurs de notre globe", il reconnaît que "tout volcan, bien qu'on le considère comme éteint, peut évidemment se rallumer".

Enfin, c'est peut-être dans Les enfants du capitaine Grant que l'on trouve la plus grande abondance de citations volcaniques et sismiques, avec les îles Canaries, du Cap-Vert, de Tristan d'Acunha, de St Paul et Amsterdam, surtout de la cordillère des Andes où "les volcans de cette chaîne d'origine récente n'offrent que d'insuffisantes soupapes à la sortie des vapeurs souterraines. De là ces secousses incessantes, connues sous le nom de tremblores", puis de la Nouvelle-Zélande qui est "due au travail récent des forces plutoniques" et pour laquelle, après la description de ses sources chaudes, geysers, solfatares et volcans actifs, on apprend que le lac Taupo résulte de "l'écroulement des cavernes au milieu des laves trachytiques du centre de l'île", ce qui, lorqu'on connaît les dimensions de ce lac, ne peut que faire sourire.

5- Les cavernes vues par Jules Verne.

On trouve presque autant de cavernes que de volcans dans les oeuvres de Jules Verne et l'association de ces deux phénomènes est d'ailleurs jugée par lui tout-à-fait normale. En outre, quand les héros des aventures ont besoin d'un abri, ils trouvent à l'instant une cavité confortable, sauf dans des cas rarissimes, comme le milieu des pampas d'Argentine, les déserts d'Australie, ou les glaces polaires. Quant aux idées relatives à leur genèse, elles sont plutôt limitées pour une époque où l'on commençait à diffuser des notions sérieuses.

Dans L'île mystérieuse, puis avec un peu plus de détails dans Le rayon vert, sont exposées ces conceptions : "On cite un certain nombre de cavernes célèbres, en maints endroits du globe, mais plus particulièrement dans les régions volcaniques. Elles se distinguent par leur origine, qui est neptunienne ou plutonique. En effet, de ces cavités, les unes ont été creusées par les eaux, qui, peu à peu, mordent, usent, évident même les masses granitiques, au point de les transformer en vastes excavations : telles les grottes de Crozon en Bretagne, celles de Bonifacio en Corse, de Torghatten en Norvège, de Saint-Michel à Gibraltar, de Saratchell sur le littoral de l'île de Wight, de Tourane dans les falaises de marbre de la côte de Cochinchine. Les autres, de formation toute différente, sont dues au retrait des parois de granit ou de basalte, produit par le refroidissement des roches ignées, et, dans leur contexture, elles offrent un caractère de brutalité qui manque aux grottes de création neptunienne".

Ce long texte est associé à la description de la grotte de Fingal, dans les Hébrides, dont les colonnades basaltiques et le tunnel occupé par la mer permettent de la classer à la fois dans les deux types, ce qui n'a pas l'air de troubler Jules Verne. On remarquera en tout cas qu'il semble ignorer complètement le creusement par des rivières souterraines, dans le calcaire bien qu'il cite occasionnellement la grotte de Han-sur-Lesse en Belgique, Mammoth-Cave dans le Kentucky (Face au drapeau) et plus longuement la Foiba de Pisino, perte célèbre dans le Karst, qu'il n'hésite pas à décrire comme "un canal de dérivation dans ses murs de granit" (Mathias Sandorf).

Manifestement, le calcaire n'est pas une roche assez poétique pour que l'on en parle. Ce n'est guère que dans Deux ans de vacances qu'y est décrite une grotte habitable, mais c'est parce qu'il est facile de l'agrandir en taillant à la pioche, ce qui nous permet de supposer que Jules Verne connaissait les souterrains artificiels creusés dans la craie, comme ceux de Naours, près d'Amiens qu'il habita entre 1872 et 1905. Toutes les autres grottes, présentes au moins dans vingt romans, sont dans le basalte, ce que l'on peut admettre puisqu'existent des tunnels de laves, ou dans le granit, ce qui par contre est inadmissible, puisqu'on ne trouve dans cette roche que de rares vides entre des blocs rocheux ou des cupules du type des "taffoni".

6— Le Voyage au centre de la terre (1864) et Les Indes noires (1877).

Toutes les idées qui viennent d'être analysées se retrouvent, poussées à l'extrême, dans ces deux célèbres ouvrages, qui peuvent être considérés respectivement comme un traité de géologie et un traité de l'art des mines selon les conceptions de Jules Verne, le tout étant largement entrelardé de volcanologie et de spéléologie. D'ailleurs, dans l'édition récente en livre de poche, si le second montre sur sa couverture la photographie d'une paroi rocheuse régulièrement stratifiée, le premier est illustré par une vue de caverne à stalactites fâcheusement imprimée à l'envers.

Le Voyage au centre de la terre décrit un itinéraire suivant des puits et tunnels de laves depuis l'Islande jusqu'au Stromboli, avec rencontre dans l'intervalle d'une cavité gigantesque occupée par une mer intérieure. Le fait que la pénétration soit réalisée dans un volcan basaltique sur une base granitique n'empêche pas que l'on trouve ensuite la succession très régulière des terrains sédimentaires, dans un ordre cependant plutôt surprenant puisqu'au-dessous des schistes siluriens, viennent les grès rouges dévoniens, puis les formations houillères. Tout ceci après qu'il ait été précisé que l'Islande était privée de terrains sédimentaires et qu'elle résultait de l'épanchement d'une "pâte trachytique, avec feldspaths, syenites et porphyres" formant une croûte ; mais cette croûte s'est trouvée soulevée par des "fluides élastiques" qui ont creusé de "hautes cheminées" par lesquelles se sont échappées "les déjections basaltiques" ; enfin, après épuisement de cette éruption, "le volcan dont la force s'accrut de celle des cratères éteints, donna passage aux laves et aux tufs de cendres et de scories".

On pourrait citer encore d'innombrables lignes aussi surprenantes en ce qui concerne la volcanologie, mais elles ne le cèdent en rien aux affirmations relatives à l'histoire de la terre. On apprend par exemple qu'à l'époque houillère "les climats n'existaient pas encore, et une chaleur torride se répandait à la surface entière du globe, égale à l'équateur et aux pôles. D'où venait-elle ? de l'intérieur du globe". Quant à la paléontologie, on peut en apprécier pleinement la valeur sur les rivages de la mer intérieure, ou dans cette mer elle-même, puisqu'on y trouve en vrac, pour le règne végétal, chênes, palmiers, eucalyptus, pins, sapins et bouleaux, aussi bien que lycopodes, sigillaires, fougères et lépidodendrons, tous géants ; pour le règne animal, ce sont mastodontes, dinothériums, megatheriums, protopithèques, ptérodactyles, ichthyosaures, plésiosaures, glyptodons, sans oublier des hommes, tous géants aussi bien entendu...

Dans Les Indes noires, roman consacré aux mines de houille d'Ecosse, on rencontre un curieux résumé de l'histoire géologique du Royaume-Uni, avec des détails plus abondants en ce qui concerne le Carbonifère : "C'était l'époque des tremblements de terre, de ces secouements du sol, dus aux révolutions intérieures et au travail plutonique, qui modifiaient subitement les linéaments encore incertains de la surface terrestre. Ici, des intumescences qui devenaient montagnes ; là, des gouffres qui devaient emplir des océans ou des mers. Et alors, des forêts entières s'enfonçaient dans la croûte terrestre, à travers les couches mouvantes, jusqu'à ce qu'elles eussent trouvé un point d'appui, tel que le sol primitif des roches granitoïdes, ou que, par le tassement, elles formassent un tout résistant" ... "Tout le carbone que contenaient ces végétaux s'agglomérait, et peu à peu la houille se formait sous la double influence d'une pression énorme et de la haute température que lui fournissaient les feux internes, si voisins d'elle à cette époque".

Plus sérieux sont les détails concernant l'historique de l'exploitation de la houille, ainsi que des considérations sur l'épuisement inéluctable des réserves dans le monde entier. Par contre, on ne peut qu'être surpris par la conception d'une mine de charbon correspondant à un labyrinthe de galeries naturelles branchées sur une gigantesque caverne, bien entendu agrémentée d'un lac et sur le bord duquel s'établit tout un village de mineurs, qui n'ont même plus besoin de se déplacer pour une exploitation rentable ; mais alors, qu'exploitent-ils puisque tout est déjà creux ?

7- Conclusion.

Cette rapide révision de l'oeuvre de Jules Verne nous oblige à reconnaître la qualité médiocre, si ce n'est franchement mauvaise, de tout ce qu'il a écrit en ce qui concerne la géologie. Il est donc permis de se demander jusqu'à quel point il a pu réellement susciter des vocations parmi ses jeunes lecteurs.

Toute réponse à cette question demeure évidemment subjective, mais s'il est permis de donner une opinion personnelle, il nous semble que les insuffisances et les erreurs n'ont pas eu grande importance : la majorité des adolescents s'intéresse à l'action et saute allègrement les descriptions trop longues de plantes, d'animaux ou de roches. Ce qui est retenu donne seulement le goût des explorations sous la terre et sous la mer, aussi bien que sur toute la surface de notre globe et jusque dans le cosmos.

Jules Verne est venu au moment où débutait la mode des déplacements hors des villes déjà trop encombrées, si bien que ses écrits ont certainement contribué au désir de créer les premiers clubs de tourisme, d'alpinisme et de navigation. Il fut en somme l'inspirateur du besoin auquel répondent maintenant les organisateurs de safaris, d'excursions en tous genres, ou même simplement des agences de voyages.

Il convient cependant de reconnaître que si la lecture de ses romans a probablement conduit à trop d'expéditions aventureuses, elle a dû provoquer aussi indirectement la réalisation de missions scientifiques parfaitement sérieuses. Les géologues devraient donc rendre hommage à sa mémoire et oublier que sa documentation n'avait qu'une valeur rétrospective au moment même où il l'utilisait.


P. ROUTHIER, Ch. DEVILLERS, G. GOHAU et F. ELLENBERGER
Observations à la communication de M. Bernard Gèze.

Pierre Routhier

Je complète ici une observation faite en séance.

Monsieur B. GEZE a eu grand raison de se livrer à ce travail minutieux. L'ébouriffant bric-à-brac qu'il nous révèle montre que Jules Verne ne s'était probablement pas donné la peine de lire un grand vulgarisateur de son époque ou, s'il l'avait feuilleté, qu'il n'en avait tiré aucun profit. Il s'agit de Louis Simonin, ancien élève de l'Ecole des Mines de Saint-Etienne. Après quelques années d'exercice du métier d'ingénieur des mines, il se fit d'abord remarquer comme pionnier de l'archéologie minière avec une remarquable étude de la civilisation industrielle des Etrusques (1858). Puis, voyageant beaucoup, en particulier en Amérique, il devint un "grand reporter" des mines, sans jamais négliger trop les conditions géologiques où les gisements apparaissent.

Son oeuvre majeure est : "La vie souterraine ou les mines et les mineurs", Librairie de L. Hachette et Cie, 1867 (réédition par Champ Vallon, collection Milieux, 1982).

Cet ouvrage a échappé à "l'aperçu de la vulgarisation géologique de 1860 à 1888", par ailleurs très utile, d'A. Fediaevsky (voir Trav. Com. Fr. Hist. Géol., 2ème série, t.III, 1985, n°5). Cet aperçu mentionne un ouvrage postérieur de L. Simonin : "Le Monde souterrain" (1873).

Plus tard, L. Simonin fut un candidat malheureux à la députation, avec des idées "à l'américaine" ; il était un partisan enthousiaste de l'initiative individuelle et fort critique à l'égard des excès des interventions étatiques. Le ton de ses écrits est celui du scientisme hyper-optimiste de l'époque, mais il voit loin : il prévoit l'épuisement rapide des bassins charbonniers d'Europe occidentale et il s'écrie : "il faut mettre le soleil en bouteilles !".

Le style est limpide et vivant, un modèle de bonne popularisation. Pour un récit de la vie et des voyages de Simonin, et un aperçu plus large sur ses oeuvres, voir : C. Baillargeat - Louis Simonin : géologue et reporter. Monde et minéraux, 1984 (c'est une petite erreur que de le qualifier de "géologue").

Durant la même époque d'accélération de la révolution industrielle surgit un autre très grand auteur : Louis Figuier. Dans "Les merveilles de la science ou Description populaire des inventions modernes", il procède à une analyse historique critique fort serrée de nombreuses inventions. Les scientifiques professionnels d'aujourd'hui s'en inspireraient avec beaucoup de profit !

Reproduisant beaucoup de documents originaux et des lettres de savants et d'inventeurs, il rend toujours "à César", quelle que soit sa nationalité. A titre d'exemple, son histoire de la machine à vapeur est un vrai joyau. Curieusement le premier volume, édité à Paris par Furne, Jouvet et Cie n'est pas daté ! A la lecture on le situe un peu après 1864, donc contemporain du maître-ouvrage de Simonin.

Alexandre Fediaevsky (loc. cit.) a également repéré, du même Louis Figuier, "La Terre avant le déluge" (1866), que je ne connais pas. L'existence de cet ouvrage renforce encore l'idée que Jules Verne disposait de matériaux "pré-digérés".
N'oublions pas, enfin, qu'une grande Exposition Universelle se tient à Paris en 1867.

Dans ce contexte Jules Verne (1828-1905), qui a quarante ans au moment où paraissent ces grands ouvrages, notamment celui de Simonin, n'a pas d'excuse de nous offrir tout ce salmigondis dès qu'il s'agit de l'écorce terrestre, des roches et des minéraux. Le moins que l'on puisse demander à la science-fiction (ou anticipation) c'est, lorsqu'elle semble faire appel à la science du moment, d'être "à la page" !...

La "désinvolture" de Verne à l'endroit de la géologie et de la minéralogie ne faisait, hélas, que préfigurer l'ignorance et la négligence de nos actuelles revues de popularisation, des collections de nos éditeurs et des médias en général à l'égard des sciences de la Terre et de leurs applications.

Il faudrait bien qu'on en parle un jour au COFRHIGEO, ainsi qu'à l'Union Française des Géologues, et de manière dynamique et conquérante ...

Dans le premier numéro de "Géologues" de 1987, je donne un article qui touche en partie à ce sujet.

Charles DEVILLERS

Si Jules Verne fait preuve d'une très médiocre connaissance de la Géologie, par contre sa documentation zoologique peut être excellente comme en témoigne, par exemple, "Vingt mille lieues sous les mers" (Théodore MONOD m'a rappelé que J. VERNE utilisait, pour les poissons, la classification de Lacépède).

Gabriel GOHAU

Le passage de Vingt mille lieues ... (1869) où Jules Verne évoque l'océan "universel" et l'émergence progressive des continents (Chap. XIV, Le fleuve noir), m'a fait songer à l'ouvrage un peu antérieur que le vulgarisateur Louis Figuier consacrait à La terre avant le Déluge (Hachette, 1e éd. 1862) (1).

Figuier a-t-il influencé Verne ? Tous deux ont-ils puisé à une source commune ? A moins qu'ils ne fassent que refléter la résistance de l'esprit commun aux idées nouvelles, illustrant l'idée bachelardienne d'"obstacle épistémologique".

L'auteur qui reconstitue en quelques cartes, la France à différentes époques, bâtit chacune d'elles en délimitant l'ensemble des terrains antérieurs à l'époque considérée, actuellement à l'affleurement. L'histoire de la terre est donc conçue de façon purement linéaire, en supposant deux postulats implicites : -les continents actuels résultent d'une baisse progressive de l'océan primitif universel,
-les limites d'affleurement sont des limites de dépôt. Ce schéma est un héritage du neptunisme du XVIIIè siècle. Il suppose qu'il n'y a ni tectonique ni érosion. Plus d'un demi-siècle après la mort de Hutton, c'est évidemment un archaïsme.

Pourtant, si la tectonique est bien implantée dans le corpus des conceptions géologiques depuis von Buch et Elie de Beaumont, il n'est pas sûr qu'il en soit de même des théories de l'érosion. En 1830, en tout cas, on en fait encore peu de cas (cf. schéma des discordances chez Elie de Beaumont) et on trouve des auteurs pour attribuer les rivières à des fissurations tectoniques (Omalius d'Halloy, Hopkins). Il y aurait à faire un travail sur ce point dans le prolongement de celui de G. Davies (The Earth in Decay), notamment pour la France.

François ELLENBERGER

Peut-être puis-je ajouter quelques mots à la brillante communication de M. Gèze, en me limitant au Voyage au centre de la terre (ce poème, comme l'appelait Pierre Termier). Je suis tout-à-fait d'accord sur le peu de sérieux dont Jules Verne fait preuve dans sa vulgarisation de la Géologie. Elle prend de singulières libertés avec l'état des connaissances en 1864. Toutefois, l'une des données essentielles du roman est la négation de l'augmentation indéfinie de la température avec la profondeur. Or, dans un article publié en 1880 dans le Journal des Savants, DAUBREE montre qu'en réaction contre cette théorie, nombre d'auteurs, à partir de 1830, ont élaboré des modèles variés où la chaleur interne du globe est minimisée : tels DAVY, GAY-LUSSAC, AMPERE, POISSON, BISCHOF, HAMILTON, etc. Ces thèses étaient encore discutées lorsque Jules Verne a écrit son livre (cf. la réplique sarcastique du professeur Lidenbrock : "Toutes les théories disent cela ? (l'augmentation de la chaleur) ... Comme elles vont nous gêner, ces pauvres théories !". - J'y vois une salutaire mise en garde, encore d'actualité, contre le dogmatisme de la "science officielle" du moment.

Par ailleurs, Jules Verne a l'air parfois de se complaire dans un parti-pris d'archaisme, déjà souligné par le refus des unités métriques de longueur (il ne parle qu'en pieds et lieues). A certains moments de la grande descente sous terre, on croirait presque lire des pages d'un disciple direct de Werner. Bien mieux : tout le schéma des conduits vides où l'air s'échauffe jusqu'à produire en surface des éruptions volcaniques, et des immenses lacs souterrains, est quasiment celui des auteurs gréco-latins, notamment de Sénèque dans les Questions naturelles. Jules Verne n'était certainement pas dupe du caractère totalement obsolète d'une telle géologie. Auteur avant la lettre d'un ouvrage de science-fiction, il usait pleinement de sa liberté d'écrivain cherchant le nécessaire dépaysement de son action hors de la science contemporaine.

Cela m'amène à signaler la réédition récente chez Garnier-Flammarion du Voyage au centre de la terre. Elle comporte de fort intéressants commentaires par Simone VIERNE, professeur à Grenoble III, développant l'idée qu'il faut avant tout lire ce livre comme étant le récit d'un vovage initiatique. Elle montre à quel point tout le canevas de l'aventure, les détails géographiques et géologiques une fois mis de côté, est calqué sur les étapes classiques d'un tel voyage abstrait, au terme duquel l'initié, du pâle et peureux neveu qu'il était au départ, revient accueilli comme un héros pour épouser sa promise, qui l'avait elle-même poussé dans l'épreuve. Je ne puis ici entrer dans la discussion de cette très séduisante lecture, où le roman en question se trouve singulièrement valorisé.

Certes, la géologie de Jules Verne était déplorable. Mais l'insuffisance flagrante de la documentation ainsi transmise à un vaste public a-t-elle été nocive au point de faire oublier ce qui pour l'auteur était sans doute l'essentiel : ce pressant appel à partir, quels qu'en soient les risques, avec un indéfectible courage, à la découverte de l'inconnu ? Combien de vocations de chercheurs n'ont-elles pas été suscitées, ou stimulées, par une telle invitation au grand voyage de la découverte, adressée à tous ? C'est là qu'est la vraie science, en novation perpétuelle.